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                        FANATISME ET FORCE D’AME 

In Uncategorized on septembre 30, 2022 at 12:04

Dans une chronique radiophonique inscrite entre Roch Hachana et Yom Kippour, dans ces jours qualifiés de « jours redoutables », il faut à la fois se préoccuper des affaires du monde et en chemin ne pas oublier notre âme. 

Pour le vaste monde qu’en dire? Sinon qu’enfin les nations démocratiques et les pays soucieux de leur survie ont décidé de mettre un terme à l’équipée sanguinaire du Calife El Baghdadi avec son pseudo Etat Islamique. Les Etats-Unis lancent déjà des raids contre les positions de cette entité cauchemardesque. Barack Obama en personne a décidé qu’il n’aurait de cesse que l’Etat pirate ne soit fumée et cendres. L’important est que d’autres Etats lui emboîtent le pas. Et la France en première ligne. A cet égard les débats à l’Assemblée nationale ont mis en évidence un consensus qui relève de l’intérêt bien compris de la République. Chacun réalise que la dangerosité mortelle de ce prétendu Etat islamique ne tient pas seulement dans ses forces propres et dans ses capacités de financement pour ainsi dire intarissables tant il a déjà accompli de conquêtes et constitué de réserves. Elle tient aussi dans son essaimage partout où se trouvent des populations confessant l’Islam, notamment en Europe. 

Comme l’affaire Nemmouche l’a démontré, certains djihadistes de nationalité française, britannique ou allemande ne se sentent nullement et à proprement parler des citoyens de ces pays. Ils utilisent leur nationalité comme bouclier juridique ou comme passe – partout pour rejoindre le théâtre de leurs opérations. Quant aux sentiments qui les animent, si l’on peut parler de sentiments en ces affaires, on en a eu un nouvel exemple avec la décapitation en Algérie du malheureux Hervé Gourdel par des assassins qui s’imaginent, hélas, agir au nom de Dieu. 

Pour faire front, est requise à l’évidence une détermination politique et militaire à toute épreuve. Cette détermination pour les Juifs du monde entier, et quel que soit leur degré d’observance, n’est pas dissociable de leur force d’âme. La force d’âme est l’exact contraire du fanatisme exterminateur. Un fanatique ne se pose aucune question. Il ne doute de rien et surtout pas de lui même. Il simplifie les dilemmes comme il tranche les gorges et coupe les têtes. La force d’âme n’est, elle, jamais donnée par avance. Elle résulte de la confrontation par chacun de ce qu’il sait des lois et des normes, divines, naturelles et humaines, puis de ce qu’il en a accompli ou au contraire méconnu. Chaque être ainsi constitué débat profondément à part soi et avec autrui et va jusqu’à examiner les raisons de ses ennemis. Après quoi, il passe à l’action jusqu’au moment décisif.

Entre Roch Hachana et Kippour, c’est au renforcement des âmes que l’on s’attache méthodiquement, sans réserve mentale, sans mauvais plaidoyer à usage personnel. Ce n’est pas le culte de la mort que l’on exalte mais au contraire la vie que l’on glorifie. Quiconque l’a compris ne redoute plus aucune épreuve. Il faut savoir s’y préparer car le monde qui s’annonce n’en sera pas avare. 

                                       H’atima tova 

                            Raphaël Draï zal, Radio J, le 29 septembre 2014.

PARACHA NITSAVIM

In Uncategorized on septembre 22, 2022 at 7:03
Darmon Nitsavim.


(Dt, 29, 9 et sq )

Ces parachiot conduisent vers la fin du sepher Devarim et vers la conclusion de la mission acceptée par Moïse depuis la révélation divine au Buisson ardent. Que de chemin parcouru! Et combien escarpé, périlleux, côtoyant tant d’abîmes dans lesquels tant d’autres peuples ont disparu ou disparaîtront.. Où en est actuellement le peuple d’Israël? Ce n’est pas sa position géographique qui importe mais sa situation spirituelle. Moïse l’indique par l’expression: «Athem nitsavim hayom coulékhem liphnéi YHVH Elohékem ». Ce qui peut se traduire: «Vous vous maintenez aujourd’hui intégralement devant l’Eternel votre Dieu». Chacun des mots composant cette sentence qui est aussi un état des lieux spirituel, comme on l’a dit, appellerait le commentaire. On s’arrêtera à nitsavim puisque ce terme  donne son titre à la présente paracha.

Il est en effet différentes façons de marquer la position d’un individu ou d’une collectivité humaine. Lorsque les Bnei Israël furent arrivés devant le Har Sinaï, le texte de Chemot précise qu’ils firent là une halte réparatrice: «Vayh’an cham Israël negued haHar» (Ex, 19, 2). Quelle est la particularité de leur nouvelle position? NiTSaVim est construit sur la racine Tsa (B)V que l’on retrouve dans TsaVa, l’organisation méthodique, dans laquelle il est une place pour chacun et où chacun se sente à sa place légitime. C’est seulement par extension de cette signification primordiale que l’armée, au sens militaire mais également civique et éthique, est désignée par la mot TsaVa. La racine Ts(B)V (avec un beth prononcé ve) est affine à la racine TsV (avec un vav) que l’on retrouve dans MiTsVa. Cette signification se retrouve encore dans l’expression TsVa Hachamaym, la constellation des cieux, et surtout dans l’un des noms de Dieu: Adonaï-TseVaot, non pas le Dieu des Armées, avatar ou prototype du dieu Mars, mais Dieu des régularités, de l’esprit de suite, et finalement de l’Alliance, de la Berith, en laquelle toutes ces connotations se synthétisent.

D’autres dimensions de cette racine attirent l’attention. Par l’emploi de nitsavim, Moïse rappelle le peuple à l’un des épisodes les plus cruciaux de son parcours, lorsqu’à la suite de la transgression et de la régression du veau d’Or il entreprit d’obtenir le  pardon divin. On se souvient des demandes pathétiques de Moïse. Il aurait voulu que l’Eternel lui donnât connaissance de rien moins que son Être. Ce qui lui est refusé. Toutefois, le Dieu du pardon assigne à Moïse une autre place à partir de laquelle celui-ci pourra percevoir les 13 attributs de la compassion, lesquels constituent la seconde révélation du Sinaï après celle des 10 Paroles. Cette place, légitime et adéquate à l’être propre de Moïse, est ainsi assignée: «  Et YHVH dit: «Voici un endroit (makom) avec moi ( iti ) et tu te maintiendras (VeniTsaVta) sur la Forme créatrice (âl hatsour) (Ex, 33, 21)». En l’occurrence la racine Tsa(B)V se  rapporte donc bien à une position spirituelle par laquelle l’Eternel et l’humain  se retrouvent conjointement pour aborder de nouvelles phases de leur commune histoire. C’est cette éminence là que Moïse souligne maintenant pour y reconnaître la position atteinte désormais par le peuple tout entier, dans tous ses éléments constituants,  jusqu’au fendeur de bois et au porteur d’eau, sans en excepter le guer, l’étranger selon la loi biblique.

Au terme de quarante années de ce trajet transformateur, de ce walking through qui est simultanément un working  through, un travail profond sur soi- même, le  peuple d’Israël est arrivé au degré d’élévation spirituelle qui fut celui de Moïse lorsqu’il monta de nouveau sur le Sinaï à la rencontre de l’Eternel et qu’il fut autorisé à s’y maintenir avec Lui afin de recevoir les secondes Tables, analogues aux premières, et les Attributs du pardon qui sont indissociablement ceux de l’amour universel: ahavat ôlam. C’est à ce même niveau que doit se comprendre une  affirmation de la paracha qui autrement pourrait passer pour fantasmatique si ce n’est totalitaire.

Après avoir affirmé, au nom du Créateur que ce n’est pas exclusivement avec le peuple hic et nunc   que l’engagement sinaïtique est conforté et qu’il est scellé, Moïse ajoute qu’il l’est uniment « avec celui qui n’est pas aujourd’hui (hayom) avec nous (einénou po îmanou) ». L’affirmation peut sembler ambiguë. Certes, les Bnei Israêl présents sont parties effectives à cette Alliance. Ils sont bien là (po), physiquement et en toute conscience, aptes à y consentir. Mais de quel droit s’autoriser du coup à préempter l’avenir, au point de lui faire perdre sa signification essentielle? La question vaut d’être creusée.

Engager un avenir sur les voies de la vie est-ce attenter à la liberté des générations à venir? Dans la paracha qui suit celle-ci, dans la paracha Vayélekh, se trouvera énoncée l’un des principes les plus fondamentaux de la Thora, celui qui concerne le choix décisif de la vie alors que sont ouvertes les deux options antagonistes: la bénédiction et la malédiction, la vie et la mort. Il faut lire en son entier le verset de référence «..Et tu choisiras la vie afin que tu vives toi et ta descendance sur la terre que l’Eternel t’a dévolue (Dt, 30) ». Le choix de la vie engage bien la postérité de celui ou celle qui le décide, en récusant l’autre option, laquelle aurait pu, en théorie et en acte, faire l’objet d’un choix égotiste non moins «libre».

On comprend mieux à présent la portée de ce repère: NiTsaVim. Un peuple ne s’identifie pas de manière ponctuelle, dans un présent réduit à un intervalle fugace, impalpable, entre passé et avenir. Lorsque Moïse évoque « ceux qui ne sont pas là », au moment de la traversée du Jourdain, il pense à tous ceux qui n’ont pas réussi la traversée du Désert et qui s’y trouvent inhumés, à commencer par Myriam sa sœur. C’est le Moïse qui, au moment fatidique de la sortie d’Egypte, n’avait pas oublié non plus les ossements de Joseph.

Un peuple  se situe à cette altitude spirituelle lorsqu’il assume son histoire, toute son histoire, sans trier entre événements glorieux et accidents calamiteux. Même les descendants de Korah’ deviendront les auteurs de Psaumes comparables à ceux du Roi David et seront réunis dans le même psautier. Certes, le peuple actuel des Bnei Israel est bien arrivé sous la conduite de Moïse à ce niveau sans pareil. Mais il ne doit pas s’imaginer qu’il s’y maintiendra sans  avoir à y veiller perpétuellement. C’est pourquoi, la paracha Vayélekh introduit du même mouvement au thème considérable du Hester Panim, du voilement de la Face divine, lorsqu’il arrivera que ce même peuple, intégralement, exhaustivement présent aujourd’hui, se montrera demain oublieux de l’Alliance. Moïse le sait et y pare. Il a appris au moment même où il était niTSaV avec L’Eternel que tout pressentiment sombre, au lieu d’inciter au fatalisme qui le consommera, doit inciter sans attendre à concevoir la contre-mesure qui palliera les défaillances du moment, aussi graves soient-elles, afin que l’Histoire commune se poursuive. C’est dans ces dispositions d’esprit et avec cette intelligence de l’avenir que Moïse, sachant qu’il arrivera que Dieu voile sa Face, écrit préventivement la Cantate, la Chira, qui rappellera aux Beni Israël leurs obligations de sorte que la Face divine se révèle à nouveau parce qu’à nouveau le peuple et la Loi d’amour et de responsabilité ne feront plus qu’Un.

L’unité se distingue du totalitarisme en ce que celui-ci naît toujours des carences de celle-là. En araméen, «se réjouir» se traduit par «se réunir», faire Un. Belle paracha pour le mois d’Eloul, celui durant lequel Moïse, sans désemparer, après la faute du veau d’Or, su obtenir le pardon divin et en rendre les voies inoubliables.

Raphaël Draï zal, 29 aout 2013

LE SENS DES MITSVOT: KI TAVO

In Uncategorized on septembre 15, 2022 at 3:44
49KiTavo14

« Or, quand seront survenus tous ces événements, la bénédiction et la malédiction que j’offre à ton choix (…), que tu retournes (véhachévota) à l’Eternel ton Dieu et que tu obéisses à sa voix en tout ce que je te recommande aujourd’hui (…) ton Dieu te prenant en pitié mettra un terme à ton exil (vechav Hachem Eloheikha) et il te rassemblera du sein des peuples parmi lesquels il t’aura dispersé » (Dt, 30, 1 à 3).

Bible du Rabbinat.

Tout au long des précédentes parachiot l’on a reconnu à quel point importait pour les Bnei Israël, l’esprit de suite, le sens des conséquences attachés à nos actes, l’esprit de responsabilité, individuelle et collective. Autrement, il ne faut pas imaginer, comme on l’a vu aussi, qu’il ne se passera rien, que la loi divine resterait lettre morte. Le choix est pour chacun: soit l’observance et la mise en pratique de la loi, soit le rejet de celle-ci. Dans ce dernier cas, l’issue est inévitable: la dispersion parmi les nations lesquelles imposeront aux exilés leur propre loi dont il n’est pas sûr qu’elle s’avèrera loi de justice et de mansuétude. Dans ce cas rien d’autre n’attendrait le peuple du Sinaï que la désespérance et la déréliction?

C’est ici qu’intervient un concept majeur de la pensée hébraïque, sans doute sans équivalent dans toutes les autres formes de pensée et de culture: celui de téchouva, de retour, de «revenance» qui présente ceci de particulier: la téchouva de l’homme suscite la téchouva de Dieu.

Quel est avant tout le sens même de ce concept? Il se discerne, certes, dans celui de retour. Le retour n’est pas la répétition mécanique. S’en retourner, revenir sur ses pas, signifie que l’on dispose d’une réelle liberté de mouvement; qu’il n’est rien d’irréversible, qu’il n’est rien d’irréparable, qu’il n’est rien de fatal. L’être qui se trompe de chemin et qui ne peut revenir en arrière est condamné à une angoissante errance. Au contraire, s’il peut s’en retourner, il retrouvera peut être d’autres repères, d’autres balises qui lui permettront de reprendre plus sûrement son cheminement vers l’avenir.

Telle est la caractéristique de l’être humain conçu comme créature divine. Il fait partie d’un univers dont les mouvements profonds ne sont pas à sens unique. Ce qui découle de l’institution originelle du chabbatTeChouVa et ChaBBaT sont deux vocables construits sur la même racine : ChB (V). Le septième jour, ou la septième phase de la Création est celle au cours de laquelle la réflexion prend le relais de l’action, la pensée celui de l’agir. Autrement, la Création se réduirait à un fait accompli déterminant de soi les phases à venir sans possibilité de modification, de correction, d’adaptation. C’est surtout de cet enchaînement dont il est question dans la paracha dite des kélalot, des malédictions. Celles-ci se substituent à la bénédiction lorsque, faute de préserver pour soi même mais également pour autrui, cette capacité de choix, cette aptitude à la réversibilité, l’on s’abandonne au cours des événements, qu’on en devient le jouet, bientôt brisé.

Pareille leçon n’a pas été comprise précisément par les nations au sein desquelles par deux fois le peuple d’Israël a été exilé, faute d’avoir observé comme il le devait – puisqu’il s’y était engagé – les termes de l’Alliance, de la Berith. Pourtant, si l’exil fait partie de la condition humaine il n’a rien d’irréversible non plus. La présence des Bnei Israël sur la terre que Dieu a dévolue à leurs pères reste conditionnelle mais l’exil est également conditionnel et persiste pour autant que le peuple qui en est affligé n’est pas revenu sur ses pas, n’a pas fait œuvre de réflexion, n’a pas réfléchi aux erreurs qui ont marqué son trajet pour le mener dans les sables mouvants de l’Histoire.

Dès lors qu’il redevient capable de téchouva, plus rien ne demeure figé et irréversible puisque lui-même ayant recouvré son aptitude à penser, et donc sa capacité de décision, l’être humain n’est plus une chose parmi les choses mais redevient un sujet actif et conscient de l’Histoire. Toute téchouva est marquée du signe de la réciprocité: dès l’instant où l’homme réactive la sienne, le Créateur de son côté n’est pas de reste et par sa propre « revenance », par son aptitude à la compassion et au pardon, accentuera et renforcera ce mouvement initial.

Telle est la leçon des mois de Eloul et de Tichri. Si Pessah commémore le recouvrement de la liberté des corps, Eloul et Tichri commémorent le recouvrement de la liberté plénière de l’esprit.

Raphaël Draï zal 11 septembre 2014

PARACHA KI TETSE

In Uncategorized on septembre 9, 2022 at 1:13
48 Ki Tetsé.

( Dt, 21, 10 )

Si la paix, le chalom, est l’une des six valeurs, avec la Thora, la prière, l’altruisme, la vérité et la justice, par lesquelles l’univers se maintient et perdure, la guerre ne peut et doit n’y faire qu’exception. On n’entrera pas ici dans les débats relatifs à la « guerre juste » ou à la « guerre sainte ». La « guerre sainte » est une contradiction dans les termes et la « guerre juste » ne peut pas être jugée telle par ceux là mêmes qui la mènent. Toute imputation de justice ne peut s’opérer qu’après-coup et par un tiers impartial et désintéressé, qualités éminentes du juge selon Alexandre Kojève. Les belligérants, éventuels ou actuels, doivent y penser au moment de cette prise de décision capitale ou durant les combats qui la suivent.

C’est pourquoi la paracha précédente explicitait à la fois le droit à la guerre du peuple d’Israël mais simultanément les normes et prescriptions du droit de la guerre qu’il se doit d’observer (propositions préalables de paix, interdiction des guerres confinant à la terre brûlée avec saccage de l’environnement, etc…). On pourra certes relever des versets qui semblent inciter à la guerre d’extermination. Il faut les lire dans leur contexte interprétatif et toujours les rapporter au dit droit de la guerre. Et même au droit de l’après-guerre. D’où l’objet du tout commencement de cette paracha et des trois premiers cas de figure qu’elle introduit.

S’il advient qu’à la suite d’une guerre, un combattant ait capturé une femme qui suscite son désir et qu’elle se retrouve en son pouvoir, puis qu’il veuille l’épouser, il doit s’astreindre à un certain nombre de prescriptions diminutives (endeuillement, enlaidissement de la prisonnière, lamentation sur sa famille d’origine, etc..) dont il faut comprendre les raisons. Une épouse ne se confond pas avec une proie. Une femme sanctifiée n’est pas une part de butin, une prise de guerre. La femme captive doit être épousée pour elle-même, dépareillée et défardée des attraits qui en faisaient un pur objet de convoitise. Si la guerre, quelles qu’en soient les régulations, laisse libre cours aux pulsions, il importe que celles-ci ne deviennent pas hégémoniques une fois l’état de paix rétabli, de sorte que celui-ci mérite son nom, à la fois extérieurement et intérieurement. Et s’il s’ensuit que la femme captive, ainsi « désenchantée », ne suscite plus le désir de l’ancien guerrier, il doit l’affranchir, ne plus en tirer aucun « profit ». Elle y aura gagné ou regagné sa pleine liberté.

C’est sans doute pourquoi, selon le même ordre de préoccupations, le texte de Bamidbar enchaîne avec les règles concernant à présent une situation de bigamie dans laquelle l’une des deux femmes est aimée et l’autre, littéralement « haïe ». Dans ces conditions, il semble que l’affect brut de l’époux dicte la hiérarchie des droits de l’une au détriment de l’autre. Et pourtant, dans cette occurrence également, si le premier né, le bekhor, naît de la femme « haïe », il faut lui conserver son rang et ses droits et ne pas tenter de l’en délester ou de l’en dépouiller au profit du fils de la femme aimée lorsqu’à son tour elle enfantera.

L’enseignement est décisif : s’agissant de l’ordre des générations et des structures de la parenté ce n’est pas le désir de l’époux, subjectivement et affectivement envisagé, qui fait Loi et qui détermine les droits qui en découlent. L’aînesse de l’enfant n’est pas assujettie à l’intensité passionnelle de l’époux. Pour le dire dans une terminologie plus parlante encore: elle est structurale et le désir de l’époux doit s’y ordonner. Toute structure donne forme à un chaos, stabilise cette forme, et évite de retourner à l’état chaotique. Dans l’ordre des généalogies intra-familiales, l’aîné occupe structuralement la position de primogéniture. À ce titre il a droit à deux parts de l’héritage parental. L’on objectera alors que cette double part introduit une inégalité injustifiable au sein de la fratrie et qu’elle est de nature à y infecter les ressentiments fratricides. L’équilibre normatif et structural opérera une fois élucidée la symbolique de l’aînesse.

Les commentateurs de la Tradition juive font observer que le mot BeKhoR est formé, selon l’alphabet hébraïque, par la seconde lettre des unités, la seconde lettre des dizaines et la seconde lettre des centaines. Ce qui signifie que si le premier né occupe structuralement, de facto et de jure, la première place, il doit envisager cette position en termes éthiques et savoir, en cas de besoin, se secondariser, précisément pour ne pas obstruer cette position et pour laisser le passage à autrui, en commençant par l’ « autrui » le plus proche: le frère et la sœur. Cette double part n’est donc pas destinée à cristalliser un privilège mais à rendre effectif cet altruisme compensateur et équilibrant. Une nouvelle fois, et dans ce cas de figure, la Loi oriente le désir sans le dévitaliser. Jamais la dilection, aussi intense soit-elle, ne doit se manifester au détriment de la direction. Cet enseignement remonte aux déboires de Jacob et de ses fils au regard de la préférence que le patriarche n’avait su réguler au bénéfice de Joseph.

La troisième série de dispositions énoncées dans le commencement de la paracha vise le fils « rebelle » et débauché qui ne respecte aucun interdit, qui se montre sourd à la voix de ses parents. L’issue dessinée par le texte de la Thora semble disproportionnée pour ne pas dire barbare : le fils « sauvage » doit être traîné devant les habitants de la ville et ceux-ci collectivement le mettront à mort par lapidation. L’outrance de ces prescriptions est si grande qu’elle n’a pu échapper à leurs auteurs fût-ce pour ce premier fait d’évidence : toute infraction à la loi doit être jugée non par une foule mais par un tribunal structuré et par confrontation d’au moins deux témoins, si ce n’est trois. Et les premiers exécutants de la sentence seront les témoins eux-mêmes, en l’occurrence les parents. Est-il besoin d’insister sur le caractère plus que répressif : régressif, juridiquement et humainement, d’un dispositif ainsi conçu et appliqué ? Quels parents, quelque soit le comportement de leur fils, auraient le cœur de s’y plier ? S’ils s’en montraient capables, cette monstrueuse sécheresse de cœur suffirait à expliquer le comportement du fils et à en constituer la circonstance atténuante. Par sa dureté même cette prescription opère en réalité comme un butoir. Sa mise en œuvre et ses conséquences sont si graves, tellement irrémédiables, qu’il faudra y voir à deux fois avant d’y recourir. Si le but patent de ces prescriptions est de produire un effet de dissuasion à l’encontre d’autres fils tentés par la débauche et la délinquance, cet effet opère aussi vis à vis des parents incités de leur côté à réfléchir à leur propre responsabilité dans l’inconduite publique de leur progéniture.

Ainsi apparaît une des particularités de l’univers normatif d’Israël : toute règle de droit, surtout lorsqu’elle doit aboutir à une sanction pénale, comporte en elle-même, et en amont, les éléments de prévention qui éviteront qu’elle ne s’applique. Cela s’appelle la sagesse, laquelle appliquée aux choses juridiques se nomme aussi, juris-prudence.

Raphaël Draï zal, 14 août 2013

TECHOUVA, JUGEMENT ET TSEDAKA

In Uncategorized on septembre 5, 2022 at 1:08

Dans la pensée de Rabbi Khalfa Guedj et de Rabbi Na’hman de Bratslav.

Dans le calendrier liturgique juif, les mois de Eloul et de Tichri sont électivement voués à l’accomplissement d’une liturgie nommée en hébreu techouva et dont le sens n’est pas toujours clairement compris. On sait que cette période est propice à la « revenance » – l’une des traductions possibles de techouva- et qu’elle culmine dans la solennité de Yom Kippour, le jour du Pardon. Cependant, il s’est trouvé un psychanalyste de renom, Théodor Reik, pour expliquer que ce jour là était dévolu à la levée des interdits assumés par ailleurs – ou même endurés – tout le reste de l’année. Ce qui démontre qu’il est possible d’être simultanément, psychanalyste, juif et à contre-sens des enseignements de la Thora écrite et orale. De telles erreurs ne sauraient se réduire à alimenter des polémiques et des diatribes en des domaines où, comme en psychanalyse d’ailleurs, seul souvent sied le silence. Elles doivent inciter plutôt à clarifier des notions juridiques, des rituels et, en effet, des liturgies qui peuvent paraître exotiques, mystiques ou ésotériques dans le pire sens de ces termes. A cette fin, il importe d’étudier d’abord puis de rendre accessible sur de pareils sujets des pensées puisées à la source, qui aident non seulement à comprendre la signification originelle de ces notions, de ces rituels et de ces liturgies mais qui permettent également – et ce n’est pas le moins indispensable dans les temps actuels – de nourrir un dialogue effectif avec d’autres formes de connaissance, et plus particulièrement en sciences humaines et sociales.

Une question introductive ne saurait manquer d’être posée : pourquoi recommencer chaque année de telles liturgies, sachant par ailleurs qu’elles se prolongent dans les prières quotidiennes, notamment lors de la récitation des tah’anounim, du viddouy et de la kappara? Cela voudrait-il signifier que, de toutes façons, la prière annuelle, pour aussi solennelle qu’elle se veuille, est impuissante à atteindre ce qu’elle vise : la confession approfondie de nos fautes éventuelles et de nos possibles transgressions, volontaires ou non, puis leur réparation, laquelle seule est en mesure d’obtenir le pardon divin? L’on mesure la portée d’une pareille interrogation : si une telle liturgie est par nature impuissante à atteindre la racine de la difficulté, à quoi bon l’accomplir? Au demeurant, comment prendre la mesure réelle de cette difficulté, pour ne pas dire du « mal » qu’il reste à réparer, le mot mal n’étant pas d’un usage univoque en matière d’éthique? De ce point de vue un premier point de repère s’impose naturellement :la reconstruction du Temple, qu’il est préférable d’appeler la Demeure de la Sanctification, le Beth Hamikdach. Rappelons, là encore, en cas de besoin, que les mois de Eloul et de Tichri font immédiatement suite aux mois de Tammouz et de Av au cours desquels de produisit, par deux, fois, à quelques siècles de distances, la destruction du Premier puis du second Temple. La techouva présenterait ainsi deux échelles emboîtées: la techouva quotidienne, celle qui affecte les comportements individuels et vise à la réparation du « lien social », la seconde, la techouva collective, celle qui vise la reconstruction du Temple, sachant que cette réparation et que cette reconstruction se conditionnent mutuellement. Or c’est précisément le sens particulier de chacune de ces téchouva(s) et leur interaction que permettent d’éclairer les commentaires ici corrélés de rabbi Kahlfa Guedj de Constantine (1837-1915), et de Rabbi Nah’man de Bratslav (1772-1810). Cependant y recourir appelle une précision qui n’est pas simplement de méthode.

La pensée de ces deux Sages est tellement dense qu’en donner un exposé exhaustif déborderait infiniment le cadre matériel dans lequel s’inscrit la présente étude. Mais, selon leurs propres dires, cette même pensée n’est qu’un fragment d’un enseignement autrement ample, celui qui se trouve dans le Talmud et dans le Zohar dont ces deux Sages, avaient, chacun pour sa part, une connaissance qui n’était pas superficielle ! Il s’agira donc ici d’éclairer le sujet que nous avons défini à partir d’un fragment de fragment de la Pensée d’Israël. Néanmoins, comme il suffit parfois d’un seul éclat de verre pour faire se réfléchir un rayon solaire, un seul fragment de leur enseignement-toujours relié à l’ensemble de celui-ci – peut suffire à nous faire progresser dans la connaissance autrement abyssale d’un pareil sujet.

I. Techouva et  processus de la Justice : tsedek, tsedaka, michpat.

Dans la dixième des Drachot composant son ouvrage Kegan Ravé [1], Rabbi Kalfa Guedj engage l’étude du lien juridique et éthique entre tsedaka et techouva. Un premier malentendu doit aussitôt être dissipé. Rabbi Khalfa Guedj ne conçoit pas la notion de tsedaka comme l’on est souvent porté à le faire : comme comportement caritatif. La charité laisse celui qui l’accomplit seul juge de la part qu’il entend distribuer et de son destinataire. Or c’est précisément parce que le jugement, le din, est au centre des Sollicitations, des Selih’ot, de Eloul et des liturgies de Tichri, singulièrement à Roch Hachana et à Kippour, que Rabbi Khalfa Guedj n’entérine nullement cette version caritative et se place immédiatement sur la terrain de la Loi, du droit et du jugement.Si la téchouva est liée à la tsedaka, celle –ci est avant tout l’accomplissement du tsedek, de la justice, d’abord dans son acception comportementale et ensuite dans son acception contentieuse et juridictionnelle. Y insister, ce n’est pas raffiner des concepts plus qu’abstraits et d’un usage occasionnel. Le processus de la techouva n’est pas unilatéral : il implique mutuellement l’être humain et son Créateur, le peuple d’Israël et Dieu qui l’a libéré d’Egypte pour en faire son peuple, tandis que lui, le reconnaissait au Sinaï à jamais pour son Dieu. Il faut bien le comprendre : s’il est question de techouva, de recouvrer une Présence, d’habiter de nouveau un lieu, un makom, qui fut déserté, c’est qu’un éloignement préliminaire s’est produit, qu’une rupture primordiale a été provoquée, même si elle ne s’est pas totalement consommée, qu’un divorce a été prononcé. Comment réduire la distance ainsi créée et surtout éviter que les germes de la discorde initiale ne restent toujours virulents et contagieux? Deux opérations apparaissent en l’occurrence aussi indispensables qu’indissociables : d’abord favoriser le rapprochement des parties éloignées et portées à se dérober mutuellement leur présence, et à cette fin les inciter à accomplir chacune et ensemble le premier pas. De cette façons deux pas auront été accomplis du même coup.Ensuite faire juger, au fond cette fois, leur différent, de sorte que ce jugement les satisfasse, qu’il attribue ou restitue à chacun la part qui lui revient et assure ainsi une réconciliation qui ne sera pas précaire, une paix qui sera durable parce qu’elle aura été une paix de complétude, comme le fait bien percevoir le vocabulaire hébraïque, à la fois juridique et éthique, : un chalom fondé sur l’acceptation de tachloumim, de modes de règlement intégraux, assurant la chelemout, la pleine satisfaction des parties au conflit, sans que ne subsiste aucun résidu de dissentiment ou germe de ressentiment,Telle est la perspective étonnante déterminée par Rabbi Khalfa Guedj et étayée par de probantes références, dans les Neviim, et tout particulièrement dans Esaïe, dans le Zohar et dans le Talmud, chacun de ces corpus renforçant les autres.

 Pourquoi les Neviim? A les écouter de prés, comme il se doit, ils insistent tous sur le caractère bilatéral de la techouva : Israël doit revenir à Dieu et Dieu doit revenir à Israël. A cette fin il faut que Dieu fasse revenir Israël vers lui. En somme chacun doit solliciter et susciter la techouva de l’autre, la rendre souhaitable et praticable et non pas dissuasive. Comment ne serait –elle pas affectée par ce dernier caractère, rédhibitoire, si elle n’annonçait, à nouveau, au nom du din, que procès conflictuels et procédures maneuvrières, générateurs de diatribes renouvelées et d’interminables renvois juridictionnels vers l’on ne sait plus d’ailleurs quel tribunal de dernière instance …

Pour que la techouva s’accomplisse mutuellement il importe que nul n’ait peur de la justice ni, par conséquent, du jugement qui la rendra effective. C’est pourquoi Rabbi Khalfa Guedj insiste sur la corrélation entre trois termes inséparables ; tsedek, tsedaka et michpat, une corrélation qui seule rend compte de la compréhension juive de l’idée de justice. Tsedek en premier lieu se rapporte à la dimension du droit, du din. Le din ne désigne pas le droit a-humain, extérieur, supérieur et coercitif au regard de la collectivité des créatures. Respecter le din, le rétablir lorsqu’il a été transgressé, ne se réduit pas à une opération policière de maintien de l’ordre. Rétablir le din dans ses assises c’est aussi, si l’on peut ainsi dire, rendre justice à la Justice et au Droit, en reconnaître les fonctions essentiellement vitales, qu’il s’agisse du droit des personnes ou du droit des biens, du droit privé comme du droit public .

 Une fois ce rétablissement opéré, une fois ce refus opposé au déni du droit, l’accomplissement de la justice commande le franchissement d’une autre étape : le passage du tsedek à la tsedaka dont l’on a précisé sans tarder qu’elle ne pouvait se confondre avec la charité discrétionnaire. Sans ramener l’ensemble des interprétations zohariques à celle qui va suivre, Rabbi Khalfa Guedj observe que le mot tsedaka ne se distingue du mot tsedek que par une seule lettre, sa lettre conclusive : le hei. Sans que lui-même l’explicite plus avant nous savons que la lettre hei symbolise à la fois, la Présence divine, et, sur le versant de l’Humain : l’identification personnelle, le féminin et la direction ou la destination. Dans sa corrélation au tsedek, la tsedaka signifie bien la personnalisation du tsedek, soit le din appliqué non pas au justiciable en général ou anonyme, mais à telle personne humaine, es qualités, dont le juge tiendra compte de sa nature irréductiblement humaine et non pas angélique ; des circonstances dans lesquelles le contentieux qui l’affecte s’est noué ; de la responsabilité personnelle du justiciable mais aussi du concours-si ce n’est de la conjuration-des événements qui ont pu le réduire à une coque de noix dans une mer déchaînée. Une question préoccupante surgit alors : si l’on postule dans son principe le nécessaire passage du tsedek à la tsedaka, comment ce passage sera-t-il assuré en pratique?

Pour Rabbi Khalfa Guedj, ce sera par le moyen du michpat, du procès proprement dit. Cependant prononcer ce seul mot kafkaïen : procès, n’est-ce pas provoquer fatalement une régression fatale de la tsedaka au din? Non, si l’on rappelle qu’en langue hébraïque le mot michpat désigne, certe, le procès mais aussi l’acte de langage qu’est la phrase que l’esprit conçoit, que la syntaxe organise sans la figer, que la bouche profère, que les lèvres prononcent dans le dialogue avec autrui, sachant que ce qui est alors en cause n’est rien d’autre que la reconnaissance de son existence, à condition que lui-même reconnaisse celle de son prochain. Le procès ainsi entendu devient ce processus par lequel les arguments des uns et des autres se coulent dans le langage acceptable pour les uns et pour les autres, le juge y veillant de toute son autorité. Dans ce processus aucun jugement n’est prononcé sans avoir été préalablement délibéré, avec le souci de la réconciliation conclusive des parties parce que chacune se sera vue enfin attribué sa juste part. A cette fin, Rabbi Khalaf Guedj, comme la plupart de nos Sages, surligne le passage du Livre de Samuel ou des Psaumes évoquant la conciliation du tsedek, de la tsedaka et du michpat durant le règne du roi David lequel assurait la translation dans l’univers humain des dimensions de rien d’autre que le Trône céleste ( Ps. 89, 15 ). Au terme de ce processus, la tsedaka se trouve liée non plus au din mais à la rah’amanout, à la compassion, dans laquelle les mekkoubalim discernent l’autre dimension fondatrice et structurante de la Création : sa dimension féminine. Encore faut –il clairement reconnaître le caractère essentiellement réciproque de la techouva.

II. Techouva divine et réparation humaine

 Cette réciprocité est-elle concevable s’agissant de Dieu, du Créateur incommensurable à aucune de ses créatures? Elle l’est précisément à l’échelle spécifique de la Création, avec ses accidents, et à l’échelle de l’Histoire, avec les siens, des accidents que dans tous les cas il faudra réparer afin que la Création perdure dans son être et que l’Histoire ne s’abolisse pas. C’est pourquoi, en effet, la techouva, si l’on ose dire s’impose à Dieu, à cette échelle-là, qui est aussi celle de l’Alliance, de la Berith. On le comprendra mieux en rappelant que le processus même de la Création implique un « trajet », un hiloukh, de la Présence divine qui l’engage au plus loin dans cette Création et, du même coup, l’éloigne de sa propre source, dénommée dans la symbolique hébraïque le Trône de sa Gloire : Kissé Kevodo-et nous retrouverons bientôt la notion si mal comprise, et par suite si mal traduite de kavod. Du fait de cette distanciation, il importe que le septième jour, le jour du chabbat, Dieu ramène sa Présence à son lieu originaire. La prière de Chah’arit l’indique : « Et dans le septième jour, il s’exhausse ( nitâla) et se rétablit ( vayachav ) sur le trône de sa Gloire ». Cette caractéristique de l’Etre divin – le terme « Être » devant se comprendre à l’échelle où ce mouvement se perçoit pour la conscience humaine relevant elle aussi de la Berith – ne disparaît pas avec les tensions de l’Histoire. Sinon comment comprendre l’extraordinaire injonction adressée cette fois par un homme, en l’occurrence Moïse, à Dieu après la transgression du Veau d’Or, faisant immédiatement suite elle-même au don de la Thora-: Reviens ( chouv) de l’irritation de ton souffle ( mi h’arone aphekha) ( Ex, 32, 12)! Mesure-t-on la portée de cette incroyable imploration formulée à l’impératif ! A quel titre Moïse se serait –il autorisé à la formuler si elle ne s’étayait non pas sur sa seule appréciation, ou sur sa seule réactivité de l’instant, mais sur un principe supérieur faisant Loi pour les deux parties à l’Alliance, à la Berith!

Une pareille injonction fonde au contraire la véracité de la techouva.Par elle l’Alliance échappe à toute forme d’irréversibilité tragique! On n’a cessé d’y insister, la techouva ne prend son plein sens que de préluder à une réparation. C’est sur cette nécessité qu’éclaire nouvelle fois rabbi Kalfa Guedj en commentant la parole du prophète Esaïe : « Par le feu je vous ai détruits, par le feu je vous reconstituerai ». La parole prophétique s’explicite à son tour par le commentaire talmudique. Et Rabbi Khalfa Guedj de citer le Traité « Chabbat » à propos de la responsabilité résultant d’un incendie. Qui doit en réparer les dommages, selon les cinq formes de préjudice reconnus par la Thora? Cette responsabilité pèse en premier lieu sur les individus qui ont permis que l’incendie se propage parce qu’ils n’ont pas débroussaillé les abords de la demeure – autrement dit le Temple-que le feu a finalement consumée. Ces broussailles, ces ronciers, ces buissons d’épines représentent sans doute les réchaîm, les malfaisants dont les actions nuisibles ne se contentent pas de provoquer ruine et désolation : elles les répandent aussi loin que possible. Afin que Dieu revienne dans Sa Maison reconstruite il est indispensable que les malfaisants s’en reviennent eux aussi de leur conduite dévastatrice afin de réparer les destructions qu’ils ont provoquées et propagées. Pourtant le débat ainsi engagé est loin d’être clos. Dans le procès concernant la responsabilité ultime d’une si grave destruction Dieu vient prendre sa part! Quelle étonnante argumentation : Dieu se présentant lui aussi au jour du jugement comme un simple justiciable qui n’attend pas qu’on égrène devant lui les griefs nourris à son encontre, qui les présente lui-même. Dieu se déclare lui-même co-responsable de l’incendie et de la ruine du Temple dès lors que c’est bien lui qui a projeté contre la Maison, de Sainteté les projectiles incendiaires qui auront mis le feu aux broussailles contagieuses. Pourtant, en ce point ne faut –il pas outrepasser cette image – choc et comprendre à quel débat à la fois juridique et éthique elle se rapporte?

Une explication se présente à ce propos : les projectiles incendiaires représenteraient les sanctions divines initialement dirigées contre les réchaîm, qui les atteignent certes mais que ceux – ci retournent ensuite contre le Temple. Ils les retourneraient contre Dieu lui-même s’ils avaient la capacité de le faire ! Affirmer alors au non de la techouva divine que le Temple détruit par le feu, dans les circonstances qui viennent d’être précisées, sera reconstruit par le feu, n’est-ce pas laisser espérer que Dieu fera reconstruire le Temple par ceux-là mêmes qui l’ont détruit ou qui auront participé à sa destruction ? En attendant, du seul fait que Dieu reconnaisse sa propre responsabilité, il s’engage à réparer le dommage causé à son peuple selon les cinq chefs de réparation envisagés par la Thora. Mention particulière est faite à ce propos du préjudice moral, de la boucha dont a souffert le peuple du Sinaï, au long de ses exils. On observera que les mots boucha, et chouva, ont même racine CHB( V).

Cependant pour entrer en procès avec Dieu, il faut être soi-même allégé de tout grief.N’est pas Moïse qui veut! S’engager dans un jugement avec le Créateur céleste éxige un état d’esprit et des dispositions personnelles que les commentaires de Rabbi Nah’man de Bratslav vont expliciter à présent. Une autre précision de méthode s’impose ici. En citant rabbi Nah’man après rabbi Khalfa Guedj, l’on n’entend pas simplement juxtaposer deux commentaires, fût-ce pour rendre un hommage conjoint à leurs auteurs respectif. Nous les citons parce qu’ils se correspondent intrinsèquement et qu’ils éclairent plus nettement encore le sujet qui nous préoccupe.

Le commentaire de rabbi Nahman[2] porte justement sur ce verset du psalmiste « Heureux le peuple connaissant la terouâ » (Ps, 89 ). La terouâ désigne la sonnerie du chophar destinée à l’éveil ou au réveil de la conscience [3]. De manière assez inattendue, rabbi Nah’man, engage son commentaire non pas sur les spécificités de cette sonnerie mais sur le sens et la portée vitale de la … tsedaka. Seule, affirme-t-il, la tsedaka est en mesure de surmonter la cupidité, l’avidité de l’argent, du mamon. Il convient de bien saisir cette assertion pour bien comprendre sa perspective : la reconstruction du Temple. La cupidité rabat l’être sur soi seul, le concentre à un degré d’autisme moral absolu. Le comportement cupide ne connaît pas de satiété et donc de limite. La cupidité érige l’être qui s’y abandonne à la pire des idolâtries: l’idolâtrie de soi, dont nous allons d’ailleurs retrouver une autre de ses modalités : la soif de cavod personnel, de gloriole. A l’opposé, la tsedaka décentre l’être de lui-même. Elle sollicite son dévouement à l’égard d’autrui et pour son seul bénéfice. Le tsadik ainsi entendu ne se désintéresse pas des affaires de ce monde. Il ne considère pas que le commerce soit maléfique. Cette dernière affirmation pourrait être confirmée par l’association jugée plus que bénéfique entre les deux fils de Jacob-Israël, entre Issakhar et Naphtali, entre le chercheur et le changeur[4]. Cependant il faut entendre le mot commerce dans son acception éthique et créatrice, comme la fructification de ce dont le Créateur nous gratifie afin d’en partager les fruits entre ceux qui en ont besoin, et de sorte que chacun en reçoive sa juste part. Par suite sera apaisé ce que la Thora nomme le h’arone aph, l’irritation de l’Esprit, assimilable à toutes les formes de dissentiment social et de ressentiment économique qui transforment les collectivités humaines en poudrières. Par le fait même de son dévouement au bénéfice d’autrui, le tsadik –qui ne l’est jamais à ses propres yeux – se déprend de lui-même et élargit son horizon intellectuel ( hitmachekh hadaât), ce qui par voie de conséquences revigore ses aptitudes créatrices et plus singulièrement sa capacité de construire, sa faculté d’édifier. Edification matérielle du Temple certes mais par l’édification du peuple dont il sait concilier les volontés qui le constituent et orienter les âmes vers ce qui le dépasse. Dans ces conditions, la figure du Messie redevient discernable. Après un pareil commentaire douterait –on encore de la fécondité du dialogue entre éthique du judaïsme et science économique ?

Une question demeure toutefois sans réponse véritable : comment se déprendre de la cupidité et de la convoitise ? En ce point c’est plutôt le dialogue entre éthique du judaïsme et psychologie et même psychanalyse qui se joue. Qu’on en juge par cette autre assertion de rabbi Nah’man dont la caractère lapidaire est inhabituel chez un tel commentateur de la Thora : « Quiconque veut la gloriole ( cavod) est bien ( hou) un crétin ( choté ) »[5]. Ce qui nous retiendra dans le prolongement de cette assertion dépourvue de tout ménagement et de toutes précautions oratoire n’est pas seulement son contenu psychologique mais son retentissement sur la plausibilité et la possibilité de la techouva humaine correspondant à la techouva de Dieu, et cela dans le cours d’un procès et en vue d’un jugement, et plus particulièrement entre Roch Hachana et Yom Kippour.Nous avons traduit ici cavod par gloriole pour bien en souligner la racine narcissique et le caractère finalement dérisoire, pour ne pas dire pitoyable. Le « cavodin », si l’on ose un tel néologisme, ne se contente pas de la haute image qu’il se forge de lui-même. Il va jusqu’à largement reconnaître l’existence d’autrui et l’excellence de son prochain. A une condition : que chacun lui fasse ses dévotions, lui rende plus que des politesse, l’équivalent d’un culte qui le plonge dans une véritable extase. Une pareille exigence est toujours disproportionnée au regard de ses mérites réels. Elle est même destinée à en masquer l’absence ou l’inanité. De ce point de vue le besoin de gloriole et la cupidité ont des racines communes. Le « cavodin », tout plein de soi, ne concède aucun espace véritable à son soi-disant prochain. Quel besoin éprouverait-il de se retrouver avec lui dans une Maison commune, où l’un et l’autre rendrait grâce à leur commun Créateur ! C’est pourquoi Rabbi Nah’man rappelle vigoureusement et à toutes fins utiles – et cela sans confondre la véritable humilité et sa contre-façon : l’impuissance – que le cavod ne revient qu’à Dieu seul, comme l’indique le psaume 24 – qui se lit le premier jour suivant le chabbat « Qui est le Roi du Cavod ( Mi hou zé Melekh hacavod)? L’Eternel Tsevaot ; Lui est le Roi du Cavod ( Melekh Hacavod ) ». Le cavod n’est pas la gloriole qui le dénature. Il culmine dans cette valeur de reconnaissance exclusivement attribuée à Dieu seul. Pourquoi ? Parce qu’il se révèle comme Eternel Tsevaot. Cette dénomination divine n’a rien à voir avec l’on ne sait quel « Dieu des armées ». Tsévaot désigne ce qui dans la Création en atteste l’ordonnancement profond, la signification compréhensible, la régularité légalement  garantie, le contraire de l’aléa et du hasard, tout comme l’Alliance fidèle, la Berith, est le contraire de la pulsion polluante, du keri. Cette forme de crétinisme moral – qui ne saurait être confondue avec la simplicité d’esprit ou avec l’incapacité mentale – retentit sur le processus juridique et éthique de la techouva tel qu’il a été expliqué. Le propre du choté se décèle dans son inaptitude à s’engager dans le moindre procès, dans le moindre processus de mise en question de soi, d’élaboration de ses acquits initiaux. A l’instar de qui s’adonne aux jeux de hasard son témoignage n’est pas recevable. Si plein de soi-même, comment ferait-il le moins du monde droit à autrui ? Cette inaptitude s’éclaire au demeurant par une dernière observation de rabbénou Beh’ayé, cette fois, qui renforce cette analyse : le mot choté, et le mot juge, chophet, ne se distinguent en hébreu que par une seule lettre : la lettre peh, qui désigne la bouche, et plus génériquement, l’organe de la parole et de la prière. Sans l’aptitude à la parole qui partage et à la prière qui sollicite comment reviendrait – on de nos propres erreurs et errements ? Comment oserait-on solliciter la revenance de la Présence divine? D’ailleurs, si Dieu décidait de revenir l’on ne saurait dire où il serait accueilli…

                            Raphaël Draï zatsal, 25 Septembre 2005

[1] Institut Beni Issakhar, Jérusalem, 1992. 
[2] Likoutei Moharan ; H’elek Aleph, 13. 
[3] Horowitz, Chnei Louh’ot Habeith. 
[4] Cf le commentaire de Rabbi Moshé Fenstein. 
[5] Thorot vetephilot, Helek Aleph, page 674.

PARACHA CHOPHTIM

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47 Choftim.

(Dt, 16, 18 et sq)

Aucun peuple libre, libre de ses pensées, de ses actes, libre d’entreprendre et de se mouvoir, libre de s’engager ainsi dans un futur par définition incertain ;  aucun peuple véritablement libéré de l’esclavage ne peut vivre et œuvrer sans que ne s’y produise des incidents, des accidents, préjudiciables à autrui, et cela sans que nul, ayant respecté toutes les incitations à la prudence, n’ait cherché intentionnellement à nuire, à enfreindre le commandement d’amour du Lévitique( 19, 18).

Lorsque ces incidents ou accidents, parfois pire encore, se produisent malgré tout, nul ne saurait se faire juge et partie en sa cause personnelle. Il appartient aux juges, aux chophtim, constitués en tribunal, d’instruire le cas et d’entendre les parties (toutes les parties), puis de décider d’un  jugement que la présente paracha qualifie de « jugement juste » ( michpat tsédek ) . La formule confinerait  au pléonasme si malheureusement l’histoire de la justice humaine n’attestait qu’il est parfaitement possible de « juger » à l’inverse. Le Talmud en donne maints exemples à propos des magistrats de Sodome qui s’attachaient à rendre l’injustice, à condamner l’innocent et à acquitter le coupable. On sait quel fut leur sort malgré la plaidoirie d’Abraham.

Sur le point de franchir le Jourdain et de s’établir dans le pays dévolu à la descendance des Patriarches et des Matriarches, les Bnei Israël se l’entendent rappeler. Peuple libre, selon la première Parole du Décalogue, ils doivent d’ores et déjà se préoccuper d’installer dans leur pays votif une justice digne de ce nom. Les structures institutionnelles en ont été données dans la paracha Michpatim et le traité Sanhédrin du Talmud en particularisera les dispositions. Cette fois, Moïse insiste sur  plusieurs points essentiels.

D’abord l’institution judiciaire, au sens plein, doit être constituée de juges, de chophtim, certes, mais aussi d’officiers d’exécution, de chotrim. Pourquoi ne pas avoir déféré cette fonction aux juges eux-mêmes? Cela eût simplifié le dispositif. Sans doute mais le juge en personne eût été partie prenante de son propre jugement. Le choter, lui, est certainement lié par la sentence qu’il doit faire exécuter, de sorte que la  justice ne se réduise pas à un vain mot, que la décision de justice soit effective, mais dans cette exécution il doit également conserver une marge de manœuvre, afin de respecter dans l’exercice de sa propre mission le principe précité du Lévitique.

Ensuite, les tribunaux doivent être installés à un endroit précis : en chaque porte ( chaâr ) de la ville. Pourquoi ce choix? La porte désigne le lieu de passage par excellence, celui où les allants et venants se rencontrent, celui que traversent les étrangers, celui où ils s’effectuent leurs transactions. A l’évidence. Cependant le mot ChaÂR comporte une autre signification. Les lettres qui le composent se retrouvent dans le mot RaÂCh qui désigne le bruit au sens de la nuisance sonore, ce qui parasite la parole, gène l’écoute, perturbe l’entendement. Que le tribunal soit situé en ce lieu précis rappelle les magistrats à leur vocation. Les différents, les contestations, les contentieux sont causes de ces bruits qui altèrent la parole inter-humaine, au sens intellectif et au sens éthique. Il appartient alors aux juges de transformer par un jugement juste le RaÂCh en ChaÂR, en un échange orienté vers le futur. Et ils y réussiront toutes les fois qu’ils auront su rendre précisément un jugement juste, qui ne satisfasse pas seulement selon les apparences aux  procédures et aux normes de fond mais qui atteigne aux racines du différent pour aboutir à la séparation des parties au conflit avant de tenter une réconciliation entre elles. Pourtant le jugement juste ne doit jamais tourner à l’arrangement extra-légal. Dans l’exercice de sa fonction déterminante le juge ne doit jamais faire acception de personne, s’identifier à l’une ou l’autre des parties, serait-elle apparemment la plus faible et la plus vulnérable. Ce qui ne signifie pas que la dimension de compassion n’interviendra pas en tant que de besoin. Elle doit succéder au rendu de la justice en droit, si l’on peut dire, lorsqu’aura été restauré le sens collectif de la norme, celle qui constitue le peuple en tant que tel.

L’objectif est enfin fixé par une formule dont il faut comprendre la répétition qu’elle contient :  «  La justice, la justice  tu poursuivras afin que tu vives…» (Dt, 16, 20). Cette répétition n’est pas stylistique. Comme toutes les répétitions ou plus exactement comme toutes les duplications retenues par la Thora, elle se rapporte aux différentes dimensions de la situation envisagée. En l’occurrence elle souligne deux exigences de la justice digne de ce nom et qui qualifient l’Etat de droit contemporain : le principe du contradictoire et celui du double degré de juridiction.

Le redoublement du mot « justice » se rapporte aussi à la conception biblique de l’univers et de la Création. Bien ou mal rendue, la justice « d’en bas » sollicite la justice « d’en haut ». Les juges ne doivent jamais oublier qu’ils sont eux-mêmes jugés. Ils ne peuvent se considérer comme ces idoles de pierre ou de bois érigées près des autels du Créateur, comme pour lui signifier sa péremption, et qui déjugent son exigence de justice( Dt, 16, 21 ). La justice juste est source du vivant parce qu’elle met un terme aux cycles inépuisable des vengeances, ces cycles dans lequel l’idée de futur est broyée au point de devenir méconnaissable. L’avenir vécu est fruit de l’Alliance, de la Bérith, et l’Alliance se réalise chaque fois que les Juges font œuvre de justice. De ce point de vue, tout jugement est création, à l’instar d’un psaume de David ou du Temple lui même.

Raphaël Draï zal, 8 aout 2013