Réflechir sur ce que les Juifs ont en commun, c’est certes examiner ce qui fonde leur communauté, au sens le plus générique et presque tautologique du terme. (1)
En réalité, les définitions du lien social se font aussi négativement, à partir des risques de dé-liaison, de fracture et de rupture, comme on a voulu le montrer dans le premier colloque de Gesher (2). D’un point de vue à la fois historique et métaphysique, les Juifs ont en commun l’Alliance et le Livre. L’Alliance ne fond pas en une coulée uniforme un peuple métallisé. Elle réunit les douze rameaux, les chevatim, issus de l’histoire des Patriarches et des Matriarches. Entre autres signes, l’attestent les liturgies plurielles du Korban Pessah et du loulav de Souccot. Quant au Livre, on ne répètera jamais assez que si son étude obéit aux règles les plus strictes de la pensée scientifique, telles que les expose par exemple Malbim dans Ayelet Hachah ’ar, elle ne se réduit pas a une glose totalitaire. La lecture du Livre, du Sepher Torah, est simultanément individuelle et collective, arborescente et liante. Cependant, de par le monde, les communautés juives, qui ne sont pas — ou pas encore — réunies en Eretz Israel, doivent faire la preuve de leur unité dans les différents pays où elles vivent, lorsqu’elles ne sont plus contraintes d’y seulement survivre. C’est la que s’éprouve la solidité véritable de ce fil triple (h ’out hamechoulach), de ce lien si fort dont nos Sages disent que ce n’est pas de sitôt qu’il se romprait (3).
Pourtant, depuis la fin des années quatre-vingt, que de tensions ont fait craindre que ce fil ne casse ! Avec l’affaire dite du foulard islamique, à la vague réelle ou supposée des intégrismes a fait face la contre-vague d’un laïcisme tout aussi intransigeant. Ces deux vagues ont frappé de plein fouet la communauté juive de France. Néanmoins, dans les deux cas, quiconque connaissait un peu le droit de la République française avait l’impression d’une délocalisation brutale, à la fois juridique, politique et culturelle, de cette communauté. Par moment, l’on se serait même cru dans un combat cauchemardesque, sous les jets de flèches croisés de Savonarole et du Petit Père Combes. D’un côté, l’éclosion des visages et têtes voilées, des kippas démonstratives, des croix évangélisatrices, provoquait l’ire des laïcistes ; de l’autre les tenants d’une laïcité définie ad hoc, comme si le Culte robespierriste de l’Etre Suprême allait etre restauré sur les ruines fumantes de la Mosquée, de l’Eglise et de la Synagogue, provoquait les lamentations martyrologiques des confessionnalistes de toutes obédiences. Tiré, en tous sens, le manteau de la République n’allait-il pas finir en lambeaux, trop étroit pour couvrir entièrement personne ?
Ainsi, en plus de l’affrontement sur le sens social des valeurs religieuses, allait-on assister à une guerre pour la captation du concept de République lui-même, dont nul ne devrait oublier qu’il n’a que la signification des libertés, individuelles et collectives, qu’il promeut. Des médiations devenaient alors nécessaires pour éviter que la Chose Commune, traduction littérale de ResPublica, ne s’adultère dans un camp ou dans un autre en propriété privée. Il convenait donc de re-éxaminer avec soin les équations abusivement forgées, telles que religion = fanatisme, laïcité =république. En plus d’une approche juridique, une reconnaissance à titre strictement méthodologique de la biographie des principaux porte-parole anti-confessionnels montrait que souvent l’appel aux grands principes et l’invocation des Sanctuaires républicains faisait ressortir des parcours personnels douloureux, souvent lacunaires et carences, s’agissant d’une connaissance effective de la pensée juive, en parlant de la République, c’est surtout de soi que l’on parlait souvent. Quelques cas patents d’hémiplégie culturelle furent ainsi diagnostiqués lorsque l’ignorance dans ce domaine s’érigeait en loi scientifique et en autorisation de parler plus fort que les autres.
C’était oublier qu’outre l’Alliance et le Livre, les Juifs, citoyens français depuis deux siècles, ont en commun la République. Que celle-ci comme la France chère à de Gaulle, procède de l’image subjective ou passionnelle que l’on peut s’en faire. Femme à la façon de Michelet ou abstraction de droit public à la Carré de Malberg, elle consiste essentiellement dans un droit qui s’enseigne et qui ne cesse d’évoluer en même temps que la société qui le produit sans cesse. C’est dans ces conditions que le Conseil d’Etat fut saisi, fin 1989, à propos de l’affaire dite des foulards, pour savoir si une interdiction générale et permanente de ce signe d’appartenance religieuse était compatible avec ce droit particulier qui qualifie non pas n’importe quel régime politique mais la République des Droits de l’homme et du citoyen. Cet avis devait éclairer une série de recours contentieux déposés par ailleurs devant les juridictions administratives. Dès cette époque, l’activité juridictionnelle de la République ne concernait pas les seuls musulmans. Dans une surenchère à la symétrie, la kippa et la croix furent également stigmatisées, mobilisant l’inquiétude des citoyens français confessionnellement attachés à ces signes identificatoires.
Le Conseil d’Etat rendit son avis en Assemblée générale le 27 novembre 1989. C’est peu de dire qu’il ne confirma aucun des extrémismes en présence. Il rappela surtout ce qui fait lien dans la République, une République dont nul individu ou groupe ne peut dicter l’identité à sa seule convenance. On ne reprendra pas ici le détail de son argumentation (4). Il suffit de souligner son principal arc-boutant. Notamment que la loi du 9 décembre 1905, tout en procédant à la séparation des Eglises et de l’Etat, confirme que la République assure par ailleurs la liberté de conscience. Plonger dans l’ombre l’un ou l’autre de ces deux versants, c’est dissoudre la loi de 1905 dans l’irresponsabilité et le fanatisme. La loi de 1905, que confirme la Constitution de la V° République, assure la liberté de pensée, de conscience et de religion, ce qui n’aurait aucune effectivité si l’on n’avait simultanément le droit de manifester ce que l’on pense et ce que l’on croit, et confesser Celui en qui l’on croit, mais sous condition de réciprocité.
La République ne se borne pas à un séparatisme des opinions, à une sécession des convictions. Elle n’organise pas une guerre de tranchées entre croyances militarisées. Elle commande que l’exercice des libertés publiques fasse bien lien, qu’il soit impliqué dans un mouvement de constante et large communication. La submersion d’une conviction sous une autre, aussi bien que la tentative d’effacement de l’une par l’autre sont interdites. La République suscite ces équilibres permanents qui la font vivre en retour. Par suite, arborer des signes apparents d’appartenance religieuse est prohibé s’il traduit l’une ou l’autre des deux volontés destructrices. Cette prohibition n’a pas lieu lorsque le port de tels signes est une manifestation de la liberté de conscience et de pensée. La République française ne s’assimile ni au Reich hitlérien désireux de mettre toutes les confessions religieuses sous sa coupe, ni au soviétisme athée faisant de l’athéisme une autre religion officielle, avec les effets de compression et de refoulement dont on mesure les dégâts aujourd’hui en Tchétchénie et au centre de l’Europe.
En 1992, un important arrêt, Kherouaa et autres (5), confirmait la position du Conseil d’Etat en Assemblée générale. D’une part, il invalidait l’article 13 du règlement intérieur adopté par le Collège Jean Jaurès de Montfermeil, règlement qui comportait une interdiction générale d’arborer le foulard islamique ; d’autre part, il annulait les décisions des autorisations concernées entrainant exclusion d’un certain nombre d’élèves de confession musulmane au motif qu’elles avaient transgressé ce règlement. Le lien républicain apparaissait de nouveau tissé par deux affirmations : dans les établissements scolaires, le port des signes par lesquels les élèves entendent manifester leur appartenance à une religion n’est pas, de soi, incompatible avec le principe de la laïcité. Il le devient s’il se dénature en acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande sectaire. Comme l’avis de 1989, la décision de 1992 ne se limite pas à une fixation de principes génériques. Elle relie ces principes à la nécessité d’assurer une scolarité normale, non discriminatoire entre élèves incroyants, si l’on peut ainsi parler, et élèves de différentes confessions religieuses. A la fin de 1992, le droit de la République formait et confirmait le lien entre Juifs, religieux ou non, dès lors que, d’un côté comme de l’autre, les prises de positions militantes ou les professions de foi — ou de non-foi – ne s’assimilaient pas à des formes de violence politique ou idéologique déguisées (6).
Cependant, le Conseil d’Etat à lui seul n’est pas toute l’assise de la République. La République commande que le droit ne soit pas insidieusement réintroduit dans la polémique et la diatribe, sous la forme de ce que l’on appellera une arme juridique utilisée aux mêmes fins qu’une arme tout court. Sans une volonté fondatrice, et sans cesse renouvelée, de coexistence, le droit risque toujours de tourner sur son revers répressif. La culture juridique juive ne l’ignore pas, qui enseigne : ein Torah bli derekh erets, ce que l’on peut traduire par : il n’y a pas de loi sans tact, sans appréciation globale des circonstances dans lesquelles un droit est revendiqué. Et l’on soulignera à ce sujet que l’une des finalités des Pirkei Avot est bien d’indiquer à quelles conditions la règle juridique est socialement acceptable et psychologiquement applicable.
Car après l’affaire du foulard, l’affaire du chabbat devait occuper en avril dernier le devant de la scène juridique (7). Des élèves juifs de l’école publique pouvaient-ils revendiquer une autorisation systématique d’absence le samedi ? Dans un premier temps, l’administration leur opposa un refus, lequel se traduisit par un recours juridictionnel. Allait-on voir apparaitre de nouveau les clivages entre Juifs observants, qui réclamaient une situation sinon un statut à part dans l’application de la réglementation scolaire et universitaire, et Juifs laïcs estimant, eux, que de telles exceptions constituent une auto-discrimination et portent atteinte aux principes fondateurs de la République ? Par la suite, comment ce que les Juifs ont — encore — en commun ne se rétrécirait-il pas, telle une étoffe de mauvaise facture ?
Dans une affaire aussi complexe, ayant le contrat social pour enjeu, l’on a pu regretter que de pareils recours, endossés par le Consistoire central, eussent été engagés sans aucun débat préalable au sein de la Communauté (8). Regret en effet, car de pareilles affaires dépassent la stricte limite d’un contentieux privé. Elles mettent en question l’image sociale et culturelle de la communauté juive dans son ensemble. Elles aboutissent à remanier contre son gré le cadre juridique de son existence quotidienne. Elles font se confronter malencontreusement la Brith et la Constitution.
En l’occurrence, le risque d’une « ascension aux extrêmes » était d’autant plus grand qu’à la position de principe des requérants juifs répondait celle du Commissaire du gouvernement. Les conclusions de ce dernier méritent d’etre étudiées de près sous trois angles au moins. D’abord parce que leur auteur ne rejette pas d’emblée la position des requérants de confession juive, qu’il adopte vis-a-vis d’elle une position incontestablement compréhensive. Il finit cependant par la récuser parce que, dans le cadre commun d’une nation où coexistent des communautés à forte propension confessionnelle et a identités potentiellement disruptives, il importe que la République reste plus indivise que jamais. Par ailleurs, les demandes de la Communauté juive ne peuvent plus etre appréciées isolement, mais désormais au regard de leur inévitable impact et de leur valeur de précédent pour d’autres communautés, à une échelle démographique bien plus importante. Pour le dire plus explicitement, la communauté musulmane devient en ce domaine, comme en beaucoup d’autres, de plus en plus une caisse de résonance des débats externes et internes affectant la communauté juive. D’où la nécessité d’une sorte de coalition des formes juridiques provenant tant du droit de la République que du droit hébraïque, et, à propos de ce dernier, le rappel salutaire du principe dina demalkhouta dina, le droit du pays est le droit (9).
Pour toutes ces raisons, le recours intenté par les élèves observants du chabbat devait etre rejeté. Des lors, que fallait-il faire ? Se plier à la règle commune et enfouir l’obligation chabbatique devant le primat de l’unité républicaine ? Quitter l’école publique pour l’école privée ? La raison d’Etat pointait l’oreille sous l’argumentation juridique. Le Conseil d’Etat en a jugé différemment. Tout en rejetant le principe d’une école à la carte, il a refusé d’entériner une interdiction de principe. Les solutions à des problèmes de cette nature doivent être trouvées au cas par cas, selon l’esprit et la lettre de l’avis adopté en novembre 1989.
Au terme de cette presentation qui ne peut pas être une note technique de jurisprudence, les Juifs ont bien en commun le droit de la République par lequel ils peuvent aussi réduire leurs différends. Ce droit interdit deux attitudes, opposées dans leur argumentation formelle mais réunies dans leur destructivité réciproque. Celle qui dénonce dans les Juifs observants l’une des gueules de l’hydre anti-républicaine lorsqu’ils souhaitent donner substance et sens à leur identité ; les militants laïcistes, enfermés dans une pareille imagerie, vont à l’encontre de ce qu’ils s’imaginent défendre. De leur côté, les Juifs confessionnels doivent savoir qu’ils ne peuvent simultanément réclamer le bénéfice de l’appartenance à la République et sortir de ses cadres à leur convenance, pour vivre un judaïsme de confort dont même l’Etat d’Israel ne donne pas actuellement l’exemple abouti. Si le principe archaïque dina demalkhouta dina ne peut s’appliquer tel quel à des Juifs pleinement citoyens, ils savent aussi que les droits personnels doivent toujours être évalués au regard des deux principes généraux qui en évitent la dénaturation : mipnei darkei chalom, au benéfice de la preservation de la paix, et mipnei tikkoun haelam, pour la preservation de l’ordre du monde (10). La Torah est source de droit mais aussi de sagesse, de hokhma. De cette sagesse, en tout temps et en tous lieux, elle n’enjoint jamais de faire la dispendieuse.
Raphaël Draï, Arche Septembre 1995
Note :
1. Ce texte constitue la mise en forme ecrite de mon introduction orale au colloque Gesher de décembre dernier. Il est également actualise a partir des faits et évènements qui se sont produits depuis.
2. L’Arche, fev. 1994.
3. Ecc. 4, 12.
4. Rev. fr. Droit adm. 6 (1), janv-fev. 1990.
5. Rev. Droit Public, 1993, p. 220. Conclusions de David Kessler.
6. Voir. à ce propos, les formulations pour le moins ambiguës sur la democratie et le principe de majorité dans l’encyclique pontificale Evangile de Ia Vie, Mame-Plon, 1995, p. 140 et sq.
7. Voir mon intervention dans Libération : << Foi, droit et République », 25 avril 1995.
8. Un débat a eu lieu sur ce sujet lors d’une soirée d’actualité Gesher au Centre communautaire le 21 mai (1995) dernier.
9. Le Monde, 16-17 avril 1995.
10. Menahem Elon, Hamichpat Haivri, Jerusalem, 1977.