Lorsque ce 26 janvier 2014, en pleins Champs-Elysées, l’on a pu entendre des énergumènes, infiltrés dans une foule encolérée, « gueuler » – que l’on veuille bien pardonner la brutalité du vocable: « Juif, la France n’est pas à toi » et autres slogans antisémites, et cela, au moins jusqu’à présent, dans une complète impunité cette interrogation est fortement revenue à l’esprit. Ces années-là, qui ont précédé la seconde Guerre mondiale et la tentative d’annihilation des Juifs, l’antisémitisme s’autorisait déjà à passer à l’acte et à investir l’espace public. On sait – mais le sait on vraiment? – ce qui s’en est suivi. C’est pourquoi toutes les questions doivent être posées et il faut ne se priver d’aucun instrument d’analyse permettant à chacun et à chacune de se faire son idée de la situation et éventuellement de prendre les décisions, individuelles et collectives, qu’elle requiert .
I.
A l’évidence, chronologiquement parlant, nous ne sommes pas – ou plus – dans ces années-là. Contrairement à une formule plus souvent rabâchée que comprise, l’Histoire ne se répète pas. Ces années-là, l’Europe émergeait difficilement d’une guerre totale, exterminatrice, qui avait laissé exsangues et mentalement disloqués ses deux principaux belligérants: la France et l’Allemagne. Depuis le début des années 20, un caporal de l’armée vaincue du Reich, ne rêvait que de revanche et avait désigné les Juifs comme l’entité maléfique, une organisation de traîtres qui avaient poignardés le Reich dans le dos en préparant la révolution mondiale par Bolcheviques interposés. Ces années-là, le monde dit capitaliste éprouvait les répliques destructrices du séisme de 1929 tandis que le monde littéraire découvrait Céline, son « Voyage au bout de la nuit », puis « Bagatelles pour un massacre » et « L’Ecole des cadavres ». Le monde des philosophes continuait de commenter « Sein und Zeit » de Martin Heidegger, paru en 1927, et sa thématique de la déréliction. Les psychanalystes décortiquaient « Malaise dans la civilisation » paru en 1929. L’Etat d’Israël n’existait pas et l’antisémitisme, mondain ou prolétarien, se donnait les coudées franches. Les juges allemands commençaient à avoir peur. Les Juifs, quant à eux, pouvaient croire à la résistance des démocraties et se considéraient pour la plupart comme la chair de la chair des pays dont ils étaient devenus les citoyens. La guerre d’Espagne éclata en 1936. Les régimes hitlériens et mussoliniens en firent la terre d’essai de leurs techniques guerrières et de leurs armements anti-civils. La France devenait électoralement parlant celle du Front Populaire dirigé pour ses ennemis par un Léon Blum socialiste et donc juif, ou l’inverse. La deuxième guerre mondiale éclata en septembre 1939. En 1940 la France était occupée par la Wehrmacht et par la Gestapo. Le 16 juillet 1942 les Juifs de la région parisienne furent collectivement raflés dans l’attente de leur déportation. A partir de 1943 l’aviation alliée procédait à des bombardements massifs des villes allemandes, causant des centaines de milliers de morts. Le 27 janvier 1945 le camp d’extermination d’Auschwitz était libéré et révélait son horreur. Les 6 et 9 août 1945 les villes japonaises d’Hiroshima et de Nagasaki se voyaient anéanties par deux explosions atomiques. Le 14 mai1948, l’Etat d’Israël était créé. Et le 26 janvier 2014 étaient éructés sur l’avenue principale de la Ville-lumière les slogans précités. L’Histoire se répète t-elle, sachant comme l’a écrit Freud qu’en ces domaines la répétition, mouvement électif de la pulsion de mort, est diabolique?
Chronologiquement parlant l’Histoire ne se répète pas, au sens de l’itération mécanique. Faut-il pour autant s’aveugler sur le cours qu’elle peut prendre? En réalité, dans certaines de ses zones spécifiques, l’Histoire n’a pas besoin de se répéter. Il lui suffit de se poursuivre. Les spécialistes des sciences humaines et sociales savent que sous la discontinuité des événements – dont certains sont intentionnellement fabriqués – des constantes sont notables, des continuités profondes repérables. Il faut les identifier tout en se prémunissant contre ce que Marc Bloch dénonçait à juste titre comme « le démon de l’analogie ». La France de 2014, membre déterminant de l’Union européenne et dirigée depuis 2012 par un président socialiste, ou affiché sous cette identité politique, n’est pas celle des années 30. Certes, mais des éléments comparables sinon analogues doivent être relevés, sans les extrapoler indûment. En matière de pathologie personnelle ou individuelle aucun symptôme, aucun indicateur ne doit être négligé.
II.
Tout d’abord l’on ne saurait se rassurer à bon compte en mettant les manifestations actuelles d’antisémitisme sur le compte d’une « minorité ». Dans la vie individuelle comme dans la vie politique doit être comprise l’évolutivité des phénomènes en cause. Mein Kampf date de 1925. Hitler accède à la chancellerie du Reich en 1933, huit années après. Et c’est en 1939, soit encore six années après, qu’éclate la seconde Guerre mondiale. Durant toutes ces 15 années intermédiaires d’éminents diplomates, des écrivains, des chefs d’entreprise, des hommes de foi, des hommes d’Etat ont cru qu’il était possible de discuter avec Hitler, qu’il était accessible au principe de raison suffisante. Sauf que la pathologie qui l’avait investi n’était pas ou n’était plus accessible à ce principe. Autrement, et entre autres, eût-il attaqué l’URSS en 1942 après avoir signé un pacte avec Staline trois années auparavant? Tout en se gardant d’amalgamer les périodes et les dates, c’est dès 1945 qu’un écrivain français et catholique d’envergure comme François Mauriac relève la reviviscence de l’antisémitisme en France, pour ne pas dire son « retour ». C’est dans les années 70 que le phénomène négationniste éclate à son tour. C’est en 2000 que plusieurs observateurs dénoncent « le nouvel antisémitisme » à visage islamiste et d’extrême gauche en se heurtant au déni de réalité des autorités politiques et judiciaire d’alors. 14 années – pas moins – se sont écoulées depuis et c’est peu dire que cet antisémitisme ne s’est pas résorbé. En janvier 2014, plus de 5,000 spectateurs sont prêts à faire au Zénith de Nantes une ovation à un prétendu « comique » dont ils ne veulent pas savoir qu’il a été condamné pénalement pour antisémitisme et haine raciale. L’Histoire ne se répète sans doute pas mais ces continuités sont flagrantes. Un torchon comme « Rivarol » en vente libre se replace dans les traces de « Je suis Partout » et son éditorialiste trempe sa plume dans la même encre que Brasillach. Un hebdomadaire de gauche, bien pensant mais répugnant à trancher et en profonde confusion idéologique, conçoit sa couverture en forme de fausse fenêtre et place sur le même plan les suppôts de l’antisémitisme rabique et des journalistes ou écrivains qui ont le tort de ne pas être du même bord que lui.
Une différence de taille doit pourtant être relevée et au regard des années 30 et à celui du début de la décennie 2000. Cette fois l’Etat ne laisse pas faire. Depuis les années 60, l’arsenal législatif s’est renforcé. En 2005 Jacques Chirac reconnaît la responsabilité de l’Etat dans la persécution et la déportation des Juifs de France durant l’Occupation et la Collaboration. Ce discours est intégré dans la jurisprudence du Conseil d’Etat et fera référence dans son ordonnance du 16 janvier dernier qui confirme la légalité de l’interdiction préfectorale frappant le spectacle-meeting du prétendu « comique ». Dans toute cette affaire, le ministre de l’Intérieur, soutenu par le président de la République et par la garde des Sceaux, elle même cible de propos racistes odieux en raison de la couleur de sa peau – ô Gaston Monnerville ! -, Manuel Valls donc a tenu bon. Le « comique » en question fait l’objet de plaintes pénales qui sans doute aggraveront les précédentes. Cette fois, et sous peine d’emprisonnement, il est acculé à payer les amendes dont l’organisation de son insolvabilité lui a permis de neutraliser l’impact. Les principales autorités religieuses du pays condamnent sans ambiguïté ces manifestations de haine, la perversion des esprits qu’elles encouragent, les dangers qu’elles font courir à la démocratie française dans son ensemble. De nouvelles initiatives sont prises au Parlement pour renforcer, encore et encore, le dispositif législatif qui devrait dissuader les propagateurs de cette haine à la fois froide et délirante de sévir impunément. Pourtant, l’inquiétude reste vive, les esprits troublés, l’avenir incertain. Pourquoi?
III.
Pour tenter de répondre à cette interrogation plusieurs écueils doivent être évités mais le respect du principe de réalité doit également conserver sa prééminence. Il faut en particulier prendre garde à ne pas conglomérer entre eux des éléments négatifs pour finir par se convaincre et convaincre autrui que la situation est sans issue et qu’elle ne saurait engendrer que désespoir et impuissance. Cette précaution prise, l’exercice d’une pleine lucidité est salutaire. La lutte contre l’antisémitisme et contre l’anti-judaïsme exige la conjonction de plusieurs solidités, sociales et culturelles, juridiques et politiques. C’est sur ces plans que de fortes vulnérabilités sont apparentes et préoccupantes.
Il semble d’abord que la décision de Manuels Valls lui coûte plusieurs points de popularité dans les sondages; que la décision d’interdire le spectacle du « comique » ait rebuté notamment une frange de la jeunesse. Si son recul ne surprend pas parmi les militants du Front National, dans la jeunesse, ou ce qui est désigné de ce terme, il doit être analysé attentivement. Dans un livre-bilan qui soulève bien plus de questions qu’il n’en résout: « La fin des sociétés », le sociologue Alain Touraine use de formules parfois surprenantes et qui pourraient être mal comprises, notamment l’affirmation selon laquelle dans la phase actuelle de la vie collective les droits doivent l’emporter sur la Loi. L’assertion fera frémir les juristes, les éthiciens et jusqu’aux psychanalystes, sans parler des croyants. Elle demanderait un commentaire plus développé mais en son énoncé même elle a fonction de symptôme. Une société en crise depuis le début des années 70, qui peine à fournir des emplois et des logements, qui a substitué l’Etat-percepteur à l’Etat providence, ne peut en outre devenir une société des censures. Au contraire, le désir de chacun est à lui même sa propre loi, qu’il s’agisse des idées, du sexe ou de l’image du corps. Et cette loi individualisée s’adosse sur des droits collectifs également absolutisés. En somme il est vraiment interdit d’interdire. Le fait même de l’interdiction obnubile son objet qui disparaît de l’écran, qu’il s’agisse d’une rave partie ou d’un spectacle antijuif. L’exercice du discernement passe après la satisfaction ludique et la manifestation de la toute puissance de soi qui est l’envers du sentiment de précarité et d’impuissance qui afflige la société du chômage et des plans sociaux à répétition.
C’est sans doute pourquoi des juristes patentés ont tiré à boulets rouges contre l’ordonnance du Conseil d’Etat au nom de la liberté d’expression. Le plus préoccupant à ce propos est cette fois la méconnaissance de quelques principes essentiels de l’ordre juridique et de ce qu’il est convenu d’appeler l’Etat de droit en France, à commencer par la distinction entre autorité administrative – laquelle doit intervenir à titre préventif en cas de risques pour l’ordre public, et l’autorité judiciaire qui intervient après-coup, l’action de ces deux autorités devant être nécessairement coordonnée au niveau d’un gouvernement dûment informé. Il est préoccupant de constater que pour des juristes diplômés, l’imputation d’antisémitisme avéré, judiciairement condamné, doit s’effacer devant l’expression soudainement absolutisée d’une liberté quelle qu’elle soit, comme si la liberté d’expression n’était pas limitée légalement et comme si tout autre liberté devait s’effacer devant elle, notamment celle d’aller et de venir librement sans se voir menacé physiquement ni sentir sa vie en danger. La tuerie de Toulouse du 19 mars 2012 n’a produit à cet égard aucun enseignement.
Reste l’Etat et plus particulièrement l’Exécutif. Pour que l’Etat puisse exercer réellement son autorité il faut qu’il en ait une. L’autorité de se décrète pas. Elle naît de trois facteurs puissants et sans alternative: les résultats obtenus, la préservation de la cohésion nationale et sociétale, et la crédibilité personnelle. Quant aux résultats, en dépit du ressassement d’une formule incantatoire et d’une prédiction conjuratoire la courbe du chômage ne s’inverse toujours pas, à presque deux ans de présidence Hollande. Pour la préservation de la cohésion du pays, la loi autorisant le mariage homosexuel a sans doute satisfait quelques milliers de personnes. Elle a fait verser des centaines de milliers d’autres, agressées au cœur de leurs croyances, dans une opposition réfractaire et irréductible. Quant à la crédibilité personnelle du président de la République, il est à craindre que les révélations de la presse à scandales et que les ouragans médiatiques qui en ont résulté ne la confortent guère, pour user d’une litote.
En conclusion – provisoire – nous ne sommes pas dans un retour des années 30. Nous sommes bien en 2014. Par bien des aspects, sur la pente prise et qui ne cesse de s’accentuer, dans les nouvelles configurations sociales et mentales de la France, ça n’est pas plus rassurant.
Raphaël Draï