Le récit relaté au chapitre 22 du Livre de la Genèse peut prêter à malentendu ou même à contre-sens par son intitulé traditionnel – si ce n’est stéréotypé : « le sacrifice d’Isaac », La simple lecture du texte biblique atteste qu’un tel sacrifice n’a pas eu lieu. A-t-il même été réellement enjoint par cette divinité nommée « HaElohim » : « le Dieu », au sens personnel, non anonyme (Gn, 22, 1)? La Tradition juive nomme ce récit : « Akedat Iths’ak » : littéralement « la ligature d’Isaac », en mettant l’accent sur le consentement de celui-ci au commandement enjoint par Dieu à Abraham son père. Il n’en demeure pas moins que ce récit-là recèle des zones obscures. Ne manifesterait-il pas la persistance de ces rituels infanticides dont l’Antiquité donne maints exemples et que le récit biblique relate plus d’une fois ? Mais si tel était le sens de cet épisode, l’on ne comprendrait plus la signification de la Loi qui le conclut et qui interdit non seulement l’infanticide, rituel ou non, mais toute forme de maltraitance à l’égard des enfants, d’où l’interdit du culte de Molokh si souvent réaffirmé dans la législation biblique. Avant tout jugement précipité, il est indispensable de revenir aux données du récit biblique pour évaluer les commentaires qu’il a inspirés.
Ces données sont irremplaçables. Ce sont les seules dont nous disposons concernant les deux acteurs de ce drame, ou les deux protagonistes de cette épreuve – mais l’on verra qu’en réalité ils furent trois. Du point de vue d’une histoire factuelle, il est peu de traces archéologiques ou de documents externes à la Bible permettant d’affirmer que ces deux personnages aient existé, au sens corporel et chronologique. N’en va-t-il pas de même pour d’autres personnages de premier plan, de Jésus ou Mahomet ? Dès lors que l’historicité effective de ces événements est contestée, la charge de la preuve incombe à qui les récuse. En attendant, il importe de prendre connaissance du récit mis en cause en essayant de le comprendre pour lui-même car il n’est pas impossible que la compréhension de ces faits-là induise les recherches archéologiques ou documentaires qui les corroboreront.
Le récit en question est donc déployé au chapitre 22 du livre de la Genèse. Dix chapitres se sont déjà écrits qui relatent le trajet d’un homme, nommé alors Abram, accompagné de sa femme initialement nommée Saraï et de leur neveu Loth, à partir de sa terre natale, sans doute la Mésopotamie, probablement à l’orée du troisième millénaire avant l’ère chrétienne, vers une terre dont le nom n’est pas immédiatement indiqué. L’énigme est ainsi présente dès le commencement d’une aventure destinée, il faut le souligner, à faire d’Abram, non pas un nouvel Empereur mais « une bénédiction pour toutes les familles de la terre ». La finalité du commandement divin peut surprendre. Elle s’élucidera lorsqu’on aura souligné que ces « familles là », en ce temps-là, avaient effacé le sceau de leur semblance à l’image spirituelle de Dieu et compromis la bénédiction initiale dont le Créateur avait doté, comme d’un vital viatique, l’Humain : Haadam lancé dans l’aventure non pas de l’Être, au sens abstrait, mais de la vie, au sens charnel, social, passionnel et compassionnel. Lorsque le récit biblique en arrive au chapitre 22, Abram, devenu Abraham par adjonction à son nom initial de la lettre Hei, celle de la personnalisation, Abram a traversé pas moins de neuf épreuves, depuis celle constituée par le départ – un arrachement – de sa terre natale, en passant par la mila, la circoncision au sens biblique, la descente en Egypte et le rapt de sa femme, « l’Alliance entre les morceaux », la plaidoirie pour Sodome et Gomhorre, d’autres encore. En hébreu « épreuve » se dit nissayone. Ce terme est bâti sur le radical ness qui désigne également le miracle. Une épreuve ainsi conçue doit révéler à qui l’accepte et la traverse ses vulnérabilités mais aussi ses forces insoupçonnées. C’est pourquoi, et quoiqu’il dû lui en coûter, Abraham accepte cette épreuve nouvelle, la dixième, chiffre symbolique s’il en fût puisqu’il est celui du parachèvement. S’y refuser eût ôté beaucoup de leur signification aux neuf épreuves précédentes. A présent Dieu enjoint à Abraham, après que ce dernier a passé un pacte avec le roi Abimelek : « Or ça prends je te prie ton fils, ton fils unique, celui que tu aimes, Isaac ; achemine toi vers la terre de Moria et là offre le en holocauste ( ôla ) sur une montagne que je te désignerai » ( Gn, 22, 1 et 2 ) . Une fois cette injonction entendue, et avant même que d’en attendre les suites, l’interprétation, psychanalytique ou non, fuse. A l’évidence un rituel infanticide se prépare. Comme dans la Théogonie d’Hésiode un père sanguinaire et indigne est sur le point d’immoler sa propre progéniture pour des fins monstrueuses imputées à la volonté d’une divinité qui ne serait autre que l’effigie de son propre inconscient. Sous couvert d’éthique et de Loi, le récit biblique s’aboucherait finalement au fonds mythologique où Hésiode a trouvé la matière de son propre récit. A l’entendre de cette façon, le récit biblique conduit fatalement à cette affirmation. Néanmoins, il se pourrait qu’une telle interprétation, impulsive et alimentée à des traductions approximatives, débouche sur une impasse. Car, pour autant qu’on se propose de l’analyser ce récit doit l’être dans la langue originelle et selon les vocables où il est relaté. Dès lors que ces conditions sont respectées, en écoute « fine », il exprime autre chose. L’injonction- ou l’invitation – divine incite Abraham non pas à un acte contre nature, à une conduite sans rapport avec les épreuves déjà traversées, mais à parachever son parcours. L’injonction qui lance le chapitre 22 se relie directement à celle énoncée au chapitre 12. Elle en consacre la direction et la signification : pour Abraham d’être une bénédiction au regard des familles de la terre. Sauf que maintenant il s’agit de constituer dans ce but un relais entre Abraham le père et Isaac le fils. D’où la récurrence de la terminologie de la paternité et de l’affiliation tout au long du déroulement de la dixième épreuve ( Gn, 22, 7 ). Il n’empêche : Abraham a-t-il vraiment compris le sens de l’injonction divine : accomplir avec son fils et non pas sur son fils une liturgie qualifiée de ôla, terme qui désigne l’élévation intellectuelle et l’ascension spirituelle? Sinon pourquoi avoir entravé ce fils aimé, tant attendu, sur un autel de branches à consumer ? Pourquoi s’être muni d’un coutelas ? Pourquoi avoir saisi cet instrument fatal même si le geste infanticide fut bloqué in extremis ? L’injonction divine initiale ne l’imposait guère. Mais la dixième épreuve ne consistait elle précisément pas, en dépit de ce malentendu, à faire la preuve, pulsions inconscientes ou non, qu’Abraham le père, avait conservé la maîtrise intégrale de son geste et une pleine lucidité au point d’arrêter ce geste dès que l’Envoyé de Dieu lui eût commandé: « Ne porte pas la main sur ce jeune homme et ne lui fait aucun mal « Gn, 22, 12 )? L’ultime dixième épreuve s’est avérée probante. Alors que tout laissait penser que l’issue en serait fatale, Abraham démontre que l’inconscient, si actif qu’il a induit le malentendu premier, que cet inconscient meurtrier n’est plus la figure du Destin puisque le geste irrémédiable infanticide fut stoppé instantanément avant que la parole de l’envoyé divin ne l’inscrive dans une loi comportant deux dispositions complémentaires : a) l’interdit de l’infanticide, certes, mais également b) l’interdit de toute forme de maltraitance infantile. C’est ici que l’art a trouvé des scènes électives et que l’interprétation psychanalytique recouvre ses droits car le récit ne se conclue pas en ce point. Pour reprendre la terminologie de Freud quel sera le destin de la pulsion déliée de la sorte ? Sera-t-elle déniée ? Refoulée ? Au risque un jour de faire retour ? L’interrogation est plausible. Plus tard, lorsque le récit biblique narrera l’histoire de Joseph et de ses frères, tandis que le premier a retenu en « otage » Siméon afin que Benjamin, son plus jeune frère, lui fût amené en Egypte, Ruben, le frère aîné forcera la consentement de leur père Jacob par ces mots : « Fais mourir mes deux fils si je ne te le ramène » (Gn, 42, 37), propos que le Targoum de Jonathan ben Ouziel s’efforce d’euphémiser… Au bout du compte le geste pulsionnel d’Abraham sera déplacé, au sens de la « verschiebung » freudienne, sur un bélier dont le patriarche sait également discerner la présence discrète et comprendre qu’il est le troisième protagoniste du nissayone. Commence alors une très longue élaboration psychique qui conduira d’une part à la liturgie du rachat des premiers nés et d’autre part à l’extinction des sacrifices d’animaux au profit de la seule prière, comme l’indique la liturgie du « bouc émissaire » ( Lv, 16, 21 ). La conclusion du récit ne souffre aucune équivoque : il n’y eut aucunement sacrifice d’Isaac au sens d’une immolation infanticide qui eut relancé l’interprétation de la dixième épreuve à partir des hypothèses exposées par Freud dans Totem et Tabou.
Quoi qu’il en soit, ce récit à ouvert maintes lectures possibles d’abord dans la Tradition juive à cause de son caractère improbable si ce n’est scandaleux. Comment le Dieu créateur du genre humain et de la vie peut-il commander un sacrifice humain ? Pour Maïmonide, il n’est pas question de mettre en cause l’injonction divine mais il faut admettre qu’elle a été réfractée par l’esprit tourmenté d’Abraham. Le récit rapporté au chapitre 22 se ramènerait à une vision sans doute prophétique mais qui ne saurait inciter à la reproduire physiquement au titre d’une identification primaire avec le Patriarche. D’autres exégètes ne partagent pas ce point de vue. La dixième épreuve d’Abraham est explicitement récapitulée par les Pirkei Avot, par Les chapitres des Pères, au même titre que les précédents et dans le même registre physique, émotionnel et dramatique. Sans quoi la portée du récit, réduit à une allégorie, en sortirait affaiblie ainsi que la proclamation de la Loi qui est son aboutissement et qui porte enseignement. La « Akedat Itsh’ak » fera l’objet de nombreux autres commentaires (Philon, Flavius Josèphe), récits et poèmes liturgiques dont l’émouvant poème chanté : Êth Chaarei Ratson intégré dans les liturgies de Roch Hachana et de Kippour. Mais c’est surtout en écho aux persécutions souffertes par les Juifs à cause de leur fidélité à la Loi du Sinaï ou de leur simple appartenance au peuple d ‘Israël que la « Akedat Isth’ak » sera évoquée de nos jours. André Neher, entre autres, demandera : si Dieu était présent lors de la « Akeda » et fit arrêter le geste sacrificiel d’Abraham où se trouvait-il durant la Shoah lorsque l’Ange de la Mort ne voulait arrêter le sien? Interrogation térébrante dont l’inquiétude se retrouvera notamment dans maintes peintures de Chagall sur le thème du Juif crucifié.
Dans la tradition chrétienne, Jésus transfiguré en Christ se placera à l’origine théologique de l’épopée d ‘Abraham ( « Avant qu’Abraham fût, je suis » ) et Isaac sera considéré notamment par Saint Paul comme « Isaac notre père » tandis que parmi les pères de l’Eglise Tertullien verra dans le chapitre 22 du livre de la Genèse l’annonce de la passion du Christ, le bois sur lequel Isaac a été ligoté préfigurant le bois de la Croix. La différence entre les lectures chrétienne et juive reste sensible puisque pour celle-ci aucun sacrifice humain ne fut consommé et que la vie l’a emporté. La passion de Jésus s’inscrit telle dans les cadres d’une vie exclusivement humaine ? Dépassement ou régression ?
Cette interrogation se retrouve dans la pensée philosophique. Pour Hegel, Abraham incarne l’errance et l’étrangeté, l’individu sans feu ni lieu, l’universel dissolvant. Le « sacrifice d’Isaac » reprendra ces caractéristiques qu’il appartiendra au Christ mais un Christ « philosophique » de dépasser en les sublimant. Levinas a montré en quoi la théologie philosophique de Hegel ne faisait que recycler les stéréotypes de « l’enseignement du mépris ». L’interprétation de Kirkegaard sera d’une autre encre même si les écrits du philosophe danois ne sont pas exempts non plus de pareils stéréotypes. C’est surtout dans « Crainte et tremblement » que Kirkegaard insistera sur le saut éthique accompli à ses risques et périls par Abraham dans son obéissance à l’injonction divine. Par le consentement à cette épreuve Abraham a su illuminer la véritable vocation et la véritable dimension de l’Humain. L’Humain est créé par Dieu. Il ne lui est pas commensurable. Il n’est juge ni de sa Loi ni de ses volontés. L’Humain doit obéir à Dieu non pas dans le sens de l’obéissance servile mais dans le sens de l’obédience transcendante. Peu d’êtres s’avèrent capables comme Abraham d’être vrais serviteurs de Dieu, à leur place. Jésus le sera ensuite à la sienne lorsqu’il acceptera « que la volonté de Dieu soit faite ». Interrogation infinie : sommes-nous en présence des accomplissements les plus hauts de la vocation humaine ou du désistement de l’Humain devant une Idole ou une Idée, dont le désir de mort reste l’ultime loi ? Le temps des commentaires du non- sacrifice d’Isaac n’est pas près d’être clos.
Dans la Tradition musulmane, c’est Ishmaël, le fils d’Abraham et de sa servante égyptienne Hagar, et non pas Isaac, qui est le véritable protagoniste du sacrifice demandé par Dieu et qui doit attester la soumission consentie et consciente de l ‘Humain aux volontés du Créateur. Cette tradition s’appuierait sur le fait que dans l’annonce du sacrifice Isaac n’est pas désigné par son nom et qu’en l’occurrence Ishmaël était le fils aîné. Cette substitution peut s’interpréter de différentes façons puisqu’il est facile de vérifier qu’en vérité Isaac est expressément nommé dans l’annonce de l’épreuve ( Gn, 22, 1, 2) . Faut-il y voir la volonté d’« islamiser » après coup le récit biblique en faisant d’Abraham et de son fils aîné les préfigurations du Musulman exemplaire ( Coran, 3, 65,67 )? Nous serions alors en présence d’un cas typique de « concurrence » des récits fondateurs. L’important reste qu’in fine les deux frères rendus « rivaux » se retrouvent ensemble au chevet d’Abraham quittant cette vie et acceptant ses enseignements ( Gn,25, 9). La filiation historique et théologique d’Ishmaël (3000 ans avant l’ère chrétienne) et de Mahomet ( VIIème siècle après J.C) soulève d’autres questions encore, scripturaires et historiques .
Raphaël Draï z »l pour Revue Historia, Mars 2011