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PARACHA KI TAVO ( Dt, 26, 1 et sq )

In Uncategorized on août 31, 2018 at 7:47

sans-titre

Par les deux mouvements complémentaires qui les caractérisent, les deux parachiot: Ki tétsé (lorsque tu sortiras …) et Ki tavo (lorsque tu t’en viendras …) sont intimement reliées. Ki tétsé répondait à un mouvement allant de l’intérieur vers l’en-dehors; Ki tavo répond à un mouvement allant de l’extérieur vers l’intime. Car l’on aura compris qu’il ne s’agit pas ici d’une simple entrée, physique, en terre de Canaan en vue de la transformer en Eréts Israël. La transformation envisagée doit conduire cette terre à recouvrer son énergétique et sa vocation originelles, vers le BeRéChiT par quoi a commencé toute la Création. Dès êtres qualifiés de créateurs, parce qu’ils ont appris à maîtriser leurs impulsions primaires, à différer la satisfaction de leurs exigences initiales, le temps de les soumettre à leur jugement, sont désormais au contact intime d’une terre rendue à sa primauté créatrice. Entre eux et elle un véritable échange doit s’instaurer qui fût ascensionnel. La présente paracha peut donc être lue de bien des façons mais elle comporte une leçon d’économie à la fois politique et prophétique.

Cette terre est qualifiée de « possession à héritage (nah’ala lerichta)». L’expression, difficilement traduisible, peut être comprise comme suit. NaH’aLa est construit sur la racine H’L qui désigne à la fois le profane (H’oL), en attente de sa sanctification, et la fluence (NaH’al). Première indication : cette terre n’est pas destinée à être simplement gérée, maintenue en l’état. Elle doit être transformée. Toute transformation implique un dessein et un but. Ils sont indiqués par le verbe LaRéCheT qui désigne, certes, la transmission de patrimoine mais dans le sens du BeRéChiT originel, par un mouvement de remontée de l’état actuel vers la source du vivant. C’est pourquoi la racine RChT se retrouve dans les deux vocables. Par quelles conduites liturgiques ce dessein sera rempli et ce but approché au plus près ?

Du fait même que la récolte a été féconde, selon l’engagement du Créateur, un échange doit s’engager qui n’a rien à voir avec le donnant – donnant ou avec les spoliations du parasitisme sacerdotal. Cet échange est avant tout signe et marque de reconnaissance envers le Créateur, reconnaissance au sens de la gratitude mais aussi au sens cognitif. D’où la désignation précise des prélèvements qui seront dévolus à cet échange prophétique. Ils sont appelés RéChiT selon la signification déjà soulignée. L’être reconnaissant fait dévolution au Créateur de la part de la récolte qui atteste de sa Présence. Aussi cette part prophétique doit être non pas consommée sur le site de la récolte, ce qui pourrait être confondu avec un rite strictement agraire, mais au lieu où le Créateur aura lui même choisi, en toute liberté, si l’on peut dire, de manifester sa présence et son Nom. Au lieu où il peut par ce Nom être appelé et entendu. C’est pourquoi ces prélèvements ne peuvent consister qu’en RéChiT, au sens biblique, autrement dit provenir de ce que l’on appelle « les sept espèces» de céréales et de fruits, purs produits d’Erets Israël.

Pour Yossef Karo, l’auteur du Choulh’ane Âroukh mais aussi de commentaires d’inspiration kabbalique de la Thora, ces sept espèces correspondent aux sept séphirot qui succèdent au trois séphirot initiales (h’okhma, la sagesse ; bina, l’intelligence, et daât, la connaissance) et qui en transmettent l’influx, la hachpaâ. Voilà pour l’intention. Quant à l’accomplissement de la dévolution prophétique, elle incombe également au CoHeN, en ce que le nom qui le désigne comporte à son tour la lettre hei, symbolique de la Présence divine, encadrée par les lettres caph et noun, qui ensemble forment le mot CeN, par lequel, on s’en souvient, sont scandées de manière affirmative et approbatrice les différentes phases de la Création initiale, telle que la relate le Sépher Beréchit, le livre de la Genèse.

Cet accomplissement ne se réduit pas à des incantations ésotériques. Il commence par un récit historique, une remise en mémoire, une anamnèse : celle de l’esclavage égyptien et celle de la libération des champs de corvées où l’esprit humain était réduit à son ombre. Si l’être hébreu est redevenu créateur c’est bien parce qu’il a été libéré, corporellement et mentalement, de cet asservissement au néant.

 La dévolution des RéChiT n’aurait pas de sens si elle ne reconstituait pas ce champ de mémoire qui empêche toute appropriation asservissante, toute captation, toute privatisation d’une terre dans laquelle le Créateur lui même, par le choix du lieu de sa Présence, atteste de sa propre liberté.

La dévolution ainsi engagée et conduite se parachève par trois gestes dont la signification et la résonance s’éclairent par les verbes qui les désignent : hinah’ta (tu reprendras souffle) ; hichtah’avita (tu te ressourceras) ; vésamah’ta (et tu te réjouiras). Une réjouissance qui se distingue de toute « jouissance » égocentrée puisqu’elle doit conjoindre la maisonnée du producteur mais également le lévite qui ne dispose d’aucun patrimoine tangible, et l’étranger, le guer, le tiers, accueilli pour ce qu’il est, parce qu’il est proche et vulnérable, sans autre gage ou contre- obligation de sa part, sauf celle de respecter la loi de la terre ainsi sanctifiée qui lui donne l’hospitalité

La terre conférée par le Créateur au peuple d’Israël est qualifiée de « bonne ». Terre de bonté (erets tova ), elle doit l’inspirer à ceux qui y vivent comme à ceux qui y séjournent.

Raphaël Draï zatsal,  22 août 2013

Paracha Ki Tetsé

In Uncategorized on août 24, 2018 at 12:20


48 Ki Tetsé.

( Dt, 21, 10 )

Si la paix, le chalom, est l’une des six valeurs, avec la Thora, la prière, l’altruisme, la vérité et la justice, par lesquelles l’univers se maintient et perdure, la guerre ne peut et doit n’y faire qu’exception. On n’entrera pas ici dans les débats relatifs à la « guerre juste » ou à la « guerre sainte ». La « guerre sainte » est une contradiction dans les termes et la « guerre juste » ne peut pas être jugée telle par ceux là mêmes qui mènent. Toute imputation de justice ne peut s’opérer qu’après -coup et par un tiers impartial et désintéressé, qualités éminentes du juge selon Alexandre Kojève. Les belligérants, éventuels ou actuels, doivent y penser au moment de cette prise de décision capitale ou durant les combats qui la suivent.

C’est pourquoi la paracha précédente explicitait à la fois le droit à la guerre du peuple d’Israël mais simultanément les normes et prescriptions du droit de la guerre qu’il se doit d’observer (propositions préalables de paix, interdiction des guerres confinant à la terre brûlée avec saccage de l’environnement, etc…). On pourra certes relever des versets qui semblent inciter à la guerre d’extermination. Il faut les lire dans leur contexte interprétatif et toujours les rapporter au dit droit de la guerre. Et même au droit de l’après-guerre. D’où l’objet du tout commencement de cette paracha et des trois premiers cas de figure qu’elle introduit.

S’il advient qu’à la suite d’une guerre, un combattant ait capturé une femme qui suscite son désir et qu’elle se retrouve en son pouvoir, puis qu’il veuille l’épouser, il doit s’astreindre à un certain nombre de prescriptions diminutives (endeuillement, enlaidissement de la prisonnière, lamentation sur sa famille d’origine, etc..) dont il faut comprendre les raisons. Une épouse ne se confond pas avec une proie. Une femme sanctifiée n’est pas une part de butin, une prise de guerre. La femme captive doit être épousée pour elle-même, dépareillée et défardée des attraits qui en faisaient un pur objet de convoitise. Si la guerre, quelles qu’en soient les régulations, laisse libre cours aux pulsions, il importe que celles- ci ne deviennent pas hégémoniques une fois l’état de paix rétabli, de sorte que celui-ci mérite son nom, à la fois extérieurement et intérieurement. Et s’il s’ensuit que la femme captive, ainsi « désenchantée », ne suscite plus le désir de l’ancien guerrier, il doit l’affranchir, ne plus en tirer aucun « profit ». Elle y aura gagné ou regagné sa pleine liberté.

C’est sans doute pourquoi, selon le même ordre de préoccupations, le texte de Bamidbar enchaîne avec les règles concernant à présent une situation de bigamie dans laquelle l’une des deux femmes est aimée et l’autre, littéralement « haïe ». Dans ces conditions, il semble que l’affect brut de l’époux dicte la hiérarchie des droits de l’une au détriment de l’autre. Et pourtant, dans cette occurrence également, si le premier né, le bekhor, naît de la femme « haïe », il faut lui conserver son rang et ses droits et ne pas tenter de l’en délester ou de l’en dépouiller au profit du fils de la femme aimée lorsqu’à son tour elle enfantera.

L’enseignement est décisif : s’agissant de l’ordre des générations et des structures de la parenté ce n’est pas le désir de l’époux, subjectivement et affectivement envisagé, qui fait Loi et qui détermine les droits qui en découlent. L’aînesse de l’enfant n’est pas assujettie à l’intensité passionnelle de l’époux. Pour le dire dans une terminologie plus parlante encore: elle est structurale et le désir de l’époux doit s’y ordonner. Toute structure donne forme à un chaos, stabilise cette forme, et évite de retourner à l’état chaotique. Dans l’ordre des généalogies intra-familiales, l’aîné occupe structuralement la position de primogéniture. A ce titre il a droit à deux parts de l’héritage parental. L’on objectera alors que cette double part introduit une inégalité injustifiable au sein de la fratrie et qu’elle est de nature à y infecter les ressentiments fratricides. L’équilibre normatif et structural opérera une fois élucidée la symbolique de l’aînesse.

Les commentateurs de la Tradition juive font observer que le mot BeKhoR est formé, selon l’alphabet hébraïque, par la seconde lettre des unités, la seconde lettre des dizaines et la seconde lettre des centaines. Ce qui signifie que si le premier né occupe structuralement, de facto et de jure, la première place, il doit envisager cette position en termes éthiques et savoir, en cas de besoin, se secondariser, précisément pour ne pas obstruer cette position et pour laisser le passage à autrui, en commençant par l’ « autrui » le plus proche: le frère et la soeur. Cette double part n’est donc pas destinée à cristalliser un privilège mais à rendre effectif cet altruisme compensateur et équilibrant. Une nouvelle fois, et dans ce cas de figure, la Loi oriente le désir sans le dévitaliser. Jamais la dilection, aussi intense soit elle, ne doit se manifester au détriment de la direction. Cet enseignement remonte aux déboires de Jacob et de ses fils au regard de la préférence que le patriarche n’avait su réguler au bénéfice de Joseph.

La troisième série de dispositions énoncées dans le commencement de la paracha vise le fils « rebelle » et débauché qui ne respecte aucun interdit, qui se montre sourd à la voix de ses parents. L’issue dessinée par le texte de la Thora semble disproportionnée pour ne pas dire barbare : le fils « sauvage » doit être traîné devant les habitants de la ville et ceux-ci collectivement le mettront à mort par lapidation. L’outrance de ces prescriptions est si grande qu’elle n’a pu échapper à leurs auteurs fût-ce pour ce premier fait d’évidence : toute infraction à la loi doit être jugée non par une foule mais par un tribunal structuré et par confrontation d’au moins deux témoins, si ce n’est trois. Et les premiers exécutants de la sentence seront les témoins eux-mêmes, en l’occurrence les parents. Est-il besoin d’insister sur le caractère plus que répressif : régressif, juridiquement et humainement, d’un dispositif ainsi conçu et appliqué ? Quels parents, quel que soit le comportement de leur fils, auraient le coeur de s’y plier ? S’ils s’en montraient capables, cette monstrueuse sécheresse de coeur suffirait à expliquer le comportement du fils et à en constituer la circonstance atténuante.

Par sa dureté même cette prescription opère en réalité comme un butoir. Sa mise en œuvre et ses conséquences sont si graves, tellement irrémédiables, qu’il faudra y voir à deux fois avant d’y recourir. Si le but patent de ces prescriptions est de produire un effet de dissuasion à l’encontre d’autres fils tentés par la débauche et la délinquance, cet effet opère aussi vis à vis des parents incités de leur côté à réfléchir à leur propre responsabilité dans l’inconduite publique de leur progéniture.

Ainsi apparaît une des particularités de l’univers normatif d’Israël : toute règle de droit, surtout lorsqu’elle doit aboutir à une sanction pénale, comporte en elle-même, et en amont, les éléments de prévention qui éviteront qu’elle ne s’applique. Cela s’appelle la sagesse, laquelle appliquée aux choses juridiques se nomme aussi, juris-prudence.

Raphaël Draï zatsal, 14 août 2013

PARACHA CHOPHTIM

In Uncategorized on août 17, 2018 at 1:08


47 Choftim.

( Dt, 16, 18 et sq )

Aucun peuple libre, libre de ses pensées, de ses actes, libre d’entreprendre et de se mouvoir ; libre de s’engager ainsi dans un futur par définition incertain ;  aucun peuple véritablement libéré de l’esclavage ne peut vivre et œuvrer sans que ne s’y produise des incidents, des accidents, préjudiciables à autrui, et cela sans que nul, ayant respecté toutes les incitations à la prudence, n’ait cherché  intentionnellement à nuire, à enfreindre le commandement d’amour du Lévitique( 19, 18).

Lorsque ces incidents ou accidents, parfois pire encore, se produisent malgré tout, nul ne saurait se faire juge et partie en sa cause personnelle. Il appartient aux juges, aux chophtim, constitués en tribunal, d’instruire le cas et d’entendre les parties (toutes les parties), puis  de décider d’un  jugement que la présente  paracha qualifie de « jugement juste ( michpat tsédek ) ». La formule confinerait  au pléonasme si malheureusement l’histoire de la justice humaine n’attestait qu’il est parfaitement possible de « juger » à l’inverse. Le Talmud en donne maints exemples à propos des magistrats de Sodome qui s’attachaient à rendre l’injustice, à condamner l’innocent et à acquitter le coupable. On sait quel fut leur sort malgré la plaidoirie d’Abraham.

Sur le point de franchir le Jourdain et de s’établir dans le pays dévolu à la descendance des Patriarches et des Matriarches, les Bnei Israël se l’entendent  rappeler. Peuple libre, selon la première Parole du Décalogue, ils doivent d’ores et déjà se préoccuper d’installer dans leur pays votif une  justice digne de ce nom. Les structures institutionnelles en ont été données dans la paracha Michpatim et le traité Sanhédrin du Talmud en particularisera les dispositions. Cette fois, Moïse insiste sur  plusieurs points essentiels.

D’abord l’institution judiciaire, au sens plein, doit être constituée de juges, de chophtim, certes, mais aussi d’officiers d’exécution, de chotrim. Pourquoi ne pas avoir déféré cette fonction aux juges eux mêmes ? Cela eût simplifié le dispositif. Sans doute mais le juge en personne eût été partie prenante de son propre jugement. Le choter, lui, est certainement lié par la sentence qu’il doit faire exécuter, de sorte que la  justice ne se réduise pas à un vain mot, que la décision de justice soit effective, mais dans cette exécution  il doit également conserver une marge de manoeuvre, afin de  respecter dans l’exercice de sa propre mission  le principe précité du Lévitique.

Ensuite, les tribunaux doivent être installés à un endroit précis :  en chaque porte ( chaâr )  de la ville. Pourquoi ce choix ? La porte désigne le lieu de passage par excellence, celui où les allants et venants se rencontrent, celui que traversent les étrangers, celui où ils s’effectuent leurs transactions. A l’évidence. Cependant le mot ChaÂR comporte une autre signification. Les lettres qui le composent se retrouvent dans le mot RaÂCh qui désigne le bruit  au sens de la nuisance sonore, ce qui parasite la parole, gène l’écoute, perturbe l’entendement. Que le tribunal soit situé en ce lieu précis rappelle les magistrats à leur vocation. Les différents, les contestations, les contentieux sont  causes de  ces bruits  qui altèrent la parole inter-humaine, au sens intellectif et au sens éthique. Il appartient alors aux  juges de transformer par un jugement juste le RaÂCh  en ChaÂR, en un échange orienté vers le futur. Et ils y réussiront toutes les fois qu’ils auront su rendre précisément un jugement juste, qui ne satisfasse pas seulement  selon les apparences aux  procédures et aux normes de fond mais qui atteigne aux racines du différent pour aboutir  à la séparation  des parties au conflit avant de tenter une réconciliation entre elles. Pourtant le jugement juste ne doit jamais tourner à l’arrangement extra- légal. Dans l’exercice de sa fonction déterminante le juge ne doit jamais faire acception de personne, s’identifier à l’une ou l’autre des parties, serait- elle apparemment la plus faible  et la plus vulnérable. Ce qui ne signifie pas que la dimension de compassion n’interviendra pas en tant que de besoin. Elle doit succéder au rendu de la justice en droit, si l’on peut dire, lorsqu’aura été restauré le sens collectif de la norme, celle qui constitue le peuple en tant que tel.

L’objectif est enfin fixé par une formule dont il faut comprendre la répétition qu’elle contient :  «  La justice, la justice  tu poursuivras afin que tu vives …» ( Dt, 16, 20. Cette répétition n’est pas stylistique. Comme toutes les répétitions ou plus exactement comme toutes les duplications retenues par la Thora, elle se rapporte aux différentes dimensions  de la situation envisagée. En l’occurrence elle souligne deux exigences de la justice digne de ce nom et qui qualifient  l’Etat de droit contemporain : le principe du contradictoire et celui du double degré de juridiction.

Le redoublement du mot « justice » se rapporte aussi à la conception biblique de l’univers et de la Création. Bien ou mal rendue, la justice « d’en bas » sollicite la justice « d’en haut ».Les juges ne doivent jamais oublier qu’ils sont eux mêmes jugés. Ils ne peuvent se considérer comme ces idoles de pierre ou de bois érigées prés des autels du Créateur, comme pour lui signifier sa péremption, et qui déjugent son exigence de justice( Dt, 16, 21 ). La justice juste est source du vivant parce qu’elle met un terme aux cycles inépuisable des vengeances, ces  cycles  dans lequel l’idée de futur est broyée au point de devenir méconnaissable. L’avenir vécu est fruit de l’Alliance, de la Bérith, et l’Alliance  se réalise chaque fois que les Juges font oeuvre de justice. De ce point de vue, tout jugement est création, à l’instar   d’un psaume de David ou du Temple lui même.

Raphaël Draï zal, 8 aout 2013

Paracha Ree

In Uncategorized on août 10, 2018 at 1:09

46 Réé

Dans cette paracha Moïse poursuit l’oeuvre d’édification historique, morale et spirituelle commencée avec Devarim. Cette oeuvre est littéralement une tokhah’a, une admonestation au sens du Lévitique. L’on se souvient du principe fondamental en la matière «.. ne te venge pas, ne garde pas rancune, admoneste ton compagnon (okhiah’vetokhiah’) et tu aimeras ton prochain comme toi même: Je suis l’Eternel ». Si Moïse n’avait pas ressenti un immense et incorruptible amour pour le peuple libéré de l’esclavage pharaonique, d’abord il n’aurait pas contribué à sa libération, ensuite il ne l’aurait pas sauvé de ses fautes les plus graves (Le Veau d’or, les explorateurs, Korah’, etc) enfin, sachant que, lui, ne traverserait pas le Jourdain, il l’aurait laissé à son propre sort, même si la relais avait été formellement pris avec Josué.

Cet amour a été éprouvé au creuset de ces épreuves. Il s’atteste à présent, depuis plusieurs parachiot, précisément par ces toh’akhot, par ces récits récapitulatifs, cette anamnèse synthétique qui met en évidence, sans complaisance mais sans nul ressentiment non plus, les échecs, les fautes, les transgression mais simultanément, il ne faut jamais l’oublier, la capacité de surmonter ces échecs, ces fautes, ces transgressions. Moïse met réellement en application les prescriptions énoncées dans le verset essentiel consacré à l’amour du Prochain.

C’est ainsi qu’une nouvelle fois, et sous un angle différent, le peuple est invité à faire preuve d’esprit de suite, de cohérence comportementale et intellectuelle. Lorsque l’on fait un vœu, que l’on s’est engagé par un serment ou par une promesse, il faut donner suite à cette parole là. De même lorsque l’on s’est porté partie prenante à l’Alliance du Sinaï, aux dix Paroles, capillarisées dans les 613 mitsvot, il n’y a plus d’autre alternative : il faut en respecter les énoncés, mettre en application ce qu’elles autorisent ou s’empêcher d’accomplir ce qu’elles interdisent. D’où cette nouvelle admonestation: «Vois : j’ai donné devant vous aujourd’hui la bénédiction et la malédiction». La bénédiction se réalisera à condition que la Loi soit respectée et réalisée. Sinon, ce sera la malédiction. Afin que nul ne s’y trompe l’une et l’autre s’identifieront à deux monts distincts, le mont Guérizim, dans le premier cas, le mont Êibal dans l’autre. D’où ces deux questions aussi.

Pourquoi solliciter ici la vue, alors que la prière centrale, le Chemâ, sollicite l’ouïe? On aura compris qu’il ne s’agit pas ici de faire prédominer un sens par rapport à l’autre. Dans chaque cas, est sollicité celui des sens qui se relie le mieux à son objet et permet de le discerner de la manière la plus précise. L’écoute est sollicitée lorsqu’il faut saisir le sens d’une parole, la portée d’une prescription ; la vue lorsque le moment est venu de la réaliser en milieu physique, relativement aux êtres vivants. Dans tous les cas, les sens sollicités le sont corporellement mais le sont aussi intellectuellement et spirituellement. La vue, au sens optique, ne se dissocie pas de la vision, au sens intellectuel et même prophétique.

Mais pourquoi avoir référé la bénédiction et la malédiction à deux monts distincts? Justement aux fins de différenciation, sans ambiguïté. La bénédiction est porteuse de vie, présente et future. La malédiction a partie liée avec la mort. Il faut à tout prix distinguer les deux domaines, ne pas s’imaginer qu’il soit possible de mixer ces deux contraires, de les synthétiser. Le choix est inéluctable et se formulera bientôt de manière on ne peut plus catégorique : «J’ai mis devant toi la vie et la mort, la malédiction et la bénédiction. Choisis la vie». Nous aurons à y revenir.

La vie ni la mort ne sont des idées vagues, des notions fumeuses. La mort est l’inverse de la vie. Elle la prend à rebours pour recouvrer les voies du chaos originel, toujours présent. En retour, la vie est le contraire de la mort. Plus le choix en est fait fortement et lucidement et plus l’emprise de la mort se desserrera. Ce n’est pas matière à débats académiques. La vie et la bénédiction résultent non pas de vœux pieux mais de la mise en oeuvre de la loi. La vie et la loi sont deux aspects conjoints de la même réalité. La Loi est loi de vie. Elle préserve et consolide celle qui est déjà acquise ; elle favorise celle qui s’édifie ; elle annonce celle qui surgira de l’une et de l’autre. Autrement, il ne faut pas croire qu’il ne se passera rien ; que la non- application de la Loi ne produira que de l’indifférence, du neutre. Cette illusion par elle même est déjà mortelle. C’est elle qui sévit en Erets Canaan et qui a assigne leur terminus aux peuplades qui croient y vivre alors qu’elle n’y sont que posées, tels des objets sur un support.

Moïse en appelle à cette forme de pensée que l’on pourrait qualifier de « calcul spirituel » assimilable au calcul mental. Calculer mentalement c’est le faire en se passant d’objets tangibles, pommes, petits cailloux, ou bout des doigts. Il n’en va pas autrement de la réflexion morale en ce qu’elle anticipe des conséquences autrement inéluctables. C’est pour en avoir douté que le peuple d’Israël fera l’amère expérience de l’exil, et c’est pour en avoir recouvré la capacité que cet exil a pris fin. Le pire des exils est celui de la pensée, celle, vivace, qui procède de cette sagesse de cœur grâce à laquelle le Sanctuaire du désert d’abord, le Temple de Jérusalem ensuite ont pu être édifiés. Pourquoi le proroger! La pensée disqualifiée parce que asservie au désir de mort n’en sera jamais assouvie.

Raphaël Draï zatsal, 29 juillet 2013

Paracha Ekev par Raphaël Draï

In Uncategorized on août 3, 2018 at 11:53

 ( Dt,   7, 12    et sq )
45 Ekev

Le mot qui donne son titre à cette paracha appelle bien des commentaires. On se limitera  à ceux qui s’attachent au mot EKeV  lui même, au regard de sa position contextuelle  puis de son étymologie.

Ce mot cheville la présente paracha à la fin de la paracha « Vaeth’anan ». Cette dernière s’est achevée par la mention des lois et du droit d’inspiration divine mais confiés à l’humain  qui, en les observant, obtiendra la bénédiction du Législateur. La présente paracha insiste sur  la nécessité d’une application réelle de ces lois et de ce droit. Le peuple d’Israël doit en somme faire preuve d’esprit de suite, avoir le souci d’une cohérence entre ses engagements et ses conduites. Au niveau de la pensée, ÊKeV se rapporte à la consécution logique qui relie entre eux deux éléments et plus génériquement encore à la relation spécifique de « cause à effet » qui peut les unir. Il ne s’agit pas d’un enchaînement formel de séquences. Il faut au contraire bien se pénétrer de cette idée: nos actes tirent à conséquences. Ils ne sont pas neutres. La conséquence de ces conséquences, c’est que  nous sommes jugés sur ces actes là. Ils font la preuve de la qualité et de la vérité de nos serments, de nos promesses. Et par là même ils engagent le propre ekev de Dieu. Car la logique mise ainsi en évidence, une  logique pratique découle de la logique générique de l’Alliance, de la Berith. Il n’est pas possible de solliciter la Présence divine et  ne pas respecter la Loi qui lui donne hospitalité.

On aura compris que le sens du mot Ekev se trouve dans celui du mot responsabilité. Au moment de franchir le Jourdain pour transformer Erets Canaan en Erets Israël, le peuple des anciens esclaves, dont toutes les faiblesses se sont révélées à lui durant la traversée du Désert, et qui les a presque toutes surmontées, doit savoir qu’il est devenu pleinement adulte, libéré non seulement extérieurement mais intérieurement. Il doit se considérer désormais comme l’auteur principal de son avenir. La Présence divine ne lui fera pas défaut mais elle résultera toujours de sa manière d’être, en fidélité aux dix Paroles du Sinaï prolongées par leurs michpatim.

Moïse les en avertit: leur génie ne se trouve nulle part ailleurs que dans cette Loi. Leur nom s’attachera à sa compréhension et à son accomplissement. Ils n’ont pas besoin de rechercher d’autres manières de s’illustrer. Leur gloire véritable, indéfectible, se trouvera dans leur capacité à en respecter et à en réaliser les dispositions. Elle est Loi d’équilibre, celle qui ouvre au choix de la vie et dont l’un des plus grands principes est: «  Tu aimeras ton prochain comme toi: je suis l’Eternel ». Cet amour là n’est ni strictement affectif ni passionnel. Il se déduit d’un certain nombre de conduites ayant chacune force de critère et qui sont décrites dès le début de la paracha « Kédochim » (Lv,19, 1). Ces conduites ne sont pas seulement sociales et juridiquement régulées. A un niveau encore plus élevé, elle sont sanctifiantes, autrement dit elles font naître et éploient ce qui est le propre de l’Humain: son âme, sa néchama.

Leibniz a pu écrire que « si les corps s’empêchent, les esprits s’unissent ». Tel est bien le sens de ce verset axial: les corps s’individualisent mais les âmes se relient et c’est pourquoi il est dit  de Jacob que son âme était liée (kechoura) à l’âme de Benjamin ( Gn,  44, 30 ) et que celle de Jonathan était liée à celle du  futur Roi David. C’est cette attache que symbolise le nœud, le kécher, des téphilin de la tête qui s’applique à la connexion cervicale de la moelle épinière dont on  connaît les fonctions dans la neurologie des comportements.

Etymologiquement,  le mot EKeV désigne d’abord le talon. Quel rapport entre ce qui vient d’être indiqué et cette partie du corps? Le talon marque le point de tangence du corps humain et de son support terrestre. Pour marcher il faut le décoller du sol. Ce véritable décollage dessine le vecteur ascensionnel du corps humain comme il se confirme durant la prière de la âmida au moment de la triple sanctification, de la triple kédoucha, qui oblige précisément à décoller les talons du sol pour donner le sentiment de grandir, de se grandir. Le Ben Ich h’ay recommande que ces trois intervalles ne soient pas égaux, le troisième devant être le plus ample, comme si nous faisions effort pour nous rapprocher au plus prés du champ divin. C’est pourquoi la racine de EKV se retrouve dans le nom-programme de Yaâcov qui lui a été attribué parce qu’à sa naissance il « talonnait », c’est le cas de le dire, Esaü. L’image corporelle doit  s’étendre aux positions spirituelles des deux frères et aux formes de sociétés qu’ils engendreront.

On observera enfin que les lettres de EKV se retrouvent dans le radical BKÂ qui désigne, dans son acception négative, la fêlure, la faille, la déchirure. C’est dans une bikâ que la « civilisation » amnésique de Babel s’installe avec les conséquences que l’on sait  (Gn, 11, 2 ). Le peuple d’Israël doit s’en souvenir: EKeV.

Il est d’autres résonances et connotations de ce radical. A vous de les chercher.

Raphaël Draï zatsal, 25 juillet 2013