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PARACHAT EMOR

In Uncategorized on Mai 16, 2024 at 11:13
ILL  Emor.

( Lv, 21 et sq )

De nombreux malentendus et contre-sens peuvent être commis à propos du cohénat dans la Tradition d’Israël. À commencer par la confusion entre ce groupe humain et une caste séparée de l’ensemble du peuple, jouissant de privilèges exorbitants dont les «exclusivités» sexuelles ne seraient pas les moins choquantes. Pour éviter ces écueils il importe de se replacer dans l’esprit et la lettre des prescriptions qui concernent les grands prêtres, les cohanim.

Ces prescriptions ne se dissocient pas de celles relatives à la sanctification du peuple dans son ensemble et qui font la matière de la paracha précédente, de Kedochim. Les cohanim sont d’abord et avant tout des Bnei Israël. Cependant, le concept de sanctification n’est pas simple et peut, lui aussi, nourrir bien des malentendus. Être saint, ce n’est pas participer d’une essence différente de celle des autres êtres humains. C’est la porter au plus haut niveau qui se puisse concevoir. En ce sens il est possible de parler d’effort spirituel comme Bergson parlait d’effort intellectuel, lequel résulte d’une attention soutenue et d’un exercice sans temps morts. De ce point de vue, seul Dieu est véritablement saint, Kadoch. Les êtres qu’il a créés sont, eux, portés à une perpétuelle sanctification. Celle-ci se décline en une série d’attitudes, de conduites, de comportements qui font par eux même la preuve des valeurs qui les inspirent. Autrement celles-ci resteraient abstraites et illusoires. Cet ensemble de conduites culmine dans l’invite à «aimer son prochain comme soi-même » (Lv,19,18), encore que ce verset qui se relie à tous ceux concernant l’interdit de l’inceste (Lv,18) soit susceptible de nombreuses autres traductions et interprétations.

Les cohanim doivent donc d’abord et avant tout donner l’exemple de l’observance concrète et probante de ces premières conduites et comportements par lesquels la sainteté divine s’infuse déjà dans tout le peuple. Ils sont en outre astreints à l’observance de prescriptions supplémentaires donnant sens à leur fonction, autrement dit à leur responsabilité particulière au sein des Bnei Israël. On en découvrira le détail précisément dans cette paracha. Ici l’on mettra en évidence leur logique interne qui se discerne dans le verset: «Et je le sanctifierai car, lui, doit faire approche du pain de ton Dieu ; il sera saint pour toi car je suis saint, Eternel qui vous sanctifie (Lv, 21, 8) ». Ce verset met clairement en évidence le mouvement circulatoire de la sanctification à laquelle les cohanim sont affectés. S’ils doivent en assumer le double degré, c’est parce qu’ils sont voués à approcher le « pain de Dieu », ce que l’on n’oserait appeler sa substance, en tous cas ce qui nourrit, sustente et conforte l’idée qui s’y attache et la Présence à laquelle cette idée conduit. C’est parce que toute sanctification procède directement de la sainteté divine que les cohanim qui en sont actuellement le relais doivent veiller ce que rien en eux, corporellement, psychiquement et spirituellement, ne viennent y faire obstacle et s’y interposer en écran réfractaire ou déformant.

C’est selon cette logique profonde que se comprennent ensuite les deux groupes de prescriptions axiales qui s’imposent à eux. Les premières sont relatives aux règles du deuil. Quand l’un de leurs plus proches parents vient à décéder, et à condition d’être assurés que celui-ci sera inhumé conformément à sa dignité de créature de divine origine, ils prendront soin de ne pas entrer en contact avec le corps du défunt. À la place qui est la sienne, la position ontologique du cohen le place tout entier, sans réserve ni exception, du côté de la vie. Il doit en être l’incarnation perpétuelle, y compris et surtout dans les circonstances où cette vie semble déjugée par l’événement le plus irrémissible qui soit. Rémanence de la mentalité du tabou ? Séquelle de conduite phobique ? Le choc produit sur Aharon par la mort de ses enfants Nadav et Avihou atteste qu’un événement de cette sorte ne l’a trouvé ni insensible ni indifférent. La maîtrise de soi dont il sut faire preuve témoigne au contraire que nul mieux que lui n’était à même d’exercer les fonctions continûment orientées vers autrui qui lui étaient dévolues.

Les autres règles sont relatives aux femmes qu’un cohen ne saurait épouser et plus particulièrement celles dont la fidélité reste improbable ou celles ou qui ont déjà connu la rupture d’un lien conjugal. Il faut garder présent à l’esprit que le Décalogue est considéré comme un authentique contrat de mariage (kétouva) entre le Créateur et le peuple d’Israël, représentant de l’humaine condition. Pour justifier sa dénomination, le propre d’une alliance est de ne souffrir ni exception ni violation d’aucune sorte. Pas plus que la vérité, la fidélité et la constance ne sauraient s’accommoder de mises entre parenthèses. Un cohen se doit d’épouser une jeune femme vierge au sens hébraïque, en tant qu’elle est qualifiée de béthoula. La dimension proprement physiologique d’une telle virginité n’est pas l’essentiel. Celui-ci se trouve indiqué par l’étymologie hébraïque de BeThouLa que l’on peut lire également comme : La Beth El: vers la Maison de Dieu.

Le Dieu d’Israël, celui du Beréchit originel, est bien un Dieu exclusif, comme l’est tout véritable amour. L’amour « non exclusif », s’il pouvait se concevoir, se distinguerait mal de la prostitution ( zenout ), que celle-ci fût triviale ou «sacrée».

Raphaël Draï zal, 22 avril 2013

LE SENS DES MITSVOT: KEDOCHIM

In Uncategorized on Mai 9, 2024 at 11:04

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« Parle à toute la communauté d’attestation (col-êdat) des Bnei Israël et tu leurs diras : « Vous serez saints (kedochim tihyou) car Je suis saint (kadoch), moi l’Eternel votre Dieu. Chacun son père et sa mère respectera et mes chabbats vous garderez. Je suis l’Eternel votre Dieu » ( Lev, 1, 4).

« Ne maudis pas le sourd et n’interpose pas d’obstacle devant l’aveugle » (Lev, 19, 14).

La conception juive de l’existence ne l’érige pas en concept abstrait, pas plus que ne sont de tels concepts la Vie ou l’Être. La vie n’est vie, au sens biblique, que d’être insérée dans une création et d’en poursuivre les accomplissements. Plus que d’un « niveau de vie », au sens économique, il importe de se préoccuper du niveau transcendant auquel la vie entière doit être portée pour mériter le qualificatif de Création. Ce label, si l’on pouvait ainsi le qualifier, se nomme en hébreu kédoucha, sainteté.

La vie n’est vivante que d’être ainsi sanctifiée, se plaçant de la sorte au niveau où le Créateur lui-même se trouve. D’où cette homologie qu’autrement l’on pourrait réduire à une prétention anthropomorphique. Le Créateur et les créatures disposées en corrélation avec lui comportent bel et bien une dimension commune, effectivement celle de kédoucha dont il faut comprendre les obligations à quoi elle engage et les interdits qui en découlent.

La première de ces obligations est liée au respect (moraa) des parents. Ce terme ne serait que moralisateur s’il ne s’inscrivait dans la suite directe de la paracha Ah’aré Moth qui concerne notamment toutes les modalités de l’interdit majeur, celui de l’inceste que l’on retrouvera également dans maints passages du Chir hachirim, du Cantique des Cantiques. Le respect parental ainsi entendu engage à observer les intervalles qui séparent sans les désunir les générations entre elles, au lieu de reconstituer le chaos primordial dont la Création s’est dégagée et qui parfois l’attire magnétiquement.

C’est pourquoi cette forme de respect est liée à la garde du chabbat, intrinsèquement. Le jour du chabbat est celui de la différenciation qualitative des temps. À quoi il faut ajouter que le chabbat est lui aussi inhérent à la Création proprement dite puisque le livre de la Genèse évoque à ce propos les toldot, les générations, des cieux et de la terre (Gn). Tout cela pour enseigner clairement que l’Être est création et que s’il est déficitaire sur ce plan, lorsque sa kedoucha s’affaiblit ou qu’elle se dégrade, la contre-création, le eédar, regagne sur elle, comme la mer aveugle sape à la fin une digue friable.

Les deux prescriptions précitées s’inscrivent dans les mêmes préoccupations et soulignent qu’il est des conduites contre-créatrices, à l’évidence malfaisantes et absurdes dans leur malfaisance même. Car quel intérêt peut-on trouver à maudire un sourd puisqu’il ne peut entendre son malédicteur, ou à faire intentionnellement buter un aveugle contre un obstacle fracturant, au lieu de le lui signaler ? Ces deux situations mettent en évidence le pire qui puisse se trouver en chaque être humain lorsqu’il fait défaut de manière délibérée à sa vocation sanctificatrice. Il cède alors non seulement à la logique du pire mais à ce qui dévoie cette logique elle-même : la jouissance ressentie à provoquer la souffrance d’autrui dans les circonstances où au contraire elle devrait être atténue, allégée, portée solidairement. Ce qui reconduit à nos considérations initiales : la Création n’est pas d’ores et déjà réalisée et réussie. Elle est une œuvre à poursuivre patiemment, avec endurance et lucidité, en surmontant les obstacles qui la contrarient, en défaisant les pièges où elle s’enferme.

Nul n’est saint que Dieu seul. L’Humain, lui, doit tendre à la sainteté et c’est déjà tout son mérite. Aussi convient-il de faire attention à la formulation grammaticale des versets concernés « Vous serez saints » est à la fois un impératif et un futur. L’obligation de sanctification n’est ni comminatoire ni terrorisante. Pour chaque être humain, tendre à sa propre sanctification, ainsi entendue, est en soi l’œuvre qui fonde ses raisons de vivre.

Raphaël Draï zal, 20 avril 2014

Shoah, Silence de Dieu, Silence des hommes

In Uncategorized on Mai 5, 2024 at 9:57

ECLIPSE DE DIEU OU DÉSERT HUMAIN?

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La commémoration du cinquantième anniversaire de la libération des camps ravive des blessures qui sont autant des blessures physiques que des plaies de pensée. A propos de la Shoah, on croyait avoir tout appris des extrêmes de la pensée meurtrière ; de nouveaux témoignages font repousser les limites de l’horreur auxquelles on pensait être enfin arrivé1.

Ainsi, comment comprendre le silence de Dieu lors de l’extermination d’une partie de l’humanité pourtant créée à sa semblance ? Dieu peut-il s’éclipser tel un soleil en concurrence avec la lune, ou filer à l’anglaise tel un hôte indélicat ou un archange couard ? Où trouver les mots et les concepts pour tenter de se représenter cette absence divine au monde et donc à elle-même, au moment où l’idée de délivrance, de guéoula, doit se justifier dans son principe ? Le hester panim évoqué dans le Deutéronome (Dt. 31, 18) ne correspond pas à une pareille situation : « rétraction » et « rétractation » de la présence divine, il est annoncé au sujet précis des ruptures de l’Alliance (de la Berith) par le peuple sorti d’Egypte et conduit au Sinaï pour y accepter les Dix paroles2. L`éclipse divine, au sens que lui donnent ceux que Fackenheim appelle « les théologiens de la Shoah »3, est inconcevable dans la cohérence du récit biblique originel, lequel relate au contraire l’intervention directe et continue de Dieu – pour mettre un terme au scandale par exemple de la société pré-diluvienne ou de la civilisation babélique, ou des inversions de valeurs à quoi Sodome et Gomorrhe ont attaché leur nom. Et Dieu ne s’est pas non plus désisté de son Alliance passée avec les Pères lorsque leurs descendants furent menacés d’extermination dans une Egypte transformée pour eux – déjà – en immense camp de la mort.

Par le flux des témoignages concernant la survie dans les camps, l’on n’ignore plus que des Juifs très pratiquants n’y ont jamais ressenti l’anéantissement d’un Dieu qui les aurait abandonnés aux chiens, chiens animaux excités par des molosses humains4. Mais nous savons aussi que, depuis le premier Pourim, Dieu n’intervient plus directement dans l’histoire humaine, qu’il se trouve vis-à-vis d’elle en situation de tsimtsoum, de « retrait », analogue au tsimtsoum initial qui rendit possible la création de l’univers et de l’humain. Levi-ltzhak de Berditschev compare cet éloignement de Dieu à celui du père et de la mère, lorsqu’ils se mettent à distance de l’enfant pour qu’il s’élance, fasse ses premiers pas dans l’espace et dans l’existence.

Ce rappel n’est certes pas destiné à invalider ni à clore le questionnement sur le silence tangible de Dieu, le désespérant vacuum divin éprouvé par d’autres durant la Shoah, mais à rappeler qu’il est deux sortes de silences : lorsqu’aucune parole n’est émise, et lorsque, étant proférée, elle se heurte à la surdité de celui ou de celle à qui elle s’adresse. En délimitant ce questionnement, il s’agit surtout d’éviter ce que l’on osera nommer une diversion de la pensée à propos de la Shoah. S’interroger sur le silence ou l’absence de Dieu pendant que sévissait le malheur intégral des humains – hommes, femmes, vieillards, enfançons, embryons – ne doit pas nous épargner de nous interroger sur le silence et l’éclipse de l’humain durant cette même période.

De ce silence humain, à la fois désertique et de désertion, la Torah évoque des cas qu’elle tente de réguler par autant d’injonctions juridiques. Ainsi, lorsqu’on vient à trouver un objet perdu, il importe de le rapporter à son propriétaire et non pas de « s’en cacher » (Dt. 21, 22). Une défection à cet égard confinerait à une effective désertification de l’humanité : l’on fait comme si l’objet et la personne à qui il appartient n’étaient pas là. La malveillance, ou l’effondrement du sens de la responsabilité, aboutit à un effacement de la présence humaine à l’endroit où elle doit être consistante et agissante.

C’est pourquoi – autre règle -, lorsqu’un meurtre a été commis aux abords d’une cité, les responsables de celle-ci doivent accomplir la liturgie de la êgla âroupha (Dt. 21, 4) par laquelle ils attestent qu’ils ne sont pour rien dans la commission du meurtre, et que celui-ci n’est pas imputable à leur négligence, à une éclipse ou à une syncope de la présence nécessaire de chaque homme à l’existence d’autrui lorsque celui-ci se trouve dans la dépendance ou la détresse.

Toutes ces règles procèdent de la proclamation génésiaque d’Abraham, lorsque Dieu le convoque pour structurer plus solidement et plus solidairement la présence humaine : hineni, « Je suis ici ». Ce hineni a paru lorsque Moïse découvre la violence exercée à l’encontre de son peuple réduit en esclavage : « Il se tourna là et là il vit : car il n’y avait pas d’homme (ein ich) » (Ex. 2, 12). Pas d’homme. Et non pas Dieu. En Pharaonie génocidaire, l’humanité égyptienne s’était abrogée. Aucun recours humain n’était plus possible ou concevable. L’humain, haadam, s’était absenté de lui-même, comme la végétation disparaît d’une terre délaissée puis abandonnée.

Le désert des êtres résulte de la désertion, de l’abandon de poste en humanité, lorsque l’on s’adresse à vous parce que l’on pense vous trouver et que la parole d’appel, au lieu d’être reprise, au lieu qu’il lui soit répondu, tombe dans le vide intérieur. Mais pour déserter l’humanité, ne faut-il pas avoir au préalable abandonné ce Dieu qui fait obligation de ne pas se cacher d’autrui, qui fait de la présence d’autrui le réceptacle de sa propre Présence : « Ils me feront un sanctuaire et je résiderai au milieu d’eux » (Ex. 25,8)? La proximité cordiale de l’humanité est le véritable sanctuaire de la Présence divine. Au sein du sanctuaire, l’autel, le mizbea’h, battait comme le muscle cardiaque du peuple-un ( Bavli, Eroubin ).

C’est pourquoi science politique et théologie doivent concourir pour comprendre l’ampleur et la profondeur de la désertification et de la désertion humaines durant l’entre deux-guerres. En septembre 1938, la négociation de Munich ne fut pas qu’un événement diplomatique. Elle fut également un événement catastrophique, cataphysique – le contraire, l’envers de la dimension métaphysique de l’humanité, celle dont le mouvement intrinsèque est la montée et l’élévation.

Durant la Traversée du Désert, lorsque Moïse doit faire face à rien moins qu’à une tentative de putsch, le mot d’ordre des rebelles est bien lo naâlé : « Nous ne monterons pas » (Nb. 16, 9). À Munich, les représentants des démocraties ont cédé face aux revendications d’Hitler et de Mussolini, de Moloch et de Behemot. Ils se sont désistés de leur responsabilité vis-à-vis de l’humanité entière ainsi reléguée à l’état de désolation. Il en ira de même en 1939 avec le pacte germano-soviétique : le contrat hitléro-stalinien marqua le comble du cynisme et du machiavélisme sans vergogne. Et comment ne pas évoquer aussi le silence de l’Eglise, silence dont elle ressent aujourd’hui douloureusement l’écharde dans sa chair et dans la véracité du message évangélique ? La désertion de l’humanité guetta Moïse lui-même, lorsqu’il ajoutait objection sur objection à Dieu qui lui demandait d’aller requérir de Pharaon qu’il laisse partir d’Egypte le peuple des Bnei Israël. Au point que Dieu doit concevoir une alternative, une autre option : « Et Dieu s’irrita contre Moïse et lui dit: « Voici Aaron, ton frère, le lévite, je sais que lui parlera vraiment et aussi le voici sortant à ta rencontre et il te verra et aura joie en son cœur »  (Ex. 4, 14). Alors que guette la sécheresse humaine germe la semence qui ressuscitera l’homme. La terre humanisante, la adama, donne naissance à un humain plénier, sans restrictions, lequel présente, outre son nom propre qui désigne la faculté supérieure de conception ( hara ) – le contraire de la stérilité -, quatre caractéristiques. Il est frère, ah’, autrement dit homme relié, qui ne se veut pas unique et isolé, réduisant l’univers à sa personne.

Cette fraternité est lévitique, au sens originel, fondée sur le sens du lo, du pronom personnel Lui, lequel désigne l’attention non pas au seul Tu, cher à Buber, mais à l’autre désigné du doigt ; non pas celui à qui l’on parle mais celui dont on parle comme s’il était absent et interdit de parole. Et ce frère fructueux n’attend pas qu’on l’appelle après avoir laissé le chagrin et la mort occuper le terrain à sa guise. Il s’en vient sans attendre à la rencontre du frère dans l’épreuve, se porte à son secours. Enfin, cette décision n’est pas prise la mort dans l’âme, comme si la fraternité était une corvée et l’éthique un boulet de forçat. Dans le cœur du frère la joie décèle les sources de la force et de l’endurance. Voilà pourquoi Aaron fut capable d’être le cohen gadol, l’homme fraternel assigné à la Présence divine dans le peuple d’Israël.

Un demi-siècle après la découverte de l’horreur absolue, chacun est porté à des spéculations diverses sur le pensable et l’impensable. Il faut sans cesse se rappeler que la terre humaine, la adama, vomit qui la violente ou qui la nie dans son essentielle nature. La Shoah contraint à sonder en nous le niveau réel de notre fraternité féconde, spontanée, heureuse. Si la présence de l’être dans le besoin plonge notre visage dans l’ombre, nous oblige à une clandestinité honteuse, c’est signe que la désolation est en train de gagner sur la création. La Shoah oblige à nous questionner sur notre véritable dimension lévitique, sur l’aptitude à ne pas accepter qu’un homme en batte un autre en toute impunité, qu’il tente de l’humilier parce que sans défense, qu’il dénie sa conformation à la semblance divine.

Peut-on aller plus loin? Il faudrait alors réentendre la Parole : « N’invoque pas le nom de l’Éternel ton Dieu en vain » (Ex. l9, 7). « En vain » se dit en hébreu lashav. Samson Raphaël Hirsch l’explique : shav désigne l’indifférenciation organique et l’indifférence affective; on notera sa connexion avec shoah. Leçon terrible : c’est effacer le nom de Dieu que de l’invoquer alors que sévit l’indifférence et que l’effacement corrélatif de l’homme progresse. Dieu est absent dans notre absence. Dans notre présence diffusive, sa Présence, pour autant qu’on la souhaite est accueillie. Et en nul autre lieu.

Raphaël Draï (zal), l’Arche, Juillet 1995

  1. Anton Gill, The Journey back from Hell, Conversations with Concentration Camp Survivors, Grafton, 1988
    ↩︎
  2. Raphaël Draï, La communication prophétique, Tome l: Le Dieu caché, Fayard, 1991 ↩︎
  3. Emil L. Fackenheim, To Mend the World, Foundations of Post-Holocaust Jewish Thought, Shocken, 1989.
    ↩︎
  4. Célébrations dans la tourmente, Ed. Verdier, 1993. ↩︎

PARACHAT « AHARE MOTH »

In Uncategorized on Mai 2, 2024 at 8:59
28 A'hareï moth.

Lv, 16 et sq.

Après les développements relatifs aux plaies affectant la peau, celle, anatomique, des individus ou celle de leurs habitations, et qui se rapportent également aux mésusages de la parole humaine, à son dévoiement dans la médisance, le texte de la Thora revient sur les conséquences de la mort de deux des enfants d’Aharon, Nadav et Avihou. Il s’ensuit une série de prescriptions qui s’articulent à celles déjà rencontrées concernant l’interdit de toute boisson enivrante avant le Service Saint.

Cette fois il est prescrit aux cohanim d’abord de ne pas se croire autorisés à pénétrer en tous temps dans le Saint des Saints. Autant la fonction judiciaire doit s’exercer sans intermittence, selon les besoins du peuple en ce domaine, autant le Service Saint doit s’exercer selon des règles qui assurent l’approche progressive de la Présence divine, de sorte que ne se déclare pas brutalement l’incommensurabilité, à ce niveau, du Divin et de l’humain lorsqu’ils sont sans transition mis en contact. Les cohanim ne sauraient passer d’emblée de la PaRoKhet, du rideau qui distingue les aires de sainteté à l’intérieur du Sanctuaire, à la KaPoReth, au couvercle de l’Arche sainte. Et l’on observera que ces deux mots sont formés des mêmes lettres, recombinées autrement, pour bien faire comprendre qu’il s’agit ici d’un ordre vital, d’un séder à respecter. Car cette Présence se manifeste du cœur d’un ânan, mot généralement traduit par « nuée » alors qu’il est construit sur la racine ÂN qui caractérise la terminologie de la communication, au sens non trivial de ce terme dont on sait l’inflation dans le vocabulaire contemporain.

La Présence divine est bien communicante, allant de l’un à l’autre des interlocuteurs en présence, sans réserves, ni ambiguïté car c’est par cette communication que se transfuse l’esprit prophétique, le rouah’ hakodech.

Que ces nouvelles prescriptions soient transmises une nouvelle fois par Moïse à son frère atteste que dans la tragédie précitée c’est bien le sens de la fraternité qui s’est trouvé mis en cause, avec la tentation récurrente du fratricide à la racine duquel il faut aller patiemment, méthodiquement et sans demi- mesures. L’approche du divin par les cohanim requiert ainsi leur propre préparation. Ils doivent s’assurer de leur propre ductilité spirituelle afin d’œuvrer ensuite comme il se doit à celle de chaque Bnei Israël. D’où l’obligation pour les cohanim de s’acquitter d’abord de deux korbanot spécifiques, l’un délictif (h’atat), l’autre d’élévation ( ôla ), afin que soient préalablement liées les deux dimensions de l’être humain et celle de la Création en général. Et surtout ils devront se revêtir de leurs habits sacerdotaux. Il ne s’agit pas ici de « rituel » mais d’insister sur le fait que la communication de la Présence divine, de la Chékhina, n’est ni un exercice d’exhibitionnisme de la part du Créateur, ni de voyeurisme de la part de l’humain. Dieu se révèle. Il ne se dénude pas. Le vêtement ainsi conçu et confectionné prémunit contre l’impudeur de l’exhibition et l’obscénité du passage à l’acte.

Après quoi intervient la liturgie des deux boucs qualifiés d’émissaires qui a fait couler tant d’encre. Pour bien en comprendre les intentionnalités, il convient de se reporter aux Commentaires traditionnels mais surtout au Traité « Yoma » du Talmud. On se limitera à une conjecture à ce propos en attente de sa vérification.

L’animal requis par cette liturgie est bien un bouc, l’animal qui symbolise la résistance, le fait d’être rétif. Disposition qui se décline de deux manières selon qu’elle se rapporte à la constance et à la fidélité, d’une part, ou à l’obstination aveugle d’autre part. Aussi deux boucs sont-ils indispensables pour son accomplissement, l’un dédié à la Présence divine, l’autre voué au désert. Aucun être n’est constitué d’une seule pièce, n’est dénué d’ambivalence, n’est exposé plus gravement encore au clivage psychique et à la duplicité morale s’il n’y prenait garde. Cependant et quand bien même il y aurait en chacun deux parts, aussi contrastées, si ne n’est antinomiques, il faut y exercer notre discernement afin que la première trouve sa véritable affectation et que l’autre soit vouée à une forme de traversée du désert au cours de laquelle elle se transmuera, peut-être. D’où, au passage l’enseignement de Maimonide, dans ses Hilkhot téchouva, selon lequel une téchouva digne de ce nom doit s’accomplir dans la discrétion et dans le retrait.

Relevons enfin que la liturgie dite du « bouc émissaire » ne met en jeu que des animaux ; que son extrapolation aux êtres humains, par exemple selon la théorie du « Pharmakos » chère à René Girard, la fait déborder de son cadre initial et lui ôte son sens, tant légal que moral.

Raphaël Draï zal, le 18 avril 2012

DAYENOU

In Uncategorized on avril 20, 2024 at 11:56

Article écrit dans le magazine l’Arche en Avril 1991, aux lendemains de la premiere Guerre du Golfe

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La maîtrise de soi dont le gouvernement et le peuple d’Israël ont su faire preuve face aux tirs de missiles Scud a provoqué l’étonnement de nombreux commentateurs. Israël aurait ainsi enfreint sa loi fondamentale plus essentielle que ses textes constitutionnels : la Loi du Talion qui inspire sa permanente théorie des représailles dans le conflit qui l’oppose au monde arabe. Cet étonnement révèle en fait l’extraordinaire méconnaissance de ce que sont la Loi et la culture juives.  On l’a montré ailleurs à propos du mythe de la prétendue loi juive du Talion.

Cependant la lecture de la Haggadah de Pessah fournit un exemple supplémentaire de la distance prise par la pensée juive vis-à-vis de la violence à quoi elle ne s’identifie pas, quand bien même elle aurait eu à en connaître le redoutable événement. Dans la Haggadah de Pessah, dans le récit hébraïque de la Sortie d’Egypte, de la libération des Bnei Israël des camps de concentration pharaoniques, chacun a lu, ou au moins a entendu lire, un passage relatant la série des miracles et bienfaits accomplis par Dieu pour la Libération de ce peuple qu’il appelle Mon Peuple (Âmi), série scandée 14 fois par la formule Dayénou: que l’on peut traduire par « cela nous aurait suffi« , ou bien « cela eût été assez (day) « pour nous ». Autrement dit, le sens de la Libération ne se résorbe pas dans la violence que l’obstination de Pharaon avait rendue inévitable. Les Bnei Israël, témoins de la Grande Main de Dieu brisant celle que le Pharaon voulait maintenir fermée sur son peuple, ne se prennent d’aucune manière pour la source ni pour le réceptacle de la puissance que cette violence extrême a révélée. Si Pharaon avait écouté la voix lui demandant – pour commencer sans le lui ordonner – de laisser aller ce peuple réduit en esclavage : Dayénou, cela aurait suffi. La violence fut en effet du refus pharaonique. Elle ne cherchait pas le prétexte de ce refus pour s’exercer aveuglement. Tel est le sens de la discussion qui s’engage dans la Haggadah, après l’énonciation des Dix Frappes, entre Rabbi Yossi Hagalili, Rabbi Eliêzer et Rabbi Akiba. De combien de plaies l’Egypte fut-elle réellement frappée. Dix ? Cinquante ? Deux cent cinquante ? En d’autres termes, quelle fut l’ampleur exacte de la destruction infligée à l’Egypte qui avait entrepris le génocide des Bnei Israel? Le sens de ce comptage n’est pas strictement arithmétique. Il tend à rappeler qu’aucune violence n’est réductible à son seul choc immédiat. Vous pourriez penser qu’il n’y eut que dix frappes ? Ceci est le point de vue de ceux qui n’eurent pas à les subir.  Pour ceux-là, ces dix frappes furent comme si elles avaient été cinquante, ou deux cent cinquante, ou mille car leurs conséquences furent incalculables. Mais les Juifs n’en tirent ni contentement ni gloriole. La Haggadah constate seulement qu’il est des potentats dont l’esprit de destruction finit par tourner en autodestruction. L’absence de résistance immédiate devant eux leur fait imaginer qu’ils n’en rencontreront jamais. Que le chemin de la divinisation est ouvert aux succès de leurs armes, à la terreur qui s’attache à leur nom. Mais pour aussi puissante que soit leur main, si elle sert à opprimer et à avilir, une autre Main s’en saisira qui la forcera de s’ouvrir sous peine de la broyer. Tragique confrontation de ces deux dimensions de la puissance, la première provoquant l’autre : celle de l’homme qui se prend pour Dieu et celle de Dieu se révélant comme force du Futur : Yad et Yad Haguédola. Le sens éthique de cette confrontation se trouve dans la façon dont la Haggadah de Pessah prend ses distances vis-a-vis d’une pareille violence une fois reconnue ses conséquences. En hébreu la valeur numérique de Yad est 14. Est-ce alors le hasard si l’expression Dayénou se retrouve également 14 fois, faisant immédiatement suite à la discussion rappelée précédemment sur le nombre exact des frappes infligées à l’Egypte pharaonique ? Comme pour enseigner que la violence doit être régulée non pas globalement mais à chacun des paliers de son apparition. lI y a plus de trente-cinq siècles que la pensée juive a dépassé le stade de l’identité fondée exclusivement sur la force brute, avec ses fascinations initiales, puis ses désastres irréversibles. Depuis, c’est dans l’état de droit et dans la justice économique, tsedek et tsédaka, qu’elle fore les sources de l’Histoire d’Israël.

Raphaël DraÏ, zal, l’Arche, Avril 1991

PARACHA METSORA – LE SENS DES MITSVOT

In Uncategorized on avril 18, 2024 at 5:36
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« Voici quelle sera la règle imposée au lépreux lorsqu’il redeviendra pur: il sera présenté au cohen. Sur l’ordre du cohen on apportera pour l’homme à purifier deux oiseaux vivants, purs, du bois de cèdre, de l’écarlate et de l’hysope… »

Lévitique, 2 à 5. Traduction de la Bible du Rabbinat.

Les règles et les liturgies présentées dans cette paracha, comme dans la paracha précédente, peuvent paraître parmi les plus étranges, les plus « ritualistes » et les moins accessibles à l’analyse de toute la Thora. Est-ce tellement sûr, non seulement en prenant en compte les nombreux commentaires qui leur ont été consacrées au cours des siècles mais en raison même de leur signification la plus contemporaine ?

Deux interrogations s’inscrivent en cette direction. La première tient à l’exigence même d’une démarche particulière y compris en cas de plaie non lépreuse. Et l’on pourrait assurément s’interroger sur son bien-fondé et sur son utilité. A quoi pourrait-elle servir puisqu’en l’occurrence la chair est déclaré saine et non affectée par les risques de pathologie dont il a été déjà question ? Le diagnostic certain ne se suffit-il pas ?

En réalité tout dépend de la conception que l’on se forge d’un trouble, quel qu’il soit. En l’espèce le trouble redouté n’est pas confirmé mais il n’empêche qu’il ait eu lieu. Etre rassuré ne veut pas dire que l’on n’ait pas été inquiet et que cette inquiétude ne risque pas de laisser ses séquelles. C’est pourquoi il faut s’assurer de la réelle liquidation du trouble, la confirmer, la valider et ainsi inaugurer une période nouvelle de pleine santé. La crainte liée à la lèpre est tellement forte et insistante qu’il s’agit d’en libérer non seulement le corps mais l’esprit et cela ne saurait se faire à part soi. D’où une fois de plus l’intervention nécessaire du cohen. Car la plaie de la lèpre constitue une mésalliance entre le corps et l’esprit qui assujettit la chair à ce qui la corrompt dans le désordre des valeurs et la dislocation des conduites. Par ces rites, le cohen restaure l’Alliance, la Berith entre ce corps et cet esprit, entre l’individu isolé par un langage de dé-liaison et la communauté qui le restitue à ses propres dimensions relationnelles. D’où le contenu particulier des prescriptions requises en ce sens et leur fonction non seulement symbolique, au sens général, mais véritablement transférentielle.

L’être dont la purification est en attente de confirmation doit se pourvoir de deux oiseaux vivants et purs, autrement dit ayant profondément partie liée avec le vivant, et aussi, entre autres, de bois vifs affectés des mêmes significations. L’un des deux oiseaux sera sacrifié le premier au-dessus d’un réceptacle d’argile mais sur de l’eau également vive afin de clairement signifier d’une part que le trouble à l’origine de cette démarche a bien été identifié, qu’il pas été refoulé, et d’autre part qu’il est désormais procédé, ainsi que l’on vient de l’indiquer, à sa liquidation patente de sorte à inaugurer non pas un temps post-traumatique placé dans l’ombre du précédent mais un temps véritablement nouveau. Et c’est pourquoi la liturgie doit se dérouler sur cette eau vive. De sorte que prévale la symbolique du vivant et du fluent dans laquelle s’insère et se délimite la phase de liquidation complète du trouble antérieur. Car il n’est de bonne thérapeutique que celle qui ne laisse traîner ni résidus ni infections latentes. Une guérison qui mérite ce nom doit être exhaustive ou sinon ne pas être qualifiée en tant que telle pour prévenir les désillusions de la rechute[1].

Mais cette liturgie comporte un autre volet. L’oiseau resté vivant doit être plongé dans le sang de l’oiseau préliminairement égorgé avant d’être relâché et d’être remis en liberté, lancé à nouveau à travers champs. Les deux phases de la liturgie sont alors profondément intégrées. Le déni du trouble et celui plus large encore de la pathologie ne doivent pas entraîner celui de la vie elle-même. Celle-ci doit se poursuivre parce qu’elle est la première des créations et quelle se configure dans la mitsva la plus générique.

De sorte que le choc psychologique initial se résorbe vraiment, laisse place à une mémorisation spécifique qui sera moins celle des vulnérabilités qui ont produit le trouble identifié que celle des forces qui ont permis de le surmonter.

Raphaël Draï, zal, 2 Avril 2014

[1] Cf. l’étude de Freud, Analyse avec fin et analyse sans fin.

PARACHA TAZRIA

In Uncategorized on avril 12, 2024 at 1:15
26 Tazria.

Aucun fait, aucun événement de la vie humaine ne va de soi au titre de « lois de la nature » s’assimilant à l’on ne sait quel ensemble de processus quasiment mécaniques. L’engendrement et la naissance doivent  être inscrits sans tarder dans une Loi, au sens vital, marquant la relation de l’Humain avec un sens transcendant qui fasse du nouveau-né autre chose qu’un bout de chair. C’est pourquoi cette Loi dispose : « Lorsqu’une femme ayant  » ensemencé  » (tazriâ) et engendré un enfant mâle (zakhar) elle sera impure durant huit jours, période d’indisposition (nidda) à cause de cette période d’impureté pulsionnelle (dota titma). Et le huitième jour la chair de son excroissance sera (re) tranchée ( ymol bassar ôrlato) ».

Il peut paraître étrange que les faits physiologiques de l’ovulation et de l’engendrement ne soient pas considérés comme purement « naturels » et entérinés en tant que tels ; qu’il faille aussitôt et une fois de plus les insérer dans l’ordre d’une temporalité particulière, en trois phases, dont on examinera la troisième un peu plus loin.

Durant les sept jours qui suivent immédiatement la naissance d’un garçon, la mère est considérée comme si elle se trouvait dans sa période menstruelle. Par suite, elle ne peut pas avoir de rapports sexuels. Une distance, un intervalle sont ainsi immédiatement constitués dont la durée : sept jours, est significative déjà au premier degré puisqu’elle évoque la séquence intégrale de la création cosmique : les six « jours » de création active puis le septième, celui de la réflexion, de la pensée redevenue possible. Ces sept jours-là ne se rapportent pas à une « simple » période de séparation, durant laquelle la femme serait « taboue ». À l’évidence, il faut aussi qu’après le travail de la gestation puis de l’enfantement elle ait la possibilité de reprendre souffle, si l’on peut dire, et de se consacrer au nouveau-né qui se trouve dans une totale impotence et une complète dépendance. Cependant, une autre dimension apparaît selon laquelle la femme créatrice, loin de se renfermer sur elle-même, de se considérer comme un monde en soi, doit se relier à la Création en général dont elle intériorise, sans tarder non plus, les étapes et les rythmes. D’où l’acte de symbolisation qui se tient le huitième jour et qui ne peut être accompli que ce jour-là : la mila . Nul n’ignore l’amas de stéréotypes et d’idées parfois délirantes proliférant à ce sujet dans le sens commun qui n’épargne pas les esprits les plus cultivés. La mila n’est ni une amputation locale, ni une castration bio-psychique. Pour la Loi d’Israël, même la castration d’un animal est prohibée.

Néanmoins, toutes les images de corps impliquent une certaine conception de la mesure, de la proportion, de l’harmonie, quand ce n’est pas du fameux « Nombre d’or » cher aux peintres et aux architectes. Pour la pensée juive, lorsqu’un garçon naît le prépuce qui tout à la fois allonge fallacieusement son sexe mais le dissimule est bel et bien une excroissance, le signe d’une dis- proportion, d’un excès que l’humain lui-même doit ramener à sa dimension intrinsèque et visible. D’où le double geste de son ablation, aussitôt suivi du dévoilement décisif du gland, avant que ne soient prononcées les paroles d’insertion dans l’Alliance d’Abraham. Par ce geste, le mohel, devient le porte-fort, au sens juridique, de l’enfançon qu’il insère dans l’ordre vivant du langage, du parl’être, avant même que la conscience n’en naisse, et comme une condition de son apparition et de sa confortation. Par là même, le porte – fort affirme le primat d’une responsabilité qui conduise le nouveau-né, totalement dépendant, du stade de la naissance ponctuelle à celui de la viabilité durable.

Comme la fille n’est pas dotée d’un prépuce au sens anatomique, les durées de rétention puis d’indisposition de la mère seront alors respectivement de deux semaines et de soixante-six jours, chiffres qui comportent également leur projection corporelle et leur coefficient symbolique.

Et c’est pourquoi, dans les deux cas, la femme, mère devenue ou redevenue, doit se rendre enfin au Temple et s’acquitter de deux korbanot, au sens indiqué dans les parachiot précédentes. En premier lieu un mouton ( kévess ) qui se trouve dans sa première année : liturgie d’élévation, de transcendance et de futurition, laquelle se rapporte certainement au bélier qui se substitua à Isaac lors de sa ligature, de sa âkéda, par son propre père ; puis une colombe ou une tourterelle comme propitiatoire, comme h’atat. Le mouton symbolise le monde d’en-bas et la colombe le monde d’en-haut, une nouvelle fois conjoints. Ces liturgies corrélées doivent être accomplies en lien avec le cohen d’une part, et d’autre part à l’entrée (pétah’) de la Tente de la rencontre.

C’est de la sorte que l’enfant qui vient de naître entre ouvertement dans l’existence, à partir de l’huis corporel maternel, au sein d’un peuple qui a fait de la vie le choix déterminant.

PARACHA CHEMINI

In Uncategorized on avril 4, 2024 at 9:58
25 Chémini.

( Lev, 9, 1 et sq )

On l’a vu dans la parachat Vayakhel, une fois le Sanctuaire construit et monté selon l’ordre même, le séder, des prescriptions divines, la Présence de Dieu l’investit tout entier, au point de ne plus laisser place à Moïse en personne. Dans la parachat Chemini, il n’en va pas autrement mais il s’agit maintenant de l’ordre prescrit pour l’accomplissement des sacrifices, compris au sens hébraïque des korbanot, des liturgies de rapprochement. Cette fois encore Moïse sert pour ainsi  dire de moniteur à Aharon, non pour conforter son pouvoir sur lui mais pour signifier l’importance en ces actes là de la relation fraternelle pleinement vécue. C’est probablement pour cette raison que le tout premier des ces korbanot consistera dans un « veau adulte  et expiatoire ». Si la référence  à l’épisode du Veau d’Or dans laquelle Aharon s’est impliqué dans les circonstances que l’on sait est patente, elle indique aussi que cet épisode est dépassé, que la réparation spirituelle est sociale en est à présent parachevée. C’est pourquoi aussi, alors que le Veau d’Or avait été singularisé parmi tous les éléments symboliques du moment, au point d’être  transmuté en idole, le veau du korban actuel  s’insère parmi d’autres animaux symboliques et purs, c’est à dire corrélés à la présence humaine et formant site de vie avec elle.

Bien sûr les actes et gestes subséquents accomplis en ce sens par Aharon et par ses fils comportent chacun un sens spécifique que les grands commentateurs, les mépharchim, de la Tradition sinaïtique éclairent. C’est aussi leur enchaînement qui revêt une signification intrinsèque. Comme le fait observer Benyamin Lau, en recevant la Thora sur le mont Sinaï et en la transmettant à tout Israël, Moïse conjoignait l’en-haut avec l’en-bas. En accomplissant  à présent les gestes  sacerdotaux pour lesquels ils avaient été désignés, Aharon et ses fils, conjoignent réciproquement l’en-bas avec l’en-haut de telle sorte que l’espace spirituel fût ouvert et praticable dans les deux directions, comme l’était l’échelle vue en songe par Jacob. Les anges y reliaient également les deux univers non pas séparés depuis les commencements de la Création mais différenciés pour que celle-ci sorte décidément du chaos, du tohou vavohou originel.

Cette gestuelle liturgique ne suffit pas à elle seule. Elle doit se conclure par un autre geste qui en collige toutes les étapes et indique ses véritables destinataires: « Aharon étendit ses mains vers le peuple et le bénit (lev, 9, 22) ». Sans cette bénédiction, les rituels antérieurs auraient été mécaniques et incantatoires. Cependant, une fois cette bénédiction  prononcée, rien ne se passe. Le récit évoque une seconde bénédiction prononcée  conjointement par Moïse et par Aharon. Alors et alors seulement  se produit la révélation divine annoncée dès le début par Moïse : «  Ils ressortirent et ils bénirent le peuple et la Gloire divine se révéla à tout le peuple ». S’ensuit la validation de cette liturgie : «  Un feu s’élança de devant  le Seigneur et consuma sur l’autel le  sacrifice d’élévation et les graisses. Et tout le peuple vit et chanta et ils tombèrent sur leur face » (Lev, 9, 24). Le contenant s’avère adéquat au contenu et les deux voies corrélatives ainsi ouvertes par les deux frères, individuellement puis ensemble, permet à la Présence divine de se manifester au sein du peuple, ce qui transmute les tlounot, les récriminations habituelles, en chants de joie.

Une joie de courte durée. Deux des fils d’Aharon, Nadav et Avihou, saisis d’enthousiasme, croiront devoir accomplir leurs propres liturgies hors de cet espace là, ainsi  déterminé, hors de ce séder. Il en résulte qu’un feu s’élança également de devant l’Eternel mais pour les dévorer. De nombreux commentaires tentent d’éclairer les causes de cette tragédie. L’un d’entre eux retient l’attention: Nadav etAvihou n’auraient pas supporté que leur père ait eu à nouveau besoin de Moïse afin que la Présence divine se manifeste. Rivalité destructrice. Mais la cause principale doit sans doute être déduite de la prescription qui s’ensuit  dans  le récit même du Lévitique: « L’Eternel parla ainsi à Aharon: «Tu ne boiras ni vin ni liqueur forte, toi ni tes fils, lorsque vous pénétrerez dans la Tente de la rencontre, afin que vous ne mourriez pas, règle perpétuelle pour vos générations, et afin de pouvoir distinguer (lehavdil) entre le sacré et le profane, entre l’impur et le pur  et instruire les enfants d’Israël dans toutes les lois que l’Eternel leur a fait transmettre par Moïse » ( Lev, 10,  8 à 11 ).

Le service divin, la Âvodat hakodech, ne requiert aucune de ces attitudes par lesquelles l’esprit s’obscurcit et s’oblitère mais au contraire une pleine capacité de discernement. Et chacun doit se trouver à la place qui lui est indiquée non par son désir personnel mais par l’accomplissement de ce service même: Aharon et ses fils à leur place, et Moïse à la sienne, confirmée, de même que seront confirmées les places d’Aharon et de ses fils survivants lors de la révolte de Korah.                                                                              Raphaël Draï zal 4 Avril 2013

PARACHA TSAV

In Uncategorized on mars 28, 2024 at 7:26

(Lv, 6, et sq)

24 Tsav

Cette paracha est doublement importante, par son contenu propre et par son lien avec le Chabbat Hagadol qui précède Pessah’, et d’ailleurs il y est aussi question ici de matsot, de pain azymes, à pétrir et à consommer par les cohanim, et plus particulièrement par les fils d’Aharon, le Cohen gadol.

Mais elle commence par une prescription fort importante qui concerne la ôla, la liturgie ascensionnelle, qui doit se poursuivre toute la nuit, tandis que le feu de l’autel doit brûler sans intermittence, et être alimenté chaque matin. Cette prescription s’énonce en ces termes : « Un feu perpétuel (ech tamid) sera entretenu (toukad) sur l’autel, il ne devra point s’éteindre (lo tichbé) (Lv, 6, 6) ».

Le sens de pareilles prescriptions pourrait paraître anthropologique et concerner l’état actuel d’un peuple à peine sorti de l’esclavage, accédant non sans mal à la liberté des corps et à celle de l’esprit. Ces rituels-là seraient alors strictement didactiques, sans transcender le temps où ils furent institués. Une telle vue serait superficielle. Le terme même de ôla, formé sur le radical ÂL, élever, indique au contraire qu’au-delà de tous les korbanot individuels ou même collectifs, se plaçait cette liturgie d’élévation, d’ascension et de transcendance qui devait commencer le soir, lorsque la lumière du jour reflue et laisse place à l’obscurité, jusqu’au matin. Comme si la ôla devenait l’équivalent d’un maor, d’un luminaire.

En quoi plus précisément une telle intention transcendante se discerne-t–elle ? En ce qu’elle ne s’accommode pas des temps où la lumière ne brille pas d’elle-même. Il faut rappeler, justement en termes d’anthropologie religieuse, que dans la religion égyptienne, s’il faut ainsi la dénommer, d’où le peuple des Bnei Israël est sorti, la nuit était particulièrement angoissante où refluaient tous les monstres du sous–monde. La liturgie de la ôla surmonte cette disparition de la lumière du jour en instituant une lumière spécifique, de nuit, la nuit de la conscience. Et s’il faut insister sur une telle continuité, c’est que la liturgie nocturne de la ôla doit s’opérer à partir d’un feu allumé dès le matin ( baboker ), et qualifié en tant que tel de perpétuel, tamid, pour bien souligner que les différentes phases du temps cosmiques ne provoquent pas l’hétérogénéité du temps de la Création divine ; que toutes les temporalités particulières et locales retrouvent leur cohérence d’ensemble dans la volonté de perpétuer une clarté inextinguible, pour peu qu’on l’entretienne.

Et c’est pourquoi deux verbes sont employés à son propos : d’abord ce feu devra être entretenu : toukad, positivement. La traduction en langue française ne rend pas tout à fait compte des connotations de ce verbe en hébreu puisqu’il est construit sur le radical KD que l’on retrouve dans KoDeCh ; comme si ce feu devait être non pas dévorant mais sanctificateur. Ce premier verbe se rapporte à la qualité intrinsèque d’une telle source de lumière et d’énergie.

L’autre verbe sous sa forme négative se rapporte cette fois à l’attention humaine, au sens de la responsabilité par laquelle la notion de garde, de chemira,  trouve toute sa résonance. L’on devra donc se garder de laisser ce feu – référence de l’esprit et de l’âme, s’éteindre. Et cela non par à-coups mais perpétuellement. La vie de l’esprit comme l’histoire du peuple d’Israël s’inscrivent ainsi dans la longue durée, vers l’éternité, le tamid se profilant vers le netsah’.

Les fils d’Aharon devront de leur côté confectionner avec de la farine issue d’offrandes des matsot, des pains non levés, le h’ametz, le levain, désignant l’effervescence, le gonflage sans augmentation de substance, l’équivalent de l’alcool dans le vin, l’alcool dont ils devront se garder à leur tour avant de procéder aux actes qui relèvent du service divin. Par suite, si pour l’ensemble du peuple la consommation exclusive de telles matsot, avec ce qu’elles symbolisent et qui est rappelé lors du séder de Pessah, n’est prescrite que durant huit jours, elle l’est à titre quotidien et en somme perpétuel pour les cohanim, sachant que tout le peuple est lui-même qualifié de mamlekhet cohanim, de souveraineté pontificale, le mot pontife prenant à son tour son sens du mot pont, de cette construction humaine  qui relie l’ici  et le là-bas, l’homme et son prochain, l’homme et le Créateur.

Raphaël Draï zatsal 21 mars 2013

PAR TEMPS D’EPREUVE: L’ESPRIT DE POURIM

In Uncategorized on mars 24, 2024 at 11:46

Alors que la communauté juive de France s’interroge sur son avenir, il importe de garder à l’esprit des repères essentiels, et cela sans s’adonner au mélange des genres, celui qui mène à substituer la théologie à la politique. La célébration de Pourim en donne l’occasion. Elle marque en premier lieu la conversion sensible et palpable de l’hiver au printemps. Cette conversion là n’est pas seulement climatique. Elle souligne en effet un état d’esprit, celui qui inspire une forme aiguë et intense de résistance morale face aux multiples visages et langages de l’antisémitisme. Il faut bien comprendre que ce fléau n’est ni circonstanciel, ni accessible à la raison. Il est inhérent à la manière aberrante dont s’est constituée l’identité occidentale durant plus deux millénaires. Lutter contre l’antisémitisme exige que l’on ait le souffle long et qu’on ne s’étonne pas, après chaque victoire contre ses sbires, qu’il reprenne sans cesse, si l’on peut dire, du poil de la bête, et quelle bête puisque le livre de Job laisse le choix entre Léviathan et Béhémoth! Pourtant nous ne vivons plus au temps de Pharaon ou de Haman. Nous vivons au temps de l’Etat d’Israël ressuscité après vingt siècles d’exil et de dispersion. Déjà, lorsque le peuple juif s’est retrouvé pulvérisé parmi les nations et exposé aux lubies de potentats divinisés, il s’est trouvé des êtres à la fois inflexibles et capables de prier, comme Mardochée et Esther lorsqu’ils surent faire face à une adversité qui s’annonçait fatale. Rien ne les fit plier, pas même le sentiment de peur sans lequel un être de sang et de chair ne saurait pas vraiment ce qu’est la condition humaine. Cette capacité de résistance morale procédait également et indissociablement d’une intelligence vive de la situation du peuple juif et de son environnement mortel. Car cet environnement là était simultanément traversé par des contradictions majeures entre intérêts personnels, statuts politiques, ambitions forcenées, qui ne tarderaient pas à se manifester férocement. En ce sens, Mardochée comme Esther furent des personnalités prophétiques si le prophète se définit aussi par la capacité de percevoir l’instant décisif, celui à partir duquel une époque bascule, une situation se renverse et que les juges du trop fameux tribunal de l’Histoire réalisent qu’ils vont à leur tour être jugés. Aujourd’hui en France, la communauté juive vit pratiquement en état de siège. Nul ne peut prédire l’impact de cette « bunkérisation » insensée en plein XXIème siècle sur le psychisme d’enfants qui doivent de toutes façons ne pas manquer la classe. La stratégie des antisémites de tous acabit est de leur mettre la vie à charge. C’est justement dans ces circonstances que sa propre histoire spirituelle lui procure les ressources d’une résistance exemplaire. Car statistiquement parlant tous ceux qui au long des siècles ont tenté de l’exterminer ont fini pendus ou carbonisés. En attendant, il faut discerner les deux affects essentiels de Pourim et s’y tenir fortement: le courage et la joie. Car comme y insistent les Sages d’Israël: si la peur est contagieuse, la joie est communicative.

Raphaël Draï zal, Radio J, 2 mars 2015.

Commentaire Paracha Vayiqra

In Uncategorized on mars 21, 2024 at 9:26
23 Vayikra.

Le livre de L’Exode, le Sepher Chemot, s’est achevé avec la récapitulation minutieuse des éléments entrant dans la constitution du Sanctuaire et avec celle de son montage méthodique, tel que Dieu l’avait prescrit, de sorte qu’en en reprenant le récit, c’est comme si le lecteur participait à son tour et à sa manière à ce montage et qu’il en devenait l’artisan actuel.

Et une fois cette œuvre accomplie, une œuvre digne du Maassé Beréchit, de l’œuvre de la Création du monde, la Présence divine l’investit toute, au point de ne sembler laisser aucune place à Moïse lui-même. Comme pour signifier que le Sanctuaire devait se prolonger par un autre espace-temps dont il serait la structure d’accueil. Et c’est pourquoi la Thora enchaîne sans désemparer par ce verset : « Et Dieu appela (vaykra) Moïse du sein de la Tente d’Assignation (Ohel Moêd)..» et qu’elle se prolonge par une première série de prescriptions concernant les korbanot. Ces deux premiers points méritent une profonde attention.

Que signifie « appeler » ? Ce verbe est bâti sur la racine KRA qui signifie certes appeler, au sens phonique, mais aussi advenir au sens événementiel. Ces deux significations sont liées : un événement, par définition imprévisible, n’advient qu’au regard et à l’esprit de qui le souhaite, de qui l’attend ou l’espère. La Présence divine ne se convoque pas. Elle ne s’invoque pas non plus comme les esprits de la Forêt enchantée. Le Dieu de la Thora est un Dieu vivant et personnel, qui « s’en vient » et qui peut aussi s’en aller, parce qu’il est libre. Libre même s’il se lie dans et par une Alliance. Moïse était en attente de Dieu comme Abraham était attentif au pas du passant s’inscrivant dans son regard, au plus loin de sa tente hospitalière. Pourtant, le degré de prophétie et de sainteté atteint par Moïse fait de lui le prophète incomparable à qui « Dieu parlait face à face, comme l’on s’entretient avec un ami ». Qu’en sera-t-il de tout autre être qui veuille à son tour s’approcher de la Présence divine ou s’en rapprocher s’il s’en était éloigné, à moins qu’Elle se fût éloignée de lui ?

Aucune incantation, aucun rituel magique ou prétendu magique ne l’y aidera. Dans ce but il devra procéder à un korban, terme improprement traduit par sacrifice. Le sacrifice, au sens ordinaire, est négativement connoté par les idées de diminution, si ce n’est d’amputation, parfois à notre corps défendant. Le mot korban comporte de tout autres significations. Il est bâti sur la racine KRB qui désigne le rapprochement mais sans confusion, la réduction des distances mais sans dissolution de la personnalité. Tout le contraire, une fois de plus, de la régression du Veau d’or, idole fusionnelle et confusionnelle, compacte, opaque, réfractaire. L’accomplissement des korbanot ne prend son sens que par l’intégration inéluctable de ce premier niveau animal, non pour s’y mélanger mais pour y prendre appui et le dépasser. C’est pourquoi le texte insiste tant sur le découpage de l’animal apte au korban, de sorte que quiconque y assiste découvre un organisme articulé, avec un intérieur et un extérieur. Platon fera de cette sorte de découpage, lui aussi méthodique et respectant l’intégrité de l’organisme, une des fonctions de la pensée proprement humaine. Aussi, peut-on dire que les korbanot dont on découvrira la nomenclature et même la théorie notamment chez Maïmonide, étaient des fins en eux-mêmes pour quiconque devait recouvrer le sens physique, corporel, presque kinésithérapique du rapprochement, pour les raisons que l’on a dites.

Mais leur portée était plus élevée. Ils impliquaient l’acceptation de la hauteur d’âme propre à l’être humain qui sache user de la parole non pour empêcher, pour obstruer, pour abolir mais au contraire pour donner naissance, solliciter, inviter. Car appeler, au sens du vaykra, c’est faire accomplir à l’appelé ou à l’invité un mouvement confiant, allant justement de l’extérieur vers l’intérieur, au plus près de soi. C’est pourquoi également l’entame du Lévitique insiste sur la dimension humaine des korbanot accomplis par le biais d’animaux«parle aux Bnei Israël et tu leur diras : « a) Un homme lorsqu’il rapprochera  (yakriv) b) à partir de vous mêmes (mikhem) un acte de rapprochement c) pour Dieu (korban laChem).. » Les trois dimensions complémentaires du korban sont ici clairement mentionnées : la dimension humaine (adam) n’est pas dissociée du peuple (lakhem). Elle en procède. Et c’est à cette double condition que le rapprochement divin proprement dit (korban laChem) aura sa pleine portée.

Ce qui s’ensuit demande également à être examiné méthodiquement, korban après korban, comme la cartographie de l’espace spirituel et de l’espace social par laquelle la Présence divine trouve ses propres voies et chenaux, à la rencontre de la Présence humaine. Liturgie qui s’inscrit également dans une histoire. Isaac Breuer le rappelle : sans la présence du bélier, le dénouement vital de la ligature d’Isaac, fils d’Abraham, n’eût pas été possible. Solidarité non seulement écologique mais spirituelle. Le Psalmiste le rappelle dans ce passage lu à Minh’a de chabbat : « L’homme et l’animal, tu les sauves, Eternel ». Ensemble.

Raphaël Draï zal, 11 mars 2013

LE SENS DES MITSVOT : PARACHA PEKOUDE

In Uncategorized on mars 14, 2024 at 10:03
23Pekoudé14

« Quant aux mille sept cent soixante-quinze sicles, on en fit les crochets (vavim) des piliers, la garniture de leurs chapiteaux et leurs tringles » (Ex, 38, 28). Traduction de la Bible du Rabbinat.

La traduction précitée est un bon exemple de ce qui se perd du texte biblique lorsqu’il n’est pas abordé directement en langue hébraïque, dans la sûre intelligence des notions et concepts qu’il utilise. De quoi est-il question ? Non plus de la conception du Sanctuaire mais de la confection de ses divers composants puis de leur assemblage, avant leur montage conclusif. A première vue nombreuses sont les répétitions qui alentissent ce récit, depuis la première paracha consacrée à ce sujet : la paracha Térouma. Nous sommes incités à une attention plus soutenue une fois éclairée sa logique d’exposition car il ne s’agit pas des mêmes niveaux narratifs et explicatifs. C’est pourquoi la paracha Pekoudéi commence par rappeler qui furent les maîtres d’oeuvre de toute cette affaire concernant le Monde d’en-haut et le Monde d’en-bas: Betsalel fils de H’our et Oholiav fils d’Akisamakh, assistés de quiconque au sein du peuple était « savant de cœur ». Autrement dit, toutes les opérations intellectuelles et techniques entrant dans la construction du Sanctuaire devaient réaliser chacune à part soi, puis toutes ensemble une oeuvre de pensée, de mah’achava, l’opposé du Veau d’or coulé d’un seul métal, une effigie d’une seule pièce, matérialisation non d’une réflexion mais d’un passage à l’acte. On comprend mieux aussi pourquoi le Sanctuaire résulte à son tour d’un assemblage, qu’il ait fallu coudre ensemble des tentures, ajointer des panneaux, réunir des pièces confectionnées d’abord chacune pour elle-même. Aussi, et dans le même ordre d’idée, le mot « crochets », utilisé dans cette traduction, abrase-t-il le sens du terme hébraïque originel : vavim. Bien sûr par définition et par destination un crochet est destiné à conjoindre deux éléments distincts, à les mettre en contact de sorte à former par leur conjonction un élément nouveau. Mais précisément pourquoi cette pièce particulière se nomme-t-elle en hébreu vavim?

On aura immédiatement observé que ce mot est le pluriel de vav, de la lettre ainsi nommée dans l’alphabet hébraïque. Où cela conduit-il ? Aux différents réseaux de sens que cette lettre engage. La lettre vav est la sixième de l’alphabet et correspond aux six premières phases de la Création, les phases actives, lesquelles de ce fait ne constituent pas une simple succession d’opérations surajoutées les unes aux autres mais ce qu’il est convenu d’appeler une séquence, dotée d’une logique et d’une cohérence internes. La lettre vav est bien, en ce sens, la lettre de la conjonction, celle qui rapporte l’un à l’autre en les articulant des éléments autrement disparates et inopérants. L’articulation est l’un des signes les plus visibles et les plus tangibles de la vie. Sans articulation pas de voix, pas de langage, pas de gestes coordonnés, pas de conduite adaptative, pas de combinatoire mentale, etc. Toute la Genèse est placée sous ce signe : « Au commencement l’Eternel créa les cieux ET la terre » (Gn, 1, 1).

Si, dans la confection du Sanctuaire, des éléments particuliers de celui-ci sont nommés vavim, c’est bien pour l’insérer dans la symbolique créatrice que l’on vient de souligner. Symbolique de pensée mais qui éclaire aussi, et de l’intérieur, la symbolique sociale du peuple d’Israël. Car on aura également observé que la lettre VaV s’écrit elle- même avec deux VaViM. Répétition ? Redondance? Certes non, mais indication particulièrement parlante selon laquelle, à la différence de l’image induite par le « crochet », une véritable conjonction et une réelle articulation s’obtiennent non par l’assujettissement d’une pièce principale à une pièce secondaire mais par le chevillage de deux pièces d’égale importance, placées l’une en regard de l’autre, en position de réciprocité.

Une réciprocité qui ajoute une valeur supplémentaire à ces deux pièces-là et les exhausse à un niveau de signification et d’efficacité plus élevé encore puisque l’addition des deux lettres vav forme le chiffre 12, celui des composantes du peuple d’Israël, du nombre de ses « rameaux », des douze chevatim, ce terme étant préférable à celui de tribu, mot d’origine romaine et qui se rapporte, comme son nom l’indique, au chiffre 3.

D’autres niveaux de signification sont encore discernables lorsqu’on aura rappelé que la lettre VaV est la lettre pivot du nom de Lévi, un nom qui sera donné au « rameau » sacerdotal par excellence d’où sont issus les cohanim. Or cette même lettre se retrouve dans toute la terminologie hébraïque de l’éthique, du soutien à autrui et de son accompagnement durant toutes les phases de sa vie, surtout lorsqu’elles sont semées de difficultés et d’obstacles ( alVaa, leVaya, etc..)

Ce qui culmine à une dernière remarque conclusive dans le cadre de cette analyse : dans l’alphabet hébraïque la lettre vav suit immédiatement la lettre hei, symbolique de la Présence divine et ces deux lettres se succèdent tout aussi immédiatement dans le Tétragramme.

Toutes ces indications ne constituent pas les degrés ascendants d’on ne sait quel ésotérisme mais les degrés successifs d’une autre échelle : celle de la responsabilité interhumaine dans une Création ouverte et vivace.

Raphaël Draï zal, 26 février 2014

LE CONFLIT ISRAELO-PALESTINIEN : AU COMMENCEMENT, L’ANTISEMITISME

In Uncategorized on mars 13, 2024 at 10:32

Dans ses formes extrêmes le conflit israélo-palestinien est sans doute celui de deux nationalismes enchevêtrés parce qu’ils réclament la même terre avec quasiment les mêmes mots .

Depuis des décennies et particulièrement depuis 1967, cet antagonisme s’inscrit dans des cercles vicieux diplomatiques et militaires dont il est devenu impossible de discerner les commencements. Dès lors comment concevoir une solution possible ? Les affrontements liés à la nouvelle intifada comme on l’appelle fait cependant saillir des traits singuliers concernant les causes premières du conflit et notamment l’inculcation de la haine indissociablement anti-israélienne et antijuive.

L’Arche a publié ce que contiennent à cet égard les manuels scolaires des enfants sans enfance de Gaza et de Ramallah. Une autre composante est également apparue qui ne se résorbe pas dans cette seule vision « locale » du conflit : un antisémitisme global et originel un antijudaïsme confessionnel et d’Etat résistant à toute thérapeutique comme à tout aggiornamento. Le président syrien Bachar el Assad l’a formulé en un compendium cynique devant nul autre que le pape Jean Paul II en personne accusant en 2001 les Juifs d’avoir… crucifié Jésus et d’avoir persécuté Mahomet comme s’il fallait assassiner, en direct la déclaration conciliaire Nostra Aetate de 1966. Qui, en Dar el Islam a publiquement protesté ? L’imputation délirante de déicide ainsi réitérée n’est-elle pas surtout destinée à justifier l’entreprise plus froide jamais abandonnée de politicide envers l’État d’Israël déshumanisé avec les mêmes mots selon les mêmes rhétoriques phobiques et meurtrières que les Juifs en pays d’Islam durant des siècles dont peu furent d’or ?

C’est pourquoi il est nécessaire de rétablir l’ordre réel et cohérent des causalités effectives dans cette guerre dont nul ne peut prédire l’issue. Contrairement à ce qu’affirme l’ancien ministres des finances libanais et pro6syrien Georges Corm ce n’est pas l’antisionisme qui suscite l’antisémitisme – à supposer que cette passion véreuse soit « justifiable » par quoi que ce soit – mais bien l’inverse. L’antisémitisme arabo-musulman dont il est possible de dyaliser les sources chrétiennes et les sources proprement coraniques est bien cette matrice première de laquelle sortent les monstres qui dévorent tout espoir réel de paix au Proche orient. Comment s’en libérer alors qu’il sert une véritable économie psychique tendant à y faire oublier sous les cris de la haine l’absence de pensée laquelle signalise impitoyablement le trouble et la difficulté d’exister vraiment ?

Comment expliquer autrement par exemple le véritable mimétisme mécanique qui affecte le monde palestinien vis à vis du monde israélien ? La Loi du retour proclamée par l’Etat d’Israël peu de temps après sa création donne naissance maintenant à un sous-produit : le droit au retour sur le territoire israélien historiquement mémorialisé revendiqué par des Palestiniens qui voudraient chemin faisant réinventer le cheval de Troie. La commémoration de la Shoah fait naître symétriquement celle indécente de la Nakba. Yerouchalym lobotomisée devient El Kods tandis que le Kotel est recouvert d’un opaque keffieh. Le reste à l’avenant. Il ne s’agit pas seulement de stratégie médiatique mais d’une dramatique aliénation intellectuelle qui pousse les palestiniens à s’insurger contre le « Maître israélien « en perpétuant leur incapacité à penser de manière autonome leur propre avenir pour autant que par de telles voies on puisse en avoir un. En ce sens leurs « amis » israëlophobes sont de plus en plus leurs fossoyeurs puisqu’ils les renforcent dans la négation de la réalité résistante d’Israël et du judaïsme reproduisant avec eux les fatales erreurs d’analyse qui ont conduit entre autres l’Algérie indépendante dans ses ornières tombales actuelles. Ces « amis » funestes trouvent dans la Palestine judenrein leur dernier thanatorium idéologique. Sauf que les billets d’entrée y sont tamponnés avec une encre de sang indélébile, qui n’est pas le leur et dont il leur sera demandé compte. Cette confrontation produit au contraire des secousses sismiques finalement salutaires au sein du peuple israélien et plus largement du peuple juif . Quoi qu’il leur en coûte elle forcent à repenser les concepts de religion et de laïcité de droite et de gauche d’utopie et d’urgence d’éthique et de politique d’espace et d’histoire.

Où sont les A.B Yehochoua ou les Yechayahou Leibovitz du monde arabe et de l’islam ? Les seuls penseurs arabo-musulmans dignes de ce nom ne peuvent penser librement – ce qui est une tautologie – que dans les pays d’Europe ou aux USA dont ils sont devenus les citoyens. Autrement ils doivent pour la plupart choisir entre le silence la parole conforme ou la mort assurée. Pour l’heure en Islam « la réouverture des portes de l’Ijtih’ad » autrement dit de la pensée non contrainte closes depuis le Moyen âge cède sans cesse face aux promoteurs du Djhad tout court qui se dégagent la route des paradis artificiels à coup de bombes génocidaires. Qui en paiera finalement le prix notamment en France ? Au premier rang les générations de jeunes maghrébins que la République se propose d’intégrer et qui doivent accomplir, au plus profond de leur être, sur fond d’images moyen-orientales qui souvent faussent leur sens de la justice une improbable synthèse entre la France tortionnaire du sépulcral général Aussarés et l’Algérie sinistrée d’aujourd’hui celle de l’intifada – boomerang kabyle réprimée avec une violence sans états d’âme dont la Commission des droits de l’Homme de l’ONU si prompte à fustiger Israël ne peut être saisie parce que le tiers-mondisme en faillite ne saurait s’y juger lui-même.

Il faut alors décidément se libérer des faux -semblants d’un « âge d’or » de la coexistence entre juifs et musulmans. Cette coexistence n’est pas à revivre mais à bel et bien à construire en partant de très bas. Depuis septembre 2000 l’antisémitisme arabo-musulman a montré les laideurs de sa face. Il ne s’en lavera pas en traitant ou en laissant traiter Israël à gorge déployée d’Etat « raciste. Un écho a-t –il jamais métamorphosé une insulte en vérité laquelle exige la droiture des propos et la prise en aversion de toute démagogie ? 

Raphaël Draï z’l, L’Arche, 4 Juin 2001

Commentaire Paracha Vayakhel

In Uncategorized on mars 7, 2024 at 10:44
22 Vayakhel

(Ex, 35, 11)

L’entame de cette nouvelle paracha peut paraître ordinaire: «  Moïse assemble (vayakhel) toute la communauté (êda) d’Israël pour leur dire…», comme s’il s’agissait de la simple convocation du peuple pour lui communiquer, telle quelle, la Parole divine. En réalité ces premiers mots qualifient la communauté d’Israël  au regard de sa propre histoire et vis à vis de Dieu. Et cette terminologie est essentielle si l’on se souvient que la paracha précédente relatait la régression idolâtre du Veau d’or qui mena le peuple des Bnei Israël au bord de l’anéantissement, en lui faisant perdre  toute substance, toute  consistante, toute forme distinctive, mais également toute mémoire. Et ce fut la grandeur de Moïse que d’y parer, alors même qu’il se trouvait sur le mont Sinaï pour y recevoir l’enseignement divin. Moïse n’eut  de cesse d’abord que d’obtenir que Dieu diffère sa réaction immédiate (chouv mi h’aron apekha), avant qu’Il ne lui révèle les 13 attributs de la compassion  et avant que lui même, Moïse, ne retrouve le peuple pour y exercer  le jugement de sa transgression, de sorte qu’il ne fût plus porté à la récidive.

A la suite de cette tourmente d’un extrême violence, le peuple se sent désemparé, jugé et déjugé à la fois, découronné de tous les attributs qu’il avait acquits par son acceptation de la Loi au Sinaï. Or il lui faut reprendre l’oeuvre du Sanctuaire et sa marche dans l’Histoire. C’est pourquoi, Moïse, pour qui les temps de cette histoire, quels qu’ils soient, doivent se suivre et non pas s’entr’annuler, a à cœur de reconstituer le peuple dans ses configurations essentielles, post – traumatiques, afin qu’il se remette à l’oeuvre lui permettant  d’offrir digne hospitalité à la Présence divine. Et c’est pourquoi aussi le verbe VaYaKHeL est utilisé, et qu’il l’est au regard de ce groupement humain nommé ÊDA. Ce dernier terme est construit sur la racine ÊD qui désigne le témoignage, dimension irrécusable de la Création et plus particulièrement du site adéquat à l’Humain, le GaN  ÊDeN. A ce moment précis, le peuple ne  forme pas simplement un goï, une ethnie, terme que Samson- Raphaël Hirsch rapproche de GouPH, le corps. Il constitue une ÊDA, une communauté en mesure de témoigner des phases précédentes de son parcours en attendant d’en engager les suites; une communauté dotée désormais d’une Histoire, avec ses instants lumineux et ses phases sombres, une Histoire entière, appelée à se poursuivre et non pas à recommencer chaque fois de zéro, comme une plante que l’on voudrait rempoter chaque matin.

C’est dans le prolongement de cette Histoire attestée que Moïse emploie précisément le verbe VaYeKHeL pour qualifier la nouvelle manière de rassembler le peuple convalescent, de constituer la ÊDA en KaHaL. Le sens de ce mot se déduit de sa racine KHL, où se discerne la racine encore plus intime HL, que l’on retrouve dans NaHeL, la direction supérieurement inspirée, ou dans HaLeL, l’action de grâce.

Tous ces termes pivotent autour la lettre Hei qui désigne la Présence divine, Présence  rendue possible en milieu humain parce que les autres valeurs de cette lettre- source  y sont réalisées: le sens de l’interrogation, celui de la perspective, celui de la singularisation et celui de la féminité. Par l’emploi de ce terme c’est ce bouquet de significations liées entre elles, que Moïse, doué de l’esprit de suite sans lequel aucune Histoire n’est concevable, réunit.

Et qu’annonce t –il aussitôt de la Parole divine? D’une part, la nécessité de l’observance du chabbat et d’autre part, mais ensuite seulement, la nomenclature confirmée de tous les matériaux et éléments qui constitueront le Sanctuaire une fois que le travail requis à cette fin aura été mené à son terme. Cet ordre n’est pas aléatoire. Il faut comprendre que c’est le chabbat qui confère sa signification générique au Sanctuaire, parce que c’est le chabbat – comme on le verra plus longuement à propos d’une autre paracha – qui fait se révéler pleinement l’âme humaine à partir de ses premières palpitations, tandis que la capacité de l’observer atteste de la maîtrise des pulsions humaines lesquelles, à la différence des pulsions animales, sont en mesure de dominer son intelligence et de  l’asservir.

Forts de cette réorientation, intime et historiale, les Bnei Israël se remettent à l’oeuvre, pansant leurs blessures et attendant que le Sanctuaire édifié, et édifié par tous, porte témoignage que la régression du Veau d’Or n’est plus qu’un mauvais souvenir, un mauvais souvenir qu’il ne faudra  tout de même pas complètement oublier, témoignage oblige.

Raphaël Draï z’l

HAFTARA KI TISSA

In Uncategorized on mars 1, 2024 at 10:25
21Ki-Tissa15

La paracha Ki Tissa relate les circonstances et les conséquences de la transgression du Veau d’or, tout juste après que les Bnei Israël ont accepté les dix Paroles du Sinaï. Pour bien faire comprendre qu’il ne suffit pas d’accepter un idéal, formellement. Qu’ensuite tout dépend de sa réalisation et celle-ci – à moins de supposer le problème résolu de la discordance entre l’idéal et le réel – ne va jamais de soi.

A des siècles de distance c’est à une discordance analogue que se heurte le prophète Elie, sous le règne du couple royal et idolâtre formé par Achab et Jézébel. En ce temps là les prophètes fidèles à l’Alliance du Sinaï sont impitoyablement persécutés. Lorsque l’on parvient à les capturer ils sont exterminés en masse. Dans son ensemble, le peuple fait montre de passivité laquelle encourage le couple royal et scélérat à persister dans ses agissements. C’est pourquoi le prophète Elie le convoque maintenant à une inéluctable épreuve de vérité. Il est temps que le peuple cesse « de boiter sur ses deux jambes », qu’il cesse de tergiverser, s’imaginant que le Dieu du Sinaï et que les idoles de Canaan sont des choix alternatifs. Le prophète Elie, lequel en attendant a bloqué toutes les sources d’eau sur la terre en litige divin, défie les 450 « prophètes » de Baâl face à ce peuple moralement claudiquant. Que l’on prépare un autel et qu’on y apprête symétriquement deux taureaux mais sans y mettre le feu avant l’heure convenue. Après quoi chacun invoquera son dieu. Le premier qui consumera le sacrifice, sera reconnu pour l’unique et vrai Dieu. Le peuple acquiesce.

Les premiers, dès le matin, les prophètes de Baâl, apprêtèrent leur sacrifice et se mirent à invoquer leur divinité tutélaire. Leurs implorations durèrent jusqu’à midi. En vain. Point de réponse. Et les voici qui s’agitent et se démènent au dessus de l’autel qu’ils avaient eux même confectionné, comme s’ils y cherchaient un défaut de conception et de fabrication qu’ils n’y avaient pas immédiatement perçu. A midi, Elie les interpelle sur un ton qui passerait pour ironique s’il ne correspondait exactement à la réalité de la croyance idolâtre et à ses liturgies illusoires: « Appelez à haute voix (bekol gadol) car c’est un dieu ! » Sans doute ce dieu est-il occupé à des affaires plus importantes ! A moins qu’il ne se soit accordé, qui sait, un petit somme dont il finira bien par s’éveiller ! Face à ce défi les prophètes de Baâl s’adonnent à une liturgie encore plus violente et sanglante, paroxysmique. Ils tailladent le corps d’où leur sang ruisselle, sans cesser d’invoquer leur divinité, et cela jusqu’au milieu de l’après midi. Cependant, toujours point de réponse ni aucune marque d’attention. C’est le moment décisif. Elie demande au peuple, à tout le peuple (col haâm) de bien vouloir s’approcher de lui (guéchou élay). Et le peuple dans son entier s’approche de lui.

Elie commence par rétablir symboliquement et matériellement l’autel de Dieu, jusqu’alors démantelé. Ensuite il réunit un ensemble de douze pierres représentant également les douze fils de Jacob, nommé à présent Israël, de ce nom transcendant que chaque Bnei Israël doit assumer personnellement. Après quoi, il dispose les éléments du sacrifice proprement dit et fait entourer l’autel d’une tranchée. Sur le taureau sacrificiel il fait verser par trois fois quatre cruches d’eau, par quoi se retrouve la symbolique du douze. Cette eau est versée en abondance au point d’emplir la tranchée.

Et c’est au moment précis de la prière de minh’a, qu’Elie en appele au Dieu d’Israël « Réponds moi, Seigneur ! Réponds moi et que le peuple sache que tu es l’Eternel Dieu (Hachem Haélohim) et toi tu les ramèneras leur cœur à son origine (ah’oranit) ». Et cette fois la réponse de Dieu survient sous la forme d’un feu qui consume le taureau sacrificiel, le bois, les pierres et la terre avant d’assécher toute l’eau de la tranchée. Enthousiasmé, le peuple exulte et proclame son adhésion élective en en redoublant l’expression: « L’Eternel est Dieu, l’Eternel est Dieu ».

Peut on affirmer alors qu’Elie a « gagné », qu’il est sorti vainqueur de cette épreuve divine, de cette ordalie? La réponse est moins évidente qu’il ne le semble. Pourquoi? Précisément parce que nous ne sommes plus immédiatement après la Sortie d’Egypte, alors que le peuple était encore tout imbibé, si l’on peut dire, de mentalité et d’habitudes idolâtres. Des siècles et des siècles se sont écoulés et il semble que le travail spirituel soit sans cesse à reprendre depuis le début (ah’oranit), tant s’avèrent lourdes les propensions idolâtriques.

Version biblique du mythe de Sisyphe? En partie mais surtout enseignement profond sur ce que signifie cheminer dans l’Histoire avec ce que celle-ci exige de patience, de lucidité, d’endurance et de fermeté spirituelle.

                       Raphaël Draï zal 6 mars 2015

In Uncategorized on février 22, 2024 at 9:55
20Tetsavé15

(Ez, 43, 10 et sq.)

En résonance avec la paracha Tétsavé, par laquelle se poursuit la description de l’édification du Sanctuaire au Désert, du Michkane, comme toujours, à des siècles de distance, et comme si le temps prophétique n’était pas sous la juridiction du temps chronologique, ce passage du prophète Ezéchiel vient à la fois marquer la continuité de l’histoire chronologique d’Israël et déployer cette histoire dans un espace-temps différent, celui de la vision prophétique, de la névoua. Ce qui conduit aux observations suivantes.

La prophétie d’Ezéchiel est sans doute la plus incandescente, la plus énigmatique, celle qui déploie l’esprit prophétique jusqu’à des limites jamais atteintes jusqu’alors – que l’on songe aux visions concernant Gog et Magog et celle relative à la résurrection des morts. Et pourtant le prophète y est désigné par la parole divine comme « Fils de l’Homme » (ben Adam). Ce qui tend à établir la dimension universelle de cette prophétie puisqu’il y est question de rétablir le peuple d’Israël en ses véritables assises mais également l’Humain sur les siennes. D’où l’attention que l’on doit porter au contenu de cette prophétie.

Par ailleurs, et c’est en cela qu’elle concerne directement la paracha homologue, il y est question de la construction d’un nouveau Temple dont on se demandera, au regard de la période où Ezéchiel intervient : après la conquête de Jérusalem par Nabuchodonosor et la déportation d’une très grande partie de sa population, s’il s’agit du second Temple, du Baït cheni, ou d’ores et déjà du troisième Temple. Dans tous les cas, il est donné à comprendre que cette succession n’est pas strictement linéaire mais, une nouvelle fois prophétique. Dans la pensée prophétique – et le moment venu la pensée talmudique en prendra le relais – le 2 ne succède pas mécaniquement au 1 tout en précédant le 3 et les chiffres qui s’ensuivent. En réalité cette succession souligne une élaboration, une décantation, un affinement.

  • Le 1 marque le commencement du processus.
  • Le 2 sa modification.
  • Le 3 sa phase synthétique.

Encore faut –il déployer les efforts personnels et collectifs, matériels et spirituels, qui permettent à ce processus de se développer au lieu de se trouver bloqué sur une des phases antérieures.

Le premier Temple, bâti par Salomon, comme on l’a vu dans la précédente haphtara, a été détruit par les armées venues du Nord. Un autre temple sera reconstruit après le retour de l’exil babylonien et ce Temple sera détruit à son tour par les légions romaines. La prophétie d’Ezéchiel saute-t-elle, si l’on ose dire, cette étape pour décrire les caractéristiques non pas d’un autre Temple mais d’un Temple autre dont nombre de ses caractéristiques, dimensions et aménagements font justement l’objet d’une grande partie du livre d’Ezéchiel, jusqu’à sa vision conclusive ? Faut-il en déduire que les temples, une fois détruits, se remplacent et se rebâtissent comme des bâtiments ordinaires et qu’il n’y faut pas chercher d’autres enseignements qu’architectoniques ?

On serait tenté de le penser par une lecture rapide et superficielle des versets constituant cette haphtara où il sera question, certes, de la construction physique de l’édifice mais de telle sorte qu’il devienne ou redevienne apte à recevoir les purs sacrifices, les korbanot, des Prêtres, des Cohanim, assistés des Lévites; les uns et les autres reconnus dignes d’assumer cette responsabilité sacerdotale, celle par laquelle un double rapprochement est opéré entre les Créateur et ses créatures, et entres les êtres humains, es qualités.

On ne saurait s’y méprendre : la présente haphtara prolonge effectivement la précédente dans sa lettre et dans son esprit tout comme la paracha Tétsavé prolonge la paracha Térouma. Ce qui se déduit des termes mêmes employés par le prophète Ezéchiel dès le verset 11 lorsqu’au nom du Créateur il précise l’état d’esprit dans lequel sera conduite la nouvelle entreprise: « Et s’ils ont vergogne de tout ce qu’ils ont fait, donne leur intelligence de la Forme primordiale (Tsoura) de la Maison, de ses installations, de ses voies d’accès et de ses issues et de toutes ses autres formes et de toutes mes principes légaux (h’oukotaiv) et de toute ma Loi générique (Torotaiv); donne leur connaissance et écris les à leurs yeux et ils observeront toutes ces formes et tous ces principes légaux et ils les accompliront » (Ez, 43, 11).

Selon les termes de ce verset particulièrement significatif, le vocabulaire proprement architectural avec le vocabulaire juridique et spirituel s’entremêlent comme si l’on avait voulu former par leur mixage un matériau d’un genre nouveau, particulièrement solide et inaltérable.

L’architecture matérielle n’a pas d’avenir tant qu’elle ne bénéficie pas de cette armature légale et spirituelle.

                         Raphaël Draï zal, 26 février 2015

COMMENTAIRE DE LA HAPHTARA TEROUMA

In Uncategorized on février 15, 2024 at 11:13
19Térouma15

A la mémoire de Robert Attal, 

Mémorialiste scrupuleux du pogrom qui ensanglanta Constantine le 5 août 34. 

Rois (V, 26 et sq)

Cette haphtara entre en résonance avec la paracha Térouma qui décrit les modalités de construction du Sanctuaire, du Michkane, dans le désert, après la libération de l’Egypte esclavagisteEncore qu’il ne faille pas se méprendre sur l’intention directrice de cette oeuvre collective: « Ils me feront un sanctuaire et je résiderai en eux « (Ex, 25, 8). « En eux », dans leur milieu cordial et hospitalier, et non pas à proprement parler dans cette installation qui n’en est, si l’on peut dire, que le corridor spirituel, serait-il s’une splendeur inégalée. A des siècles de distance, alors que le peuple d’Israël s’est doté d’un roi et même d’une dynastie royale, et alors que le Roi Salomon, fils du Roi David a été autorisé à édifier un temple « en dur » dans Jérusalems’entend la même condition pour éviter le malentendu selon lequel le Dieu du Sinaï serait localisable et logé à demeure, pour ne pas dire assigné à résidence en un lieu déterminé.

La Haphtara commence par un rappel : conformément à son engagement, lequel suivait la demande particulière du jeune Roi en ce sens, Dieu a fait dévolution de la faculté de sagesse (h’okhma) à Salomon. Il s’ensuit très directement un état de concorde et de paix entre lui et le phénicien H’iram au point qu’ensemble ils concluent une alliance (berith). Quel en est l’impact sur le peuple d’Israël ? Celui-ci sera t-il impliqué de corps et de cœur dans la construction du Temple comme le furent ses ancêtres au désert lors de la construction du Michkane?

Le Livre des Rois souligne à ce propos un changement radical, une régression préoccupante. En premier lieu les fonctions de H’iram en cette entreprise ne sont pas clairement définies. Etait-il simple conseiller et maître d’oeuvre ou avait-il une part décisive dans la conception spirituelle de l’édifice, ce qui en eût modifié l’intention première ? Ensuite, la première des mesures prises par Salomon pour mener à bien cette tâche ne consiste guère à solliciter le concours volontaire du peuple mais à lever de lourds impôts (mass) et à expédier des corvées (10.000 hommes en rotation mensuelle) jusqu’au Liban pour s’y procurer les matériaux requis par cette construction. Adoniram est chargé de leur bonne marche. Salomon va également commander le port de lourds blocs de pierre qui serviront comme on l’a dit à la construction en dur, dans tous les sens de l’adjectif, de l’édifice.

Le texte croit devoir préciser que l’entreprise se déroulait 480 ans après la Sortie d’Egypte. Simple indication chronologique ? Ou bien, là encore, observation de portée spirituelle pour indiquer, comme dans la haphtara précédente, la présence mentale, la prégnance consciente et inconsciente de l’Egypte sur les dirigeants d’Israël – comme sur tous ceux de cette partie de l’Univers – en dépit du don divin de la Sagesse qui leur a été départi, on l’a vu, à leur propre demande ? Il s’ensuit également à partir du chapitre VI une série d’indications particulièrement précises sur le plan du Temple, sur ses dimensions portantes (middot) et sur ses aménagements internes. Au regard de la référence précédente à l’Egypte il s’agit de savoir quelle est la nature exacte de ces middot. Se réduisent-elles à leur projection spatiale ou bien comportent t-elles une énergie spirituelle transcendante ? Aussi la Parole divine advient-elle une nouvelle fois au Roi Salomon pour dissiper tout malentendu à ce sujet.

À elle seule la construction du Temple ne suffit pas à garantir la Présence divine au sein du peuple. La condition déterminante se trouve énoncée à nouveau et elle s’avère d’une extrême clarté sur le mode « si.. alors » : « Cette Maison que toi tu construis, si tu te comportes (telekh) selon mes statuts (béh’oukotaiv) et que tu accomplisses mes jugements (michpataiv), et que tu observes l’ensemble de mes commandements (eth col mitsvotaiv) pour te comporter selon eux, alors je donnerai envers toi consistance à ma Parole selon ce que j’avais dit à David ton père ».

C’est à cette condition et à cette condition seulement que la Présence divine sera bien présente au cœur du peuple d’Israël et que Dieu n’abandonnera jamais ce peuple qu’il appelle « mon peuple » pour bien marquer, le cas échéant, que Salomon n’en est le Roi que pour autant qu’il observe la Loi entérinée par ce peuple sacerdotal au Sinaï; une Loi qui continue d’orienter son existence dans le sens de la vie en dépit des cahots de celle-ci et des éventuelles vicissitudes d’une Histoire qui demeure celle d’une indéfectible Alliance.

Raphaël Draï zal, 19 février 2015

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COMMENTAIRE DE LA HAPHTARA : MICHPATIM

In Uncategorized on février 8, 2024 at 10:38
18 Michpatim15

 Jérémie 34 ; 8 à 22 et 33 ; 25, 26

La paracha Michpatim s’inaugure par la prescription capitale selon laquelle tout travailleur ayant engagé sa force de travail pour des raisons diverses doit obligatoirement être rendu à sa liberté la septième année (Ex, 21, 2). On mesure l’impact de cette prescription inaugurale sur le modèle politique, social et économique d’Israël. La présente haphtara souligne à quel point pareil modèle se veut intransgressible. Elle est tirée du livre de Jérémie, avec Esaïe et Ezéchiel un des trois « grands prophètes » – grand par la dimension des textes en question – de l’Israël devenu souverain sur la terre dont Dieu a fait dévolution aux Patriarches.

Selon l’enseignement d’André Neher la mission prophétique consiste non pas à prédire l’avenir mais à préserver les termes de l’Alliance du Sinaï, à les restituer en cas de besoin dans leur sens réel, quitte à destituer le Roi qui les méconnaît ou qui les transgresse. Ainsi en va t-il de la libération des travailleurs hébreux après les six années maximales de leur emploi, lui même régi par un minutieux droit du travail. Cette libération, nommée dror, n’est ni négociable, ni susceptible d’« aménagements ». L’être humain doit assumer sa liberté sans laquelle il n’est pas de responsabilité digne de ce nom. D’aucune manière la conjoncture, aussi contraignante qu’elle soit à titre personnel, ne doit porter atteinte à cette vocation.

C’est à ce rappel que procède Jérémie, au VIème siècle avant l’ère actuelle et prés de deux millénaires après la promulgation du michpat précité. Quant à la conjoncture historique l’injonction du navi intervient à la suite du schisme qui a clivé la terre d’Israël entre deux tronçons de royaume: celui d’Israël et celui de Juda dans le ressort duquel se trouve la capitale: Jérusalem. Profitant des dissensions entre ces deux demi-royaumes, les armées de Nabuchodonosor ont envahi leur territoire et s’approchent de la capitale pour la subjuguer. Comment leur faire face?

Pour le prophète Jérémie chercher de nouvelles alliances serait de nul effet. Il faut bien le comprendre: la force militaire de Nabuchodonosor n’est qu’une conséquence de l’affaiblissement moral du peuple d’Israël devenu irrespectueux de l’Alliance sinaïtique. Il semble que le roi de l’époque, Sédécias, en ait été convaincu. C’est pourquoi il incite tout ce qui est devenu l’aristocratie du Royaume, qui transgresse le principal capital du dror, à le rétablir immédiatement, à revigorer l’Alliance, la Berith, à libérer les hommes et les femmes qui se trouvent encore indûment liés à ceux qui sont devenu leur « maîtres » au delà des six années légales.

La haphtara décrit les deux mouvements contrastés qui s’ensuivent et là se trouve une première leçon. Dans un premier temps, mus par un sentiment où se mêlent culpabilité et enthousiasme moral, les nouveaux maîtres obéissent à cette injonction, mais dans un second temps qui annule le premier ils se ravisent et se saisissent à nouveau des travailleurs qu’ils avaient libérés. Ce retournement mental fait alors penser irrésistiblement à celui du Pharaon et de sa caste une fois qu’ils s’étaient résignés à laisser s’en aller le peuple des hébreux (Ex, 14, 5). Signe que l’Egypte esclavagiste s’était reconstituée au sein même du peuple d’Israël.

Cependant, comme on y a souvent insisté, l’Alliance comporte sa propre logique interne. On ne saurait s’en délier pour les obligations à quoi elle engage et vouloir bénéficier des bénédictions qu’elle induit. Cette logique va s’appliquer ici en pleine responsabilité, d’où l’emploi du terme lakhen qui veut dire: par suite, par conséquent, de ce fait même (Jr, 34, 17). Cette caste se prétend libérée de l’Alliance? Elle le sera aussi de la sollicitude divine et se verra inexorablement livrée à l’arbitraire d’un potentat dont la seule loi est celle de sa volonté.

Faut-il alors se résoudre à reconnaître dans ces représailles l’action du « Dieu vengeur de l’Ancien Testament »? Certainement pas. Les deux versets de conclusion, tirés, eux, d’un chapitre antérieur de la prophétie de Jérémie (33; 25, 26) rappelle que toute sanction divine est destinée à ramener le peuple sur les voies de la vie et que l’amour de Dieu pour ce peuple, pour son peuple, est imprescriptible (Jr ; 2, 2). C’est sur le fond de cet amour sans intermittences que le peuple doit trouver la force de s’en revenir des chemins sans issue où il avait cru pouvoir inconsidérément s’engager.

Raphaël Draï zal, 12 février 2015

LE SENS DES MITSVOT: PARACHA YTRO

In Uncategorized on février 1, 2024 at 8:56
17 Yitro15

 « Souviens toi du jour du chabbat pour le sanctifier. Six jours tu œuvreras (taâvod) et tu feras tout ton travail (eth col melakhtékha) mais le septième jour est chabbat pour l’Eternel ton Dieu; tu ne feras aucun travail (melakha), toi, ton fils, ta fille et ton bétail, ni l’étranger qui et dans ta juridiction. Car six jours Dieu a fait le ciel et la terre et la mer et tout ce qui se trouve en eux et il est resté quiet le jour septième, c’est pourquoi Dieu a béni (barekh) le jour du chabbat et l’a sanctifié (vaykadéchéhou) » (Ex, 20, 8).

Les prescriptions concernant le chabbat se trouvent énoncées dans le Décalogue, sur la première des Tables, celle qui concerne les règles régissant les relations directes entre l’Humain et le Créateur. On sait quelles feront l’objet d’attaques incessantes de la part de régimes tyranniques ou de mouvances religieuses qui les déclareront anachroniques et périmées. Pourtant leur position dans le Décalogue souligne leur importance décisive avec le fait qu’elles ne puissent être modifiées ou abrogées arbitrairement. Ne sont-elles pas rattachées à ce que l’on pourrait appeler l’exemple de Dieu, et cela non pas analogie ou par métaphore mais dans le corps du texte? Quelle en est la signification d’abord pour l’Humain, alors représenté par le peuple des Bnei Israël?

Cette collectivité humaine vient d’être libérée d’un long et dur esclavage où son esprit autant que son corps étaient enchaînés. Cette situation est rendue par l’expression kitsour roua’h et par celle de bepharekh. La première se rapporte en effet à l’étrécissement de l’esprit, tellement asservi à sa tache qu’il en devient incapable de penser au delà du champ de boue où piétine le corps qui le porte. L’autre se rapporte à l’atrophie du langage, réduit aux ordres des maîtres de corvée, des ordres auxquels il est impossible de ne pas obéir, sans formuler une seule objection. Telle était la Loi de ce régime là à la suite des bouleversements qui s’y étaient opérés une fois Joseph oublié. C’est pourquoi la libération de l’Egypte carcérale, obtenue après une terrible épreuve de force, n’est pas une fin en soi. Elle se prolonge dans un projet qui constitue sa finalité et qui se trouve formulé précisément dans de Décalogue, qualifié également, selon l’expression originelle hébraïque: « les dix Paroles », en référence notamment avec le régime du bepharekh que l’on a souligné. Ce projet institue l’être humain suivant deux dimensions inséparables.

L’Humain est d’abord un «œuvrant» mais aussi un «pensant», au terme de la séquence suivante. Durant les six premiers jours de la semaine, il accomplira de manière exhaustive toute son œuvre (melakha) mais le septième jour sera dévolu non pas au ne-rien-faire mais aux expressions de son esprit. On aura remarqué que deux mots désignent le travail: âvoda et melakha. On pourrait estimer qu’ils s’opposent, que le premier désigne le travail grossier, incurablement servile, un reliquat de l’esclavage antérieur. Ce serait oublier que ce mot désigne aussi et surtout le Service, au sens social et sacerdotal. De ce point de vue tout travail consisterait dans le service désintéressé d’autrui, vis à vis duquel une obligation comparable serait requise. L’autre terme est celui de melakha, bâti sur la racine MLKh qui désigne la souveraineté, laquelle tisse ensemble la liberté individuelle et la préoccupation du bien commun.

L’œuvre de six jours prédispose alors à vivre pleinement le septième qui est celui du retour sur soi, à la lettre de la réflexion. Ce qui ne se réduit pas à un pur et sec exercice analytique. Le jour du chabbat est celui durant lequel l’œuvre des jours précédents livre son sens non plus au degré du corps mais à celui de l’âme, laquelle trouve l’espace-temps spirituel qui lui permet de se révéler. C’est pourquoi le chabbat est associé pour Rabbi N’ah’man de Bratslav à la vérité (emeth). La vérité se situe au delà du temps heurté et souvent contradictoire de l’œuvre quotidienne avec ses ajustements continuels, ses revirements, ses déconvenues et ses ruptures. On en arrive ainsi à douter que l’existence ne soit pas insensée et anarchique. Le jour du chabbat ouvre à un autre point de vue. Non pas qu’il « ré-enchante » comme par magie les six jours précédents mais par cette émergence d’une faculté supérieure de l’Être, il les inscrit à une autre hauteur, dans une autre perspective. Aussi, comme le verset précité l’indique, Le Créateur observe lui aussi le chabbat car une fois qu’il a façonné l’Humain avec de la glaise, il doit l’envisager sous un visage différent, selon sa vocation, comme être parlant et pensant, unique dans sa Création et appelé à parachever celle-ci.

                   Raphaël Draï zal, 4 février 2015

LE SENS DES MITSVOT: PARACHA BECHALA’H

In Uncategorized on janvier 25, 2024 at 8:20
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« On fit savoir au Roi d’Egypte que le peuple s’était enfui ; alors le cœur de Pharaon et de ses serviteurs fut inversé (yéapekh) à l’égard du peuple et ils dirent : « Qu’avons nous fait là d’avoir renvoyé Israël de notre servitude! » (Ex, 14, 5).

« Ainsi (az) chantera Moïse et les Enfants d’Israël … » (Ex, 15, 1).

Depuis que la confrontation a commencé entre le Pharaon et le Dieu dont Moïse et Aharon rapporte les demandes, la question morale d’une très forte intensité est posée. Comment expliquer sinon justifier le comportement de Pharaon, d’abord hautain et cassant, puis accommodant et même repentant pour ne pas dire manœuvrier ? Ce dernier revirement l’atteste. Après avoir autorisé, fût-ce la mort dans l’âme, le départ des Hébreux, voici que sur un simple renseignement concernant leur localisation, et estimant qu’ils s’étaient d’eux mêmes fourrés dans un piège, l’état d’esprit du Pharaon et de ses principaux conseillers les incite à un revirement ultime. Le verbe yéaphekh est encore plus fort. Il marque une complète inversion (hipoukh) comme si le passé ne s’était pas produit, comme s’il n’avait pas été constitué par des événements ayant une signification propre.

Voici qu’une nouvelle fois le jugement de Pharaon se réduit à l’instant actuel, qu’il se trouve dans l’incapacité de relier passé, présent et futur. Son jugement est obnubilé par son désir de toute puissance. Tout l’autorise à nourrir ce désir, même et surtout s’il a été fortement contrarié jusqu’ici. En termes de psychologie contemporaine l’on dirait que la personnalité de ce pharaon est une personnalité « alternante », qu’elle oscille sans cesse entre deux pôles contraires sans pouvoir trouver la juste voie laquelle en l’occurrence serait celle du respect de la réalité. Pharaon se montre incapable d’esprit de suite, ce que la langue hébraïque rend par le vocable ÊKeV que l’on retrouve dans le nom de Jacob: YaÂKoV. C’est pourquoi, l’esprit obscurci par le dernier élancement d’un désir comparable à un raptus, il croit devoir se lancer à la poursuite des Enfants d’Israël pour tirer d’eux d’abord une sanglante vengeance puis en ramenant les rescapés hébétés sur la terre d’Egypte afin de pérenniser le système esclavagiste dont elle vivait largement.

On sait ce qu’il en adviendra: après que l’armée de Pharaon s’était lancée dans le chemin à sec de la Mer Rouge dont les eaux s’étaient partagées en plusieurs chenaux, la destruction complète de cette armée transformée en une horde de bouchers décidés à exercer une vengeance mémorable et à obtenir une victoire rétroactive qui eût fait oublier jusqu’à la première des dix Plaies.

Relevons ainsi l’opposition entre la personnalité de Pharaon et celle de Moïse au contact précisément de cette même réalité. Un autre mot: az la dénotera. Lors de la révélation du Buisson ardent, l’on se souvient que Moïse n’avait pas déféré spontanément à la demande divine relative à la Sortie d’Egypte. Il avait plutôt accumulé les objections et les réserves, estimant cette mission hors de ses moyens d’alors. Une de ces objections mérite d’être soulignée: « Et Moïse dit à Dieu: « De grâce mon Seigneur, je ne suis pas homme éloquent et cela ni d’hier, ni d’avant hier, ni depuis toujours (méaz) (Ex, 4, 10) ». Le sens de cette objection doit être bien compris à partir de ce dernier terme: méaz. Moïse objecte d’une incapacité qui ne date pas d’aujourd’hui et qui ne s’est pas manifesté dans un passé à peine récent. Dire que ce handicap date depuis toujours laisse entendre qu’il durera toujours, qu’en somme il est incurable et que rien ne sert de l’ignorer. À ce moment là Moïse, tout grand qu’il soit et appelé à l’être encore plus, commet une erreur face à son interlocuteur divin: il extrapole de sa situation présente à la suite des temps, comme si l’avenir n’existait pas en soi, qu’il n’était qu’un simple prolongement du passé. La réplique divine sera bien celle de ce Dieu justement appelé Eternel. L’Eternité n’est pas la simple expansion indéfinie d’un temps antérieur, fixé une fois pour toutes et qui de ce fait pourrait être celui du désespoir absolu. L’Eternité est celle du Créateur qui « par sa bonté renouvelle chaque jour et perpétuellement l’œuvre de la Création ».

Depuis, Moïse s’est laissé convaincre et d’objecteur à la Parole divine il en devient le réalisateur effectif et patient. Cette transformation personnelle se verra consacrée après la traversée de la Mer Rouge. Face à l’évidence de la libération du peuple hébreu dans son ensemble c’est bien le mot az qui advient aux lèvres de Moïse mais dans un sens complètement transformé, placé cette fois en perspective d’avenir. Et c’est sans doute pourquoi le traité Sanhédrin du Talmud s’appuiera notamment sur ce verset écrit au futur pour attester de la résurrection des morts et sur la prévalence de la vie.

Raphaël Draï zal, 29 janvier 2015

LE SENS DES MITSVOT: PARACHA BO

In Uncategorized on janvier 18, 2024 at 6:41

« Et Dieu dit à Moïse et à Aharon en terre d’Egypte afin qu’ils l’explicitent: « Ce mois ci (hah’odech hazé) pour vous sera en tête des mois (roch h’odachim), il sera premier (richon) des mois de l’année (h’odché hachana) (Ex, 12, 2).

15 BoJanv15

Pour les plus grands commentateurs de la Tradition juive, ce verset constitue en réalité la première de toutes les mitsvot spécifiquement prescrites aux Bnei Israël au moment où ils sont eux mêmes constitués en tant que peuple et afin que cette dimension reçoive tout son sens. Celui-ci peut à son tour être perçu et explicité clairement si l’on ne perd pas de vue que cette collectivité humaine tente de sortir d’un long, d’un très long esclavage qui lui fait perdre le sens des deux coordonnées principales de la conscience humaine: l’espace et le temps. L’espace se réduit pour les esclaves aux champs de corvée où ils façonnent à la chaîne des briques, avec de la boue et de la paille. Quant au temps, il se dévide dans une suite de jours sans autre destin que leur infinie répétition. De cette double atrophie, spatiale et temporelle, résulte le kitsour rouah’, l’étrécissement à presque rien de leur champ de conscience. A quoi il faut ajouter le bépharekh, l’atrophie de leur parole qui ne trouve à s’exercer que pour l’exécution sans délais d’ordres qui se veulent sans réplique, sous la menace des gourdins. C’est à la restructuration de ce champ de conscience, pour ne pas dire à sa structuration tout court, qu’est dévolue cette première prescription dont il faut s’attacher à comprendre la formulation et l’intention.

Il n’est guère aisé de définir ce qu’est le temps en soi. Il s’agit ici du temps à la fois psychologique, celui d’êtres appelés à la liberté individuellement vécue, et du temps historique, celui d’un peuple appelé à assumer collectivement une vocation au sein de l’humanité. Ce temps là se comprend selon trois modalité particulières mais qui s’intègrent les unes aux autres: le temps quotidien, celui des jours nommés yamim; le temps mensuel, celui que scandent les mois (h’odachim), et le temps annuel, celui de la chana. A quoi se rapportent-ils?

Le temps quotidien est celui de cette conscience minimale qui permet aux esclaves de simplement survivre. Comme on l’a vu, ce temps- là est devenu celui des répétitions stériles, du piétinement bourbeux. Aussi importe t-il de lui conférer une autre dimension, qui l’ouvrira à une autre perspective: le mois, en hébreu h’odech. Vocable particulièrement significatif par lui même et au regard du contexte actuellement éclairé. Par lui même puisque ce vocable est construit sur la racine H’DCh qui désigne le renouvellement, l’innovation, donc la reprise de la Création, par suite l’exact inverse de la répétition sans aucune progression sensible. Ce temps nouveau doit faire l’objet d’une première perception active, d’une première prise de conscience, immédiate, événementielle, rendue par la formule ce « mois-ci (hah’odech hazé) ». Et c’est en tant que tel qu’il deviendra non pas le premier mois, au sens ordinal, mais littéralement « la tête des mois », roch h’odachim, comme sera institué, dans une dimension supplémentaire de la durée, une tête de l’année: roch hachana. De sorte que l’on passe d’un temps qui est surtout un non-temps, celui de l’asservissement des sens et de l’esprit, d’un temps pour ainsi parler décapité, à un temps où se relient le passé, le présent et l’avenir; la mémoire, la décision et le projet.

Et c’est une fois ce premier étayage réussi que s’instituera le temps proprement calendaire, celui de la succession ordinale des mois, lesquels de ce fait même formeront une autre dimension encore de la temporalité, celui de l’année, de la chana. Ce dernier vocable est construit sur la racine ChN qui désigne maintenant le changement; non pas la modification mécanique mais celle qui intègre la dimension préalable du h’odech, de l’innovation, mais démultipliée selon les douze visages du peuple, suivant les douze facettes d’une Création scandée par des saison diversifiées, celles de la pluie d’hiver (guéchem) ou de la rosée printanière (tal).

On comprend mieux pourquoi le verset précité précise que ces prescriptions sont données en terre d’Egypte, autrement dit sur cette terre qui était devenue pour les descendants de Jacob celle de la dissolution des esprits, de la lobotomisation spirituelle.

Toutes les mitsvot qui s’ensuivent, et particulièrement celles qui concernent l’agneau pascal seront comprises selon cette perspective, à partir d’un temps qui se remembre et de corps jusque là pulvérisés, qui se rejoignent en plein clarté de l’esprit, sachant que l’Histoire est également redevenue printanière.

Raphaël Draï zal, 22 janvier 2015

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LE SENS DES MITSVOT: PARACHA VAERA

In Uncategorized on janvier 12, 2024 at 1:37

« Et l’Eternel (Elohim) parla à Moïse et lui dit, à lui (elav): « Je (Anokhi) suis Dieu (Tétragramme) » » (Ex, 6, 2).

14 VaéraDéc14

Dans ce premier verset, qui doit être relié à celui d’une révélation préliminaire, celle du Buisson ardent, sont mentionnés trois « noms » de Dieu, tel qu’il se prépare désormais à une confrontation avec le potentat qui nie Son existence: avec Pharaon. Cette confrontation fera l’objet du récit à venir, avec ses dix « frappes » rendues inéluctables par l’obstination de cet homme qui se prenait pour le Créateur et était adoré à ce titre par sa cour et par ses sujets.

Une première question se pose: ces trois noms: Elohim, Anokhi et le Tétragramme ne sont-ils pas redondants? Un seul d’entre eux n’eût-il pas suffi pour conforter Moïse dans ses propres résolutions et auprès des Bnei Israël dont la persécution s’est entre temps aggravée, malgré l’énoncé de la libération, si ce n’est à cause d’elle? Il ne le semble pas et comme nous le verrons, ces trois noms, pour peu que l’on en discerne le sens exhaustif, correspondent à trois modalités de l’intervention divine telle qu’elle est annoncée à Moïse.

Une autre question apparaît, qui se rapporte cette fois à quelques uns des stéréotypes les plus tenaces de la critique biblique. Selon ce stéréotype le récit biblique aurait été rédigé par plusieurs écoles ou mouvances, et à des époques différentes, chacune se faisant de Dieu une idée singulière, d’où ces noms divers. La cohésion d’ensemble du récit en cause ne serait qu’apparente entre le rédacteur « élohiste » et le rédacteur « yawiste », sans parler du « Sacerdotal » qui serait l’auteur particulier du Lévitique, du troisième livre de la Thora. Cette manière d’aborder le texte biblique doit être étudiée, comme il se doit. Elle se heurte néanmoins à la présence de versets tels que le verset précité où apparaissent d’évidence, et simultanément, l’Elohiste et le Yawiste, sans parler de celui que l’on pourrait qualifier d’« Anokhiste ». Faut-il en déduire que ces différents rédacteurs se sont réunis en conclave pour décider d’une motion de synthèse? Cela ne se peut puisqu’ils sont censés avoir existé et travaillé dans des régions différentes, à des époques différentes et avec des « théologies » différentes ? Et puis pourquoi ce verset particulier et non pas un autre? On observera d’ailleurs que ce verset « synthétique » est loin d’être isolé, que le premier de cette sorte apparaît dans le livre de la Genèse à propos de la situation de l’Humain au Jardin d’Eden (Gn, 2, 15).

S’il faut relever cette contradiction, c’est pour mieux comprendre la présence en effet simultanée de ces trois noms au moment où une intervention décisive se prépare dans laquelle la Présence divine va s’impliquer dans l’histoire humaine. Selon la Tradition sinaïtique, et contrairement au stéréotype précédent, comme on a commencé de l’indiquer, chacun de ces trois noms correspond à une modalité de l’action divine et leur présence simultanée signifie que ces trois modalités vont s’exercer, parfois séparément, parfois corrélées mais qu’il ne faut surtout pas les disjoindre. En ce sens Elohim correspond à la modalité ou à la dimension de justice (din), cette justice qui est inhérente à la culture égyptienne mais que ce pharaon là, « qui ne connaissait pas Joseph », violente et bafoue. Quant au Tétragramme, il correspond à la dimension de compassion et de miséricorde (rah’amim) qui sera perpétuellement présente, prête à s’exercer dès l’instant où le maître de l’Egypte répondra sans ambiguïté à la demande divine, transmise par Moïse, sans en rien retrancher, sans aucune réserve mentale. Quant à Anokhi – dont on se souvient qu’il correspondait à une question posée par Moïse au Buisson ardent (Ex, 3, 11)- il se rapporte à la Présence personnelle du Dieu libérateur, celle qui s’adresse à chaque Bnei Israël en particulier et à l’ensemble du peuple nommé de ce Nom, ce nom qui ouvrira une autre phase de la révélation divine, celle du Sinaï, du Décalogue, celle qui justifie que l’actuelle soit engagée en pays de grande servitude: « Je suis (Anokhi) l’Eternel (Tétragramme) ton Dieu (Elohekha) qui t’ai fait sortir du pays d’Egypte, de la maison des esclaves (Ex, 20, 2) ».

En ce verset mémorable les trois noms de Dieu se trouvent une fois de plus réunis et le sens de cette réunion se comprend mieux à l’égard d’un peuple qui commence son cheminement dans l’Histoire à la fois humaine et divine, un peuple libéré et qui doit faire l’apprentissage difficile de la responsabilité.

Raphël Draï zal, 15 Janvier 2015

LE SENS DES MITSVOT: PARACHA CHEMOT

In Uncategorized on janvier 4, 2024 at 5:57
13 ChémothJanv15Texte-2

« Moïse dit à Dieu: « De grâce mon Seigneur, je ne puis pas homme loquace, ni d’hier ni d’avant hier, ni depuis que Tu as parlé à Ton serviteur, car je suis pesant de bouche et pesant de langage ». Dieu lui dit: « Qui a donné une bouche à l’homme? Ou qui le rend muet ou sourd, ou clairvoyant ou aveugle? N’est ce pas moi, Dieu? Et maintenant va! et moi je serai avec ta bouche et je t’apprendrai ce que tu dois dire » (Ex, 4, 10, 11).

Cet extrait du long dialogue entre Moïse et le Créateur au Buisson ardent pose avant tout un problème théologique si l’on définit la théologie comme l’exercice de la pensée qui tente de comprendre ce qu’est le divin. De ce point de vue il est possible de reconnaître deux modalités de cette forme de pensée.

Pour la première, Dieu est inconnaissable parce qu’il est incommensurable au regard de la créature humaine. L’affirment des chants liturgiques comme: « Ygdal Elohim h’ay » ou « Adon Ôlam »: Dieu n’a ni commencement, ni fin, ni forme ni substance. Il ne se situe pas dans un espace parce que l’espace est sa création. Et il n’en va pas autrement du temps. D’où cette autre question: si Dieu est inconnaissable à quoi cela peut-il servir de s’interroger à son propos? En réalité cette première modalité est surtout destinée à prévenir toute captation humaine de l’idée divine, d’éviter que quiconque prétende s’approprier le concept de Dieu pour en faire la base d’un pouvoir à son tour divinisé.

L’autre modalité, illustrée par les versets précités, correspondrait à une théologie existentielle. On le voit ici: le Dieu qui se révèle à Moïse le fait dans un humble arbrisseau, comme pour se mettre à sa portée. Ensuite, il le sollicite et l’engage à lui parler. Ce dont Moïse s’acquitte non sans d’infinies précautions car précisément lorsque la Présence divine se met à la portée de l’esprit humain, elle s’expose à toutes les vicissitudes de celui-ci (mirage, hallucinations, illusions etc..). C’est pourquoi dans ces circonstances Moïse n’hésite pas à demander: « Qui est Anokhi? » ce qui peut s’entendre aussi bien comme « Qui suis-je moi Moïse! » pour que tu me confies une mission aussi exorbitante: d’aller parler à Pharaon afin qu’il laisse s’en aller le peuple hébreu, mais aussi comme: « Qui es tu toi, Dieu? » pour que je défère à ta propre demande.

Quoi qu’il en soit c’est un véritable dialogue qui s’engage et qui se déploie. Le Dieu qui se révèle à Moïse est l’antithèse absolue de Pharaon qui ne permettait d’aucune façon que l’on réplique à sa parole, qu’on lui oppose des objections, qu’on ne l’exécute pas aussitôt qu’elle a été proférée. Au contraire, dans ce long passage du livre de L’Exode, Moïse ne cesse de résister à la Parole divine, de lui opposer objections et contre-arguments comme s’il se trouvait de plain-pied avec la Présence divine au point même de vouloir mettre de soi-même un terme à cet improbable entretien. Car on ne manquera pas de relever un élément discordant dans la réplique de Moïse: il se prétend peu porté à la discussion. Ce n’est pas un rhéteur et l’éloquence n’est pas sa principale qualité. Il n’empêche que depuis plus d’un chapitre à présent le récit biblique nous rapporte ce qui ressemble de plus en plus à un débat avec la Présence divine sans que celle-ci perde patience comme l’on s’y serait attendu selon une vison théologique absolutisée du concept de Dieu.

Qui plus est, Dieu indique à Moïse que c’est Lui et nul autre qui est source de toute parole, origine de tout langage. La formulation biblique est frappante, Dieu est « avec la bouche » de l’Homme lorsque celui-ci est convié à se faire le partenaire du Divin pour l’exécution d’une mission dont dépend la poursuite d’une Histoire indissociablement divine et humaine puisqu’elle met en oeuvre une Berith, une Alliance. Ce qui conduit à cette déduction a fortiori: si au titre de cette Histoire la Parole divine s’engage directement avec la parole humaine, si elle ne s’offense d’aucune objection, quel être humain pourrait s’autoriser à imposer le monologue à un autre être humain, comme s’il était d’une essence supérieure?

Il est vrai qu’aucun dialogue ne saurait non plus aboutir à la dissolution des paroles échangées, faute de décision finale. Le moment viendra où la Présence divine le signifiera nettement à Moïse lequel finira par comprendre qu’il est temps de passer à l’action, que ce qu’il éprouve compte pour peu face à la survie de tout un peuple. Cependant son frère Aharon l’accompagnera. La libération de l’esclavage se place immédiatement sous le signe de la fraternité.

 Raphaël Draï zal, 8 Janvier 2015

LE SENS DES MITSVOT: VAYEH’I

In Uncategorized on décembre 28, 2023 at 10:11
12 Vay'hiDéc14

« Jacob assembla ses fils et dit: « Rassemblez vous (héassphou) et je vous dirai ce qui vous arrivera dans l’en-suite (béah’arith) des jours. Regroupez vous (hikabetsou) et écoutez ô fils de Jacob et écoutez Israël votre père » ( Gn, 49, 1).

« Tous ceux-là forment les tribus d’Israël, douze, et c’est là ce que leur père leur dit et il les bénit, chacun selon sa bénédiction il les bénit » (Gn, 49, 28).

Le livre de la Genèse se conclut spirituellement avec la bénédiction de Jacob-Israël à l’adresse de l’ensemble des fils qui lui furent donnés par quatre épouses, et tandis que tous se trouvent encore en Egypte, une Egypte hospitalière mais qui se veut au dessus de toute autre appartenance. Cette bénédiction présente trois traits particuliers.

Bien sûr elle est propre au fils d’Isaac et ne se contente pas de répéter les bénédictions qui l’ont précédées. Abraham eut deux fils, Isaac également, mais Jacob, lui, est père de douze fils et d’une fille, Dinah. Douze fils qui constituent désormais douze tribus appelées chacune pour sa part, mais collectivement aussi, à une mission qui les projette, pour chacune d’elles et pour l’ensemble qu’elle constitue à présent liée aux autres, dans un à-venir, ce que le récit biblique précise par la locution ah’arit yamim qui ne veut pas dire « la fin des temps », leur terminus, mais bien l’en-suite des jours, leur continuité, leur incessante révélation.

Il faut alors rappeler la généalogie de cette bénédiction, telle que Jacob-Israël l’actualise au moment de quitter cette vie. Elle remonte à la création de l’Humain, Haadam, et à sa projection, là encore, dans ce que l’on appellera par commodité de langage une Histoire: «Dieu les bénit (vaybarekh otham) et dit: « Croissez et multipliez.. » (Gn, 1, 28). Très tôt l’Humain n’assuma guère cette bénédiction primordiale. D’où le Déluge lequel n’empêcha pas non plus la catastrophe babélique au point de donner à penser que la création de l’Humain avait été une erreur, sanctionnée par un échec sans rémission. Jusqu’au moment où apparurent Abram et Saraï qui entreprirent selon l’invite divine de rétablir l’humanité en ses assises et de la restituer à cette bénédiction générique.

C’est bien ce fil que Jacob, béni dans les conditions conflictuelles que l’on sait par son propre père, ne lâche pas. Seulement à la différence des patriarches qui l’ont précédé il doit le tisser entre une progéniture nombreuse et tumultueuse qui s’est parfois dangereusement approchée du fratricide. L’ombre de cette tentative ne la quitte toujours pas. Une fois Jacob décédé, les frères de Joseph auront besoin que celui-ci les rassure sur ses intentions pacifiques et réellement réconciliées à leur égard.

Le livre de la Genèse qui avait commencé au plan humain par cette bénédiction première s’achève donc par celle que Jacob-Israël délivre à chaque fils, nommément désigné, mais aussi à l’ensemble qu’il forme avec ses autres frères, un ensemble qualifié par deux verbes dont les racines sont respectivement ASsaPH et KBTs. Ces deux verbes ne sont pas redondants. Le premier se rapporte à un ensemble constitué par une addition; le suivant à un ensemble formé à une échelle plus intériorisée, au sentiment d’une intime appartenance. Jacob-Israël les emploie tour à tour parce que, s’agissant du premier, il est bien placé pour savoir ce que l’on éprouve lorsque, une fois devenu père de douze fils, un seul vient à manquer; et pour le suivant parce qu’il n’ignore pas non plus qu’un peuple en formation – car c’est de cela qu’il s’agit – ne peut se constituer durablement si cette addition initiale reste strictement quantitative, si elle ne se prolonge pas dans la commune conscience que l’un n’est rien sans les autres.

C’est pourquoi la mention de ces deux verbes précède dans le verset précité chacune des bénédictions qui seront délivrées personnellement à tous les fils. Ils en conditionnent l’union et ils la pérennisent afin que l’aîné effectif, Ruben, puisse vivre et agir par exemple avec Judah et Joseph lesquels peuvent faire prévaloir bien des titres à la prééminence spirituelle.

On observera enfin que cette bénédiction qui met en évidence les points forts mais également les vulnérabilités de chaque fils est une bénédiction d’étape. L’histoire du peuple hébreu commence tout juste. Les quatre livres suivants de la Thora en relateront les péripéties. Eux mêmes se concluront par une autre bénédiction simultanément individuelle et collective délivrée cette fois par Moïse au peuple éprouvé quarante années durant, sur le point de franchir le Jourdain.

             Raphaël Draï zal, 31 décembre 2014

LE SENS DES MITSVOT: PARACHA VAYIGACH

In Uncategorized on décembre 21, 2023 at 10:54

« Et la nouvelle fut entendue au palais de Pharaon, disant: « Les frères de Joseph sont venus ». Et cela plu aux yeux de Pharaon et de ses serviteurs. Pharaon dit à Joseph: « Dis à tes frères: « Faites ceci: « Chargez vos bêtes et allez directement au pays de Canaan. Et prenez votre père et vos maisonnées et venez chez moi (elay). Je vous donnerai le bon du pays d’Egypte (eth tov erets mitsraïm) et vous mangerez le meilleur de la terre (eth h’elev haarets)(Gn, 45, 16, 18) ».

11 Vayigach23Déc14

Les versets précités doivent bien sûr être mis en regard de ceux qui relateront au livre de L’Exode les commencements de la persécution des descendants de Jacob en ce même pays d’Egypte mais par un Pharaon « qui ne connaissait pas Joseph », qui n’en voulait rien savoir. Dans un pays aussi vaste que cette Egypte là, sur des durées aussi longues, il va de soi que les pharaons se suivent et ne se ressemblent pas toujours. Celui dont il est question dans la présente paracha se caractérise par sa grande intelligence, par son élévation spirituelle, ses intuitions concernant l’avenir, son sens de l’hospitalité. Ce qui n’en fait pas pour autant le 13ème fils de Jacob! A aucun moment il n’oublie ni qui il est, ni le pays dont il doit assurer le sort. Les descendants de Jacob ne doivent pas l’oublier non plus, pas plus qu’ils ne doivent perdre de vue qu’ils ne sont en ce pays que de passage, qu’ils ne sont pas destinés à s’y implanter, à devenir des égyptiens hébraïques.

En somme, en ce moment de grande effusion affective et presque de sidération mentale, il convient que chacun garde présent à l’esprit sa propre vocation. Répétons le: celle du Pharaon l’incite à rechercher chaque fois le plus grand bien de l’Egypte, d’où cette invite en direction des frères de Joseph, laquelle procède d’un raisonnement en bonne et due forme. Si un seul des fils de Jacob s’est trouvé en mesure de si bien travailler à la prospérité puis à la survie de Mitsraïm, tous les espoirs seront permis lorsque toute la fratrie se sera installée là, pour apporter au pays de Pharaon l’excellence de son savoir collectif, avec le suc de la bénédiction divine. D’ailleurs, ce n’est pas aux marges du pays, dans l’on ne sait quelle province reculée et obscure que les fils de Jacob s’installeront en compagnie de leur père mais comme précise le récit biblique: dans le « bon » (tov) de l’Egypte, de sorte que l’on puisse y consommer le « meilleur » (h’elev) de la terre, et il faut être attentif à cette gradation ascendante.

Seulement, à bon entendeur… C’est bien vers Pharaon, et vers lui seul (elay), que les Hébreux devront se diriger, physiquement et si l’on peut dire culturellement. La clause migratoire qui les favorise ne saurait leur faire perdre de vue que c’est pour l’Egypte qu’ils devront œuvrer, quels que soient les avantages, réels ou présumés, qu’ils en retireront et c’est pourquoi il ne faut pas dissocier ces versets de ceux du début de L’Exode.

Quant aux fils de Jacob, et à Jacob-Israël lui même à présent, sans doute l’invite de Pharaon est elle inespérée au regard de la famine qui afflige le reste du monde habité. Joseph est déjà sur place, dans une position de pouvoir qui permet à chacun d’envisager l’avenir avec un fort sentiment de sécurité. Mais une sécurité de quelle nature? Si les paroles de Pharaon sont accueillantes, certes, elles impliquent nécessairement et à tout le moins une désorientation spirituelle puisque la vocation de Jacob et des siens, en tant que descendants d’Abraham et porteurs de sa promesse, doit les porter au contraire à s’implanter dans le pays de Canaan, initialement dévolu à Chem, afin de le transformer, de le transvaluer en pays d’Israël. Pour l’ensemble de cette collectivité affectée à ce projet historique et spirituel, le risque est aussi grand que la tentation. Quoi que l’on ait à l’esprit pour l’avenir, sur le moment il ne fait aucun doute que vivre dans le meilleur d’un pays, sachant qu’il faudra un jour où l’autre, et sans doute sans préavis, le quitter pour une autre contrée plus austère, moins immédiatement gratifiante, incite à prolonger sa carte de séjour dans le pays de passage, avec, assurément, le risque de s’y dissoudre complètement.

Débat permanent, pour l’exprimer en termes plus contemporains encore, entre l’intégration et l’assimilation. Risque d’autant plus réel que cette fois Jacob en personne descend en Egypte qui devient par là même son environnement le plus manifeste. Jacob-Israël, de ce point de vue, n’est plus en position d’extériorité vis à vis de Mitsraïm non plus que de sa propre famille. Le moment venu, sortir d’Egypte, pour toutes ces raisons, s’avèrera infiniment plus difficile que d’y entrer.

Raphaël Draï zal 25 décembre 2014

LE SENS DES MITSVOT: PARACHA MIKETS

In Uncategorized on décembre 14, 2023 at 6:37
10 MiketsDéc14

« Pharaon envoya quérir Joseph et on le pressa hors du cachot (…) et Pharaon dit à Joseph: « J’ai fait un rêve mais nul ne peut l’interpréter; j’ai ouï dire de toi que tu comprends un rêve pour l’interpréter ». 

Joseph répondit à Pharaon: « C’est au dessus de moi: c’est Dieu qui répondra du bien être de Pharaon » » 

(Gn, 41, 14 à 16). 

Les deux rêves de Pharaon concluent et parachèvent tous ceux que relate le livre de la Genèse. On n’en retrouvera d’aussi intenses et chargés de sens – mais toujours à interpréter – que dans le Livre de Daniel. La réponse de Joseph atteste en tous cas de sa maturité. Tandis qu’auparavant, et vis à vis de ses frères, il s’autorisait à raconter ses rêves de prééminence et à les interpréter de son cru, cette fois il sait se mettre en retrait et attribuer l’élucidation éventuelle des rêves de Pharaon au seul Créateur qu’il situe clairement au dessus de lui. Hormis cette humilité nouvellement acquise – et après combien d’épreuves ! – il faut aussi se demander pourquoi et en quoi la réponse de Joseph était adéquate à la demande de Pharaon. Bien sûr, il ne s’agit pas d’affirmer que l’inconscient pharaonique est, par nature au dessus de l’inconscient de n’importe quel autre individu. Il n’empêche que les rêves d’un être doté d’un tel pouvoir matériel, régnant à ce moment sur l’un des pays les plus puissants du monde habité, n’a pas les mêmes causes ni les mêmes conséquences que ceux d’un simple passant. Joseph est conscient de cette typologie. Devant l’impuissance affichée du maître de l’Egypte et de ses chiromanciens, il prend garde à ne pas se situer comme le détenteur d’une puissance interprétative qui lui ferait retrouver, fût ce à son corps défendant, la position périlleuse qu’il s’était attribuée initialement à l’encontre de ses frères et même à l’encontre de ses parents. Pourtant Joseph ne cède à aucune courtisanerie puisque c’est Dieu (Elohim) qu’il situe au dessus de lui même et par suite, sans forcer le trait, au dessus de Pharaon, lequel dispose d’assez de ressources spirituelles pour ne pas s’en offusquer.

C’est une fois ces précautions prises que Joseph, qui en avait déjà entendu une version externe, se fait raconter par Pharaon en personne les rêves fameux des vaches grasses et des vaches maigres, des épis replets et des épis secs. On n’insistera pas ici sur la « technique » de Joseph pour mettre de la lumière dans ces rêves énigmatiques. Sans rien enlever aux apports de Freud dans la « Traumdeutung », dans « L’interprétation des rêves », il est clair que cette technique comportait des éléments parlants pour comprendre les rêves de son temps. À coup sûr il est possible de voir dans la séquence binaire des rêves de Pharaon, comme pour tout un chacun, des références à ses images parentales. Faut-il rappeler que la symbolique des épis apparaît déjà dans les rêves du jeune Joseph et que ceux-ci sont immédiatement suivis par un rêve faisant manifestement allusion à Jacob et à Rachel? Pourtant, Joseph, lorsqu’il se livre à sa propre et décisive interprétation ne s’arrête pas au degré primaire de cette symbolique. Ce dont il a l’intuition, c’est que la séquence binaire que l’on a relevée trace en réalité une perspective dans le temps. Nul ne sait quels sont les matériaux de la veille ou de l’avant – veille qui auront induit le rêve en partie – double du maître de l’Egypte. Ce qui importe est la position que Pharaon finit par occuper: sur les rives de l’artère nourricière de son pays, ce qui atteste que c’est elle qui sera affectée par ce qui s’ensuit. Le contraste apparaît alors maximal entre les deux sous-parties de chaque partie du rêve. Surtout Pharaon s’avère dans l’incapacité d’empêcher l’émergence des vaches maigres et des épis secs. D’où la nature de cauchemars de ces rêves-là qui l’empêchent de retrouver un sommeil réparateur et la sérénité de l’esprit. Pour Joseph, il est clair à présent que ces deux sous-parties correspondront à deux périodes complètement contrastées des temps à venir. Toutefois, loin de rester passif devant la calamité qui s’annonce Joseph incite Pharaon à prendre les devants sans attendre. Leurs intuitions respectives sont corroborées. On ne choisit pas le chenal d’une information, d’où qu’elle vienne, mais une fois quelle est advenue au lieu d’en faire l’énigme du pire, il faut l’ouvrir sur l’avenir. Et Pharaon, ce Pharaon là, écoutera Joseph.

Raphaël Draï zal, 17 décembre 2014

LUMIÈRE D’ÊTRE

In Uncategorized on décembre 7, 2023 at 11:19
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Si l’été désigne l’empire du soleil, l’automne puis le début de l’hiver marquent la souveraineté de la lumière, invitant à son éloge. Le 25 du mois de Kislev, jour après jour, s’allument ainsi les huit lumières de Hanoucca qui montent dans la nuit pour évoquer la Présence divine, génératrice de cette lumière génésiaque par laquelle se perçoit tout autre source lumineuse. « Dans ta lumière se voit la lumière », murmure David dans ce psaume que Renan à placé en exergue de Naphtali. La vie est impossible sans air, sans eau ni pain. Que serait-elle sans lumière ? Et sans la lumière d’hiver, la lumière de compassion ?

L’hiver n’est pas la plus sombre des saisons. Le dépouillement des arbres dégage au plus large et au plus loin l’aire céleste ou le soleil enfin peut se regarder en face, soleil esquissé du matin, hâtif de midi, gris-perle de l’après-midi, rougeoyant aux abords de la nuit mais toujours compatible avec nos yeux ouverts. Par-là se ressent un équilibre intime du monde qui laisse pressentir ce que veut dire le mot révélation quand rien ne se dissimule, que les êtres se présentent en ambassadeurs fidèles d’une autre Présence. Lorsque le temps social vire au noir, que l’âme voudrait rentrer en elle-même, n’avoir pas été insufflée dans un corps trop souffrant, advient la consolation de la lumière.

Dieu en a fait la première leçon, au commencement ardu de la Création : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Et la terre était tohu bohu. Et la ténèbre à la surface de l’abime ; l’esprit de Dieu s’essoufflait sur la face des eaux ». Nul n’en doit douter : aucune création ne va de soi. Sitôt initiée elle se heurte à ce qui contredit son principe, eût-il été divinement décidé. Face à la création la ténèbre s’encuirasse : face à la ténèbre l’Esprit divin halète. La ténèbre résiste, refuse toute transformation, toute métamorphose. Elle s’entête dans un état que le verbe être est impuissant à designer. Alors Dieu parle : « Et Dieu dit : « Sois Lumière » ».

Dieu n’ordonne pas. Il appelle à l’aide. Seule la lumière, sollicitée par son nom personnel « Lumière », permettra que l’œuvre de Bereshit se poursuive, n’avorte pas comme un embryon inviable dans la fondrière sans fond du chaos primordial, aveuglement perpétué.

« Et Lumière fut ». Cette formule au passé n’est que de syntaxe. Elle veut surtout signifier que la lumière aussitôt se présenta. La nature de la lumière se lie à ce mérite. Face à la peine divine, elle n’hésite, ne tergiverse pas. Elle répond sur-le-champ, avant que l’idée d’instant n’ait été créée. Dieu sait reconnaitre un tel mérite, ses prolongements et ses ulteriorités : « Dieu vit la lumière car c’était bien ». Premier jugement, irréfragable, de valeur. Tous ceux qui adviendront ensuite s’y ajouteront. Lorsque la politique brouillera les regards, endurcira les cœurs, armera les poings ; lorsque la pensée à son tour s’obscurcira, que les chemins et les routes se dissoudront dans l’incertitude ; lorsque la désespérance absorbera l’espoir comme le sable boit l’eau, interviendra la remémoration du geste de lumière d’où l’être naît : sans phrases, sans délais, afin de mettre la ténèbre qui ne sait que s’épandre dans l’impossibilité d’assurer la prorogation du non-être. La leçon sera humainement entendue. L’équivalent de « Et Lumière fut » sera le « Hineni » d’Abraham, le « Je suis ici », tout présent, répondant à l’appel de Dieu quand la fureur et l’absurdité se mettent en travers des routes ouvertes vers la divine bénédiction.

Les bénédictions de Hanoucca marquent une différence radicale entre le feu et la lumière. Le feu dévore, se dévore, puis meurt d’inanition, retournant à la ténèbre dont il n’a fait que différer les reflux. La lumière qui dure, patiente, germinative, féconde le regard, lui donnant à jamais le goût de faire longuement exister ce que le néant a laissé échapper. Elle n’embrase pas la nuit mais l’embrasse. Elle s’y détache comme le rouge sur le noir, la perle sur le velours. A l’instar de la lumière ressuscitée de la havdala shabbatique, elle ne cherche pas à se retrouver seule, au plus tôt, mais retient, indéfiniment, au bord de la table où scintille le Zohar la couronne des hôtes entre lesquels se tiennent, attentifs et silencieux, les archanges venus écouter les interprétations humaines.

La lumière réconcilie en les magnifiant les visages de la terre que la ténèbre dissocie et fait se combattre. Elle donne d’impromptus rendez-vous au désir de vivre sous toutes les latitudes, où que nos pas nous aient menés. Face a la cinémathèque de Jérusalem, elle transverbère la muraille de la Ville ancienne et d’une heure à l’autre la fait passer du blanc nacré au mauve-fauve ; à Marseille elle s’épand au-dessus de la ville en voile de mariée ; à Paris, elle s’avère profuse, profonde, multiple, comme jouée à l’orgue. A Moscou elle se guérit lentement des cicatrices du feu ; à Montréal, elle s’infuse dans le Saint-Laurent qui l’océanise ; Constantine, elle faisait ouvrir les recueils de psaumes et de piyoutim. Par elle, à Rome le vert des pinèdes devient d’émeraude. A Safed, elle fait des bouquets d’étoiles éternelles avec les paroles des Sages. Chaque fois, elle est cette longanime prière des yeux qui déclôt la prière des lèvres, autorisant alors la lecture de la Loi écrite de son encre.

Raphaël Draï zal, L’Arche Janvier 1999

LE SENS DES MITSVOT: PARACHA VAYECHEV

In Uncategorized on décembre 7, 2023 at 11:12
9 Vayéchev

« Voici l’histoire des générations de Jacob: Joseph.. » « Or Israël aimait Joseph plus que tous ses fils… » « Ses frères virent que c’était lui que leur père aimait plus que tous ses frères. Ils le prirent en haine et ils ne purent lui parler en paix » « Joseph fit un rêve qu’il raconta à ses frères… « Et voici que vos gerbes se sont prosternées devant ma gerbe… » (Gn, 37, 2 à 6) 

La Thora ne se réduit pas à un récit édifiant, mettant en scène des héros surhumains, dénués de passions et sans aucune faiblesse. Au contraire, chaque fois, elle souligne leur vulnérabilité, leurs passions immaîtrisées, leurs contradictions intimes. Ainsi en va t-il de Jacob-Israël. Sa contradiction la plus intime est indiquée par le verset précité qui s’engage sur le récit des générations (Toldot) – au pluriel – de Jacob et qui ne mentionne en réalité que le seul Joseph. Ses autres frères seraient-ils exclus de la généalogie des Patriarches et en tous cas de la filiation spirituelle avec leur propre père?

Le même récit livre l’explication de cette exclusivité: l’amour que Jacob porte à Joseph et qui le distingue parmi tous les autres membres de la fratrie, un amour lui même causé par ce que Joseph représente pour leur père commun: il est « fils de son grand âge », autrement dit, il le rassure. Cette vieillesse là n’est pas sénescente mais créatrice. Qu’en résulte-t-il? Une fois de plus le récit biblique ne procède nullement par effets de sourdine et par périphrases: les frères de Joseph en éprouvent rien de moins que de la haine (sin’a) à son encontre, une haine tellement virulente qu’elle les empêche désormais non pas de lui parler mais de lui parler en paix. Leurs échanges ne sont plus que diatribes. Ils ne savent plus s’adresser à lui que sur le mode périlleux de la dispute et de la querelle. Tout ce récit est une invite à une lecture psychanalytique. Quel rapport en effet entre cette dilection paternelle et la haine collective des frères lesquels s’approchent dangereusement de l’abîme du fratricide?

L’amour, surtout dans sa modalité passionnelle, n’est pas un affect comme les autres. Cet affect là est un signe suprême de reconnaissance. L’être qui en est privé se sent rejeté au néant, devient l’équivalent d’un mort vivant. Comme l’amour doit répondre à l’amour, lorsque cette réciprocité n’est plus opérante l’amour récusé se convertit en son contraire et mute en affect haineux. Et c’est bien ce qui advient entre Joseph et ses frères lesquels se sentent non-aimés de celui qui demeure leur géniteur et dont ils ne comprennent pas la passion exclusive pour ce frère tard venu. On observera d’ailleurs à quel point la relation ici décrite est complexuelle car à aucun moment le récit biblique n’évoque un affect de haine des fils non-aimés ou moins aimés pour leur père qui pourtant apparaît comme le principal responsable d’une pareille situation. Toute la haine suscitée dans un tel contexte est reportée par eux sur le seul Joseph. Comment celui-ci y réagira-t-il?

Étonnamment par un rêve sans ambiguïté, un rêve de prééminence, de domination dont, là encore, la symbolique, parle d’elle même. Comme toutes les productions oniriques, cette dernière est susceptible de nombreux commentaires et l’on ne peut que relever l’homologie de la technique talmudique d’interprétation des rêves et celle de la « Traumdeutung » freudienne. Certes, le rêve de Joseph est avant tout l’expression de son propre désir, celui que son inconscient doit mettre en scène puisqu’il ne peut s’exprimer dans la vie diurne pour la raison qui a été indiquée: par le blocage de toute parole pacifiante entre les protagonistes de ce véritable rapport de forces. Mais une fois de plus qu’en résulte-t-il? Un redoublement, un surcroît de la haine fraternaire. Comment l’expliquer elle aussi? Une hypothèse se forme: tout se passe comme si pour les frères de Joseph le rêve qu’il vient de leur divulguer et qu’ils ressentent comme une provocation cynique exprimait non pas son désir personnel mais celui de Jacob-Israël. Selon une interprétation strictement psychanalytique ce « second tour » de haine réactionnelle peut être compris comme visant indirectement mais cette fois personnellement le père dont la dilection discriminatoire va conduire au drame que la suite du récit biblique relatera.

On l’a souvent dit, lorsque le récit biblique met en évidence des lacunes, des carences, des syncopes de l’intelligence, il décrit aussi comment on y supplée. Et c’est sans doute pourquoi, comme on le verra, une fois que le drame potentiellement fratricide se sera dénoué, Jacob-Israël délivrera à l’attention de ses fils une bénédiction à la fois commune et individuelle, attestant de son indéfectible amour pour chacun d’eux.

Raphaël Draï zal, 11 décembre 2014

LE SENS DES MITSVOT: PARACHA VAYICHLA’H

In Uncategorized on novembre 30, 2023 at 6:19
8 Vayichla'h 14Texre

« Il donna aussi un ordre au deuxième, ainsi qu’au troisième, ainsi qu’à tous ceux qui suivaient les troupeaux, en disant: « C’est de cette façon que vous parlerez à Esaü quand vous le rencontrerez. Et vous direz: «Voici ton serviteur (âvdékha) Jacob est aussi derrière nous ». Car Il disait: « Je veux l’apaiser (akapéra panaiv) par le présent (béminh’a) qui me précède et ensuite je me présenterai à lui, peut être me pardonnera t-il (oulay yssa panay) » (Gn, 32, 20, 21).

« Jacob resta seul et un homme lutta avec lui jusqu’au lever du jour » ( Gn, 32, 25). 

Dans la Tradition juive et dans la symbolique d’Israël, le troisième des Patriarches est associé à deux valeurs suprêmes: la vérité et la paix. C’est surtout à la paix (émeth) et au chalom que s’attachent les versets précités car toute valeur a son envers, si ce n’est sa caricature.

A l’évidence, sachant que son frère aux intentions fratricides s’approche de lui et de son camp, Jacob choisit une stratégie: celle de l’apaisement. Il s’agit de savoir si celle-ci ne confine pas au désistement, à la négation de soi. Cette attitude là résulte d’une analyse psychologique et de l’évaluation d’un rapport de forces. Pour Jacob, il est compréhensible qu’Esaü nourrisse à son encontre ressentiment et haine puisque ce frère unique se sent dépossédé du droit d’aînesse et qu’il se montre inconsolable.

Certes, la rétrogradation qui s’en est suivie dans l’ordre de la bénédiction abrahamique n’a pas empêché Esaü de prospérer matériellement et de devenir une sorte de superpuissance. Jacob ne peut pas ne pas en tenir compte. Lui, est resté homme d’études, pasteur de troupeaux et ne dispose d’aucune force armée, à moins de considérer que ses fils pourraient en tenir lieu. D’où, après avoir opté pour la stratégie de l’apaisement, la tactique à laquelle il se résout: séduire, si ce n’est circonvenir son frère en adoptant une attitude de soumission et en le subornant par une série de présents successifs censés le faire revenir à de meilleurs sentiments. Jacob entend préserver sa vie et surtout celle des siens. Mais ne tombe t-il pas d’un excès dans l’autre au point d’aboutir à l’inverse de l’objectif qu’il se proposait d’atteindre?

D’abord comment peut-il imaginer qu’Esaü, chef de guerre, se fasse dupe de ce stratagème, qu’il ne se tienne pas sur ses gardes, sachant comment Jacob, de son point de vue, a déjà abusé de son état de faiblesse? Cependant, et avant même que de rencontrer son frère, Jacob va devoir faire face à une nouvelle épreuve. Une fois son dispositif de survie mis en place, et alors qu’en pleine nuit il s’apprêtait à franchir le gué du Yabbok, une créature innommée se saisit de lui, le contraint au combat, et cela jusqu’à l’aube. Le dénouement de cet affrontement énigmatique consistera dans le changement de nom du patriarche qui désormais sera nommé Israël. D’où cette interrogation: pourquoi ces deux événement sont –ils juxtaposés comme si le second avait été causé par le premier?

Une des réponses possibles tient dans le mot âvdekha: « ton serviteur » initialement employé par Jacob pour s’adresser à son frère et tenter de se le concilier. Ce mot a été jugé excessif tant sur le plan relationnel que sur le plan spirituel. Sur le plan relationnel, il semble déjuger la position de Jacob en tant que frère aîné de droit depuis que Esaü s’est désisté de cette aînesse et des obligations qui lui sont attachées dans les conditions que l’on sait. Une chose est l’humilité, la ânava, autre chose la négation de soi, l’abaissement, l’auto-humiliation, à la limite du masochisme lequel ne peut que provoquer le sadisme du protagoniste. Tout se passe donc à cet instant comme si Jacob doutait rétrospectivement de sa légitimité et reconnaissait Esaü de facto comme l’aîné véritable. De ce fait même, déroger à ce niveau conduit à déroger au niveau spirituel. Jacob qui se déclare serviteur d’Esaü est-il encore le serviteur de l’Eternel, dispensateur de la bénédiction générique dévolue à l’Humain (Haadam) et qu’Abraham doit relever?

C’est sans doute pourquoi, en cette phase de doute, le combat qui s’ensuit et qui contraint Jacob à se dépasser constitue t-il la preuve que la peur n’est pas le mobile de son attitude; qu’il ne redoute aucun affrontement. Quiconque l’y engage – être humain ou créature autre – n’est pas maître d’en déterminer l’issue. C’est en ce sens que Jacob est nommé Israël. Au terme de ce combat, ce n’est plus Jacob mais bel et bien Israël, l’aîné confirmé en son aînesse, que rencontrera Esaü, qui désormais doit se le tenir pour dit.

                         Raphaël Draï zal, 4 décembre 2014

LE SENS DES MITSVOT: PARACHA VAYETSE

In Uncategorized on novembre 23, 2023 at 5:54
7 VayétséTexteNov14

« Il fit un rêve (h’alom) et voici qu’une échelle (soulam) était dressée (moutsav) vers la terre et son sommet conduisant vers les cieux (hachamaïma) ; et voici que des Envoyés de Dieu (malakhim) y montaient et en descendaient (bo). Et voici que l’Eternel (Tétragramme) se tenait au dessus de lui (nitsav) et lui dit: «Je suis l’Eternel, Dieu d’Abraham ton père, et Dieu d’Isaac; la terre sur laquelle tu es couché c’est à toi que je la donnerai ainsi qu’à ta postérité» (Gn, 28, 12, 13). 

Le livre de la Genèse relate un rêve de Jacob, une manifestation de son imaginaire, une production de son inconscient, mais fortement structurée et orientée dans le sens de la vie alors qu’il est poursuivi à mort par la vindicte d’Esaü. Sur quoi s’ouvre cette vision car il s’agit bien d’une ouverture et l’on relèvera à ce propos la proximité phonétique et alphabétique des mots: h’alom, rêve et h’alon, fenêtre?

Tandis que Jacob tente de fuir la colère possiblement fratricide d’Esaü, ce rêve lui commande de faire halte et de considérer les événements en cours du point de vue le plus haut qui soit, sans pour autant que l’hallucination l’emporte. D’où la symbolique centrale de l’échelle, du soulam, qui est aussi symbolique de l’activité intellectuelle et spirituelle conduisant jusqu’à la Présence divine.

Comme nombre de commentateurs l’ont souligné, notamment le Ben Ich H’ay, une échelle sert à s’élever mais à le faire graduellement avec des échelons séparés de manière égale pour éviter les chutes. On retrouvera l’exigence de cette gradualité à propos du Sanctuaire auquel on accédera par une rampe en pente douce. Par ailleurs l’échelle symbolise la constance. Elle ne se déforme pas lors de son utilisation et, lorsqu’elle est renversée, elle conserve la même forme et, en général, peut s’utiliser comme auparavant. Ajoutons qu’une échelle, au sens du soulam biblique peut être considérée comme un vecteur puisque, ainsi que le texte le précise, elle conduit vers les hauteurs célestes, ce qui est à la fois une direction physique mais aussi, on l’a dit, intellectuelle et spirituelle. En somme, à ce moment du parcours des Patriarches – dont il ne faut jamais oublier que le but est de rétablir la bénédiction divine pour toutes les familles de la Terre, la vision du soulam est exactement opposée à celle de la tour de Babel dont les constructeurs se proposaient de monter à l’assaut du ciel et d’en déloger, si l’on ose ainsi parler, le Créateur, avec les suites catastrophiques relatées au chapitre 11 de Beréchit.

Ainsi la Présence divine n’est pas hors de portée de l’esprit humain mais elle s’approche de manière asymptotique à condition de relier le monde d’en Haut et le monde d’en Bas, comme il est précisé à propos des Envoyés divins dont il est précisé qu’ils y montaient et qu’ils en descendaient. Aucune de ces deux dimensions ne doit être oubliée. Un rêve véritablement prophétique n’incite pas à fuir la réalité. Au contraire c’est lorsqu’il est tenté par cette évasion qu’un rêve de cette sorte l’y reconduit.

A partir de quoi, il faut savoir ne pas se prendre à l’imagerie du rêve. Ce qui se déduit de la terminologie employée à ce sujet lorsqu’il est précisé cette fois que la dite échelle « était dressée (moutsav) vers la terre ». Que laisse entendre le récit biblique? Non pas que l’échelle était fixée au sol – disposition physique, qui tombe sous le sens et qui serait donc superflue. MouTsaV est construit sur la racine TsV qui désigne le commandement légal et l’obligation morale. Si le soulam symbolise la structure de l’esprit orienté vers la Présence divine, celle ci ne s’approche que par l’accomplissement des MiTsVot dont on comprend au passage qu’elles ne se réduisent pas à des rituels sans signification interne et sans finalité. Par cette voie l’on serait conduit à voir dans l’image du soulam une représentation de l’Alliance, de la Berith puisque sans désemparer mais par une logique qui est certes celle du lien d’Alliance il est indiqué à présent et par suite que l’Eternel se tenait (NitSaV) au dessus du soulam, autrement dit que sa position était elle même déterminée par l’univers des MiTsVot dont on mesure alors l’importance.

Un autre élément doit être encore souligné: lorsque l’Eternel se révèle par cette voie, il respecte la généalogie du rêveur-prophète et cela non pas à titre formel mais afin de récapituler tout le chemin parcouru par ses devanciers pour que soit rétablie la bénédiction générique dont il a déjà été fait état.

                                         Raphaël Draï zal, 27 novembre 2014

LE SENS DES MITSVOT: PARACHA TOLEDOT

In Uncategorized on novembre 17, 2023 at 12:16
6Tolédoth2014

« Les jeunes gens grandirent et Esaü devint un homme sachant chasser, un homme des champs et Jacob était un homme intègre, demeurant dans les tentes (ohalim). » (Gn, 25, 27) …

« Jacob fit cuire un mets et Esaü revint des champs et il était fatigué (âyeph). Esaü dit à Jacob: « Fais moi donc avaler de ce rouge car je suis fatigué. C’est pourquoi on l’appela Edom. Jacob dit: « Vends moi de ce jour ton droit d’aînesse (bekhoratekha) ». 

Esaü dit: « Voici, je vais mourir et de quel avantage (lamah zé li) m’est un droit d’aînesse »

« Et Esaü dédaigna le droit d’aînesse « (Gn, 26, 27 à 34) » 

Après une phase de préoccupante stérilité, et après que son époux Isaac a intensément prié pour elle, Rebecca conçoit et enfante deux jumeaux dont la venue au monde se fera dans cet ordre – la notion d’ordre est ici essentielle – : le premier, tout roux, sera nommé Esaü, le second sans autre signe particulier que de tenir le talon de celui-là, sera nommé, de ce fait, Jacob (de êkev: le talon). Autant dire qu’il talonne son frère aîné dans l’ordre de la primogéniture biologique. Les deux enfants grandissent, chacun selon sa voie, et le Midrach éclaire ces deux cheminements parallèles. Esaü se fait chasseur, vivant dans les champs et retrouve ainsi les traces de Nemrod et aussi de Caïn. Jacob devient homme d’étude et de prière.

Il advint qu’un jour, tandis que le cadet faisait cuire son plat – la Tradition évoque un plat de couleur rouge – Esaü s’en retourne de sa chasse qui devait avoir été maigre puisqu’exténué il se précipite vers son frère. Sans même savoir quelle est la consistance du plat que celui-ci fait cuire, il lui demande littéralement, au seul vu de cette couleur, de son apparence, de l’en gaver car dit-il, « il est fatigué ». Jacob, en contrepartie, lui demande aussitôt de lui vendre son droit d’aînesse. D’où ces deux questions emboîtées : Jacob a t-il abusé d’une situation de détresse pour usurper un rang qui ne pouvait être le sien – par où se reconstitue si l’on n’y prend garde le conflit ayant opposé Caïn et Abel? Et sur quoi portait ce droit d’aînesse que Jacob, le cadet selon la « nature », ait voulu sur le champ l’acquérir et en disposer?

Dans l’ordre des versets qui relatent cet épisode aux conséquences considérables, à la proposition de son frère Jacob Esaü répond déjà par un calcul, par une supputation: il est tellement exténué qu’il ne perçoit plus non pas même l’avantage de l’aînesse mais en quoi cette chose () le concerne encore, personnellement (li). Autrement dit, Esaü devant son frère érigé en témoin, déclare que son existence immédiate est hautement et sans tergiversation préférable à sa vocation spirituelle. Quelle raison déterminante en donne t-il pour se justifier? Il se dit « fatigué (âyeph) ». Mais, de nouveau, à quel facteur imputer cette fatigue? Est-elle simplement physique, Esaü ayant présumé de ses forces et par trop prolongé sa chasse? Cette cause là semble secondaire puisque le récit biblique a cru devoir préciser au préalable qu’Esaü était « homme des champs », que cette situation non seulement correspondait à son être profond mais qu’il trouvait dans l’activité d’homme de proie d’incessantes forces reconstitutrices.

La raison déterminante est donc autre: ce dont Esaü se dit « fatigué », c’est du droit d’aînesse proprement dit, de la bekhora spirituelle qui le contraint à contrarier sans cesse son activité préférentielle. Sans doute était-il particulièrement exténué à ce moment parce que, si l’on ose dire, aîné d’Isaac et de Rébecca, petit-fils d’Abraham, il se trouvait dans la nécessité de courir deux lièvres à la fois, tandis que Jacob, lui, se trouvait en pleine possession de ses moyens et parfaitement disponible. Malgré tout, devant le plat dont Esaü ne perçoit que l’aspect externe, Jacob n’exerce sur son frère aucune emprise puisqu’il lui propose de lui acheter cette aînesse. Transaction qu’Esaü accepte pour le mobile qu’on a précisé. Après avoir fait son propre calcul « coût – avantage » il préfère l’instant présent à la construction de l’avenir promis à Abraham puis à Isaac. Car il faut maintenant s’interroger sur ce qu’est le propre de l’aînesse, au sens biblique en général et abrahamique en particulier.

On l’a vu, l’aînesse se dit en hébreu BeKhoRa, terme construit sur la racine BRKh dont les recombinaisons aboutissent, entre autres, à ces deux nouveaux radicaux, capitaux: BRKH, et RKhBBeReKh se retrouve dans BeRaKha, la bénédiction, dont on sait, d’une part, que c’est le viatique initial donné par le Créateur à l’Humain une fois celui-ci créé, de sorte qu’il puisse assumer sa vocation native (Gn, 1, 28) et, d’autre part, après la faillite des générations du Déluge et de Babel, qu’il reviendra personnellement à Abraham de la rétablir au bénéfice des familles de la Terre (Gn, 12, 2). Cette bénédiction originelle dont Esaü vient à son tour de se désister, Jacob ne la laissera pas un seul instant en déshérence, quelles que puissent en être les conséquences, telles que les relatera la suite du livre de la Genèse.

Quant au radical ReKhEb, on le discerne dans le concept en effet capital de MeRKaBa, centrale dans la vision du prophète Ezéchiel, qui désigne lastructure, le soutènementce qui assure la stabilité d’une construction et sa pérennité, et c’est de cela dont Esaü se sera également désisté, lui qui en donnait à ce moment précis par sa « fatigue » mortelle l’image exactement inverse. Les deux frères cependant n’en resteront pas là…

Raphaël Draï zal, 20 Novembre 2014

ETHIQUE JUIVE ET EXTREMISMES, QUEL « FRONT NATIONAL »?

In Uncategorized on novembre 9, 2023 at 9:06

Alors que la République française perd un à un ses points de repère, avec la confusion des esprits que cette extinction engendre, il importe de rappeler l’axiome essentiel de l’éthique politique juive: « Prie pour la paix de l’Etat; n’était le respect qu’il inspire chacun avalerait son voisin tout vif ». Quelles leçons en tirer pour la situation politique actuelle, au regard notamment de la victoire du Front national à l’élection cantonale de Vitrolles, ce qui n’eût été qu’un épiphénomène si des sondages récurrents et convergents ne plaçaient invariablement Marine Le Pen en tête des personnalités les plus populaires en France et son – nouveau? – parti en tête des prochaines Européennes? La science politique ne s’accommode ni de la démonologie ni de l’apologie aveugle. Marine le Pen est la fille de Jean-Marie le Pen. Il s’agit de savoir si l’affiliation idéologique suit l’affiliation à l’état civil. Héritière politique de son père en assume t-elle l’héritage anti-juif? Car, si Marine Le Pen ne cesse de déclarer ou de faire dire qu’elle n’est pas antisémite, et que ce n’est pas de son fait si elle n’est pas entrée officiellement en contact avec des représentants de l’Etat d’Israël, elle marchera longtemps dans l’ombre d’un père dont les mots d’esprit répugnants et l’apologie du pétainisme l’ont érigé en figure répulsive pour la communauté juive de France. Pendant longtemps la fille a ainsi subi la stigmatisation du père dont le parti était rejeté au marges extrêmes de la vie politique, ce qui n’empêchait que l’on s’en servît à des fins de manipulation électorale. Le reproche acerbe en a été adressé à François Mitterrand. Si le Front National ne compte aujourd’hui que deux députés à l’Assemblée Nationale, au temps du mittterandisme il en comptait un bien plus grand nombre sans que la République ait sombré. Marine le Pen l’a compris. Son élection à la tête du Front National l’obligeait à ménager son père avec les affidés de celui-ci et à ouvrir grand les portes et fenêtres du parti, d’abord en se faisant admettre comme l’une des figures incontournables du PAF puis en faisant habiliter le Front National comme une formation politique « normale » et légale, se réclamant à corps et à cris de la morale républicaine. Elle y a réussi. Cependant, pour aussi intelligent qu’ait pu être son « reloookage » et l’accession aux affaires d’une nouvelle génération, elle n’y serait guère parvenue si les partis républicains patentés n’avaient entrepris de s’auto-démolir et de s’entre-tuer. Extrémisme de l’irresponsabilité. Après vingt années d’opposition, la Gauche est revenue au pouvoir en 2012, promettant monts et merveilles. Depuis, pas un seul véritable emploi n’a été créé. La fiscalité prend des allures de racket et nul jour ne se passe sans que des ministres du gouvernement Ayrault ne se déchirent à belles dents. Le président de la République, lui, reste rivé à sa lorgnette, guettant le retour du beau temps. A droite, le tableau est non moins lamentable. D’abord privée de chef après la défaite de Nicolas Sarkozy, l’UMP s’en est donné un: Jean- François Copé, avant qu’un deuxième ne surgisse: François Fillon, tandis qu’un troisième se prépare à remonter en selle. C’est dans l’hiver 2013, au pire moment de l’étripage entre les deux premiers, que le tocsin a sonné. Aucun régime politique ne dure lorsque majorité et opposition se trouvent simultanément en crise majeure. Dans l’opinion publique, la déception dépressive s’ajoute à la désillusion féroce. Telle est la raison non pas exclusive mais prépondérante de l’irrésistible montée sondagière de Marine le Pen: dans la déliquescence de la Vème république elle a fini par incarner l’espoir d’une alternative. Les réactions affectives n’y feront rien. On s’écriera que le programme économique du FN est délirant et inapplicable. Celui de la Gauche s’est-il avéré plus opératoire? Et la Gauche des bons sentiments a t-elle mieux réussi dans l’intégration à la République de l’Islam? Manuel Vals y est diabolisé. Le grand philosophe anglais Hobbes l’avait souligné: le Léviathan apparaît lorsque les régimes se décomposent. C’est pourquoi l’année électorale 2014, sauf miracle économique urgent, risque d’être sismologique en consacrant la primauté du Front national dans l’opinion publique. En cette perspective, il importe que le leadership de la communauté juive soit plus uni que jamais, surtout en considération de son propre agenda électoral qui s’annonce houleux. Si les temps à venir sont incertains, l’on n’aura pas manqué d’avertissements.

Raphael Draï z »l, ActuJ 18 Octobre 2013

LE SENS DES MITSVOT: PARACHA H’AYE SARAH

In Uncategorized on novembre 9, 2023 at 8:38
Haye Sara

« Sarah mourut à Kiriat Arabâ qui est Hébron dans le pays de Canaan ; et Abraham vint faire l’éloge funèbre (lispod) de Sarah et la pleurer (velibcotah) » ( Gn, 23, 2) 

Pour la première fois dans le livre de Beréchit nous est fait un récit de funérailles et celles ci concernent Sarah, l’épouse d’Abraham, sans laquelle il ne serait sans doute pas devenu «l’inventeur de l’Histoire» comme on a pu parfois le caractériser.

Sarah sera donc inhumée en un lieu qui comporte deux dimensions. La première est à la fois géographique et topographique. Sa sépulture sera située dans un lieu dit la « Ville des quatre » qui est simultanément nommé H’ébron. Ce dernier terme retient l’attention puisqu’il est construit sur la racine H’BR qui désigne le lien et le compagnonnage. La sépulture de Sarah sera donc symbolique de son existence qui aura consisté à relier – seconde dimension – l’en-bas avec l’en-haut, ce monde-ci et le monde qui vient, non sans difficultés et non sans avoir elle aussi traversé de nombreuses épreuves dont la dernière, la Akedat Itsh’ak, aura eu raison d’elle.

Cependant une vie ne s’anéantit pas avec le départ de ce monde et c’est sans doute pourquoi le récit biblique relate, sans en rien omettre, comment Abraham veuf, reconduit son épouse, la compagne et la partenaire de sa propre existence, jusqu’à sa dernière demeure, pour reprendre l’expression consacrée, sans oublier que cette demeure là n’est dernière que dans le monde d’en-bas mais qu’elle est le lieu de passage vers le monde d’en-haut. Et c’est pourquoi Abraham défère à deux obligations elle aussi corrélées.

D’une part il s’acquitte de l’éloge funèbre, du hesped, de Sarah. Quelle en est la signification? Celle-ci donne l’exemple même de l’amour du prochain car à quel moment cette qualité risque t-elle d’être perdue de vue et même d’être abrogée sans rémission, sinon après le décès de la personne concernée, après qu’elle a été réduite, au moins en apparence, à un corps inerte, privé de parole, une « dépouille » que l’on serait tenté de considérer comme un déchet sans plus aucune valeur? Au contraire c’est à ce moment là que le défunt ou que la défunte voit consacrer son statut si l’on peut dire de prochain, un statut qui s’atteste par cet éloge, ce hesped, qui relatera et qui mettra en valeur tout ce qui a valu que cette vie, à présent absente, a valu d’être vécue.

Il ne s’agit pas ici d’un rituel d’apparence, de ce que l’on appelle parfois « l’expression obligatoire des sentiments », mais bel et bien de maîtriser une propension: celle qui assimile la mort à une dévaluation de la vie puisque tous les signes de celle-ci ont disparu. C’est à ce moment précis qu’à l’inverse d’une autre formule consacrée « le vif saisit le mort » et le projette dans le temps de la survie. Car qu’est ce qui mérite de survivre d’une existence sinon ce qui la hausse au dessus d’elle-même par tout ce que le défunt ou la défunte de son vivant a su accomplir et dont désormais il lui est fait inoubliable mérite…

Ce qui n’empêche pas la douleur de s’exprimer aussi. Abraham pleure son épouse ce qui témoigne à quel point ils furent attachés l’un à l’autre. Sans attachement il n’est pas d’arrachement. Les pleurs ici ne sont pas non plus de convenance. Ils marquent la réaction du corps face à ce qui désormais l’ampute d’une partie de lui-même. Une vie dite « commune » n’est pas constituée par la juxtaposition de deux vies parcellaires mais par leur symbiose au point de ne plus former qu’un seul être.

Et pourtant, au delà de cet arrachement pleinement exprimé et qui ne se limite pas à la durée « légale » du deuil, la vie doit à nouveau l’emporter, sachant qu’elle sera désormais, et plus que jamais, constituée par un avant et un après. La mémoire la plus inaltérable ne doit pas se confondre avec le deuil pathologique ni un décès avec une incurable blessure narcissique. Cette différence vitale est indiquée par une particularité de la transcription du récit de Beréchit puisque dans le mot « velibcotah » la lettre caph apparaît de moindre dimension que les autres. Ce n’est pas l’indication d’une consolation prématurée mais d’ores et déjà l’injonction discrète d’avoir à continuer de vivre afin de poursuivre l’oeuvre voulue par le Créateur, le Consolateur par excellence lorsque le temps est venu de comprendre vraiment que le règne de la mort est circonscrit et temporaire, qu’une âme ne meurt jamais pour peu que les vivants acceptent d’en préserver la lumière.

Raphaël Draï zal, 13 novembre 2014

LE SENS DES MITSVOT: PARACHA VAYERA

In Uncategorized on novembre 2, 2023 at 11:50

« Il dit « Ne porte pas ( al tichlah’) ta main sur le jeune homme (hanaâr) et ne lui fais rien (méoumah) car maintenant Je sais que tu es craignant- Dieu et tu ne m’a pas refusé ton fils, ton unique » (Gn, 22, 12).

4VayéraEtTexte15

L’entreprise abrahamique est dirigée vers la reconstitution d’une humanité créatrice, bénie en tant que telle. Puisque l’homme est mortel, la création dont il doit être l’auteur ne peut s’inscrire que dans le fil des générations, des toldot, comparables aux générations, aux toldot, du Ciel et de la Terre. Encore faut-il qu’il accepte consciemment – et inconsciemment cette perspective et qu’il n’estime pas que si Histoire il doit y avoir elle se limitera à son existence personnelle. D’où l’importance décisive de la 10ème épreuve d’Abraham, de la Âkédat Itsh’ak, de la ligature d’Isaac qui a donné lieu à de multiples commentaires qu’il faut également savoir découvrir.

Jusqu’à présent, le récit biblique s’est attaché à la construction individuelle d’Abram, homme resté longtemps sans progéniture et sans descendance. On le sait, Abram est devenu Abraham par intégration de la lettre héi, celle de l’interlocution, dans la reconnaissance d’autrui par soi-même et de soi-même par autrui. Puis Abram, Abraham devenu, est appelé à devenir enfin père. Pourtant l’interrogation demeure: cet enfant, le père est-il porté à l’inscrire précisément dans la suite des générations, en l’érigeant en auteur d’une histoire vivante, ou bien n’est-il entre ses mains que chose parmi les choses, dont il peut disposer à sa seule convenance? On sait également que dans cette période de l’aventure humaine qualifiée à tort d’Antiquité, tant elle demeure prégnante psychiquement, les géniteurs avaient droit de vie et de mort sur leur progéniture. C’est ce butoir là dont le récit biblique décrit le dépassement.

Tout commence par une injonction « classique » du point de vue que l’on vient de rappeler. Une divinité anonyme (expression de l’instinct plus que voix de la conscience) enjoint à un individu de sacrifier son fils, de le vouer à un holocauste. L’individu en question s’exécute, cédant sans objection audible à la poussée de ses instincts infanticides. Et le processus sacrificiel se déroule sans que rien ne nous en soit épargné. Jusqu’au moment fatidique où Abraham en personne se saisit du coutelas pour procéder à la phase ultime du sacrifice rituel et infanticide. C’est à ce moment même qu’une toute autre voix se fait entendre de lui pour lui enjoindre au contraire de ne pas porter la main sur cet être issu de son être et qui s’est complètement rendu à sa merci, de ne pas lui causer de dommage physique, et aussi de ne lui causer aucun autre préjudice, d’aucune sorte; et c’est de la sorte qu’Abraham se révélera « craignant Dieu », le Dieu non des pulsions instinctuelles et sacrificielles qui interdisent le déploiement intergénérationnel de l’Histoire mais le Dieu des générations liées entre elles, dirigées vers un avenir aussi ouvert et fécond qu’elles seront nombreuses et vivaces.

Car c’est sans doute ainsi que peut se comprendre la conclusion de l’injonction divine: Abraham n’a pas considéré qu’il disposait d’un pouvoir absolu sur son fils, au point de ne plus entendre la Parole divine et la Loi qu’elle proclame et promulgue à cet instant. Car le verset générique ici commenté doit être entendu et compris comme la proclamation et la promulgation des droits de l’enfant, et du premier d’entre ces droits: celui d’être considéré et reconnu dans sa généalogie, certes, mais aussi comme source spécifique de l’Histoire, comme génération (dor) créatrice. Autrement on ne comprendrait pas une autre loi, celle qui sera proclamée et promulguée cette fois au Sinaï: « Honore ton père et ta mère ». Comment la cinquième parole pourrait elle être acceptée par des enfants non reconnus personnellement, placés sous la menace de mort d’un père et parfois d’une mère nominaux, sans aucun lien affectif et qui ne désirent aucun prolongement de leur être… D’un point de vue pédagogique, d’une pédagogie du vivant, le verser 12 du chapitre 22 de la Genèse et le verset 12 du chapitre 20 de l’Exode sont intiment corrélés et forment le chenal par lequel les toldot de l’Humain et celles de l’Univers se corrèlent à leur tour.

 Raphaël Draï zal, 6 Novembre 2014

LE SENS DES MITSVOT: PARACHA LEKH-LEKHA

In Uncategorized on octobre 26, 2023 at 9:57
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« L Eternel dit à Abram: « Va pour toi, de ton pays, de ton lieu de naissance et de la maison de ton père vers la terre que je te montrerai. Et je ferai de toi un grand peuple, je te bénirai, j’agrandirai ton nom et tu seras bénédiction (…) pour toutes les familles (michpéh’ot) de la terre « (Gn, 12, 1, 2).

Depuis que la conscience humaine a commencé à se déployer l’on s’interroge sur sa propre source et sur les causes de son développement. En ce sens la formule de Descartes: « Je pense donc je suis » a nourri des siècles de commentaires. Pour le récit biblique la conscience humaine se déploie à partir d’une mise en mouvement externe et interne, un hiloukh. C’est ce à quoi la Parole divine invite et incite Abram: se mettre en chemin à partir de ces trois repères essentiels: la maison familiale, le lieu de naissance, la patrie. Non qu’il faille les abandonner, les renier pour s’aventurer dans une errance caïnique. Ce sont autant de points de départ pour un itinéraire par lequel ce qui est à comprendre se révèlera. Car il est possible aussi de référer chacun de ces points de repère à des niveaux de l’être, à des degrés de la conscience lorsqu’elle vise à l’Universel. Car il ne faut pas oublier pourquoi la Parole divine sollicite Abram à entreprendre ce cheminement.

La fin de la paracha Noah’ montre une humanité plongée dans la confusion et dans la déliquescence. Noah’ lui même s’est exposé à l’ivresse et s’est trouvé dans la nécessité de maudire l’un de ses trois fils: H’am qui avait cédé à une pulsion quasiment parricide. Et puis, au delà de la famille stricto sensu de Noah’, l’humanité d’alors pourtant harmonieusement répartie sur la terre post-diluvienne avait perdu la mémoire et s’était lancée dans la construction d’une tour plus que colossale pour démontrer sa sur- humanité, rivale de Dieu. Il en est résulté une confusion des langues, l’impossibilité de communiquer entre individus enfermés dans leurs codes et autre dialectes, pulvérisant de ce fait la notion d’humain,de haadam.

Par suite si Abram doit se mettre en chemin, c’est pour relever l’humain de ses défections, pour le dégager de ses impasses. Cependant, une seule personne peut elle peser autant que le reste de l’univers? Surtout lorsque son esseulement est aggravé par ce qui ressemble à une irréversible coupure de ses amarres? Et pour quel objectif?

Si Abram dont on sait qu’il n’est pas encore père, qu’il est dépourvu de postérité doit néanmoins déférer à la Parole divine, c’est qu’il y va du sort de l’humanité entière. On se souvient que lorsque l’Humain fut divinement créé et qu’il reçut les premiers commandements divins, cette Loi fut précédée précisément par une bénédiction, une berakha. Autrement dit, le Créateur attestait que ce qu’il enjoignait à l’Humain n’avait d’autre finalité que de le maintenir et de maintenir l’univers avec lui sur les voies de la vie. Pourtant, la première transgression, puis le premier fratricide, enfin la corruption généralisée menèrent l’humanité d’alors au bord de l’anéantissement, comme si cette génération avait oublié la bénédiction divine ou avait cru pouvoir la compter pour rien.

Ce qui explique la suite de l’invitation divine: à son tour Abram doit reconstituer cette bénédiction, replacer l’humain et l’univers dans le sens de la vie qui elle même confère sa signification à la notion d’Histoire. Une Histoire dont les familles seront les vecteurs les plus forts et les plus persistants. Car c’est bien dans la famille que se structurent ces relations primordiales qui sont celles de la parenté. Est-ce le hasard si en hébreu le mot père: AB est constitué par les deux premières lettres de l’alphabet, et si le mot mère: EM est constitué par la première lettre et la lettre médiane de celui-ci ? Père et mère conditionnent l’accès au langage écrit et parlé, le contraire justement de la bouillie de mots qu’était devenu le langage de Babel. Et tout cela n’est pas donné mais doit être reconstitué après une série d’épreuves, de nissionot, qui révèleront les points faibles mais encore les points forts de l’Humain, revenu dans l’Alliance créatrice.

                                     Raphaël Draï zal, 31 octobre 2014

LE SENS DES MITSVOT: PARACHA NOAH

In Uncategorized on octobre 19, 2023 at 8:19
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« Dieu dit à Noé: « La fin de toute chair est venu devant moi, car la terre est emplie de brigandage ( h’amass) à cause d’eux ; et voici (…) Fais toi une arche ( téva ) en bois de gopher (…) et voici comment tu la feras: trois cents coudées la longueur de l’arche, cinquante coudées sa largeur, et trente coudées sa hauteur ( Gn, 6, 13 à 15 ).

Noé fit selon tout ce que Dieu lui avait ordonné, ainsi ( ken ) fit-il » ( Gn, 6, 22 ).

A une paracha de distance, le récit biblique passe de la création de l’humanité à sa possible destruction. Le moins que l’on puisse en dire est que ce n’est certes pas un récit « édifiant ». Nous y apprenons que l’humain est bi-face, à la fois créature créatrice et créature destructrice et même auto-destructrice. Quelle en est la cause révélatrice?

Lorsqu’il fut disposé au Jardin d’Eden en vue d’une préservation et d’une transformation du site ainsi dénommé mais également de lui même, il y fut simultanément assigné à une Loi comprenant des obligations précises, obligations d’action ou d’abstention. Or, dès qu’il en eut l’occasion, l’humain, représenté en l’occurrence par le couple femme-homme, fut porté à la transgression de cette loi et à l’inaccomplissement des obligations qu’elle comporte. Néanmoins occasion lui fut aussi donnée de réparer les conséquences de ses actes irresponsables dont les effets différés furent d’une part la naissance calamiteuse de Cain et Abel, dont on connaît le sort, mais aussi de Chet, l’enfant digne de ce nom, l’enfant de l’espoir recouvré, le relais d’une Histoire à nouveau histoire de vie.

Et pourtant, comme l’indique d’ores et déjà la fin de la paracha Beréchit et le début de la paracha Noah’, l’humanité s’adonne une fois de plus à ses propensions destructrices dont, semble t-il, elle ne prend pas conscience de leur gravité. Plus aucune loi n’y est respectée. Les comportements dominants sont le dol et le viol, et parfois pire encore. Aucune mesure (midda) n’y est respectée. Cependant, la relation est directe, intrinsèque entre droit ( din) et mesures ( middot). Une corps n’est viable que s’il correspond à certaines mensurations. Un bâtiment « construit », si ce verbe pouvait alors s’employer, sans respecter des rapports donnés de hauteur et de volume, ne tarderait pas à s’effondrer. Ce dont la paracha Noah’ nous rend témoins, c’est à l’effondrement d’une humanité qui s’est minée par le h’amass, par les fraudes, les dissimulations, les contournements de la Loi. Sa fin apparaît inéluctable.

Et pourtant, au milieu du désastre une minuscule collectivité humaine ne suit pas ce mouvement fatal. Elle est inspirée par Noah’ considéré précisément comme tsaddik et tam, juste et intègre, autrement dit doté des qualités lui permettant, avec les siens, de résister à cet esprit d’auto-destruction collective.

On comprend mieux à présent les mesures auxquelles le Créateur lui demande de déférer. D’abord la construction d’une arche, d’un habitacle qui permettra le sauvetage de la partie demeurée intègre et vitale de la Création en y associant la partie du règne animal encore indemne. La consistance du bois dans lequel l’arche de la salvation devra être construite ainsi que les dimensions précisées par le récit biblique ont donné lieu à de nombreux commentaires auxquels ont se reportera. Mais le plus important ne réside t-il pas en ceci: en construisant cette arche au vu et au su de tout le monde Noé ne devra pas obéir à sa seule improvisation. Il devra respecter des dimensions précises et prédéterminées de longueur, de largeur, de hauteur et donc de volume, comme si, l’humanité avait perdu le sens de ces mesures élémentaires et que par suite ses « constructions » ne représentaient plus que des destructions anticipées.

L’espoir du sauvetage reste permis du fait même que Noé accepte de respecter les mesures qui lui sont indiquées et qui sont propres à sauver non pas sa seule personne ni sa seule famille mais on l’a dit une partie de la Création tout entière, et une partie potentiellement régénératrice. Il s’en sera fallu de peu…

Toutes les civilisations actuellement recensées ont conservé la mémoire d’une catastrophe générale advenue dans des temps que les historiens ne sauraient identifier au siècle prés. Le récit biblique nous en indique à sa manière les raisons, sachant que l’humain est porté à reproduire les désastres qu’il a causés et qu’il importe que cesse enfin cette dangereuse répétition.

Raphaël Draï zal, 23 Octobre 2014

LE SENS DES MITSVOT: PARACHA BERECHIT

In Uncategorized on octobre 12, 2023 at 11:32
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« L’Eternel dit: « Que soit (yehi) la lumière (or) ».Et la lumière fut. L’Eternel vit que la lumière était bonne (tov) » ….

L’Eternel dit: « Qu’il y ait des luminaires (meorot) dans le firmament du ciel pour faire distinction (lehabdil) entre le jour et la nuit et ils serviront de signes (othot) pour les périodes, les mois et les années » (Gn, 1, 3 et 1, 14).

Les premiers chapitres du livre de la Genèse, du Sépher Beréchit, sont à n’en pas douter les plus difficiles à traduire et à interpréter de toute la Thora. Et pourtant, à n’en pas douter non plus, leur intelligibilité commande celle de la suite du récit biblique. Bien des mots et des concepts, nombre d’idées y apparaissent par la force des choses textuellement pour la première fois, à titre générique. Ils n’ont pas de précédents qui permettraient d’en comprendre sur le champ le sens. Il faut donc s’avancer à la fois avec circonspection mais avec détermination. Ainsi en va t-il des deux versets précités.

La Création peut elle se concevoir sans lumière? Le récit biblique nous indique comment la lumière a été en somme le premier acte dans l’ordre de la Création. Premier non pas au sens chronologique (le Temps lui même n’a pas été encore créé) mais au sens méthodologique. Par ce premier acte générique l’Eternel met pour ainsi dire la Création en lumière, en la faisant décidément sortir d’un état d’obscurité, d’opacité, d’inintelligibilité archaïques. Car il faut s’entendre sur ce que signifie le mot hébreu OR. Il ne désigne pas uniquement la lumière optique, celle que perçoit l’œil humain, pour la bonne raison que l’Humain lui non plus n’a pas encore été créé. Ce que le mot OR signifie c’est que désormais La Création devient révélation. Bien sûr les intentions profondes du Créateur ne sont pas élucidables à leur source mais le sens de ses opérations créatrices ( péôulot ) le devient. La Création de la lumière s’apparente de la sorte à un lever de rideau qui permettra de découvrir la scène avant que la pièce ne commence. Il ne s’agit que d’une image mais précisément les tous débuts du livre de la Genèse autorisent cette pédagogie, à condition qu’elle ne se prenne pas pour une fin en soi.

Reprenons la question : à ce stade de la Création de quelle lumière est-il fait mention? Essentiellement d’une lumière de l’esprit. La mise en lumière des commencements de l’Univers permettra d’en suivre les étapes à venir. Les kabbalistes différencient en effet ce qu’ils nomment la lumière matérielle, le OR gachmi, et la lumière intellectuelle, le OR sikhli. Même si la première est quasiment insubstantielle, elle n’en comporte pas moins une dimension matérielle et une vitesse de propagation. La lumière intellectuelle est esprit et seulement esprit. Elle advient aussitôt que désirée. C’est ce qui rend particulièrement difficile la traduction de la formule « Yehi or – vayehi or ». Aucun espace, aucun instant, même infinitésimal ne sépare l’expression du désir émanant de l’Eternel et son aboutissement. Grammaticalement parlant, nous sommes en présence d’un temps bien particulier de la conjugaison non pas même « le présent » mais si l’on peut dire « l’immédiat ». Que faut-il justement en comprendre?

Le premier élément créé correspond intimement avec la dilection du Créateur. En lui et par lui ne se manifeste aucun autre élément réfractaire, retardant. La Parole divine est réalisée aussitôt qu’énoncée et par là même la Création fait Un avec le Créateur sans jamais se confondre avec Lui puisqu’elle est dotée d’un nom propre. Les autres dimensions et fonctions de la lumière apparaîtront essentiellement au quatrième jour – le mot « jour (yom) » étant à entendre comme « phase ». Ce sera d’abord la lumière optique, physique, réfractée (méorot) qui permet de discerner les objets en plein jour et d’en percevoir au moins la présence la nuit. Au demeurant cette lumière là n’est pas qu’optique. Elle est également intellectuelle (sikhli) puisqu’elle permet l’acte du discernement et de la conceptualisation (havdalaothot)). Elle permet de se dégager de la confusion originelle que le récit biblique nomme tohou vavohou qui n’est pas à proprement parler un état chaotique mais un état où « tout est dans tout » sans que rien ne parvienne à y prendre forme et signification (tsoura). C’est par le moyen de cette lumière là que la morphogenèse de la Création pourra se poursuivre jusqu’à celle de l’Humain (Haadam), le sixième jour.

                               Raphaël Draï zal, 15 octobre 2014

AU BOUT DES TUNNELS, L’HISTOIRE

In Uncategorized on octobre 9, 2023 at 7:21

Pour ceux qui pouvaient encore entretenir la moindre illusion sur la nature du Hamas et sur ses véritables buts, et à l’intention de ceux qui s’interrogeaient sur ce qu’est le Djihad, la guerre de Gaza vient de l’attester. Il ne s’agit ni d’un western ni d’une guerre virtuelle. Le Hamas cherche obsessionnellement la destruction de l’Etat d’Israël dans sa toute réalité, et en premier lieu en s’attaquant à sa population civile par des moyens qui dépassent l’entendement ordinaire, sans parler du droit international.

Car les fameux tunnels que l’armée d’Israël détruit à présent sur place et systématiquement ne partaient pas seulement de l’Egypte pour arriver à Gaza. Ils partaient de Gaza pour déboucher en territoire israélien afin d’y pratiquer des enlèvements, des égorgements, afin de terroriser une population laquelle, ne pratiquant pas cette sorte de guerre innommable, n’aurait plus eu d’autre choix que de capituler, le territoire d’Israël étant ensuite annexé non pas même à l’Etat de Palestine, à l’Etat-OLP, mais à l’Etat islamique qui s’est sauvagement constitué sur des lambeaux de la Syrie et de l’Irak.

Il faut imaginer, et désormais on le fera sans nulle difficulté, des tunnels analogues à ceux qui ont perfusé de mort le territoire de Gaza durant plus de deux années, partant cette fois d’habitations civiles sises à Hébron ou Bethléem et débouchant à Guilo, à Baka, à Mamilla, pour nous limiter à ce seul point cardinal, avec le Kotel pour objectif. En prendre conscience a quelque chose d’horrifique. Tel était le plan que l’assassinat commis à Hébron a mis au jour et a permis in extremis, et non sans interrogations, de déjouer. Il est vrai que dans cette sorte de guerre exterminatrice, le Hamas comptait exploiter les clivages idéologiques de la société israélienne, sur son goût de la vie, peut être sur les habitudes liées à son occidentalisation économique.

A présent, et à fronts renversés, il réalise qu’il a réussi à mobiliser un peuple entier, toutes générations confondues, un peuple qui refuse d’être plus longtemps la dupe de la fausse morale, de la morale à sens unique, et des droits de l’homme invoqués cyniquement, sans aucune obligation de réciprocité. Appelés à la grève générale ceux des Arabes d’Israël qui crachent sur leur nationalité et entendent disloquer cet Etat de l’intérieur doivent également le comprendre sans équivoque. Tocqueville, cité par Raymond Aron avait raison: les démocraties, lorsqu’elles sentent leur existence en cause, sont longues à se mettre en mouvement mais lorsqu’elles l’ont décidé elles ne s’arrêtent plus. Revenir à la situation de 2012 serait démentiel.

Je suis de ceux à qui le vocabulaire guerrier inspire une sainte horreur. J’éviterais donc d’user du mot «victoire», sauf lorsqu’il demeure associé au choix de la vie. Car c’est à présent sa vie que l’Etat d’Israël doit défendre contre une engeance à la fois mortifère et planétaire qui s’exprime aussi bien à Gaza, qu’à Londres, à Paris ou Sarcelles et à laquelle l’Egypte elle même a décidé de se confronter. Pour le peuple juif en général et pour les citoyens juifs de France en particulier ces jours sont historiques puisqu’il y va de l’avenir.

Puisse la République française, menacée à son tour dans ses fondements et sapée dans ses principes vitaux, le comprendre et, en fait d’avenir, discerner dans quelle direction s’inscrira ou s’effacera inéluctablementle sien.

Raphaël Draï – Radio J – 21 Juillet 2014

LE SENS DES MITSVOT: PARACHA VEZOTH HABERAKHA

In Uncategorized on octobre 5, 2023 at 11:57

« Et voici la bénédiction (habérakha) par laquelle Moïse, l’homme de Dieu (Ich HaElohim), bénit les Enfants d’Israël avant sa mort » (Dt, 33, 1 et 4).

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On l’aura relevé, la dernière des parachiot, celle qui conclut le Pentateuque mais qui met également la Thora en perspective d’avenir, prend la forme non pas d’un message testamentaire quelconque mais d’une bénédiction, d’une bérakha dont on découvrira le contenu dans la paracha elle même. Ici l’on s’attachera surtout à l’idée même de bérakha, à ce qu’elle signifie et à ce qu’elle implique. Ce qui nécessite un éclairage du mot lui même et de sa racine hébraïque.

Bérakha est construit sur la racine BRKh que l’on peut lire Be-RakhRaKh désigne ce qui est souple, ductile, le contraire du dur, du réfractaire, du KaChé. En ce sens déjà, le propre d’une bérakha qui mérite ce nom est de pouvoir être diffusée et transmise au plus grand nombre. Plus les destinataires d’une bénédiction de cette sorte sont nombreux – et là il s’agit d’un peuple – plus l’émetteur de la bérakha, si l’on pouvait ainsi le qualifier, doit se placer à une intense hauteur spirituelle. C’est pourquoi elle émane à ce moment de Moïse, certes, mais considéré sous l’aspect de « l’homme de Dieu » (Ich HaElohim). D’autres significations afférentes à cette racine, fort riche, apparaissent lorsque l’on en recombine les lettres.

Elles se retrouvent alors dans les mots suivants dont il n’est pas besoin de souligner les incidences vitales. D’abord dans BiRKaïM: les genoux et de manière générale les articulations du corps. Quel rapport avec l’interprétation précédente? Un corps est bel et bien un organisme non pas fait d’un seul tenant, rigide comme un tronc d’arbre, mais en effet articulé, depuis les vertèbres cervicales et la colonne vertébrale, jusqu’aux poignets, aux genoux, aux chevilles et aux orteils. Ce qui autorise l’accomplissement de gestes et de mouvements aussi ajustés que possibles à un terrain et à une situation donnés. Signe que la vie l’habite. Or précisément, un tel organisme devient à son tour rigide lorsque la vie l’a quitté. C’est pourquoi la BeRaKha que Moïse adresse au peuple d’Israël concerne un peuple constitué non par une unique entité mais par douze rameaux (CHeVaTim) dont nombre de parachiot précédentes, notamment au début du Livre des Nombres, décrivent l’organisation, les spécificités mais encore les connexions et les interactions.

On sera attentif enfin à la combinaison des lettres de cette racine en RKhB, racine que l’on retrouve dans le mot ReKhEB, le char, qui est lui même un véhicule « composé » et articulé avec un attelage d’un ou plusieurs chevaux et d’un équipage, mais surtout dans le mot MerKaBa qui désigne, comme au début de la prophétie d’Ezéchiel, les organisations célestes, celles qui confèrent leur cohérence et leur vitalité à la Création tout entière.

Demeure une question: pourquoi la Thora se conclut-elle précisément par une BeRakha? Là encore: par souci de cohérence puisqu’elle avait commencé par la Berakha divine: « Et le Créateur créa l’Homme à son image, à l’Image du Créateur il le créa, mâle et femelle il les créa. Le Créateur les bénit (VayBaReKh otam Elohim) » Gn, 1, 27, 28). Cette bénédiction générique, l’Humain l’avait altérée par sa transgression au Jardin d’Eden. Une transgression dont le Créateur indique sans tarder les voies de sa réparation, et une réparation non pas instantanée mais qui exige le relais des générations.

Par sa propre bénédiction, Moïse, présenté comme « homme de Dieu », ce qui reprend les termes des versets de la toute première paracha de la Thora, donne à comprendre que par sa propre existence, par les épreuves qu’il a traversées, par les intimes transformations de sa conscience, le peuple d’Israël, a su reconstituer les termes de la Bénédiction initiale, celle qui constitue le viatique de l’Humain créé à l’image ou si l’on préfère corrélativement au Créateur. Arrivé au terme de la Traversée du désert, le peuple d’Israël a restitué à l’humanité entière le viatique primordial dont elle n’a pas toujours compris quelle valeur de vie il recélait.

L’Histoire humaine va dès lors se poursuivre mais placée désormais et à nouveau sous le signe ineffaçable de cette bénédiction créatrice.

Raphaël Draï zal, 5 octobre 2014

RAYONNEMENT DE YOM KIPPOUR

In Uncategorized on septembre 24, 2023 at 4:03
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Comme Jérusalem est le point de ralliement du peuple juif dans l’espace, Yom Kippour l’est dans le temps qui s’écoule d’une année à l’autre. Que l’on soit juif observant ou non, sensible ou réfractaire à la présence divine, juif des 613 mitsvot ou juif d’aucune, sauf de celle d’être juif sans même admettre que cela soit une mitsva, Yom Kippour, qu’on le vive à la synagogue ou chez soi, est un jour peu ordinaire, grand et redoutable. Les juifs observants rappellent par les prières qu’ils récitent alors, par le jeûne qu’ils observent, par l’examen de conscience qu’ils creusent en leur mémoire, cet autre jour au terme duquel Moïse sut obtenir de Dieu le pardon de la faute du Veau d’Or commise par les Bnei Israël pourtant libérés d’Egypte. Car au-delà de ce pardon, Moïse avait obtenu aussi par son amour d’Israël que justement ce Dieu là se révèle : Dieu de compassion et de commisération, qui donne e l’homme faillible expose aux exigences de la Loi le temps de la comprendre et d’en réaliser le contenu. Et non pas divinité irascible et vengeresse, qui ne supporte pas que l’homme ne lui obéisse pas sur le champ, tel un esclave ou une bête de trait. C’est ce premier Yom Kippour que les juifs observants veulent prolonger parce que l’attitude de Dieu envers l’homme commande celle de l’homme envers son prochain. Si la Tora a été transgressée, la volonté de réconciliation de l’homme avec Dieu n’a de sens que si le peuple d’Israël, comme Am, comme « Ensemble », est reconstitué. Sachant ce que peut être la profondeur des discordes et l’inépuisable résonance des disputes, l’exigence religieuse de la réconciliation atteste de la capacité à tester réellement libre, c’est-à-dire d’assigner une borne obligatoire à toute déchirure du lien interhumain, une échéance à tout ressentiment. Et si le respect de cette limite s’avère impossible, si pénètrent dans la synagogue des êtres encore désaccordés, c’est que Kippour restera imparfait, que l’on évoquera le Service saint qu’accomplissait le Grand-Prêtre dans la Maison de Sainteté avec une âme partiellement indisponible. Au-delà des connotations mystiques de mauvais aloi du mot messie, l’on comprend que la Tradition juive ait lié l’avènement messianique, tel qu’elle le comprend, à l’accomplissement d’un Chabbat en sa plénitude et à celui d’un Yom Kippour sans réticence.

Les juifs non-pratiquants n’en respectent pas moins eux aussi la grandeur de ce jour-là parce qu’ils savent qu’aucune des indifférences dont ils peuvent faire preuve, des renoncements à quoi ils auraient consenti, ni aucun éloignement du peuple d’Israël, aucune abjuration, nul reniement, ne serait obstacle à leur entrée de plein droit dans toutes les synagogues du monde, comme le dit la bouleversante prière de Kol Nidré « dans l’Assemblée d’en Haut et dans l’Assemblée d’en Bas ». Car Israël est un peuple qui fut dispersé aux quatre points cardinaux de l’univers et de l’esprit, et qui lentement retisse l’étoffe que le glaive a parfois déchiré d’une Tente qu’en plein Désert l’on nommait Tente de la Rencontre. Le juif de Kippour n’est pas le juif surnuméraire qui s’ajoute aux autres un seul jour après s’en être soustrait le reste de l’année. Il est cet homme ou cette femme qui parfois n’ose pas parler de ses épreuves et de ses déchirements parce que la pudeur l’emporte encore sur la souffrance ; qui peut-être ne jeûne pas mais qui sait que d’autres s’imposent l’épreuve de la soif et de la faim afin que leur prière procède vraiment d’une faiblesse surmontée. Qui parfois aussi n’ose pas s’enfoncer dans la houle des châles blancs aux lignes noires ou bleues. Qu’importe : le jour de Kippour chacun ne demande des comptes qu’à soi seul. Et le plus observant sait qu’il s’est trouvé parfois, ne fut-ce qu’une heure, une minute ou simplement le temps d’une pensée, comme quelqu’un qui a perdu son hébreu.

Raphaël Draï zal, l’Arche Octobre 1990

LE SENS DES MITSVOT: PARACHA HAAZINOU

In Uncategorized on septembre 21, 2023 at 9:18
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« Souviens toi des jours d’antan, méditez sur les années, de génération en génération. Interroge ton père et il te dira, les Anciens et ils te diront … » (Dt, 32, 7).

Cette paracha est l’avant-dernière de la Thora. Elle délivre le témoignage prophétique de Moïse à un niveau spirituel et dans un langage qui exige qu’on y revienne dans un mouvement d’étude inlassable. Ce langage on ne saurait la qualifier autrement que de nucléaire tant il comporte de significations intimes et cosmiques. Et pourtant il faut tenter de les élucider de sorte que ces significations si denses éclairent conduites et comportements quotidiens.

Pourquoi, à ce moment du trajet, ce rappel relatif à ce qu’aujourd’hui l’on qualifierait de « devoir de mémoire » ? La mémoire, tant de philosophes l’ont dit et commenté, n’est pas la simple évocation d’un passé révolu et devenu fantomatique. La notion de mémoire n’a pas de sens en soi mais un sens corrélé à celui de projet pour l’avenir et de décision pour le présent. L’histoire humaine – en est-il d’autre? – se déroule de génération en génération. La notion de génération à son tour n’a guère de signification en elle même. Pour en avoir une il lui faut à minima être corrélée à une génération antécédente d’une part, et à une génération émergente d’autre part. Lorsque cette corrélation n’est pas assurée le risque est celui de l’amnésie et de la dérive, comme ce fut le cas pour la civilisation de Babel (Gn, 11, 2). C’est pourquoi Moïse y insiste tant au moment de quitter le peuple qu’il a conduit quarante années durant dans le désert extérieur et intérieur, l’équivalent de quarante siècles, tant la traversée parfois fut dure, au bord de l’anéantissement.

Au moment de traverser le Jourdain, surtout que ce peuple adulte ne s’imagine pas né de lui même, réduit à son temps présent, sans généalogie et sans perspective. Bien sûr, il lui faut décider chaque fois dans le temps d’aujourd’hui, avec les autorités dont il est alors doté. Cependant aucune décision ne se renferme dans l’instant où elle est conçue et dans celui où elle est appliquée. Le présent décervelé peut à nouveau conduire à la destruction. C’est pourquoi il faut maintenir ce lien de mémoire informative et active. Tout comportement doit être orienté et toute pensée doit aussi se diriger selon des repères sûrs. Aussi, comme l’indiquent les parachiot précédentes, les événements les plus importants doivent faire l’objet d’une relation par écrit, d’une translation dans un récit que l’on pourra en cas de besoin consulter. L’écrit trouve ici sa fonction vitale. C’est en passant par les lettres de l’alphabet, écrites avec de l’encre, que l’événement présent s’inscrira dans une durée aussi pérenne que cette encre. L’eau s’évapore; l’encre, non. La lettre écrite avec de l’encre (dio) se grave dans la conscience et elle y persiste. Pour autant l’écrit ne doit pas devenir anonyme. La mémoire longue ne se réduit pas non plus à l’archive antique, devenue indéchiffrable.

Si la mise en mémoire passe par la transcription, il importe que la remémoration lorsqu’elle devient à nouveau indispensable retrouve la voie de la voix, la voix du père et de la mère, dans le cercle familial, et la voix des Anciens dans le cercle plus large de l’ensemble du peuple. La mémoire n’est ni discrétionnaire, ni robotique. La mémoire vivante est incarnée. C’est en prenant la voix de son père, Âmram, que le Créateur, se révèle à Moïse au Buisson ardent. L’équivalent pour chaque être humain de ce buisson qui brûlait mais qui ne se consumait pas est la question qu’il se pose, et qu’il se pose non pour tourmenter son esprit mais pour trouver le chemin qui s’y annonce mais s’y cache aussi. Bien sûr, comme l’affirment les Proverbes, « la gloire de Dieu est de receler la chose et l’honneur de l’homme de la découvrir ». A cette fin, il ne suffit pas de s’interroger à part soi, comme si l’on était seul au monde. La mémoire est parentale, intimement généalogique. L’enfant interroge son père et sa mère et ceux-ci à leur tour interrogent leurs géniteurs. En remontant aussi loin et aussi faut qu’il soit possible. Et c’est à ce moment que l’on retrouve à nouveau l’écrit. La mémoire incarnée ne saurait remonter plus haut que la quatrième génération des ascendants et lorsque cette génération n’est plus en mesure d’en témoigner, il faut se référer à sa propre mémoire écrite, transmise dans un langage qui échappe à l’anachronisme. C’est pourquoi il importe à titre d’exemple de revenir à la paracha Haazinou. Le langage prophétique n’est pas un langage de surface. Il se creuse et s’approfondit jusqu’au moment où il délivre ses sources d’eau vives, édéniques.

Raphaël Draï zal, 21 Septembre 2014

FALLAIT-IL CREER L’HOMME ?

In Uncategorized on septembre 14, 2023 at 9:41

Les solennités de Tichri se déployant de Roch Hachana à Simh’at Thora, incitent l’homme à se poser des questions à la limite de sa faculté de penser. Non qu’il faille prendre celle-ci en flagrant délit d’impotence. Il s’agit plutôt d’apprendre ou de réapprendre à questionner non pas de manière anecdotique mais de sorte que la question prenne sens au regard de la Création tout entière.

Alors : fallait-il créer l’Homme ? Rien de moins.

Célébrer Roch Hachana c’est fêter la création de l’Univers à propos de quoi le Zohar affirme que la Joie naquit. L’interrogation dubitative sur l’opportunité, voire le bien fondé, de la création de l’homme ne peut manquer de surprendre. A moins qu’elle ne traduise la perplexité, parfois consternée, de la conscience éthique face aux manquements de l’Homme aux lois de la création proprement dite : Irrespect de la parole donnée, dissimulation, violence immaîtrisée, volonté de nuire. Les Sages du Talmud ont porté cette discussion au point où tout à la fois elle trouve son expression pratique et son dénouement.

Fallait-il créer l’Homme ?

Les Sages firent un certain décompte au terme duquel ils donneront une réponse plutôt négative : la création de l’Homme ne s’inscrit pas spontanément dans l’ordre de la création par exemple de la lumière ou des espèces végétales. Pourquoi ? Il suffit de décompter les obligations, les mitsvot, qui constituent la Thora tout entière. Le nombre des mitsvot négatives — ou obligations de s’abstenir l’emporte sur celui des mitsvot positives ou obligations d’accomplissement 365 contre 248 La Thora marque ainsi ses précautions sinon sa défiance vis-à-vis de l’Homme laissé à sa propre pente. Dans ces conditions, le désespoir ne jette-t-il pas son obscurité indélébile sur la conception juive de l’Univers ? Comment, dès lors, justifier les solennités d’espérance de Tichri : l’appel à la compassion, et ces prières qui doivent rouvrir le Livre de la Vie ? Pour dénouer pareille contradiction, il faut conduire jusqu’à son terme exact le décompte des Sages du Talmud. En réalité les mitsvot positives et les mitsvot négatives n’ont pas une valeur identique. Parce que pour les unes l’intention, la pensée qui se forme en vue de l’acte, compte, et pas pour les autres. L’intention de bien faire, quand bien même elle n’aboutirait pas à sa réalisation, est considérée comme mitsva. Et lorsqu’elle est suivie d’effet cette mitsva compte double. Tandis que l’intention de mal faire n’est pas, elle, immédiatement décompté comme transgression si elle ne se réalisait pas. A l’exception de l’intention idolâtre. D’où le conseil des Sages du Talmud. Dans l’absolu il eût mieux valu que l’homme ne fût point créé. Puisqu’il l’a été, désormais il lui incombe de faire attention aux intentions qui se forment dans son esprit et aux actes qui s’ensuivent. Si l’intention d’augmenter la vie se traduit par les actions qui la mettent réellement en œuvre, et si, peu à peu, les intentions malveillantes ou malfaisantes en disparaissent, de ce point de vue, et rétroactivement, la création de l’homme se verra amplement justifiée. Il ne fera plus exception à l’ensemble du processus inauguré par ce vocable programmatique : Bérechit. Que l’homme ne s’adonne pas au désespoir en découvrant la Loi dans sa lecture superficielle. Qu’il ne confonde pas le donné statique et le potentiel infini. Puisque l’intention de bien faire est comptée comme mitsva positive – dès qu’elle ne se réduit pas, bien sûr, à ce qu’il est convenu d’appeler un vœu pieu – en réalité le décompte des H’akhamim met face à face 496 mitsvot positives et 365 mitsvot negatives. Selon ce décompte conclusif c’est donc la confiance en l’homme qui l’emporte. Et la confiance la Emouna, est elle-même une des toutes premières mitsvot positives.

Chaque fois qu’en l’esprit humain naît le désir de vie, et les choix qui en découlent, tout le Maasse Berechit, l’œuvre de la Genèse, reprend son cours. La Création ne s’est pas faite une fois pour toutes. Elle n’est pas destin prescrit. Tichri le rappelle. A chaque instant du temps de nos vies nous pouvons être pleinement associés de Dieu dans sa Création. Incommensurable pouvoir. Incommensurable dignité. C’est sans doute pourquoi le texte de la Genèse emploie ce pluriel inattendu qui a donné lieu à tant de commentaires au long des siècles : « Faisons l’homme à notre semblance » (Gen 1, 26) dit le Créateur. Faisons-le, c’est à dire ensemble, par l’accomplissement cette Loi d’espérance, et d’espérance réellement opératoire parce que désillusionnée, qui compte déjà la simple intention de créer comme choix inaugural la vie. Tichri se célèbre dars la lumière de l’automne qui est selon nos propres modalités saison de révélation. Les arbres se dépouillent de leur feuillage roussi et laissent s’épandre une lumière apaisée et miséricordieuse. Ainsi de nos esprits d’où tombent les pensées mortes avant de s’engager dans nos hivers spirituels ne sont pas solitudes glacées mais espaces de la patience d’où renaîtront nos vivaces intentions d’ajouter à la Valeur humaine.

Raphaël Draï zal, L’Arche 1992

LE SENS DES MITSVOT: NITSAVIM

In Uncategorized on septembre 7, 2023 at 5:56
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« Vous êtes placés (nitsavim) aujourd’hui, vous tous, en présence de l’Eternel votre Dieu: vos chefs de tribus, vos anciens, vos préposés, chaque citoyen d’Israël ; vos femmes, vos enfants et l’étranger qui est dans tes camps, depuis le fendeur de bois jusqu’au porteur d’eau, afin d’entrer dans l’Alliance de l’Eternel ton Dieu (Berith Hachem Elohékha) ». Dt, 29, 9 à 11. Bible du Rabbinat.

Le mot déterminant est ici NiTsAVim, approximativement traduit par « placés ». Mais que signifie justement ce placement? Il faut s’arrêter à la racine de ce terme: TsB(V) que l’on retrouve précisément dans MiTsVa. La disposition actuelle du peuple d’Israël n’est pas seulement géographique ou topographique. Nitsavim désigne autant une disposition physique qu’un état de l’Être. Que les Bnei Israël, en ces parachiot conclusives, soient caractérisés par ce terme signifie alors qu’ils se trouvent intégralement dans les liens de l’Alliance, obligés par une Loi qui transcende les catégories sociales et qui concerne autant le citoyen, l’ezrah’, que l’étranger, le guer. Autrement dit encore, le peuple qui s’apprête à traverser le Jourdain pour investir la terre de Canaan et la restituer à sa vocation première, ce peuple n’est certes plus celui du Veau d’or ou des récriminations incessantes, toujours sous l’emprise parfois hallucinatoire de ses désirs et sa fallacieuse nostalgie d’une Egypte imaginaire. Ce peuple est devenu, après maintes épreuves, celui de la Thora, des 613 mitsvot, et c’est en ce sens précis que tous ses membres, sans exception, sont qualifiés de nitsavim. En eux, la Thora s’incarne. Par eux elle devient effective et efficiente car, et on le répétera jamais assez, en entrant en terre de Canaan ils sont pour mission d’en faire Eretz Israël et non pas de devenir à leur tour des Bnei Canaan. Les Livres des Juges et des Rois relateront d’ailleurs à quel point cette tâche fut difficile et les échecs auxquels elle se heurta.

Cependant, il est possible de soutenir que cette qualification des Bnei Israël, au moment où Moïse s’apprête, non sans arrachement, à les quitter, ayant passé le relais à Josué, va bien plus loin que leur propre condition. Elle concerne l’être même de l’Humain, de Haadam. Souvenons-nous de la manière dont celui-ci fut situé dans le Jardin d’Eden – pour employer cette image: « L’Eternel-Dieu prit donc l’homme et l’établit dans le Jardin d’Eden pour le cultiver et le soigner. L’Eternel Dieu donna un ordre à l’homme (VaYTsaV Hachem Elohim âl Haadam), en disant : « Tous les arbres du Jardin, tu pourras t’en nourrir, mais l’arbre de la science du bien et du mal tu n’en mangeras point; car du jour où tu en mangeras, tu dois mourir » (Gn, 2, 15 à 17) (Bible du Rabbinat).

Que constate t-on? C’est pratiquement un même terme qui désigne la situation de l’Humain au Jardin d’Eden, où il apparaît déjà comme le sujet d’une Loi, d’une MiTsVa générique, qui se décline selon le Midrach en plusieurs catégories de mitsvot spécifiques, et qui caractérise la situation des Bnei Israël au moment de traverser le Jourdain dans le but que l’on a rappelé. Cette identité de terme signifierait que si l’Humain au Jardin d’Eden n’a pas su assumer et mettre en œuvre la Mitsva générique formulée par le Créateur à son intention, et s’il en est résulté d’une part l’apparition de la mortalité parmi les hommes, et d’autre part, l’externalisation de l’Humain du Jardin vital où il avait placé, à présent, les Bnei Israël, au terme de quarante années d’un incessant travail sur soi, sont en mesure de relever l’humanité première de ses défaillances initiales. L’Humain premier était en quelque sorte MouTsaV, assigné à une loi – et l’on retrouvera toute cette terminologie à propos de l’Echelle de Jacob (Gn, 28, 12) – mais il n’a pas tardé à céder à d’autres impulsions.

A présent ces impulsions-là, même si elles n’ont pas été complètement liquidées, se retrouvent néanmoins liées par une Alliance particulière, l’Alliance de la Thora, qui n’est « ni au delà des mers ni au delà des cieux » mais qui se trouve au plus proche de notre âme et de nos capacités réflexives.

Raphaël Draï zal 18 septembre 2014

LE SENS DES MITSVOT: KI TAVO

In Uncategorized on août 31, 2023 at 7:16
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« Or, quand seront survenus tous ces événements, la bénédiction et la malédiction que j’offre à ton choix (…), que tu retournes (véhachévota) à l’Eternel ton Dieu et que tu obéisses à sa voix en tout ce que je te recommande aujourd’hui (…) ton Dieu te prenant en pitié mettra un terme à ton exil (vechav Hachem Eloheikha) et il te rassemblera du sein des peuples parmi lesquels il t’aura dispersé » (Dt, 30, 1 à 3).

Bible du Rabbinat.

Tout au long des précédentes parachiot l’on a reconnu à quel point importait pour les Bnei Israël, l’esprit de suite, le sens des conséquences attachés à nos actes, l’esprit de responsabilité, individuelle et collective. Autrement, il ne faut pas imaginer, comme on l’a vu aussi, qu’il ne se passera rien, que la loi divine resterait lettre morte. Le choix est pour chacun: soit l’observance et la mise en pratique de la loi, soit le rejet de celle-ci. Dans ce dernier cas, l’issue est inévitable: la dispersion parmi les nations lesquelles imposeront aux exilés leur propre loi dont il n’est pas sûr qu’elle s’avèrera loi de justice et de mansuétude. Dans ce cas rien d’autre n’attendrait le peuple du Sinaï que la désespérance et la déréliction?

C’est ici qu’intervient un concept majeur de la pensée hébraïque, sans doute sans équivalent dans toutes les autres formes de pensée et de culture: celui de téchouva, de retour, de «revenance» qui présente ceci de particulier: la téchouva de l’homme suscite la téchouva de Dieu.

Quel est avant tout le sens même de ce concept? Il se discerne, certes, dans celui de retour. Le retour n’est pas la répétition mécanique. S’en retourner, revenir sur ses pas, signifie que l’on dispose d’une réelle liberté de mouvement; qu’il n’est rien d’irréversible, qu’il n’est rien d’irréparable, qu’il n’est rien de fatal. L’être qui se trompe de chemin et qui ne peut revenir en arrière est condamné à une angoissante errance. Au contraire, s’il peut s’en retourner, il retrouvera peut être d’autres repères, d’autres balises qui lui permettront de reprendre plus sûrement son cheminement vers l’avenir.

Telle est la caractéristique de l’être humain conçu comme créature divine. Il fait partie d’un univers dont les mouvements profonds ne sont pas à sens unique. Ce qui découle de l’institution originelle du chabbatTeChouVa et ChaBBaT sont deux vocables construits sur la même racine : ChB (V). Le septième jour, ou la septième phase de la Création est celle au cours de laquelle la réflexion prend le relais de l’action, la pensée celui de l’agir. Autrement, la Création se réduirait à un fait accompli déterminant de soi les phases à venir sans possibilité de modification, de correction, d’adaptation. C’est surtout de cet enchaînement dont il est question dans la paracha dite des kélalot, des malédictions. Celles-ci se substituent à la bénédiction lorsque, faute de préserver pour soi même mais également pour autrui, cette capacité de choix, cette aptitude à la réversibilité, l’on s’abandonne au cours des événements, qu’on en devient le jouet, bientôt brisé.

Pareille leçon n’a pas été comprise précisément par les nations au sein desquelles par deux fois le peuple d’Israël a été exilé, faute d’avoir observé comme il le devait – puisqu’il s’y était engagé – les termes de l’Alliance, de la Berith. Pourtant, si l’exil fait partie de la condition humaine il n’a rien d’irréversible non plus. La présence des Bnei Israël sur la terre que Dieu a dévolue à leurs pères reste conditionnelle mais l’exil est également conditionnel et persiste pour autant que le peuple qui en est affligé n’est pas revenu sur ses pas, n’a pas fait œuvre de réflexion, n’a pas réfléchi aux erreurs qui ont marqué son trajet pour le mener dans les sables mouvants de l’Histoire.

Dès lors qu’il redevient capable de téchouva, plus rien ne demeure figé et irréversible puisque lui-même ayant recouvré son aptitude à penser, et donc sa capacité de décision, l’être humain n’est plus une chose parmi les choses mais redevient un sujet actif et conscient de l’Histoire. Toute téchouva est marquée du signe de la réciprocité: dès l’instant où l’homme réactive la sienne, le Créateur de son côté n’est pas de reste et par sa propre « revenance », par son aptitude à la compassion et au pardon, accentuera et renforcera ce mouvement initial.

Telle est la leçon des mois de Eloul et de Tichri. Si Pessah commémore le recouvrement de la liberté des corps, Eloul et Tichri commémorent le recouvrement de la liberté plénière de l’esprit.

Raphaël Draï zal 11 septembre 2014

LE SENS DES MITSVOT : KI TETSÉ

In Uncategorized on août 24, 2023 at 11:01
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« Quand tu entreras dans la vigne de ton prochain (réêkha), tu pourras manger des raisins à ton appétit (kénaphchékha), jusqu’à t’en rassasier, mais tu n’en mettras pas dans ton panier. Quand tu entreras dans les blés de ton prochain, tu pourras avec la main arracher des épis mais tu ne porteras pas la faucille (rémech) sur les blés de ton prochain »

Dt, 23, 25, 26. Bible du Rabbinat.

Selon Rachi, ces règles concernent l’ouvrier qui s’en vient travailler dans la vigne appartenant à autrui ou dans son champ de blé, à l’époque donc de la vendange et de la moisson. Dans les deux cas elles éclairent les particularités du droit social d’Israël, avec ses ouvertures mais aussi avec ses limites sans lesquelles il perdrait de son sens. D’où cette première observation.

Aussi bien dans le cas de la vigne que du champ de blé, le propriétaire n’est désigné par aucun autre terme qu’un terme intensément éthique, pour ne pas dire le terme éthique par excellence: celui de prochain, de réâ. Cette première observation est de longue portée. Elle permet de constater que la désignation d’autrui comme prochain est irréductible à aucune autre, sur aucun autre plan: social, patrimonial, fonctionnel. On pourrait juger cette vision naïve et illusoire, destinée à masquer les oppositions de classe, les distorsions patrimoniales. Sans doute mais l’on sait aussi où ont conduit toutes les politiques conçues en termes d’affrontements sans merci entre possédants et non-possédants, jusqu’à les constituer les uns vis à vis des autres en ennemis mortels. Toute l’histoire des révolutions abonde en exemples malheureusement destructeurs.

La particularité des institutions d’Israël est précisément de ne jamais perdre de vue la qualité de prochain dans quelque domaine où l’on se trouve, de prochain au sens du Lévitique

« et tu aimeras ton prochain comme toi même: Je suis l’Eternel »(19, 18). La qualité de prochain se valide par un amour probant lequel ne peut l’être qu’en actes. Les fortunes se font et se défont. Les patrimoines fondent parfois comme neige au soleil. Le sort d’un être fait à la semblance divine ne peut pas dépendre de tels aléas ou coups du sort. Et lorsqu’il semble que le sort s’acharne sur lui, il appartient à qui jouit d’une meilleure fortune d’une part d’alléger ses tourments, d’autre part de tout faire pour y mettre un terme.

C’est pourquoi un ouvrier vendangeur, une fois qu’il a pénétré dans la vigne du propriétaire est considéré a priori par lui non comme un animal que l’on doit museler mais comme un prochain au plein sens du mot. Il est donc autorisé à manger du raisin de la vigne jusqu’à ce qu’il en soit rassasié. Il en va de même pour l’ouvrier moissonneur qui pourra arracher des épis mais avec la main seulement sans user de sa faucille. On le constate dans les deux cas, au regard du propriétaire, l’ouvrier est avant tout considéré comme un égal en dignité. Cependant l’inverse est également vrai.

Que ce soit dans la vigne ou dans le champ de blé il importe que le propriétaire soit considéré réciproquement non comme l’exploiteur à l’encontre duquel on éprouvera du ressentiment si ce n’est de la haine mais là encore comme le prochain, au sens plein, de l’ouvrier. Pouvoir profiter de l’abondance de sa vigne ou de son champ n’autorise d’aucune manière des comportements qui seraient abusifs, comme celui de rogner sur sa vendange ou de ponctionner sa récolte, comme si l’on disposait de son bien propre alors qu’en réalité on l’aliène sans qu’il y ait consenti.

Il faut également concevoir la démultiplication de pareils abus au nombre d’ouvriers travaillant dans la vigne ou dans le champ de blé. Que risque t-il de s’ensuivre? Une réaction de fermeture, physique et spirituelle, avec une atteinte grave portée précisément à la conception d’autrui comme prochain. Cette conception il faut y insister, repose sur un principe capital: celui de réciprocité qu’il ne faut pas confondre avec celui du donnant-donnant. Reconnaître autrui comme prochain c’est reconnaître ce qui fonde et exprime son existence à tous les niveaux où elle se constitue, sans se faire juge et partie de ce qui devrait ou non lui revenir légitimement avant de passer à l’acte personnellement ou de parachever par soi même l’empiétement commencé. Autrement, ce n’est rien d’autre que la convoitise (taava) qui l’aura emporté, dont on sait qu’elle est strictement prohibée dans le Décalogue (Dt, 5, 18);

Raphaël Draï zal, 3 septembre 2014

LE SENS DES MITSVOT: CHOPHTIM

In Uncategorized on août 17, 2023 at 10:01

A la mémoire du Président Pierre Drai qui aimait à citer ces versets.

Choftim

« Tu institueras des juges (chophtim) et des magistrats (chotrim) dans toutes les villes (chaârekha) que l’Eternel ton Dieu te donnera (…). N’accepte point de présent corrupteur (choh’ad)… C’est la justice, la justice (tsedek, tsedek) seule que tu dois rechercher (tirdof) si tu veux te maintenir en possession du pays que l’Eternel ton Dieu te destine »

(Dt, 16, 18 et sq). Bible du Rabbinat.

C’est dans cette paracha, avec la paracha Ytro, que l’on retrouve les éléments essentiels du système juridique d’Israël et de son éthique de la justice. Mais quel est l’apport singulier de cette paracha-ci par rapport à la parachat Ytro? Précisément qu’il y soit question non seulement des juges, à proprement parler, des chophtim, mais aussi des chotrim, des officiers d’exécution de leurs sentences.

Qu’est ce qu’un choter? En hébreu contemporain, un policier. En quoi consiste la fonction de police ainsi entendue? Il faut une fois de plus se rapporter à l’étymologie du mot hébraïque. ChOTeR est construit sur la racine ChTR que l’on retrouve dans ChTaR, la traite, l’effet civil ou commercial qui a force jugée et qui devient opposable légitimement et légalement. Cette racine est affine à la racine STR qui désigne cette fois la contradiction plus intense. Autrement dit, pour un peuple qui se prépare à vivre de sa vie propre, désormais sans miracles et sans manne, il importe de bien le comprendre: la vie d’une collectivité humaine n’est pas réellement assurée lorsque la Loi n’y est acceptée que de bouche, que l’on reste porté à se faire justice à soi même, si cette expression avait le moindre sens, ou bien une fois que la sentence est rendue que l’on se mette en situation de ne pas lui donner suite, de ne pas la rendre effective.

Dans ce cas, de proche en proche, le jugement, puis l’institution judiciaire, puis la Loi elle même seront vidés de leur sens. Pour le dire avec les philosophes du droit, dans ce cas, guette le retour à l’état de nature, celui de la guerre de tous contre tous. La fonction essentielle des chotrim est d’éviter que l’institution judiciaire ne se dégrade au point de perdre elle-même toute effectivité. Telle est l’une des contraintes de l’Etat de droit. Comme l’a indiqué Thomas Mann à la fin de son livre Das Gesetz (la Loi): « Que j’aie tort, ou que j’aie raison: la Loi ».

Il incombe ainsi aux chotrim de veiller à ce que les jugements rendus dans les Baté dinim par des juges inaccessibles au lucre et à la corruption soient effectivement exécutés. Ce n’est pas qu’il faille imposer une vision «totalitaire» de la Loi. Mais il ne faut pas oublier qu’en droit hébraïque la fonction judiciaire a pour finalité de réconcilier les parties en présence. Lorsqu’une sentence judiciaire n’est pas appliquée, c’est cette réconciliation, ce renouement du lien social qui se retrouve en extrême souffrance.

D’où la nécessité de traduire, là encore, aussi exactement que possible le mot chaâr, qui désigne les lieux particuliers où doivent être situés chophtim et chotrim. Ce mot ne signifie pas exactement «ville» qui se dit en hébreu îr mais plus précisément les lieux de transit, les points de passage potentiellement conflictuels. Pour un peuple libre, plus les transactions de toutes sortes se multiplient plus les risques de friction deviennent grands. On observera dans ces condition que les lettres du mot ChaÂR se retrouvent en premier lieu dans le mot RaÂCh, qui désigne le bruit, le tumulte, ce qui empêche les uns et les autres de s’entendre au risque de se mécomprendre et donc de laisser malentendus se multiplier et bientôt la violence ressurgir. Aussi ces mêmes lettres se retrouvent – elles cette fois dans le mot RaChÂ: le méchant, terme qui n’a pas besoin d’être commenté plus avant – on soulignera simplement que dans la Haggada de Pessah le rachâ est bien celui qui récuse le principe que la loi commune lui soit applicable.

Enfin quant au redoublement du mot «tsedek», comme pour tout redoublement de terme dans la Thora, il signifie que la justice elle même ne doit pas être impulsive mais réfléchie; qu’il n’est pas de bonne justice sans respect de deux principes vitaux: celui du contradictoire entre les parties, et celui du double degré de juridiction, de la capacité pour tout justiciable de faire appel.

                             Raphaël Draï zal, 29 août 2014

LE SENS DES MITSVOT: REEH

In Uncategorized on août 10, 2023 at 11:32

« Tu ne mangeras pas d’aucune chose abominable. Voici les animaux dont vous pourrez manger (…) tout quadrupède qui a le pied corné et divisé en deux ongles distincts, parmi les animaux ruminants vous pouvez le manger » (Dt, 14, 3 à 6).

Traduction du Rabbinat.

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Ces prescriptions qui concernent l’alimentation du peuple sinaïtique sont également de celles qui sont péjorées sous le qualificatif de ritualistes, comme si elles renfermaient le peuple d’Israël sur lui même et lui interdisaient toute convivialité avec des peuples autres.

En réalité, il n’est aucune collectivité humaine qui ne s’impose des régulations spécifiques dans ce domaine, que ces collectivités se veuillent confessionnelles ou agnostiques. Les musulmans s’interdisent la viande de porc et les boissons alcoolisées; les catholiques restreignent leur alimentation lors de la période du carême, les bouddhistes en principe ne mangent pas de viande, et que dire des adeptes de la nourriture bio… Les règles de la cacherout – puisqu’il s’agit d’elles ici – doivent être comprises selon leur intentionnalité profonde.

Depuis qu’il a été situé dans le Jardin d’Eden, l’Humain a le droit de consommer de tout ce que ce lieu produit. Il lui est interdit de procéder à des mélanges confusionnels qui lui feraient perdre de vue l’origine même des aliments qu’il est amené à consommer. L’alimentation humaine est celle de créatures douées de penséeAussi, pour autant que l’on s’autorise à manger de la viande, celle-ci doit provenir d’animaux qui incarnent si l’on peut dire cette aptitude. C’est pourquoi il est interdit de consommer de la viande provenant d’animaux ou d’oiseaux de proie, qui déchiquettent celle-ci. Les animaux permis devront être domestiques, autrement dit rendus le plus proche possible de l’humain, ensuite herbivores mais surtout ruminants. Car il se trouve bien des animaux qui se nourrissent d’herbe ou de racines végétales mais qui ne ruminent pas.

Qu’est ce que la rumination? L’équivalent physiologique de la pensée. Un animal herbivore ruminant n’avale pas sa propre nourriture d’un seul coup, d’une seule bâfrée. D’abord il l’introduit dans son orifice buccal où elle subit une première élaboration. Ensuite, il l’introduit dans son tube digestif lequel comporte une panse dans laquelle la nourriture initialement ingérée subira une seconde élaboration. Après quoi, la nourriture ainsi transformée, sera régurgitée avant que d’être définitivement absorbée par l’estomac.

Il n’en va pas autrement de la pensée humaine. En tant que telle la pensée n’est jamais impulsive comme l’est le passage à l’acte. Elle opère en trois temps. Le premier sera celui de l’information, de la prise de connaissance des données initiales d’une situation ou d’un cas. Le second temps sera celui de l’élaboration réflexive. Les données initialement perçues seront confrontées avec d’autres données, d’autres concepts qui en feront paraître soit le caractère ordinaire, soit la plus-value de sens. Enfin, une fois ces deux phases achevées, le processus se consolidera dans celui d’une véritable connaissance, exhaustive et assurée, en vue d’une transmission.

C’est pourquoi les animaux concernés devaient présenter une autre caractéristique: être dotés de sabots certes mais de sabot fendus. Cette dernière caractéristique appellerait bien des commentaires. On retiendra pour conclure sa signification principale. Le sabot est cela qui termine le pied, l’organe de la locomotion, donc du mouvement. Dans la pensée biblique, un mouvement n’est jamais réductible à un déplacement strictement physique. Il est la forme que prend le comportement, autrement dit la conduite orientée, laquelle se confronte toujours à des choix lorsqu’elle arrive à des carrefours, à des bifurcations. Au lieu de s’en étonner il faut plutôt considérer que même les animaux ne sont pas des automates. Est-il nécessaire de rappeler le précédent de l’ânesse de Bilaâm lorsque celui-ci la forçait à s’engager dans une voie contre-nature?

Il faut réfléchir à ces principes vitaux que l’écologie contemporaine découvre ou redécouvre mais sans toujours les rapporter à leurs sources originelles.

Raphaël Draï zal 21 aout 2014

LE SENS DES MITSVOT: EKEV

In Uncategorized on août 4, 2023 at 12:20
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« Pour prix de votre obéissance (êkev tichmeôun) à ces lois et de votre fidélité à les accomplir, l’Eternel votre Dieu sera fidèle aussi au pacte de bienveillance (eth haberith véeth hah’essed) qu’il a jurée à vos pères. Il t’aimera, te bénira, te multipliera. Il bénira le fruit de tes entrailles et le fruit de ton sol, ton blé (deganekha), ton vin (tirochekha) et ton huile (veytsharekha), les produits de ton gros et menu bétail dans le pays qu’il a juré à tes pères de te donner »

(Dt, 7, 12, 13). Bible du Rabbinat.

On le constate, la Parole divine se veut d’engagement réciproque. Mais de quelle sorte de réciprocité? En contre-partie de l’obéissance requise des enfants d’Israël, ceux-ci se verront gratifiés de tous les bienfaits cités au texte. Cette réciprocité est indiquée par un mot particulier: êkev dont il s’agit de comprendre le sens intime et les implications.

À priori êkev désigne le talon, autrement dit la partie du corps qui marque la jonction entre la terre et la direction du ciel, elle même indiquée par la station debout, la seule qui caractérise l’être humain. Ainsi disposé, le corps forme bien un trait d’union entre le monde d’en-haut et le monde d’en-bas. Le talon est également la partie du pied qui touche le sol la première lorsque la personne marche. Au contraire de la plante, l’homme n’est pas statiquement enraciné mais il se déplace, et ses trajets sont inhérents à ses projets. En ce sens, le talon indique le point de tangence et non pas d’immobilisation entre les dimensions horizontale et verticale de l’être.

Il comporte d’autres significations encore car quelle est la différence entre la démarche consciente et le fait de se mouvoir en titubant, comme si l’on allait s’effondrer à chaque pas? Dans la démarche consciente les pas sont liés entre eux et forment ce qu’il est convenu de nommer une démarche. C’est sur quoi insistent les versets précités: à la fin de la Traversée du désert où il est arrivé plus d’une fois que le peuple ait titubé, au moment de franchir le Jourdain et ainsi s’engager dans l’univers des peuples, plus que jamais le peuple doit se convaincre qu’il n’est pas d’alternative à la cohérence de ses pensées et de ses itinéraires.

Le mot êkev se rapporte alors non plus à la cohésion physique de la marche et à son équilibre externe mais à la cohérence des consciences que doit habiter l’esprit de suite, la relation vitale de cause à effet. Comme on y a maintes fois insisté, il serait contraire à cet état d’esprit d’avoir adhéré à une Alliance et de ne pas la mettre en pratique, d’être un peuple sacerdotal et de se profaner du soir au matin.

Un éclairage étymologique permettra de mieux le comprendre. Le mot êkev est construit sur la racine ÂKV que l’on retrouve dans le nom du patriarche Jacob, Yaâkov. Lorsque les lettres de cette racine sont désordonnées, elles forment le mot BaKÂ, qu’on retrouve dans BiKÂ, la faille, la cassure, la béance. C’est sur une bikâ que s’établit la civilisation de Babel, une civilisation amnésique et décervelée, avec la catastrophe qui s’ensuit. Selon cette acception, la civilisation d’Israël est à tout le moins une contre-Babel: là où la cassure sévit, elle promet l’unité et le lien; là où l’irrationnel l’emporte elle fait prévaloir comme on l’a dit l’esprit de suite et la relation responsable de cause à effet.

Et c’est pourquoi les bienfaits qui découlent de cette réciprocité lucide et conséquente sont nommés comme ils le sont. On observera en effet que les trois produits essentiels: dagantiroch et ytshar se rapportent tous trois au vocabulaire de la Genèse alors que l’Humain se trouvait établi dans le lieu adéquat à son être et à sa vocation. DaGaN, le blé se rapporte comme son nom l’indique au Gan Eden; dans tiRoCh se trouvent les lettres composant le mot roCh que l’on retrouve dans BeRéChit, et enfin dans le mot ytsh’HaR se retrouvent les lettres HR qui se trouvent dans le mot HaR qui désigne l’éminence topographique mais aussi la conception biologique et la conception intellectuelle.

Autrement dit, comme contrepartie de l’observance d’une Berith qui est aussi un acte de grâce, de h’essed, le peuple pourra bénéficier d’une abondance matérielle continue. Cependant, cette abondance ne concernera pas que les corps: elle fera accéder le peuple tout entier et par lui l’Humain au degré spirituel originel que le nom de ces trois produits symbolisent.

Raphaël Draï zal, 14 aout 2014

SPECIAL 100 ANS DES EIF – LES ANNEES EIF DE CONSTANTINE

In Uncategorized on juillet 30, 2023 at 12:45
Camps de Die en Chamarge (Crest) 1958

Extraits des « Pays d’Avant », 2008, Editions Michalon

Constantine, mars 1956, rue Henri Martin

(..)

Et mon cousin suggéra : « Pourquoi ne pas inscrire Pierrot aux EIF? ». Ces initiales désignaient les Eclaireurs Israélites de France dont Rolland Draï était l’un des principaux responsables à Constantine. Mes parents me transmirent cette suggestion. J’acceptai. Cette acceptation allait modifier le cours de ma vie à tel point que je le ressens encore aujourd’hui aussi fortement que ce jour du printemps 1956 quand je franchis le portail de l’ancien palais de Justice de Constantine, place Négrier, où se trouvaient les locaux des EIF avec ceux des autres mouvements de la jeunesse juive constantinoise. Mon itinéraire quotidien s’en trouva complètement renversé. Désormais, une fois revenu du collège et mes devoirs finis, je quittai quotidiennement la rue Henri Martin et le quartier « européen » et m’orientai, pour le coup, vers le quartier juif

Découverte des E.I.F.

Le mouvement des Eclaireurs Israélites de France avait été officiellement fondé en 1924 par Robert Gamzon et par Edmond Fleg. Longtemps, les Eclaireurs Unionistes, de confession protestante, avaient accueilli une branche juive. L’envol s’était produit peu après la première guerre mondiale. Les fondateurs des EIF se proposaient la préservation et l’illustration de l’Etre juif, de ses valeurs, de la culture qui lui était attachée. Depuis 1917 et la Déclaration Balfour, le sionisme devint l’une de ses principales préoccupations. Cependant, ces mêmes fondateurs avaient décidé d’exprimer ces valeurs, cette culture et ces préoccupations dans un cadre particulier : celui du mouvement scout mondial fondé par l’anglais Baden Powell. La culture scoute comportait des normes strictes, à la fois éthiques et sociales : le respect de la parole donnée, le respect d’autrui, la solidarité, la découverte du monde de manière qu’il n’en subisse aucune atteinte : d’où la pratique d’un camping que l’on qualifiera d’écologique avant l’heure. A l’évidence, il est possible de reconnaître dans ce mouvement une idéologie ou des pratiques politiques, pour employer un langage sorbonnard. Pourtant la camaraderie que j’allais y découvrir n’avait rien de commun avec la « camaraderie » des partis proprement politiques. Elle se voulait directement affective, relevant d’un pacte d’assistance mutuelle, soutenue par une promesse qui engageait à ne pas faire le chien crevé au fil de l’eau, à placer le cours du temps sous la toise d’engagements proprement moraux. Pour ses fondateurs, les EIF devaient contribuer à lutter contre la judéopathie forcenée et contre l’antisémitisme démentiel par la fierté d’être juif, une fierté non pas vaniteuse mais qui s’autorisait de la très longue histoire du peuple d’Israël, de ses multiples apports au genre humain et aux autres religions du Livre. Il fallait lutter contre les maux du siècle : la violence des paroles et des idées, l’intolérance, l’indifférence, l’injustice, la xénophobie. On concevra sans peine la réverbération de ces valeurs dans l’Algérie insurrectionnelle et de plus en plus militarisée.

En arrivant Place Négrier, dans l’ancien palais de Justice, je découvris au rez-de-chaussée la belle synagogue où officiait Rabbi Sion Chekroun, figure lumineuse que j’aurais l’occasion d’évoquer plus loin. En entrant, à gauche, se trouvait une grande salle de conférences. A droite commençait un escalier sombre défendue par une femme dont je n’ai jamais aperçu le visage, mi- mégère, mi- cerbère. Il menait aux locaux des mouvements de jeunesse juive. A ma grande surprise ces mouvements étaient nombreux et ne partageaient pas la même idéologie, cette fois bien nommée. Se trouvaient là le « Bné Akiva », sioniste et religieux, mais aussi le « Bétar », sioniste, nationaliste et religieux également et le « Gordonia », sioniste-ouvriériste- tolstoïen. Je ne sais plus si le « Hachomer Hatsaïr », mouvement sioniste de gauche et non religieux, était représenté aussi. Constantine était trop religieuse pour qu’un tel mouvement pût y recruter plus qu’un quarteron de joueurs de belote. Faut-il s’étonner de la présence de ces mouvements sionistes? Depuis 1948 et la Guerre d’Indépendance de l’Etat d’Israël, les représentants de l’Agence juive, et les chlih’im, les Envoyés de ces formations de jeunes qui, sans exception, se rattachaient étroitement à un parti politique israélien, prospectaient l’importante communauté juive d’Algérie dans laquelle la communauté de Constantine occupait une place considérable tant son identité était forte, dense, active. Depuis l’abrogation du décret Crémieux et l’expulsion des élèves juifs des écoles françaises, le sionisme et la construction d’un Etat juif avaient été érigés en véritables idéaux de substitution. Déjà deux Juifs constantinois avaient assisté au Congrès de Bâle en 1897 dans les commencements de l’Affaire Dreyfus qui avait provoqué des troubles si graves. Là-bas, ils avaient rencontré ou entendu Théodor Herzl en personne et donc avaient participé à rien de moins qu’à la fondation du Mouvement Sioniste Mondial. Les horreurs de la deuxième Guerre mondiale renforcèrent cette orientation. De nombreux juifs de Constantine avaient émigré en France depuis les années 30 et y furent raflés avant d’être déportés et gazés comme les autres juifs d’origine ashkénazes. Parmi eux se trouvait le champion de natation Alfred Nakache qui devint un de nos héros, sportif et humain. Des juifs constantinois s’étaient engagés dans la France combattante. D’autres, pour les mêmes raisons, s’engagèrent dans la guerre d’Indépendance de l’Etat d’Israël. Il en résulta qu’à partir de 1945, le judaïsme à Constantine ne se dissociait plus de l’aspiration sioniste. On en verra les suites en 1961 et en 1962 avant une autre indépendance, celle de l’Algérie cette fois.

Les EIF représentaient à Constantine le mouvement de jeunesse juif de loin le plus nombreux. Il était constitué d’un « district », placé sous la responsabilité de Rolland Draï, « totémisé » Bélier. Ce district était lui-même formé de deux « Groupes », l’un situé dans les quartier de Saint Jean et de Bellevue, le groupe Samy Klein, du nom d’un des aumôniers EI arrêtes et torturés par la Gestapo, et l’autre, situé dans le centre-ville, au cœur du quartier juif, le groupe « Robert Munnich », autre figure juive de la Résistance. C’est ce groupe que j’avais rejoint. Il était formé à son tour de deux « Troupes », l’une de garçons, la Troupe Gédéon, sous l’autorité de Jean Pierre Melki, « totémisé » Mustang, l’autre de filles, la troupe Déborah, sous la responsabilité, de Rachel Zerbib, « totémisée » Raksha. Le groupe comportait aussi une troupe de Louveteaux. A la troupe Gédéon, je rejoignis la patrouille des Chamois dont le cri de ralliement était « Sur la piste ».

Lecteur de Kipling, je ne fus pas surpris par ces dénominations totémiques. Elles attestaient que ces chefs avaient été longuement et durablement testés au regard des valeurs et des normes que l’on vient d’évoquer. Mon acclimatation au Groupe Munnich ne fut pas longue. Certes chacun et chacune d’entre nous y apportait les aptitudes de sa jeune personnalité. Pour ma part, j’y apportais… le Quartier saint Jean. Autrement dit, la culture de ce quartier européen, au moins dans un domaine particulier : celui de la musique. Au Quartier saint Jean la chanson française, des Frères Jacques à Tino Rossi, la radiophonie de Jean Nohain, les sketchs de Pierre Dac, de Francis Blanche et les chansonniers parisiens étaient fort prisés. Je les importais dans ma troupe scoute et les y greffais par des adaptations qui les transformaient peu à peu comme son patrimoine propre. Des airs de valse ou de rock n’roll entrèrent dans notre répertoire avec des paroles qui respectaient toutefois les valeurs des EI. Et l’on se mit à chanter « Dans les plaines immenses.. » ou « J’aime Pourim » sur des airs venus de radio Alger. J’adaptais aussi des musiques de film comme celle de « Sans famille » : « Sur la route, route, route, s’en allait sifflant gaiement, une troupe scoute, scoute, scoute, cheveux fous et nez au vent », ou d’opérettes russes : « À la troupe Gédéon on est vraiment de braves garçons… ». J’y apportais encore des aptitudes pour le dessin et la peinture dont j’eus l’imprudence de faire état et que mes chefs exploitèrent jusqu’à leur quasi-épuisement pour la décoration de panneaux de patrouille – la mienne et celles qui la concurrençaient -, d’emblèmes et de fanions, de journaux de bord mais aussi de murs entiers dans les locaux de réunion ou dans les réfectoires des colonies de vacances organisées l’été dans la Drôme. En retour, j’y recevais la manne d’une amitié inconditionnelle et désintéressée que je n’ai plus jamais oubliée.

A Constantine, la fréquentation de l’Alliance cessait pratiquement le lendemain de la bar mitsva au risque d’une déperdition complète de l’enseignement reçu jusqu’à la célébration de cette solennité. Aux EIF, selon les directives du Commissariat général de l’Avenue de Ségur à Paris, chaque activité devait être précédée par un office religieux allégé mais comportant les principales prières du Rituel quotidien. Les fêtes juives étaient également célébrées, accompagnées de jeux et de concours qui sollicitaient notre plus vive créativité. Je franchis rapidement les étapes initiales de la formation au scoutisme EIF et fus admis à prononcer la « Promesse ». (..)

Camper en France

Tandis que les soldats débarquaient en Algérie, nous nous embarquions pour la France, dans des conditions qui n’étaient guère plus confortables que les leurs. Je fus malade durant presque toute la traversée. Dans la cale où nous étions rangés sur des chaises longues qui accentuaient les pires mouvements du bateau, j’acquis la conviction que le mal de mer était vraiment le mal d’enfer et que le siège de l’âme se trouve au fond de l’estomac. Pourtant, lors d’un moment de répit, après que mon chef de patrouille m’eût fait grimper sur le pont pour y respirer l’air du large je recouvrai suffisamment de lucidité pour prendre acte des beautés de la Création. Le navire fendait une mer d’un bleu indicible, presque noir. L’écume y faisait un contraste nacré, mouvant, dispersif, surtout lorsque le regard tentait de suivre la course des marsouins. À l’aube, l’approche de Marseille se signala par les consignes de plus en plus pressantes de notre encadrement : faire notre toilette à fond et arranger notre tenue pour un débarquement impeccable, fanions au vent. Qui n’a pas vu Marseille du large apparaître au soleil levant ne sait pas ce qu’est l’apparition de la France…. Le sol continua de tanguer longtemps sous mes pieds après que nous eûmes débarqués pour nous diriger vers la gare Saint Charles. Pourquoi avais-je été si malade? Pourquoi un aussi atroce mal de mer? Par deux fois déjà j’avais effectué cette traversée mais c’était avec mes parents. Tout « breveté » que j’étais c’était d’en être séparé qui me fit si violemment ressentir ce que j’oserai nommer mon mal de mère …

De Marseille à Valence puis de Crest et à Die, la route n’est pas longue. Aussitôt arrivé à Valence je fus assigné à un petit groupe dit de « précurseurs » qui ne se dirigea pas immédiatement vers le lieu assigné à notre campement mais vers Crest où était attendue pour la semaine suivante une colonie d’enfants constantinois. Beaucoup appartenaient à des familles très pauvres. Sur place, je reçus ma première mission : décorer les murs du réfectoire. Par chance, ces murs étaient presque blancs. Mes craies de couleurs, rehaussées parfois de plus fins pastels, les couvrirent de vols d’oiseaux et d’amas de fleurs laissant reconnaître dans le lointain, à la fois comme ce que nous avions quitté et comme ce que nous étions appelés à retrouver, le Pont de Sidi M’cid. Après quoi je rejoignis Die et la Chamarge pour mon premier véritable camp EIF.

J’appris à monter notre tente de patrouille, en relation avec les autres parties du campement au centre duquel se trouvait le mât aux couleurs tricolores avec …le drapeau bleu et blanc à l’étoile de David. Ensuite à monter les installations nécessaires pour la préparation de nos repas quotidiens, chaque fois en utilisant les moyens du bords, rondins, cordes, et un minimum d’outillage mécanique. Puis j’appris à creuser les « feuillées » pour la bonne hygiène du camp entier. Ces « activités », comme elles étaient dénommées, ne demandaient pas seulement une grande habileté manuelle et parfois une extrême dextérité. Elles sollicitaient aussi une véritable coopération dont l’absence ou les faiblesses étaient aussitôt sanctionnées par la fragilité de l’installation en chantier et par son effondrement rapide. Cette coopération s’obtenait grâce à une non moins extrême attention au projet commun d’une part, d’autre part aux aptitudes et aux compétences des autres membres de la Patrouille ou de la Troupe. Ainsi chacun de nous fut incité à prodiguer le meilleur de soi et, de ce fait, à être reconnu dans ce qu’il avait d’irremplaçable. Chaque journée était ainsi organisée en activités de découverte de soi et des autres par la découverte de nouveaux paysages et par l’accomplissement de nouvelles entreprises. A Die la Chamarge, j’appris à faire la cuisine, et une cuisine mangeable pour moi-même et pour mes camarades, à laver mon linge sans l’abîmer, à faire la vaisselle sans rechigner et de telle sorte qu’elle soit réutilisable. Se révélait entre nous « le liant », les amitiés naissantes ou qui se confortaient, l’admiration pour nos aînés avec le sentiment croissant d’une véritable reconnaissance pour ce qu’ils nous enseignaient et pour ce qu’ils nous transmettaient. Il faut apprendre à recevoir ce que la vie nous donne, le temps qu’elle nous rassemble, le temps qu’elle nous le donne avant que les routes bifurquent, mais sans jamais se séparer complètement, parce qu’aucune histoire humaine n’est comparable à une autre, parce qu’aucune existence ne saurait en dupliquer une autre. Comme l’enseignait Fernand Braudel au Lycée de Constantine, les durées de l’Histoire ne sont pas uniformes.Certaines sont brèves, certaines plus longues, quelquesunes trop longues. La durée étale compte moins que l’intensité des événements pleinement vécus, partagés, mis en mémoire. Parfois l’on s’est quittés la veille et le lendemain nous trouve étrangers. Il arrive aussi que l’on se soit séparés depuis un demi- siècle et que l’on se retrouve sur un quai de gare comme si l’on ne s’était jamis quittés.

Outre la vie quotidienne au camp de la Chamarge, deux autres « activités » ne se sont plus effacées dans ma mémoire : le premier rallye en auto-stop et la visite dans le Vercors. Dans le dernier tiers de notre séjour, lorsque nos chefs nous estimèrent suffisamment aguerris et capables de nous « débrouiller », ils nous formèrent en binômes pour nous lancer dans un tour de la Drôme en auto-stop, à charge pour nous de passer par des endroits obligés, clairement balisées sur les cartes routières que nous avions appris à lire, puis d’en donner une description fidèle sur des « cahiers de route » impeccablement rédigés et si possibles illustrés de croquis. Nous partîmes ainsi deux par deux, à peine âgés de quatorze ou quinze ans, disposant d’une somme d’argent minime, sur les routes de ce département qui s’élargissait à nos yeux et sous nos pas à la France entière. Ces années-là, les routes étaient sûres et les automobilistes parfaitement hospitaliers. Je n’ai pas le souvenir de marches épuisantes dans l’attente d’une Peugeot miraculeuse ou d’une providentielle Citroën. Au contraire, non contents de nous prendre à leur bord des automobilistes modifiaient leur itinéraire pour nous conduire directement à destination. Naturellement ils nous demandaient d’où nous venions. Lorsque nous leur répondions : « de Constantine » ils redoublaient d’attention à notre endroit. Pas une seule fois nous fumes rebutés ni n’essuyâmes d’observations insultantes ou désobligeantes. Nous découvrions s la France que l’ère gaulliste a un peu fait oublier. Une France qui tanguait beaucoup, qui doutait de son avenir mais qui se reconstruisait malgré les avanies, en dépit des défaites et qui maintenait un semblant de cap même si ses gouvernements successifs lui donnaient le tournis et souvent des hauts le cœur. C’était la France qui conférait des dimensions supplémentaires, une chair consistante, des cieux du bleu qui est le sien, une langue aux accents qui ajoutaient à sa musique propre, aux images de nos livres de classe. Et lorsque après avoir lu et relu les aventures tragiques de la chèvre du trop naïf Monsieur Seguin, qui devait être quelque peu d’ascendance algérienne, ou celles de Tartarin, nous traversions la gare proprement dite de Tarascon, et que nous foulions les collines herbeuses de la Drôme, nous étions comme ces pèlerins qui reprennent souffle aux abords de la Ville sainte qu’ils n’ont d’abord connue que par les images pieuses de leur livres de prières.

Le message de la Chapelle en Vercors

20 août 1956, montagnes du Vercors

Les autobus qui transportent les participants et les participantes au camp d’été grimpent le long de routes en lacets qui nous en rappellent d’autres. Sauf qu’ici nous ne risquons pas de tomber dans une embuscade. Nous chantons ou nous écrivons lettres et cartes postales à nos parents et à nos amis. Les autobus stoppent et sont garés en contre bas de la route. Nous voici près du lieu-dit la Chapelle-en-Vercors. Nos chefs nous demandent de descendre. Ils ont à nous parler. Intrigués, nous les écoutons. Ils nous disent : « En 1940 la France a été vaincue militairement par l’Allemagne hitlérienne. Puis occupée par les troupes allemandes. Au lieu de résister, les responsables de l’Etat dirigé par le Maréchal Pétain ont choisi de collaborer avec l’Occupant. Ils ont déclenché une politique antisémite sans précédent dans l’histoire de la France. Très vite, les Juifs ont été livrés aux nazis. Ils ont été raflés, déportés, en vue d’une complète extermination. A Londres, le 18 juin 1940 le général de Gaulle appela tous les Français dignes de ce nom à la résistance afin de libérer au plus tôt le territoire national. Les EIF ont pris part à ce combat. Lorsqu’ils virent leurs familles livrées comme du bétail à la Gestapo, ils résolurent de prendre les armes. Leur principal maquis s’organisa dans ces montagnes du Vercors. Là, ils firent la guerre aux troupes allemandes qui exercèrent des représailles impitoyables, comme sur tous les autres maquis de la région. Depuis ces années, chaque matin, les EIF ont levé ensemble le drapeau français et le drapeau bleu et blanc à l’étoile de David. Depuis ces années, la défense de la République et l’existence de l’Etat d’Israël fondent notre propre existence. Sachez qu’il y eut des temps où les camps EI n’ont pas été des camps de vacances. Nous espérons et prions Dieu pour que des temps pareils ne reviennent plus. Si par malheur ils revenaient, souvenez-vous des maquis EIF du Vercors ».

Force physique, force morale

Constantine, 10 juin 1957, Ancien Palais de Justice.

Je viens d’être sélectionné pour la délégation des EIF d’Algérie au Jamboree de Sutton Fields. Les épreuves pas été de tout repos. Il a fallu d’abord présenter nos résultats scolaires et produire l’appréciation de nos professeurs concernant notre conduite en classe. J’ai été jugé vivace mais enclin a trop donner au chahut organisé par mes camarades. Sans doute parce que, le plus jeune de la classe, je ne veux pas apparaître en reste. Ensuite, il a fallu réussir aux épreuves scoutes proprement dites : les nœuds, les épissures, les relevés Gilwell pour la lecture des cartes, les jeux de Kim, le langage morse. Beaucoup de ces épreuves se sont déroulée en lieu clos à cause des menaces d’attentat. L’une de ces épreuves m’a particulièrement marquée : l’épreuve sportive. Elle aura des suites.

J’avais décidé de passer ce qu’il est convenu d’appeler le brevet – encore un – « sports de combats ». Je me croyais suffisamment préparé par les leçons de Bernard Cattuogno auxquelles s’était ajoutée la lecture de livres spécialisés. J’avais également soigneusement révisé les schémas de prises de judo reproduits dans « Lectures pour tous ». L’épreuve devait se dérouler dans la salle de sports de l’EJC. « L’Etoile Juive Constantinoise » avait été fondée à la fin des années 40 pour développer la pratique du sport parmi la jeunesse juive et plus particulièrement celle des sports de combat afin de faire face aux antisémites qui, hélas, avaient durement sévi à l’époque de Pétain. Je connaissais à peine par leur nom quelques-uns des moniteurs de la salle dont je n’avais cependant aucune idée précise.

Le jour fixé pour l’épreuve je pensais me retrouver devant l’un d’entre eux qui m’aurait fait accomplir quelques exercices classiques et répéter quelques schémas de mon niveau. À ma grande surprise, une fois enfilé le kimono réglementaire que je portais pour la première fois, je fus invité à monter sur le « tatami » et à me placer devant l’ensemble des moniteurs. Je venais d’avoir 15 ans et la plupart de ces derniers étaient des adultes taillés en d’armoires à glace ou affûtés en lame de sabre. Celui qui les dirigeait m’invita, tout de go, à « les prendre un par un » en vue d’un assaut de trois minutes chaque fois. L’épreuve correspondant au dit brevet devait durer une demi- heure en tout. C’est peu de dire qu’au bout du second assaut j’avais épuisé l’intégralité des schémas reproduits dans « Lecture pour tous » et sondé dans les tréfonds de mes réserves physiques. Le quart d’heure qui suivit, au terme duquel il fut décidé d’arrêter prématurément l’épreuve, me vit passer pratiquement d’une extrémité du « tatami » à l’autre sans que je l’eusse décidé vraiment et pour tout dire à mon corps défendant. En conclusion, ce brevet ne me fut pas accordé mais je fus tout de même invité à le repasser en raison de mon « honorable résistance ». J’avais simplement commis l’erreur de confondre le dessin de l’affrontement avec le corps à corps réel. Leçon à retenir. Je retournerai à la salle pour la rentrée d’octobre. En attendant il me fut conseillé de m’entraîner

Frères du Monde : le Jamboree de Sutton Fields

Le 15 août 1957, sur le ferry- boat entre Dieppe et l’Angleterre

Voilà plusieurs jours que nous avons quitté Constantine pour le « Jamboree ».  L’avant-veille du départ, nous avons bien cru que nous ne partirions pas : nous avions simplement oublié de faire établir nos passeports ! Heureusement, le frère d’un de nos amis, employé pour l’été à la Préfecture, nous a sortis d’affaire. À Philippeville nous avons embarqué pour Marseille. Cette fois je n’ai pas souffert du mal de mer.  Puis nous avons traversé la France en chemin de fer après une halte à Paris, avenue de Ségur, QG du Mouvement, où nous avons rejoint les EI de Métropole, pour ne former qu’une seule délégation. A Dieppe, l’on nous a remis des sacs hermétiquement fermés contenant des sandwichs « cacher ». Déjà sur les quais nous avons découvert, émerveillés, cette foule de centaines et de centaines d’Eclaireurs composant toutes les variétés et religions du scoutisme français. Sur le ferry nous nous enhardissons à nous adresser la parole, découvrant nos insignes distinctifs et respectifs ainsi que nos grades. Pour ma part je suis passé du grade d’« aspirant » à celui de « deuxième classe » juste après les épreuves de sélection.  Embarqués par temps brumeux mais chaud, nous nous sommes répartis sur les ponts dans une grande pagaye chantante. Je ne quitte pas une unité de Scouts de France qui compte deux guitaristes. Un peu à part de la cohue ils interprètent des chants du répertoire scout classique. Leurs deux guitares se complètent à merveille.  Et puis, soudain, en pleine Manche, alors que la mer est d’un gris plombé, que le ciel ne comporte pas une seule échappée de bleu, que les mouettes ont pris l’accent du Grand Nord, ils attaquent la chanson de Bécaud : « La Méditerranée » reprenant à l’unisson le refrain que le vent hachure : « Et pendant ce temps là, la Méditerranée, qui se trouve à deux pas, joue avec les galets ».  Les guitaristes jouent à présent comme s’ils étaient des adeptes du flamenco. L’on dirait que l’Algérie n’entend pas nous quitter d’une semelle.  Avec ses propres paroles, conscientes ou non :

« Et pendant ce temps là, la Méditerranée, di da di da da da, transporte des armées … ».  Les chants traditionnels reprennent.  Le ferry chante à pleine voix au milieu de la Manche.  Je reste admiratif devant les compétences musicales de ces chorales et de ces orchestres.  Nous aurons beaucoup à apprendre et nous aurons beaucoup à transmettre.  Débarqués sur le sol d’Angleterre nous nous donnons rendez vous pour le surlendemain dans les champs de Sutton Fields, une fois que chacune de nos unités aura établi son campement.  Nous y resterons jusqu’au 25 août.

Sutton Fields, le 24 août 1957

Aujourd’hui est le jour anniversaire commun de mon père et de mon frère Guy. C’est aussi l’avant-veille de la fin du « Jamboree ». Pour les membres de notre délégation, ç’aura été un séjour exceptionnel. Nous nous trouvions dans le camp baptisé « Copenhagen ». Pour y accéder il fallait passer sous un portique dominé par une embarcation viking ! Heureusement je ne suis plus sujet au mal de mer ! Le matin après le lever des couleurs et l’accomplissement de nos activités spécifiques, les journées se sont passées en rencontre avec les délégations scoutes venues du monde entier. Nous nous rencontrions très tôt dans les grandes installations de l’Intendance. Je me suis lié d’amitié – à nos âges cela va vite – avec des scouts du…Nigéria. Chaque matin nous nous retrouvions dans la tente aux approvisionnements et chaque matin le scout préposé aux distributions confondait nos deux délégations en confondant leurs dénominations, respectivement, et en prenant l’accent anglais, Aldjiria, pour l’Algérie, et Naydjiria pour le Nigéria. Cette confusion nous donnait l’occasion d’en plaisanter puis de poursuivre notre conversation. A la fin du séjour j’étais incollable en matière de lancers de bans africains tandis que mon ami nigérian parlait presque couramment un « pataouète » assaisonné de Pagnol. Moments profondément heureux et parfois surréalistes lorsque nous avons reçu la visite d’abord de je ne sais quel Duc, Président honoraire du Mouvement scout international puis de la reine Elisabeth en personne. De belles excursions nous ont fait découvrir Birmingham et Londres. Combien de fois ai-je pensé avec reconnaissance à Mrs Ferrandi et Filloux, mes professeurs d’anglais du Collège de Constantine, puisque je réussissais à me faire comprendre clairement et même à jouer les interprètes pour mes camarades d’excursion ! Miracle et splendeur de l’amitié. Ce soir une gigantesque veillée est organisée pour prendre congé les uns des autres. L’Etat-major du « Jamboree » qui s’étend sur plusieurs hectares a décidé que chaque troupe allumerait un feu de camp.

Le soir tombe. Le ciel n’est pas couvert. Vers 20 heures les feux s’allument les uns après les autres dans la plaine en y formant de véritables avenues lumineuses. L’on dirait que Sutton Fields reflète la voûte céleste. A moins que ce ne soit l’inverse. Et lorsque tous les feux ont été allumés, alors que le bruissement du campement s’est atténué et qu’un grand silence s’est étendu, monte de milliers et de milliers de poitrines, dans l’ensemble des langues parlées durant ces jours si clairs, même par temps de brume, le chant des chants de l’amitié : « Ce n’est qu’un au revoir mes frères, ce n’est qu’un au revoir … ». Pour oublier de tels moments, il faudrait n’avoir pas été créé à l’image du Créateur. L’Algérie l’a-t-elle entendu ?

LE SENS DES MITSVOT: VAETH’ANAN

In Uncategorized on juillet 27, 2023 at 11:36
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« Maintenant donc, ô Israël, écoute les lois (h’oukim) et les règles (michpatim) que je t’enseigne (melamed) pour les pratiquer (laâssot); afin que vous viviez (tih’you) et que vous possédiez (richtem) le pays que l’Eternel, Dieu de vos pères vous donne» (Dt, 4, 1). »  Bible du Rabbinat.

La conception juive de la Loi a tant souffert des médisances et des caricatures liées aux polémiques théologiques puis philosophiques qui ont assombries la pensée humaine, qu’il importe de lui restituer son vrai visage. Le verset précité y contribue.

On constate que cette conception s’ordonne selon deux niveaux: les h’oukim, ou principes génératifs, et les michpatim, ou règles de droit positif, effectif; ensuite que h’oukim et michpatim doivent s’enseigner, donc en appeler à l’intelligence de leur forme et de leur contenu; et enfin qu’ils doivent se pratiquer. Cette dernière obligation se rapporte à l’engagement souscrit par les Bnei Israël au Sinaï lorsqu’ils déclarèrent à l’unisson: «Nous ferons et nous comprendrons (naâssé venichmâ) ». La formule a suscité un nombre considérable de commentaires. On insistera sur un seul groupe d’entre eux concernant en effet non pas la seule intelligence théorique, l’on dirait presque contemplative, de la Thora mais bien sa mise en pratique. Une mise en pratique dont il faut néanmoins discerner la perspective générale et les modalités particulières.

La perspective générale est tracée dès le récit de la Genèse lorsqu’il est indiqué à propos des commencements de la Création qu’elle fut accomplie mais non parachevée, de sorte qu’il y eût encore à faire, littéralement: laâssot. La reprise de ce verbe au livre du Deutéronome n’est pas anecdotique: elle corrèle génériquement la mitsva précitée à la parole du Créateur. Chaque fois que l’on observe un h’ok, que l’on donne substance et sens à un michpat, que l’on accomplit effectivement une mitsva, au delà des prescriptions particulières concernées l’on poursuit l’œuvre d’ensemble de la Création. Créer à ce niveau devient donc si l’on peut ainsi s’exprimer l’exposant, ou le coefficient, du h’ok, du michpat et de la mitsva en cause. Mais il y faut une condition: qu’il s’agisse véritablement d’un accomplissement.

Le verbe laâssot doit ainsi être exactement compris: il ne s’agit pas pour les Bnei Israël d’exécuter tout simplement et passivement la loi à laquelle ils ont souscrit comme si elle était un ordre venu de l’extérieur. En accomplissant la Loi ils ne se comportent nullement comme de simples exécutants mais comme des créateurs. Le verbe laâssot se rapporte bien à une manière créatrice de faire, de se comporter. C’est pourquoi les Pirkei Avot disposeront: «Pas de Thora sans dérekh éretz», pas de loi sans une certaine manière de se conduire marquée par l’attention à autrui, la politesse, la courtoisie, l’aménité. Car ce qui rend la Loi effective ce ne sont ni les démonstrations savantes, pour aussi utiles qu’elles soient, ni les plaidoyers véhéments mais tout simplement la manière de faire, la façon de se conduire vis à vis d’autrui et de soi même.

L’on peut à ce propos reprendre le Décalogue entier, puis les 613 mitsvot l’une après l’autre. Une fois qu’on aura démontré leur origine divine, il restera à faire une autre démonstration: que cette origine-là soit relayée par la volonté humaine, que l’humain s’avère véritablement le coopérateur, le choutaf du Créateur pour parachever l’œuvre de la Création. Autrement sévissent le clivage au plan psychique, et l’hypocrisie, la h’aniphout, au plan moral. À quoi bon affirmer que l’univers a été créé par les dix Enonciations divines, les dix Maamarot, si l’on ne respecte pas la parole que l’on a donnée, la promesse que l’on a dispensée, l’engagement que l’on a pris? À quoi sert de rappeler que la Création s’est ordonnée en six phases actives et une phase réflexive pour le Créateur lui même si l’on s’avère personnellement incapable de réguler une activité devenue fin en soi? À quoi bon affirmer aimer Dieu si ce même amour n’est pas dispensé au prochain, pour qui je suis moi même prochain en ce sens là?

Comme le disent parfois certains philosophes ce ne sont pas nos comportements qui donnent sens à nos valeurs. Nos comportements sont déjà des valeurs en eux-mêmes. Et si tout cela doit faire l’objet d’un enseignement, c’est que nul ne saurait être juge à ses propres yeux de sa propre cause. Il faut apprendre à se comporter de telle manière que les valeurs qui éclairent nos existences soient validées par nos existences proprement dites. Tel est l’enseignement que Moïse dispose à un peuple qui, au bout de quarante années d’enseignement continu, doit prouver par sa façon de vivre que l’engagement souscrit au Sinaï ne constitue pas une suite de vains mots. Ainsi apparaît, au moment de franchir le Jourdain, sa responsabilité pour les temps à venir.

                             Raphaël Draï zal, 8 août 2014