( Dt, 33 et sq )
Formellement, cette paracha est la dernière de la Thora. Substantiellement, elle forme charnière entre celle qui la précède et celle qui la suit: la parachat Beréchit, laquelle constitue la première, toujours au sens formel, du Pentateuque. Cette charnière se reconnaît à la conjonction « et » rendue par la lettre vav qui préfixe l’expression Habérakha: la bénédiction. L’entame de la Thora doit donc se lire « Et voici la bénédiction ». Si, sur le plan de l’énonciation, cette bénédiction commence dans et par la parole actuelle de Moïse, son origine et sa cause se trouvent dans les événements et les enseignements qui la précèdent, non seulement depuis Moïse mais depuis le Beréchit initial. L’entame de la paracha doit alors se comprendre ainsi « De ce fait, voici la bénédiction … et voici vers où elle mène …».
Pourquoi ne s’agit-il pas de simple stylistique? Parce qu’une bénédiction ne se réduit pas à son énoncé immédiat. Elle s’adosse à une expérience déjà constituée en patrimoine intellectuel et spirituel, en expériences multiples, en épreuves cumulées. Pour les plus difficiles, elle en évite la récidive. Surtout elle ouvre sur un futur justifiant les termes de la prière relative à la bonté du Créateur « qui renouvelle chaque jour l’oeuvre de la Création ». Avant de quitter le peuple d’Israël, Moïse parachèvera son viatique par une bénédiction de cette sorte. Bien sûr elle n’est pas la première du genre. Celle dispensée par Jacob à ses fils la précède (Gn, 49, 2 et sq). Ce qui n’empêche pas l’originalité de la bénédiction nouvelle.
Pour bien discerner le signification et l’impact de la bénédiction spécifique délivrée par Moise, il faut en rapporter chaque à élément à celle dispensée par Jacob. Cependant, si dans les deux cas, il s’agit en effet d’une bérakha au sens biblique, autrement dit de la reconnaissance par l’Humain de la Présence divine à travers ses manifestations concrètes en ce monde- ci, la bénédiction délivrée par Moïse est bien deutéronomique, au sens global du « Sépher Dévarim » qu’elle conclut. Elle « secondarise » la bénédiction prononcée par Jacob à destination de sa descendance. Avec deux différences.
La première est, si l’on peut dire, d’échelle. Jacob a béni une famille. C’est vers un peuple qu’est dirigée la bénédiction de Moïse. Ensuite, Jacob a béni ses enfants dans la situation qui était la leur à ce moment. Depuis, cette situation, en toutes ses dimensions, a évolué. Pour le comprendre il n’est que de se reporter à la bénédiction concernant Chimôn et Lévi. En reprenant les mots de Jacob à ce sujet, il faut vraiment se convaincre qu’ils participent d’une bénédiction: « Chimôn et Lévi.. digne couple de frères: leurs armes sont des instruments de violence. Ne t’associe pas leurs desseins, ô mon âme.. » (Bible du Rabbinat ). Considérons le chemin parcouru que souligne la bénédiction de Moïse: « … uniquement fidèle à ta Parole ils enseignent tes lois, gardiens de ton Alliance, ils enseignent tes lois à Jacob et ta doctrine à Israël.. ». La comparaison de ces deux formulations atteste qu’il est une progression possible dans l’ordre du sacerdoce spirituel, qu’aucun élargissement des aires de la conscience n’est interdit à quiconque y oeuvre. En ce sens, la bénédiction délivrée par Moïse n’est pas à proprement parler un testament mais un nouveau programme à l’intention d’un peuple qui doit désormais inscrire cet idéal sinaïtique dans la réalité, démontrer que ce n’est pas une utopie, au sens dégradé du terme.
Mais Moïse doit déférer à la Parole divine qui lui a enjoint de mourir, sans que nous sachions très bien la portée de ce terme pour un être ayant accédé à un si haut degré de spiritualité. Le Créateur lui même confirme qu’ils se parlaient « face à face ». Lorsqu’un être humain pleinement et simplement humain accède à de degré, qu’est ce qui véritablement meurt en lui qui ne lui survivrait d’aucune manière? Ce qui survit à Moïse n’est rien d’‘autre que son exemple puisque nul ne sait où son corps est inhumé. Cet exemple se résume en un mot: l’homme était humble (ânav), et le texte hébraïque avait ajouté cette précision «très humble». Comme si l’humilité pouvait souffrir des degrés! Pourtant il faut bien en accepter l’idée tant il est des humilités contraintes ou pire: feintes. Elles ne sont que des narcissismes inversés. L’humilité n’est pas l’effacement de soi, au contraire. Elle désigne la capacité pour l’être capable d’un face à face avec l’Eternel de se mettre également en retrait lorsque les circonstances l’exigent, sans en ressentir la moindre diminution à compenser aussitôt. La lumière à laquelle s’allume une autre lumière ne diminue pas. Elle continue d’illuminer et d’étendre la zone de visibilité d’un univers physique et spirituel.
S’agissant de la sépulture de Moïse, nous ne disposeront désormais que de ces seules indications: elle se trouve quelque part dans la vallée de Moab, face à Beth Péôr. Ces indications ne sont pas seulement géographiques. Elles signifient que l’exemple de Moïse interdit la répétition des événements tragiques auxquels sont associées les deux indications topographiques précédentes, à quoi correspondent les deux voies toujours frayées de la régression humaine à quoi elles se contentent de faire allusion. Et ce n’est pas pour rien que les deux mots qui concluent la Thora sont « Col-Israël »: tout Israël, l’«ensemble-Israël», sans que personne n’y soit oublié, qu’il fût vivant ou simplement souvenir dans la continuité de la Vie. Et c’est dans un même souffle, en liant la paracha «Vézoth Habérakha» à celle qui recommence la Thora qu’il faut lire « Col- Israël – Beréchit »: tout Israël est pour la Création.
Raphaël Draï zatsal, 17 Septembre 2013