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LE SENS DES MITSVOT : TOLEDOT

In Uncategorized on novembre 28, 2019 at 8:13

6Tolédoth2014

« Les jeunes gens grandirent et Esaü devint un homme sachant chasser, un homme des champs et Jacob était un homme intègre, demeurant dans les tentes (ohalim). » (Gn, 25, 27) …

« Jacob fit cuire un mets et Esaü revint des champs et il était fatigué (âyeph). Esaü dit à Jacob: « Fais moi donc avaler de ce rouge car je suis fatigué. C’est pourquoi on l’appela Edom. Jacob dit: « Vends moi de ce jour ton droit d’aînesse (bekhoratekha) ». 

Esaü dit: « Voici, je vais mourir et de quel avantage (lamah zé li) m’est un droit d’aînesse »

« Et Esaü dédaigna le droit d’aînesse « (Gn, 26, 27 à 34) » 

Après une phase de préoccupante stérilité, et après que son époux Isaac a intensément prié pour elle, Rebecca conçoit et enfante deux jumeaux dont la venue au monde se fera dans cet ordre – la notion d’ordre est ici essentielle – : le premier, tout roux, sera nommé Esaü, le second sans autre signe particulier que de tenir le talon de celui-là, sera nommé, de ce fait, Jacob (de êkev: le talon). Autant dire qu’il talonne son frère aîné dans l’ordre de la primogéniture biologique. Les deux enfants grandissent, chacun selon sa voie, et le Midrach éclaire ces deux cheminements parallèles. Esaü se fait chasseur, vivant dans les champs et retrouve ainsi les traces de Nemrod et aussi de Caïn. Jacob devient homme d’étude et de prière.

Il advint qu’un jour, tandis que le cadet faisait cuire son plat – la Tradition évoque un plat de couleur rouge – Esaü s’en retourne de sa chasse qui devait avoir été maigre puisqu’exténué il se précipite vers son frère. Sans même savoir quelle est la consistance du plat que celui-ci fait cuire, il lui demande littéralement, au seul vu de cette couleur, de son apparence, de l’en gaver car dit-il, « il est fatigué ». Jacob, en contrepartie, lui demande aussitôt de lui vendre son droit d’aînesse. D’où ces deux questions emboîtées : Jacob a t-il abusé d’une situation de détresse pour usurper un rang qui ne pouvait être le sien – par où se reconstitue si l’on n’y prend garde le conflit ayant opposé Caïn et Abel? Et sur quoi portait ce droit d’aînesse que Jacob, le cadet selon la « nature », ait voulu sur le champ l’acquérir et en disposer?

Dans l’ordre des versets qui relatent cet épisode aux conséquences considérables, à la proposition de son frère Jacob Esaü répond déjà par un calcul, par une supputation: il est tellement exténué qu’il ne perçoit plus non pas même l’avantage de l’aînesse mais en quoi cette chose () le concerne encore, personnellement(li). Autrement dit, Esaü devant son frère érigé en témoin, déclare que son existence immédiate est hautement et sans tergiversation préférable à sa vocation spirituelle. Quelle raison déterminante en donne t-il pour se justifier? Il se dit « fatigué (âyeph) ». Mais, de nouveau, à quel facteur imputer cette fatigue? Est-elle simplement physique, Esaü ayant présumé de ses forces et par trop prolongé sa chasse? Cette cause là semble secondaire puisque le récit biblique a cru devoir préciser au préalable qu’Esaü était « homme des champs », que cette situation non seulement correspondait à son être profond mais qu’il trouvait dans l’activité d’homme de proie d’incessantes forces reconstitutrices.

La raison déterminante est donc autre: ce dont Esaü se dit « fatigué », c’est du droit d’aînesse proprement dit, de la bekhora spirituelle qui le contraint à contrarier sans cesse son activité préférentielle. Sans doute était-il particulièrement exténué à ce moment parce que, si l’on ose dire, aîné d’Isaac et de Rébecca, petit-fils d’Abraham, il se trouvait dans la nécessité de courir deux lièvres à la fois, tandis que Jacob, lui, se trouvait en pleine possession de ses moyens et parfaitement disponible. Malgré tout, devant le plat dont Esaü ne perçoit que l’aspect externe, Jacob n’exerce sur son frère aucune emprise puisqu’il lui propose de lui acheter cette aînesse. Transaction qu’Esaü accepte pour le mobile qu’on a précisé. Après avoir fait son propre calcul « coût – avantage » il préfère l’instant présent à la construction de l’avenir promis à Abraham puis à Isaac. Car il faut maintenant s’interroger sur ce qu’est le propre de l’aînesse, au sens biblique en général et abrahamique en particulier.

On l’a vu, l’aînesse se dit en hébreu BeKhoRa, terme construit sur la racine BRKh dont les recombinaisons aboutissent, entre autres, à ces deux nouveaux radicaux, capitaux: BRKH, et RKhBBeReKh se retrouve dans BeRaKha, la bénédiction, dont on sait, d’une part, que c’est le viatique initial donné par le Créateur à l’Humain une fois celui-ci créé, de sorte qu’il puisse assumer sa vocation native (Gn, 1, 28) et, d’autre part, après la faillite des générations du Déluge et de Babel, qu’il reviendra personnellement à Abraham de la rétablir au bénéfice des familles de la Terre (Gn, 12, 2). Cette bénédiction originelle dont Esaü vient à son tour de se désister, Jacob ne la laissera pas un seul instant en déshérence, quelles que puissent en être les conséquences, telles que les relatera la suite du livre de la Genèse.

Quant au radical ReKhEb, on le discerne dans le concept en effet capital de MeRKaBa, centrale dans la vision du prophète Ezéchiel, qui désigne la structure, le soutènement, ce qui assure la stabilité d’une construction et sa pérennité, et c’est de cela dont Esaü se sera également désisté, lui qui en donnait à ce moment précis par sa « fatigue » mortelle l’image exactement inverse. Les deux frères cependant n’en resteront pas là …

Raphaël Draï zal, 20 Novembre 2014

LE SENS DES MITSVOT : H’AYE SARAH

In Uncategorized on novembre 21, 2019 at 6:18

 Haye Sara

« Sarah mourut à Kiriat Arabâ qui est Hébron dans le pays de Canaan ; et Abraham vint faire l’éloge funèbre (lispod) de Sarah et la pleurer (velibcotah) » ( Gn, 23, 2) 

Pour la première fois dans le livre de Beréchit nous est fait un récit de funérailles et celles ci concernent Sarah, l’épouse d’Abraham, sans laquelle il ne serait sans doute pas devenu «l’inventeur de l’Histoire» comme on a pu parfois le caractériser.

Sarah sera donc inhumée en un lieu qui comporte deux dimensions. La première est à la fois géographique et topographique. Sa sépulture sera située dans un lieu dit la « Ville des quatre » qui est simultanément nommé H’ébron. Ce dernier terme retient l’attention puisqu’il est construit sur la racine H’BR qui désigne le lien et le compagnonnage. La sépulture de Sarah sera donc symbolique de son existence qui aura consisté à relier – seconde dimension – l’en-bas avec l’en-haut, ce monde-ci et le monde qui vient, non sans difficultés et non sans avoir elle aussi traversé de nombreuses épreuves dont la dernière, la Akedat Itsh’ak, aura eu raison d’elle.

Cependant une vie ne s’anéantit pas avec le départ de ce monde et c’est sans doute pourquoi le récit biblique relate, sans en rien omettre, comment Abraham veuf, reconduit son épouse, la compagne et la partenaire de sa propre existence, jusqu’à sa dernière demeure, pour reprendre l’expression consacrée, sans oublier que cette demeure là n’est dernière que dans le monde d’en-bas mais qu’elle est le lieu de passage vers le monde d’en-haut. Et c’est pourquoi Abraham défère à deux obligations elle aussi corrélées.

D’une part il s’acquitte de l’éloge funèbre, du hesped, de Sarah. Quelle en est la signification? Celle-ci donne l’exemple même de l’amour du prochain car à quel moment cette qualité risque t-elle d’être perdue de vue et même d’être abrogée sans rémission, sinon après le décès de la personne concernée, après qu’elle a été réduite, au moins en apparence, à un corps inerte, privé de parole, une « dépouille » que l’on serait tenté de considérer comme un déchet sans plus aucune valeur? Au contraire c’est à ce moment là que le défunt ou que la défunte voit consacrer son statut si l’on peut dire de prochain, un statut qui s’atteste par cet éloge, ce hesped, qui relatera et qui mettra en valeur tout ce qui a valu que cette vie, à présent absente, a valu d’être vécue.

Il ne s’agit pas ici d’un rituel d’apparence, de ce que l’on appelle parfois « l’expression obligatoire des sentiments », mais bel et bien de maîtriser une propension: celle qui assimile la mort à une dévaluation de la vie puisque tous les signes de celle-ci ont disparu. C’est à ce moment précis qu’à l’inverse d’une autre formule consacrée « le vif saisit le mort » et le projette dans le temps de la survie. Car qu’est ce qui mérite de survivre d’une existence sinon ce qui la hausse au dessus d’elle-même par tout ce que le défunt ou la défunte de son vivant a su accomplir et dont désormais il lui est fait inoubliable mérite…

Ce qui n’empêche pas la douleur de s’exprimer aussi. Abraham pleure son épouse ce qui témoigne à quel point ils furent attachés l’un à l’autre. Sans attachement il n’est pas d’arrachement. Les pleurs ici ne sont pas non plus de convenance. Ils marquent la réaction du corps face à ce qui désormais l’ampute d’une partie de lui-même. Une vie dite « commune » n’est pas constituée par la juxtaposition de deux vies parcellaires mais par leur symbiose au point de ne plus former qu’un seul être.

Et pourtant, au delà de cet arrachement pleinement exprimé et qui ne se limite pas à la durée « légale » du deuil, la vie doit à nouveau l’emporter, sachant qu’elle sera désormais, et plus que jamais, constituée par un avant et un après. La mémoire la plus inaltérable ne doit pas se confondre avec le deuil pathologique ni un décès avec une incurable blessure narcissique. Cette différence vitale est indiquée par une particularité de la transcription du récit de Beréchit puisque dans le mot « velibcotah » la lettre caph apparaît de moindre dimension que les autres. Ce n’est pas l’indication d’une consolation prématurée mais d’ores et déjà l’injonction discrète d’avoir à continuer de vivre afin de poursuivre l’oeuvre voulue par le Créateur, le Consolateur par excellence lorsque le temps est venu de comprendre vraiment que le règne de la mort est circonscrit et temporaire, qu’une âme ne meurt jamais pour peu que les vivants acceptent d’en préserver la lumière.

Raphaël Draï zal, 13 novembre 2014

LE SENS DES MITSVOT : VAYERA

In Uncategorized on novembre 14, 2019 at 8:30

« Il dit « Ne porte pas ( al tichlah’) ta main sur le jeune homme (hanaâr) et ne lui fais rien (méoumah) car maintenant Je sais que tu es craignant- Dieu et tu ne m’a pas refusé ton fils, ton unique » (Gn, 22, 12).

4VayéraEtTexte15

L’entreprise abrahamique est dirigée vers la reconstitution d’une humanité créatrice, bénie en tant que telle. Puisque l’homme est mortel, la création dont il doit être l’auteur ne peut s’inscrire que dans le fil des générations, des toldot, comparables aux générations, aux toldot, du Ciel et de la Terre. Encore faut-il qu’il accepte consciemment – et inconsciemment cette perspective et qu’il n’estime pas que si Histoire il doit y avoir elle se limitera à son existence personnelle. D’où l’importance décisive de la 10eme épreuve d’Abraham, de la Âkédat Itsh’ak, de la ligature d’Isaac qui a donné lieu à de multiples commentaires qu’il faut également savoir découvrir.

Jusqu’à présent, le récit biblique s’est attaché à la construction individuelle d’Abram, homme resté longtemps sans progéniture et sans descendance. On le sait, Abram est devenu Abraham par intégration de la lettre héi, celle de l’interlocution, dans la reconnaissance d’autrui par soi-même et de soi-même par autrui. Puis Abram, Abraham devenu, est appelé à devenir enfin père. Pourtant l’interrogation demeure: cet enfant, le père est-il porté à l’inscrire précisément dans la suite des générations, en l’érigeant en auteur d’une histoire vivante, ou bien n’est-il entre ses mains que chose parmi les choses, dont il peut disposer à sa seule convenance? On sait également que dans cette période de l’aventure humaine qualifiée à tort d’Antiquité, tant elle demeure prégnante psychiquement, les géniteurs avaient droit de vie et de mort sur leur progéniture. C’est ce butoir là dont le récit biblique décrit le dépassement.

Tout commence par une injonction « classique » du point de vue que l’on vient de rappeler. Une divinité anonyme (expression de l’instinct plus que voix de la conscience) enjoint à un individu de sacrifier son fils, de le vouer à un holocauste. L’individu en question s’exécute, cédant sans objection audible à la poussée de ses instincts infanticides. Et le processus sacrificiel se déroule sans que rien ne nous en soit épargné. Jusqu’au moment fatidique où Abraham en personne se saisit du coutelas pour procéder à la phase ultime du sacrifice rituel et infanticide. C’est à ce moment même qu’une toute autre voix se fait entendre de lui pour lui enjoindre au contraire de ne pas porter la main sur cet être issu de son être et qui s’est complètement rendu à sa merci, de ne pas lui causer de dommage physique, et aussi de ne lui causer aucun autre préjudice, d’aucune sorte; et c’est de la sorte qu’Abraham se révélera « craignant Dieu », le Dieu non des pulsions instinctuelles et sacrificielles qui interdisent le déploiement intergénérationnel de l’Histoire mais le Dieu des générations liées entre elles, dirigées vers un avenir aussi ouvert et fécond qu’elles seront nombreuses et vivaces.

Car c’est sans doute ainsi que peut se comprendre la conclusion de l’injonction divine: Abraham n’a pas considéré qu’il disposait d’un pouvoir absolu sur son fils, au point de ne plus entendre la Parole divine et la Loi qu’elle proclame et promulgue à cet instant. Car le verset générique ici commenté doit être entendu et compris comme la proclamation et la promulgation des droits de l’enfant, et du premier d’entre ces droits: celui d’être considéré et reconnu dans sa généalogie, certes, mais aussi comme source spécifique de l’Histoire, comme génération (dor) créatrice. Autrement on ne comprendrait pas une autre loi, celle qui sera proclamée et promulguée cette fois au Sinaï: « Honore ton père et ta mère ». Comment la cinquième parole pourrait elle être acceptée par des enfants non reconnus personnellement, placés sous la menace de mort d’un père et parfois d’une mère nominaux, sans aucun lien affectif et qui ne désirent aucun prolongement de leur être… D’un point de vue pédagogique, d’une pédagogie du vivant, le verser 12 du chapitre 22 de la Genèse et le verset 12 du chapitre 20 de l’Exode sont intiment corrélés et forment le chenal par lequel les toldot de l’Humain et celles de l’Univers se corrèlent à leur tour.

 Raphaël Draï zal, 6 Novembre 2014

LE SENS DES MITVOS: LEKH-LEKHA

In Uncategorized on novembre 7, 2019 at 8:57

3Leikh Lekha15

« L’Eternel dit à Abram: « Va pour toi, de ton pays, de ton lieu de naissance et de la maison de ton père vers la terre que je te montrerai. Et je ferai de toi un grand peuple, je te bénirai, j’agrandirai ton nom et tu seras bénédiction (…) pour toutes les familles (michpéh’ot) de la terre « (Gn, 12, 1, 2).

Depuis que la conscience humaine a commencé à se déployer l’on s’interroge sur sa propre source et sur les causes de son développement. En ce sens la formule de Descartes: « Je pense donc je suis » a nourri des siècles de commentaires. Pour le récit biblique la conscience humaine se déploie à partir d’une mise en mouvement externe et interne, un hiloukh. C’est ce à quoi la Parole divine invite et incite Abram: se mettre en chemin à partir de ces trois repères essentiels: la maison familiale, le lieu de naissance, la patrie. Non qu’il faille les abandonner, les renier pour s’aventurer dans une errance caïnique. Ce sont autant de points de départ pour un itinéraire par lequel ce qui est à comprendre se révèlera. Car il est possible aussi de référer chacun de ces points de repère à des niveaux de l’être, à des degrés de la conscience lorsqu’elle vise à l’Universel. Car il ne faut pas oublier pourquoi la Parole divine sollicite Abram à entreprendre ce cheminement.

La fin de la paracha Noah’ montre une humanité plongée dans la confusion et dans la déliquescence. Noah’ lui même s’est exposé à l’ivresse et s’est trouvé dans la nécessité de maudire l’un de ses trois fils: H’am qui avait cédé à une pulsion quasiment parricide. Et puis, au delà de la famille stricto sensu de Noah’, l’humanité d’alors pourtant harmonieusement répartie sur la terre post-diluvienne avait perdu la mémoire et s’était lancée dans la construction d’une tour plus que colossale pour démontrer sa sur- humanité, rivale de Dieu. Il en est résulté une confusion des langues, l’impossibilité de communiquer entre individus enfermés dans leurs codes et autre dialectes, pulvérisant de ce fait la notion d’humain, de haadam.

Par suite si Abram doit se mettre en chemin, c’est pour relever l’humain de ses défections, pour le dégager de ses impasses. Cependant, une seule personne peut elle peser autant que le reste de l’univers? Surtout lorsque son esseulement est aggravé par ce qui ressemble à une irréversible coupure de ses amarres? Et pour quel objectif?

Si Abram dont on sait qu’il n’est pas encore père, qu’il est dépourvu de postérité doit néanmoins déférer à la Parole divine, c’est qu’il y va du sort de l’humanité entière. On se souvient que lorsque l’Humain fut divinement créé et qu’il reçut les premiers commandements divins, cette Loi fut précédée précisément par une bénédiction, une berakha. Autrement dit, le Créateur attestait que ce qu’il enjoignait à l’Humain n’avait d’autre finalité que de le maintenir et de maintenir l’univers avec lui sur les voies de la vie. Pourtant, la première transgression, puis le premier fratricide, enfin la corruption généralisée menèrent l’humanité d’alors au bord de l’anéantissement, comme si cette génération avait oublié la bénédiction divine ou avait cru pouvoir la compter pour rien.

Ce qui explique la suite de l’invitation divine: à son tour Abram doit reconstituer cette bénédiction, replacer l’humain et l’univers dans le sens de la vie qui elle même confère sa signification à la notion d’Histoire. Une Histoire dont les familles seront les vecteurs les plus forts et les plus persistants. Car c’est bien dans la famille que se structurent ces relations primordiales qui sont celles de la parenté. Est-ce le hasard si en hébreu le mot père: AB est constitué par les deux premières lettres de l’alphabet, et si le mot mère: EM est constitué par la première lettre et la lettre médiane de celui-ci ? Père et mère conditionnent l’accès au langage écrit et parlé, le contraire justement de la bouillie de mots qu’était devenu le langage de Babel. Et tout cela n’est pas donné mais doit être reconstitué après une série d’épreuves, de nissionot, qui révèleront les points faibles mais encore les points forts de l’Humain, revenu dans l’Alliance créatrice.

                                     Raphaël Draï zal, 31 octobre 2014

Le foulard, la croix et la kippa (Sep 1995)

In Uncategorized on novembre 3, 2019 at 8:58

Réflechir sur ce que les Juifs ont en commun, c’est certes examiner ce qui fonde leur communauté, au sens le plus générique et presque tautologique du terme. (1)

En réalité, les définitions du lien social se font aussi négativement, à partir des risques de dé-liaison, de fracture et de rupture, comme on a voulu le montrer dans le premier colloque de Gesher (2). D’un point de vue à la fois historique et métaphysique, les Juifs ont en commun l’Alliance et le Livre. L’Alliance ne fond pas en une coulée uniforme un peuple métallisé. Elle réunit les douze rameaux, les chevatim, issus de l’histoire des Patriarches et des Matriarches. Entre autres signes, l’attestent les liturgies plurielles du Korban Pessah et du loulav de Souccot. Quant au Livre, on ne répètera jamais assez que si son étude obéit aux règles les plus strictes de la pensée scientifique, telles que les expose par exemple Malbim dans Ayelet Hachah ’ar, elle ne se réduit pas a une glose totalitaire. La lecture du Livre, du Sepher Torah, est simultanément individuelle et collective, arborescente et liante. Cependant, de par le monde, les communautés juives, qui ne sont pas — ou pas encore — réunies en Eretz Israel, doivent faire la preuve de leur unité dans les différents pays où elles vivent, lorsqu’elles ne sont plus contraintes d’y seulement survivre. C’est la que s’éprouve la solidité véritable de ce fil triple (h ’out hamechoulach), de ce lien si fort dont nos Sages disent que ce n’est pas de sitôt qu’il se romprait (3).

Pourtant, depuis la fin des années quatre-vingt, que de tensions ont fait craindre que ce fil ne casse ! Avec l’affaire dite du foulard islamique, à la vague réelle ou supposée des intégrismes a fait face la contre-vague d’un laïcisme tout aussi intransigeant. Ces deux vagues ont frappé de plein fouet la communauté juive de France. Néanmoins, dans les deux cas, quiconque connaissait un peu le droit de la République française avait l’impression d’une délocalisation brutale, à la fois juridique, politique et culturelle, de cette communauté. Par moment, l’on se serait même cru dans un combat cauchemardesque, sous les jets de flèches croisés de Savonarole et du Petit Père Combes. D’un côté, l’éclosion des visages et têtes voilées, des kippas démonstratives, des croix évangélisatrices, provoquait l’ire des laïcistes ; de l’autre les tenants d’une laïcité définie ad hoc, comme si le Culte robespierriste de l’Etre Suprême allait etre restauré sur les ruines fumantes de la Mosquée, de l’Eglise et de la Synagogue, provoquait les lamentations martyrologiques des confessionnalistes de toutes obédiences. Tiré, en tous sens, le manteau de la République n’allait-il pas finir en lambeaux, trop étroit pour couvrir entièrement personne ?

Ainsi, en plus de l’affrontement sur le sens social des valeurs religieuses, allait-on assister à une guerre pour la captation du concept de République lui-même, dont nul ne devrait oublier qu’il n’a que la signification des libertés, individuelles et collectives, qu’il promeut. Des médiations devenaient alors nécessaires pour éviter que la Chose Commune, traduction littérale de ResPublica, ne s’adultère dans un camp ou dans un autre en propriété privée. Il convenait donc de re-éxaminer avec soin les équations abusivement forgées, telles que religion = fanatisme, laïcité =république. En plus d’une approche juridique, une reconnaissance à titre strictement méthodologique de la biographie des principaux porte-parole anti-confessionnels montrait que souvent l’appel aux grands principes et l’invocation des Sanctuaires républicains faisait ressortir des parcours personnels douloureux, souvent lacunaires et carences, s’agissant d’une connaissance effective de la pensée juive, en parlant de la République, c’est surtout de soi que l’on parlait souvent. Quelques cas patents d’hémiplégie culturelle furent ainsi diagnostiqués lorsque l’ignorance dans ce domaine s’érigeait en loi scientifique et en autorisation de parler plus fort que les autres.

C’était oublier qu’outre l’Alliance et le Livre, les Juifs, citoyens français depuis deux siècles, ont en commun la République. Que celle-ci comme la France chère à de Gaulle, procède de l’image subjective ou passionnelle que l’on peut s’en faire. Femme à la façon de Michelet ou abstraction de droit public à la Carré de Malberg, elle consiste essentiellement dans un droit qui s’enseigne et qui ne cesse d’évoluer en même temps que la société qui le produit sans cesse. C’est dans ces conditions que le Conseil d’Etat fut saisi, fin 1989, à propos de l’affaire dite des foulards, pour savoir si une interdiction générale et permanente de ce signe d’appartenance religieuse était compatible avec ce droit particulier qui qualifie non pas n’importe quel régime politique mais la République des Droits de l’homme et du citoyen. Cet avis devait éclairer une série de recours contentieux déposés par ailleurs devant les juridictions administratives. Dès cette époque, l’activité juridictionnelle de la République ne concernait pas les seuls musulmans. Dans une surenchère à la symétrie, la kippa et la croix furent également stigmatisées, mobilisant l’inquiétude des citoyens français confessionnellement attachés à ces signes identificatoires.

Le Conseil d’Etat rendit son avis en Assemblée générale le 27 novembre 1989. C’est peu de dire qu’il ne confirma aucun des extrémismes en présence. Il rappela surtout ce qui fait lien dans la République, une République dont nul individu ou groupe ne peut dicter l’identité à sa seule convenance. On ne reprendra pas ici le détail de son argumentation (4). Il suffit de souligner son principal arc-boutant. Notamment que la loi du 9 décembre 1905, tout en procédant à la séparation des Eglises et de l’Etat, confirme que la République assure par ailleurs la liberté de conscience. Plonger dans l’ombre l’un ou l’autre de ces deux versants, c’est dissoudre la loi de 1905 dans l’irresponsabilité et le fanatisme. La loi de 1905, que confirme la Constitution de la V° République, assure la liberté de pensée, de conscience et de religion, ce qui n’aurait aucune effectivité si l’on n’avait simultanément le droit de manifester ce que l’on pense et ce que l’on croit, et confesser Celui en qui l’on croit, mais sous condition de réciprocité.

La République ne se borne pas à un séparatisme des opinions, à une sécession des convictions. Elle n’organise pas une guerre de tranchées entre croyances militarisées. Elle commande que l’exercice des libertés publiques fasse bien lien, qu’il soit impliqué dans un mouvement de constante et large communication. La submersion d’une conviction sous une autre, aussi bien que la tentative d’effacement de l’une par l’autre sont interdites. La République suscite ces équilibres permanents qui la font vivre en retour. Par suite, arborer des signes apparents d’appartenance religieuse est prohibé s’il traduit l’une ou l’autre des deux volontés destructrices. Cette prohibition n’a pas lieu lorsque le port de tels signes est une manifestation de la liberté de conscience et de pensée. La République française ne s’assimile ni au Reich hitlérien désireux de mettre toutes les confessions religieuses sous sa coupe, ni au soviétisme athée faisant de l’athéisme une autre religion officielle, avec les effets de compression et de refoulement dont on mesure les dégâts aujourd’hui en Tchétchénie et au centre de l’Europe.

En 1992, un important arrêt, Kherouaa et autres (5), confirmait la position du Conseil d’Etat en Assemblée générale. D’une part, il invalidait l’article 13 du règlement intérieur adopté par le Collège Jean Jaurès de Montfermeil, règlement qui comportait une interdiction générale d’arborer le foulard islamique ; d’autre part, il annulait les décisions des autorisations concernées entrainant exclusion d’un certain nombre d’élèves de confession musulmane au motif qu’elles avaient transgressé ce règlement. Le lien républicain apparaissait de nouveau tissé par deux affirmations : dans les établissements scolaires, le port des signes par lesquels les élèves entendent manifester leur appartenance à une religion n’est pas, de soi, incompatible avec le principe de la laïcité. Il le devient s’il se dénature en acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande sectaire. Comme l’avis de 1989, la décision de 1992 ne se limite pas à une fixation de principes génériques. Elle relie ces principes à la nécessité d’assurer une scolarité normale, non discriminatoire entre élèves incroyants, si l’on peut ainsi parler, et élèves de différentes confessions religieuses. A la fin de 1992, le droit de la République formait et confirmait le lien entre Juifs, religieux ou non, dès lors que, d’un côté comme de l’autre, les prises de positions militantes ou les professions de foi — ou de non-foi – ne s’assimilaient pas à des formes de violence politique ou idéologique déguisées (6).

Cependant, le Conseil d’Etat à lui seul n’est pas toute l’assise de la République. La République commande que le droit ne soit pas insidieusement réintroduit dans la polémique et la diatribe, sous la forme de ce que l’on appellera une arme juridique utilisée aux mêmes fins qu’une arme tout court. Sans une volonté fondatrice, et sans cesse renouvelée, de coexistence, le droit risque toujours de tourner sur son revers répressif. La culture juridique juive ne l’ignore pas, qui enseigne : ein Torah bli derekh erets, ce que l’on peut traduire par : il n’y a pas de loi sans tact, sans appréciation globale des circonstances dans lesquelles un droit est revendiqué. Et l’on soulignera à ce sujet que l’une des finalités des Pirkei Avot est bien d’indiquer à quelles conditions la règle juridique est socialement acceptable et psychologiquement applicable.

Car après l’affaire du foulard, l’affaire du chabbat devait occuper en avril dernier le devant de la scène juridique (7). Des élèves juifs de l’école publique pouvaient-ils revendiquer une autorisation systématique d’absence le samedi ? Dans un premier temps, l’administration leur opposa un refus, lequel se traduisit par un recours juridictionnel. Allait-on voir apparaitre de nouveau les clivages entre Juifs observants, qui réclamaient une situation sinon un statut à part dans l’application de la réglementation scolaire et universitaire, et Juifs laïcs estimant, eux, que de telles exceptions constituent une auto-discrimination et portent atteinte aux principes fondateurs de la République ? Par la suite, comment ce que les Juifs ont — encore — en commun ne se rétrécirait-il pas, telle une étoffe de mauvaise facture ?

Dans une affaire aussi complexe, ayant le contrat social pour enjeu, l’on a pu regretter que de pareils recours, endossés par le Consistoire central, eussent été engagés sans aucun débat préalable au sein de la Communauté (8). Regret en effet, car de pareilles affaires dépassent la stricte limite d’un contentieux privé. Elles mettent en question l’image sociale et culturelle de la communauté juive dans son ensemble. Elles aboutissent à remanier contre son gré le cadre juridique de son existence quotidienne. Elles font se confronter malencontreusement la Brith et la Constitution.

En l’occurrence, le risque d’une « ascension aux extrêmes » était d’autant plus grand qu’à la position de principe des requérants juifs répondait celle du Commissaire du gouvernement. Les conclusions de ce dernier méritent d’etre étudiées de près sous trois angles au moins. D’abord parce que leur auteur ne rejette pas d’emblée la position des requérants de confession juive, qu’il adopte vis-a-vis d’elle une position incontestablement compréhensive. Il finit cependant par la récuser parce que, dans le cadre commun d’une nation où coexistent des communautés à forte propension confessionnelle et a identités potentiellement disruptives, il importe que la République reste plus indivise que jamais. Par ailleurs, les demandes de la Communauté juive ne peuvent plus etre appréciées isolement, mais désormais au regard de leur inévitable impact et de leur valeur de précédent pour d’autres communautés, à une échelle démographique bien plus importante. Pour le dire plus explicitement, la communauté musulmane devient en ce domaine, comme en beaucoup d’autres, de plus en plus une caisse de résonance des débats externes et internes affectant la communauté juive. D’où la nécessité d’une sorte de coalition des formes juridiques provenant tant du droit de la République que du droit hébraïque, et, à propos de ce dernier, le rappel salutaire du principe dina demalkhouta dina, le droit du pays est le droit (9).

Pour toutes ces raisons, le recours intenté par les élèves observants du chabbat devait etre rejeté. Des lors, que fallait-il faire ? Se plier à la règle commune et enfouir l’obligation chabbatique devant le primat de l’unité républicaine ? Quitter l’école publique pour l’école privée ? La raison d’Etat pointait l’oreille sous l’argumentation juridique. Le Conseil d’Etat en a jugé différemment. Tout en rejetant le principe d’une école à la carte, il a refusé d’entériner une interdiction de principe. Les solutions à des problèmes de cette nature doivent être trouvées au cas par cas, selon l’esprit et la lettre de l’avis adopté en novembre 1989.

Au terme de cette presentation qui ne peut pas être une note technique de jurisprudence, les Juifs ont bien en commun le droit de la République par lequel ils peuvent aussi réduire leurs différends. Ce droit interdit deux attitudes, opposées dans leur argumentation formelle mais réunies dans leur destructivité réciproque. Celle qui dénonce dans les Juifs observants l’une des gueules de l’hydre anti-républicaine lorsqu’ils souhaitent donner substance et sens à leur identité ; les militants laïcistes, enfermés dans une pareille imagerie, vont à l’encontre de ce qu’ils s’imaginent défendre. De leur côté, les Juifs confessionnels doivent savoir qu’ils ne peuvent simultanément réclamer le bénéfice de l’appartenance à la République et sortir de ses cadres à leur convenance, pour vivre un judaïsme de confort dont même l’Etat d’Israel ne donne pas actuellement l’exemple abouti. Si le principe archaïque dina demalkhouta dina ne peut s’appliquer tel quel à des Juifs pleinement citoyens, ils savent aussi que les droits personnels doivent toujours être évalués au regard des deux principes généraux qui en évitent la dénaturation : mipnei darkei chalom, au benéfice de la preservation de la paix, et mipnei tikkoun haelam, pour la preservation de l’ordre du monde (10). La Torah est source de droit mais aussi de sagesse, de hokhma. De cette sagesse, en tout temps et en tous lieux, elle n’enjoint jamais de faire la dispendieuse.

Raphaël Draï, Arche Septembre 1995

 

Note :

1. Ce texte constitue la mise en forme ecrite de mon introduction orale au colloque Gesher de décembre dernier. Il est également actualise a partir des faits et évènements qui se sont produits depuis.

2. L’Arche, fev. 1994.

3. Ecc. 4, 12.

4. Rev. fr. Droit adm. 6 (1), janv-fev. 1990.

5. Rev. Droit Public, 1993, p. 220. Conclusions de David Kessler.

6. Voir. à ce propos, les formulations pour le moins ambiguës sur la democratie et le principe de majorité dans l’encyclique pontificale Evangile de Ia Vie, Mame-Plon, 1995, p. 140 et sq.

7. Voir mon intervention dans Libération : << Foi, droit et République », 25 avril 1995.

8. Un débat a eu lieu sur ce sujet lors d’une soirée d’actualité Gesher au Centre communautaire le 21 mai (1995) dernier.

9. Le Monde, 16-17 avril 1995.

10. Menahem Elon, Hamichpat Haivri, Jerusalem, 1977.