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LE SENS DES MITSVOT: PARACHA BERECHIT

In Uncategorized on septembre 30, 2021 at 9:13
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« L’Eternel dit: « Que soit (yehi) la lumière (or) ».Et la lumière fut. L’Eternel vit que la lumière était bonne (tov) » ….

L’Eternel dit: « Qu’il y ait des luminaires (meorot) dans le firmament du ciel pour faire distinction (lehabdil) entre le jour et la nuit et ils serviront de signes (othot) pour les périodes, les mois et les années » (Gn, 1, 3 et 1, 14).

Les premiers chapitres du livre de la Genèse, du Sépher Beréchit, sont à n’en pas douter les plus difficiles à traduire et à interpréter de toute la Thora. Et pourtant, à n’en pas douter non plus, leur intelligibilité commande celle de la suite du récit biblique. Bien des mots et des concepts, nombre d’idées y apparaissent par la force des choses textuellement pour la première fois, à titre générique. Ils n’ont pas de précédents qui permettraient d’en comprendre sur le champ le sens. Il faut donc s’avancer à la fois avec circonspection mais avec détermination. Ainsi en va t-il des deux versets précités.

La Création peut elle se concevoir sans lumière? Le récit biblique nous indique comment la lumière a été en somme le premier acte dans l’ordre de la Création. Premier non pas au sens chronologique (le Temps lui même n’a pas été encore créé) mais au sens méthodologique. Par ce premier acte générique l’Eternel met pour ainsi dire la Création en lumière, en la faisant décidément sortir d’un état d’obscurité, d’opacité, d’inintelligibilité archaïques. Car il faut s’entendre sur ce que signifie le mot hébreu OR. Il ne désigne pas uniquement la lumière optique, celle que perçoit l’œil humain, pour la bonne raison que l’Humain lui non plus n’a pas encore été créé. Ce que le mot OR signifie c’est que désormais La Création devient révélation. Bien sûr les intentions profondes du Créateur ne sont pas élucidables à leur source mais le sens de ses opérations créatrices (péôulot) le devient. La Création de la lumière s’apparente de la sorte à un lever de rideau qui permettra de découvrir la scène avant que la pièce ne commence. Il ne s’agit que d’une image mais précisément les tous débuts du livre de la Genèse autorisent cette pédagogie, à condition qu’elle ne se prenne pas pour une fin en soi.

Reprenons la question: à ce stade de la Création de quelle lumière est-il fait mention? Essentiellement d’une lumière de l’esprit. La mise en lumière des commencements de l’Univers permettra d’en suivre les étapes à venir. Les kabbalistes différencient en effet ce qu’ils nomment la lumière matérielle, le OR gachmi, et la lumière intellectuelle, le OR sikhli. Même si la première est quasiment insubstantielle, elle n’en comporte pas moins une dimension matérielle et une vitesse de propagation. La lumière intellectuelle est esprit et seulement esprit. Elle advient aussitôt que désirée. C’est ce qui rend particulièrement difficile la traduction de la formule « Yehi or – vayehi or ». Aucun espace, aucun instant, même infinitésimal ne sépare l’expression du désir émanant de l’Eternel et son aboutissement. Grammaticalement parlant, nous sommes en présence d’un temps bien particulier de la conjugaison non pas même « le présent » mais si l’on peut dire « l’immédiat ». Que faut-il justement en comprendre?

Le premier élément créé correspond intimement avec la dilection du Créateur. En lui et par lui ne se manifeste aucun autre élément réfractaire, retardant. La Parole divine est réalisée aussitôt qu’énoncée et par là même la Création fait Un avec le Créateur sans jamais se confondre avec Lui puisqu’elle est dotée d’un nom propre. Les autres dimensions et fonctions de la lumière apparaîtront essentiellement au quatrième jour – le mot « jour (yom) » étant à entendre comme « phase ». Ce sera d’abord la lumière optique, physique, réfractée (méorot) qui permet de discerner les objets en plein jour et d’en percevoir au moins la présence la nuit. Au demeurant cette lumière là n’est pas qu’optique. Elle est également intellectuelle (sikhli) puisqu’elle permet l’acte du discernement et de la conceptualisation (havdalaothot)). Elle permet de se dégager de la confusion originelle que le récit biblique nomme tohou vavohou qui n’est pas à proprement parler un état chaotique mais un état où « tout est dans tout » sans que rien ne parvienne à y prendre forme et signification (tsoura). C’est par le moyen de cette lumière là que la morphogenèse de la Création pourra se poursuivre jusqu’à celle de l’Humain (Haadam), le sixième jour.

                               Raphaël Draï zal, 15 octobre 2014

LE SENS DES MITSVOT: PARACHA VEZOTH HABERAKHA

In Uncategorized on septembre 27, 2021 at 5:35

« Et voici la bénédiction (habérakha) par laquelle Moïse, l’homme de Dieu (Ich HaElohim), bénit les Enfants d’Israël avant sa mort » (Dt, 33, 1 et 4).

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On l’aura relevé, la dernière des parachiot, celle qui conclut le Pentateuque mais qui met également la Thora en perspective d’avenir, prend la forme non pas d’un message testamentaire quelconque mais d’une bénédiction, d’une bérakha dont on découvrira le contenu dans la paracha elle même. Ici l’on s’attachera surtout à l’idée même de bérakha, à ce qu’elle signifie et à ce qu’elle implique. Ce qui nécessite un éclairage du mot lui même et de sa racine hébraïque.

Bérakha est construit sur la racine BRKh que l’on peut lire Be-RakhRaKh désigne ce qui est souple, ductile, le contraire du dur, du réfractaire, du KaChé. En ce sens déjà, le propre d’une bérakha qui mérite ce nom est de pouvoir être diffusée et transmise au plus grand nombre. Plus les destinataires d’une bénédiction de cette sorte sont nombreux – et là il s’agit d’un peuple – plus l’émetteur de la bérakha, si l’on pouvait ainsi le qualifier, doit se placer à une intense hauteur spirituelle. C’est pourquoi elle émane à ce moment de Moïse, certes, mais considéré sous l’aspect de « l’homme de Dieu » (Ich HaElohim). D’autres significations afférentes à cette racine, fort riche, apparaissent lorsque l’on en recombine les lettres.

Elles se retrouvent alors dans les mots suivants dont il n’est pas besoin de souligner les incidences vitales. D’abord dans BiRKaïM: les genoux et de manière générale les articulations du corps. Quel rapport avec l’interprétation précédente? Un corps est bel et bien un organisme non pas fait d’un seul tenant, rigide comme un tronc d’arbre, mais en effet articulé, depuis les vertèbres cervicales et la colonne vertébrale, jusqu’aux poignets, aux genoux, aux chevilles et aux orteils. Ce qui autorise l’accomplissement de gestes et de mouvements aussi ajustés que possibles à un terrain et à une situation donnés. Signe que la vie l’habite. Or précisément, un tel organisme devient à son tour rigide lorsque la vie l’a quitté. C’est pourquoi la BeRaKha que Moïse adresse au peuple d’Israël concerne un peuple constitué non par une unique entité mais par douze rameaux (CHeVaTim) dont nombre de parachiot précédentes, notamment au début du Livre des Nombres, décrivent l’organisation, les spécificités mais encore les connexions et les interactions.

On sera attentif enfin à la combinaison des lettres de cette racine en RKhB, racine que l’on retrouve dans le mot ReKhEB, le char, qui est lui même un véhicule « composé » et articulé avec un attelage d’un ou plusieurs chevaux et d’un équipage, mais surtout dans le mot MerKaBa qui désigne, comme au début de la prophétie d’Ezéchiel, les organisations célestes, celles qui confèrent leur cohérence et leur vitalité à la Création tout entière.

Demeure une question: pourquoi la Thora se conclut-elle précisément par une BeRakha? Là encore: par souci de cohérence puisqu’elle avait commencé par la Berakha divine: « Et le Créateur créa l’Homme à son image, à l’Image du Créateur il le créa, mâle et femelle il les créa. Le Créateur les bénit (VayBaReKh otam Elohim) » Gn, 1, 27, 28). Cette bénédiction générique, l’Humain l’avait altérée par sa transgression au Jardin d’Eden. Une transgression dont le Créateur indique sans tarder les voies de sa réparation, et une réparation non pas instantanée mais qui exige le relais des générations.

Par sa propre bénédiction, Moïse, présenté comme « homme de Dieu », ce qui reprend les termes des versets de la toute première paracha de la Thora, donne à comprendre que par sa propre existence, par les épreuves qu’il a traversées, par les intimes transformations de sa conscience, le peuple d’Israël, a su reconstituer les termes de la Bénédiction initiale, celle qui constitue le viatique de l’Humain créé à l’image ou si l’on préfère corrélativement au Créateur. Arrivé au terme de la Traversée du désert, le peuple d’Israël a restitué à l’humanité entière le viatique primordial dont elle n’a pas toujours compris quelle valeur de vie il recélait.

L’Histoire humaine va dès lors se poursuivre mais placée désormais et à nouveau sous le signe ineffaçable de cette bénédiction créatrice.

Raphaël Draï zal, 5 octobre 2014

LE SENS DES MITSVOT: PARACHA HAAZINOU

In Uncategorized on septembre 16, 2021 at 11:55

 

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« Souviens toi des jours d’antan, méditez sur les années, de génération en génération. Interroge ton père et il te dira, les Anciens et ils te diront … » (Dt, 32, 7).

Cette paracha est l’avant-dernière de la Thora. Elle délivre le témoignage prophétique de Moïse à un niveau spirituel et dans un langage qui exige qu’on y revienne dans un mouvement d’étude inlassable. Ce langage on ne saurait la qualifier autrement que de nucléaire tant il comporte de significations intimes et cosmiques. Et pourtant il faut tenter de les élucider de sorte que ces significations si denses éclairent conduites et comportements quotidiens.

Pourquoi, à ce moment du trajet, ce rappel relatif à ce qu’aujourd’hui l’on qualifierait de « devoir de mémoire » ? La mémoire, tant de philosophes l’ont dit et commenté, n’est pas la simple évocation d’un passé révolu et devenu fantomatique. La notion de mémoire n’a pas de sens en soi mais un sens corrélé à celui de projet pour l’avenir et de décision pour le présent. L’histoire humaine – en est-il d’autre? – se déroule de génération en génération. La notion de génération à son tour n’a guère de signification en elle même. Pour en avoir une il lui faut a minima être corrélée à une génération antécédente d’une part, et à une génération émergente d’autre part. Lorsque cette corrélation n’est pas assurée le risque est celui de l’amnésie et de la dérive, comme ce fut le cas pour la civilisation de Babel (Gn, 11, 2). C’est pourquoi Moïse y insiste tant au moment de quitter le peuple qu’il a conduit quarante années durant dans le désert extérieur et intérieur, l’équivalent de quarante siècles, tant la traversée parfois fut dure, au bord de l’anéantissement.

Au moment de traverser le Jourdain, surtout que ce peuple adulte ne s’imagine pas né de lui même, réduit à son temps présent, sans généalogie et sans perspective. Bien sûr, il lui faut décider chaque fois dans le temps d’aujourd’hui, avec les autorités dont il est alors doté. Cependant aucune décision ne se renferme dans l’instant où elle est conçue et dans celui où elle est appliquée. Le présent décervelé peut à nouveau conduire à la destruction. C’est pourquoi il faut maintenir ce lien de mémoire informative et active. Tout comportement doit être orienté et toute pensée doit aussi se diriger selon des repères sûrs. Aussi, comme l’indiquent les parachiot précédentes, les événements les plus importants doivent faire l’objet d’une relation par écrit, d’une translation dans un récit que l’on pourra en cas de besoin consulter. L’écrit trouve ici sa fonction vitale. C’est en passant par les lettres de l’alphabet, écrites avec de l’encre, que l’événement présent s’inscrira dans une durée aussi pérenne que cette encre. L’eau s’évapore; l’encre, non. La lettre écrite avec de l’encre (dio) se grave dans la conscience et elle y persiste. Pour autant l’écrit ne doit pas devenir anonyme. La mémoire longue ne se réduit pas non plus à l’archive antique, devenue indéchiffrable.

Si la mise en mémoire passe par la transcription, il importe que la remémoration lorsqu’elle devient à nouveau indispensable retrouve la voie de la voix, la voix du père et de la mère, dans le cercle familial, et la voix des Anciens dans le cercle plus large de l’ensemble du peuple. La mémoire n’est ni discrétionnaire, ni robotique. La mémoire vivante est incarnée. C’est en prenant la voix de son père, Âmram, que le Créateur, se révèle à Moïse au Buisson ardent. L’équivalent pour chaque être humain de ce buisson qui brûlait mais qui ne se consumait pas est la question qu’il se pose, et qu’il se pose non pour tourmenter son esprit mais pour trouver le chemin qui s’y annonce mais s’y cache aussi. Bien sûr, comme l’affirment les Proverbes, « la gloire de Dieu est de receler la chose et l’honneur de l’homme de la découvrir ». A cette fin, il ne suffit pas de s’interroger à part soi, comme si l’on était seul au monde. La mémoire est parentale, intimement généalogique. L’enfant interroge son père et sa mère et ceux-ci à leur tour interrogent leurs géniteurs. En remontant aussi loin et aussi faut qu’il soit possible. Et c’est à ce moment que l’on retrouve à nouveau l’écrit. La mémoire incarnée ne saurait remonter plus haut que la quatrième génération des ascendants et lorsque cette génération n’est plus en mesure d’en témoigner, il faut se référer à sa propre mémoire écrite, transmise dans un langage qui échappe à l’anachronisme. C’est pourquoi il importe à titre d’exemple de revenir à la paracha Haazinou. Le langage prophétique n’est pas un langage de surface. Il se creuse et s’approfondit jusqu’au moment où il délivre ses sources d’eau vives, édéniques.

Raphaël Draï zal, 21 Septembre 2014

LE NON-SACRIFICE D‘ISAAC ET SES SIGNIFICATIONS

In Uncategorized on septembre 5, 2021 at 12:59

Le récit relaté au chapitre 22 du Livre de la Genèse peut prêter à malentendu ou même à contre-sens par son intitulé traditionnel – si ce n’est stéréotypé : « le sacrifice d’Isaac », La simple lecture du texte biblique atteste qu’un tel sacrifice n’a pas eu lieu. A-t-il même été réellement enjoint par cette divinité nommée « HaElohim » : « le Dieu », au sens personnel, non anonyme (Gn, 22, 1)? La Tradition juive nomme ce récit : « Akedat Iths’ak » : littéralement « la ligature d’Isaac », en mettant l’accent sur le consentement de celui-ci au commandement enjoint par Dieu à Abraham son père. Il n’en demeure pas moins que ce récit-là recèle des zones obscures. Ne manifesterait-il pas la persistance de ces rituels infanticides dont l’Antiquité donne maints exemples et que le récit biblique relate plus d’une fois ? Mais si tel était le sens de cet épisode, l’on ne comprendrait plus la signification de la Loi qui le conclut et qui interdit non seulement l’infanticide, rituel ou non, mais toute forme de maltraitance à l’égard des enfants, d’où l’interdit du culte de Molokh si souvent réaffirmé dans la législation biblique. Avant tout jugement précipité, il est indispensable de revenir aux données du récit biblique pour évaluer les commentaires qu’il a inspirés.

Ces données sont irremplaçables. Ce sont les seules dont nous disposons concernant les deux acteurs de ce drame, ou les deux protagonistes de cette épreuve – mais l’on verra qu’en réalité ils furent trois. Du point de vue d’une histoire factuelle, il est peu de traces archéologiques ou de documents externes à la Bible permettant d’affirmer que ces deux personnages aient existé, au sens corporel et chronologique. N’en va-t-il pas de même pour d’autres personnages de premier plan, de Jésus ou Mahomet ? Dès lors que l’historicité effective de ces événements est contestée, la charge de la preuve incombe à qui les récuse. En attendant, il importe de prendre connaissance du récit mis en cause en essayant de le comprendre pour lui-même car il n’est pas impossible que la compréhension de ces faits-là induise les recherches archéologiques ou documentaires qui les corroboreront.

Le récit en question est donc déployé au chapitre 22 du livre de la Genèse. Dix chapitres se sont déjà écrits qui relatent le trajet d’un homme, nommé alors Abram, accompagné de sa femme initialement nommée Saraï et de leur neveu Loth, à partir de sa terre natale, sans doute la Mésopotamie, probablement à l’orée du troisième millénaire avant l’ère chrétienne, vers une terre dont le nom n’est pas immédiatement indiqué. L’énigme est ainsi présente dès le commencement d’une aventure destinée, il faut le souligner, à faire d’Abram, non pas un nouvel Empereur mais « une bénédiction pour toutes les familles de la terre ». La finalité du commandement divin peut surprendre. Elle s’élucidera lorsqu’on aura souligné que ces « familles là », en ce temps-là, avaient effacé le sceau de leur semblance à l’image spirituelle de Dieu et compromis la bénédiction initiale dont le Créateur avait doté, comme d’un vital viatique, l’Humain : Haadam lancé dans l’aventure non pas de l’Être, au sens abstrait, mais de la vie, au sens charnel, social, passionnel et compassionnel. Lorsque le récit biblique en arrive au chapitre 22, Abram, devenu Abraham par adjonction à son nom initial de la lettre Hei, celle de la personnalisation, Abram a traversé pas moins de neuf épreuves, depuis celle constituée par le départ – un arrachement – de sa terre natale, en passant par la mila, la circoncision au sens biblique, la descente en Egypte et le rapt de sa femme, « l’Alliance entre les morceaux », la plaidoirie pour Sodome et Gomhorre, d’autres encore. En hébreu « épreuve » se dit nissayone. Ce terme est bâti sur le radical ness qui désigne également le miracle. Une épreuve ainsi conçue doit révéler à qui l’accepte et la traverse ses vulnérabilités mais aussi ses forces insoupçonnées. C’est pourquoi, et quoiqu’il dû lui en coûter, Abraham accepte cette épreuve nouvelle, la dixième, chiffre symbolique s’il en fût puisqu’il est celui du parachèvement. S’y refuser eût ôté beaucoup de leur signification aux neuf épreuves précédentes. A présent Dieu enjoint à Abraham, après que ce dernier a passé un pacte avec le roi Abimelek : « Or ça prends je te prie ton fils, ton fils unique, celui que tu aimes, Isaac ; achemine toi vers la terre de Moria et là offre le en holocauste ( ôla ) sur une montagne que je te désignerai » ( Gn, 22, 1 et 2 ) . Une fois cette injonction entendue, et avant même que d’en attendre les suites, l’interprétation, psychanalytique ou non, fuse. A l’évidence un rituel infanticide se prépare. Comme dans la Théogonie d’Hésiode un père sanguinaire et indigne est sur le point d’immoler sa propre progéniture pour des fins monstrueuses imputées à la volonté d’une divinité qui ne serait autre que l’effigie de son propre inconscient. Sous couvert d’éthique et de Loi, le récit biblique s’aboucherait finalement au fonds mythologique où Hésiode a trouvé la matière de son propre récit. A l’entendre de cette façon, le récit biblique conduit fatalement à cette affirmation. Néanmoins, il se pourrait qu’une telle interprétation, impulsive et alimentée à des traductions approximatives, débouche sur une impasse. Car, pour autant qu’on se propose de l’analyser ce récit doit l’être dans la langue originelle et selon les vocables où il est relaté. Dès lors que ces conditions sont respectées, en écoute « fine », il exprime autre chose. L’injonction- ou l’invitation – divine incite Abraham non pas à un acte contre nature, à une conduite sans rapport avec les épreuves déjà traversées, mais à parachever son parcours. L’injonction qui lance le chapitre 22 se relie directement à celle énoncée au chapitre 12. Elle en consacre la direction et la signification : pour Abraham d’être une bénédiction au regard des familles de la terre. Sauf que maintenant il s’agit de constituer dans ce but un relais entre Abraham le père et Isaac le fils. D’où la récurrence de la terminologie de la paternité et de l’affiliation tout au long du déroulement de la dixième épreuve ( Gn, 22, 7 ). Il n’empêche : Abraham a-t-il vraiment compris le sens de l’injonction divine : accomplir avec son fils et non pas sur son fils une liturgie qualifiée de ôla, terme qui désigne l’élévation intellectuelle et l’ascension spirituelle? Sinon pourquoi avoir entravé ce fils aimé, tant attendu, sur un autel de branches à consumer ? Pourquoi s’être muni d’un coutelas ? Pourquoi avoir saisi cet instrument fatal même si le geste infanticide fut bloqué in extremis ? L’injonction divine initiale ne l’imposait guère. Mais la dixième épreuve ne consistait elle précisément pas, en dépit de ce malentendu, à faire la preuve, pulsions inconscientes ou non, qu’Abraham le père, avait conservé la maîtrise intégrale de son geste et une pleine lucidité au point d’arrêter ce geste dès que l’Envoyé de Dieu lui eût commandé: « Ne porte pas la main sur ce jeune homme et ne lui fait aucun mal «  Gn, 22, 12 )? L’ultime dixième épreuve s’est avérée probante. Alors que tout laissait penser que l’issue en serait fatale, Abraham démontre que l’inconscient, si actif qu’il a induit le malentendu premier, que cet inconscient meurtrier n’est plus la figure du Destin puisque le geste irrémédiable infanticide fut stoppé instantanément avant que la parole de l’envoyé divin ne l’inscrive dans une loi comportant deux dispositions complémentaires : a) l’interdit de l’infanticide, certes, mais également b) l’interdit de toute forme de maltraitance infantile. C’est ici que l’art a trouvé des scènes électives et que l’interprétation psychanalytique recouvre ses droits car le récit ne se conclue pas en ce point. Pour reprendre la terminologie de Freud quel sera le destin de la pulsion déliée de la sorte ? Sera-t-elle déniée ? Refoulée ? Au risque un jour de faire retour ? L’interrogation est plausible. Plus tard, lorsque le récit biblique narrera l’histoire de Joseph et de ses frères, tandis que le premier a retenu en « otage » Siméon afin que Benjamin, son plus jeune frère, lui fût amené en Egypte, Ruben, le frère aîné forcera la consentement de leur père Jacob par ces mots : « Fais mourir mes deux fils si je ne te le ramène » (Gn, 42, 37), propos que le Targoum de Jonathan ben Ouziel s’efforce d’euphémiser… Au bout du compte le geste pulsionnel d’Abraham sera déplacé, au sens de la « verschiebung » freudienne, sur un bélier dont le patriarche sait également discerner la présence discrète et comprendre qu’il est le troisième protagoniste du nissayone. Commence alors une très longue élaboration psychique qui conduira d’une part à la liturgie du rachat des premiers nés et d’autre part à l’extinction des sacrifices d’animaux au profit de la seule prière, comme l’indique la liturgie du « bouc émissaire » ( Lv, 16, 21 ). La conclusion du récit ne souffre aucune équivoque : il n’y eut aucunement sacrifice d’Isaac au sens d’une immolation infanticide qui eut relancé l’interprétation de la dixième épreuve à partir des hypothèses exposées par Freud dans Totem et Tabou.

Quoi qu’il en soit, ce récit à ouvert maintes lectures possibles d’abord dans la Tradition juive à cause de son caractère improbable si ce n’est scandaleux. Comment le Dieu créateur du genre humain et de la vie peut-il commander un sacrifice humain ? Pour Maïmonide, il n’est pas question de mettre en cause l’injonction divine mais il faut admettre qu’elle a été réfractée par l’esprit tourmenté d’Abraham. Le récit rapporté au chapitre 22 se ramènerait à une vision sans doute prophétique mais qui ne saurait inciter à la reproduire physiquement au titre d’une identification primaire avec le Patriarche. D’autres exégètes ne partagent pas ce point de vue. La dixième épreuve d’Abraham est explicitement récapitulée par les Pirkei Avot, par Les chapitres des Pères, au même titre que les précédents et dans le même registre physique, émotionnel et dramatique. Sans quoi la portée du récit, réduit à une allégorie, en sortirait affaiblie ainsi que la proclamation de la Loi qui est son aboutissement et qui porte enseignement. La « Akedat Itsh’ak » fera l’objet de nombreux autres commentaires (Philon, Flavius Josèphe), récits et poèmes liturgiques dont l’émouvant poème chanté : Êth Chaarei Ratson intégré dans les liturgies de Roch Hachana et de Kippour. Mais c’est surtout en écho aux persécutions souffertes par les Juifs à cause de leur fidélité à la Loi du Sinaï ou de leur simple appartenance au peuple d ‘Israël que la « Akedat Isth’ak » sera évoquée de nos jours. André Neher, entre autres, demandera : si Dieu était présent lors de la « Akeda » et fit arrêter le geste sacrificiel d’Abraham où se trouvait-il durant la Shoah lorsque l’Ange de la Mort ne voulait arrêter le sien? Interrogation térébrante dont l’inquiétude se retrouvera notamment dans maintes peintures de Chagall sur le thème du Juif crucifié.

Dans la tradition chrétienne, Jésus transfiguré en Christ se placera à l’origine théologique de l’épopée d ‘Abraham ( « Avant qu’Abraham fût, je suis » ) et Isaac sera considéré notamment par Saint Paul comme « Isaac notre père » tandis que parmi les pères de l’Eglise Tertullien verra dans le chapitre 22 du livre de la Genèse l’annonce de la passion du Christ, le bois sur lequel Isaac a été ligoté préfigurant le bois de la Croix. La différence entre les lectures chrétienne et juive reste sensible puisque pour celle-ci aucun sacrifice humain ne fut consommé et que la vie l’a emporté. La passion de Jésus s’inscrit telle dans les cadres d’une vie exclusivement humaine ? Dépassement ou régression ?

Cette interrogation se retrouve dans la pensée philosophique. Pour Hegel, Abraham incarne l’errance et l’étrangeté, l’individu sans feu ni lieu, l’universel dissolvant. Le « sacrifice d’Isaac » reprendra ces caractéristiques qu’il appartiendra au Christ mais un Christ « philosophique » de dépasser en les sublimant. Levinas a montré en quoi la théologie philosophique de Hegel ne faisait que recycler les stéréotypes de « l’enseignement du mépris ». L’interprétation de Kirkegaard sera d’une autre encre même si les écrits du philosophe danois ne sont pas exempts non plus de pareils stéréotypes. C’est surtout dans « Crainte et tremblement » que Kirkegaard insistera sur le saut éthique accompli à ses risques et périls par Abraham dans son obéissance à l’injonction divine. Par le consentement à cette épreuve Abraham a su illuminer la véritable vocation et la véritable dimension de l’Humain. L’Humain est créé par Dieu. Il ne lui est pas commensurable. Il n’est juge ni de sa Loi ni de ses volontés. L’Humain doit obéir à Dieu non pas dans le sens de l’obéissance servile mais dans le sens de l’obédience transcendante. Peu d’êtres s’avèrent capables comme Abraham d’être vrais serviteurs de Dieu, à leur place. Jésus le sera ensuite à la sienne lorsqu’il acceptera « que la volonté de Dieu soit faite ». Interrogation infinie : sommes-nous en présence des accomplissements les plus hauts de la vocation humaine ou du désistement de l’Humain devant une Idole ou une Idée, dont le désir de mort reste l’ultime loi ? Le temps des commentaires du non- sacrifice d’Isaac n’est pas près d’être clos.

Dans la Tradition musulmane, c’est Ishmaël, le fils d’Abraham et de sa servante égyptienne Hagar, et non pas Isaac, qui est le véritable protagoniste du sacrifice demandé par Dieu et qui doit attester la soumission consentie et consciente de l ‘Humain aux volontés du Créateur. Cette tradition s’appuierait sur le fait que dans l’annonce du sacrifice Isaac n’est pas désigné par son nom et qu’en l’occurrence Ishmaël était le fils aîné. Cette substitution peut s’interpréter de différentes façons puisqu’il est facile de vérifier qu’en vérité Isaac est expressément nommé dans l’annonce de l’épreuve ( Gn, 22, 1, 2) . Faut-il y voir la volonté d’« islamiser » après coup le récit biblique en faisant d’Abraham et de son fils aîné les préfigurations du Musulman exemplaire ( Coran, 3, 65,67 )? Nous serions alors en présence d’un cas typique de « concurrence » des récits fondateurs. L’important reste qu’in fine les deux frères rendus « rivaux » se retrouvent ensemble au chevet d’Abraham quittant cette vie et acceptant ses enseignements ( Gn,25, 9). La filiation historique et théologique d’Ishmaël (3000 ans avant l’ère chrétienne) et de Mahomet ( VIIème siècle après J.C) soulève d’autres questions encore, scripturaires et historiques .

Raphaël Draï z »l pour Revue Historia, Mars 2011

LE SENS DES MITSVOT: NITSAVIM

In Uncategorized on septembre 2, 2021 at 5:08
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« Vous êtes placés (nitsavim) aujourd’hui, vous tous, en présence de l’Eternel votre Dieu: vos chefs de tribus, vos anciens, vos préposés, chaque citoyen d’Israël ; vos femmes, vos enfants et l’étranger qui est dans tes camps, depuis le fendeur de bois jusqu’au porteur d’eau, afin d’entrer dans l’Alliance de l’Eternel ton Dieu (Berith Hachem Elohékha) ». Dt, 29, 9 à 11. Bible du Rabbinat.

Le mot déterminant est ici NiTsAVim, approximativement traduit par « placés ». Mais que signifie justement ce placement? Il faut s’arrêter à la racine de ce terme: TsB(V) que l’on retrouve précisément dans MiTsVa. La disposition actuelle du peuple d’Israël n’est pas seulement géographique ou topographique. Nitsavim désigne autant une disposition physique qu’un état de l’Être. Que les Bnei Israël, en ces parachiot conclusives, soient caractérisés par ce terme signifie alors qu’ils se trouvent intégralement dans les liens de l’Alliance, obligés par une Loi qui transcende les catégories sociales et qui concerne autant le citoyen, l’ezrah’, que l’étranger, le guer. Autrement dit encore, le peuple qui s’apprête à traverser le Jourdain pour investir la terre de Canaan et la restituer à sa vocation première, ce peuple n’est certes plus celui du Veau d’or ou des récriminations incessantes, toujours sous l’emprise parfois hallucinatoire de ses désirs et sa fallacieuse nostalgie d’une Egypte imaginaire. Ce peuple est devenu, après maintes épreuves, celui de la Thora, des 613 mitsvot, et c’est en ce sens précis que tous ses membres, sans exception, sont qualifiés de nitsavim. En eux, la Thora s’incarne. Par eux elle devient effective et efficiente car, et on le répétera jamais assez, en entrant en terre de Canaan ils sont pour mission d’en faire Eretz Israël et non pas de devenir à leur tour des Bnei Canaan. Les Livres des Juges et des Rois relateront d’ailleurs à quel point cette tâche fut difficile et les échecs auxquels elle se heurta.

Cependant, il est possible de soutenir que cette qualification des Bnei Israël, au moment où Moïse s’apprête, non sans arrachement, à les quitter, ayant passé le relais à Josué, va bien plus loin que leur propre condition. Elle concerne l’être même de l’Humain, de Haadam. Souvenons-nous de la manière dont celui-ci fut situé dans le Jardin d’Eden – pour employer cette image: « L’Eternel-Dieu prit donc l’homme et l’établit dans le Jardin d’Eden pour le cultiver et le soigner. L’Eternel Dieu donna un ordre à l’homme (VaYTsaV Hachem Elohim âl Haadam), en disant : « Tous les arbres du Jardin, tu pourras t’en nourrir, mais l’arbre de la science du bien et du mal tu n’en mangeras point; car du jour où tu en mangeras, tu dois mourir » (Gn, 2, 5 à 17) (Bible du Rabbinat).

Que constate t-on? C’est pratiquement un même terme qui désigne la situation de l’Humain au Jardin d’Eden, où il apparaît déjà comme le sujet d’une Loi, d’une MiTsVa générique, qui se décline selon le Midrach en plusieurs catégories de mitsvot spécifiques, et qui caractérise la situation des Bnei Israël au moment de traverser le Jourdain dans le but que l’on a rappelé. Cette identité de terme signifierait que si l’Humain au Jardin d’Eden n’a pas su assumer et mettre en œuvre la Mitsva générique formulée par le Créateur à son intention, et s’il en est résulté d’une part l’apparition de la mortalité parmi les hommes, et d’autre part, l’externalisation de l’Humain du Jardin vital où il avait placé, à présent, les Bnei Israël, au terme de quarante années d’un incessant travail sur soi, sont en mesure de relever l’humanité première de ses défaillances initiales. L’Humain premier était en quelque sorte MouTsaV, assigné à une loi – et l’on retrouvera toute cette terminologie à propos de l’Echelle de Jacob (Gn, 28, 12) – mais il n’a pas tardé à céder à d’autres impulsions.

A présent ces impulsions-là, même si elles n’ont pas été complètement liquidées, se retrouvent néanmoins liées par une Alliance particulière, l’Alliance de la Thora, qui n’est « ni au delà des mers ni au delà des cieux » mais qui se trouve au plus proche de notre âme et de nos capacités réflexives.

Raphaël Draï zal 18 septembre 2014