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COMMENTAIRE HAPHTARA : MICHPATIM

In Uncategorized on janvier 27, 2022 at 6:17
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 Jérémie 34 ; 8 à 22 et 33 ; 25, 26

La paracha Michpatim s’inaugure par la prescription capitale selon laquelle tout travailleur ayant engagé sa force de travail pour des raisons diverses doit obligatoirement être rendu à sa liberté la septième année (Ex, 21, 2). On mesure l’impact de cette prescription inaugurale sur le modèle politique, social et économique d’Israël. La présent haphtara souligne à quel point pareil modèle se veut intransgressible. Elle est tirée du livre de Jérémie, avec Esaïe et Ezéchiel un des trois « grands prophètes » – grand par la dimension des textes en question – de l’Israël devenu souverain sur la terre dont Dieu a fait dévolution aux Patriarches.

Selon l’enseignement d’André Neher la mission prophétique consiste non pas à prédire l’avenir mais à préserver les termes de l’Alliance du Sinaï, à les restituer en cas de besoin dans leur sens réel, quitte à destituer le Roi qui les méconnaît ou qui les transgresse. Ainsi en va t-il de la libération des travailleurs hébreux après les six années maximales de leur emploi, lui même régi par un minutieux droit du travail. Cette libération, nommée dror, n’est ni négociable, ni susceptible d’« aménagements ». L’être humain doit assumer sa liberté sans laquelle il n’est pas de responsabilité digne de ce nom. D’aucune manière la conjoncture, aussi contraignante qu’elle soit à titre personnel, ne doit porter atteinte à cette vocation.

C’est à ce rappel que procède Jérémie, au VIème siècle avant l’ère actuelle et prés de deux millénaires après la promulgation du michpat précité. Quant à la conjoncture historique l’injonction du navi intervient à la suite du schisme qui a clivé la terre d’Israël entre deux tronçons de royaume: celui d’Israël et celui de Juda dans le ressort duquel se trouve la capitale: Jérusalem. Profitant des dissensions entre ces deux demi-royaumes, les armées de Nabuchodonosor ont envahi leur territoire et s’approchent de la capitale pour la subjuguer. Comment leur faire face?

Pour le prophète Jérémie chercher de nouvelles alliances serait de nul effet. Il faut bien le comprendre: la force militaire de Nabuchodonosor n’est qu’une conséquence de l’affaiblissement moral du peuple d’Israël devenu irrespectueux de l’Alliance sinaïtique. Il semble que le roi de l’époque, Sédécias, en ait été convaincu. C’est pourquoi il incite tout ce qui est devenu l’aristocratie du Royaume, qui transgresse le principal capital du dror, à le rétablir immédiatement, à revigorer l’Alliance, la Berith, à libérer les hommes et les femmes qui se trouvent encore indûment liés à ceux qui sont devenu leur « maîtres » au delà des six années légales.

La haphtara décrit les deux mouvements contrastés qui s’ensuivent et là se trouve une première leçon. Dans un premier temps, mus par un sentiment où se mêlent culpabilité et enthousiasme moral, les nouveaux maîtres obéissent à cette injonction, mais dans un second temps qui annule le premier ils se ravisent et se saisissent à nouveau des travailleurs qu’ils avaient libérés. Ce retournement mental fait alors penser irrésistiblement à celui du Pharaon et de sa caste une fois qu’ils s’étaient résignés à laisser s’en aller le peuple des hébreux (Ex, 14, 5). Signe que l’Egypte esclavagiste s’était reconstituée au sein même du peuple d’Israël.

Cependant, comme on y a souvent insisté, l’Alliance comporte sa propre logique interne. On ne saurait s’en délier pour les obligations à quoi elle engage et vouloir bénéficier des bénédictions qu’elle induit. Cette logique va s’appliquer ici en pleine responsabilité, d’où l’emploi du terme lakhen qui veut dire: par suite, par conséquent, de ce fait même (Jr, 34, 17). Cette caste se prétend libérée de l’Alliance? Elle le sera aussi de la sollicitude divine et se verra inexorablement livrée à l’arbitraire d’un potentat dont la seule loi est celle de sa volonté.

Faut-il alors se résoudre à reconnaître dans ces représailles l’action du « Dieu vengeur de l’Ancien Testament »? Certainement pas. Les deux versets de conclusion, tirés, eux, d’un chapitre antérieur de la prophétie de Jérémie (33; 25, 26) rappelle que toute sanction divine est destinée à ramener le peuple sur les voies de la vie et que l’amour de Dieu pour ce peuple, pour son peuple, est imprescriptible (Jr ; 2, 2). C’est sur le fond de cet amour sans intermittences que le peuple doit trouver la force de s’en revenir des chemins sans issue où il avait cru pouvoir inconsidérément s’engager.

Raphaël Draï zal, 12 février 2015

Auschwitz et l’avenir de l’Europe

In Uncategorized on janvier 27, 2022 at 11:54

LE 27 JANVIER (1995),

Les présidents des Parlements d’Europe et du Parlement européen, avec 150 parlementaires eux aussi européens et les représentants du Congrès juif, européen également, ont signé à Auschwitz une charte «pour la tolérance, le rejet de toutes les exclusions, le respect de la dignité de chaque homme». Tous ont prêté ce serment «en direction de l’humanité entière». Il était temps. La commémoration du cinquantième anniversaire de la libération des camps de la mort était en train de virer à la confrontation véhémente entre victimes juives et polonaises devenues concurrentes des douleurs extrêmes. Dès lors qu’une incompréhension de cette nature réapparaît, qu’elle signale à quel point les blessures sont mal cicatrisées et parfois pas refermées du tout; dès lors qu’ayant prononcé le mot juif presque par force, Lech Walesa a pris le risque le déni suscitant le déni de provoquer chez beaucoup quelques difficultés à prononcer le mot Pologne, il est urgent de réintroduire à ce propos non pas une parole réprobatrice mais simplement la possibilité de parler. Car la mémoire, comme la conscience dont elle est source et vecteur, est toujours mémoire de quelque chose ou surtout de quelqu’un. Lorsque l’Europe éprouve la sienne à propos d’Auschwitz et du pays de Géhenne qui l’entourait, ce n’est pas un passé douloureux qu’elle entretient pour lui-même, en une sorte d’effrayante nécromancie. C’est bien de son avenir qu il est question, un avenir lié à la coexistence, rendue de nouveau possible, d’États et de peuples il y a peu ennemis à mort. Si le traité de Maastricht s’est préoccupé à cette fin de critères qualifiés de « convergence », économiques, financiers et juridiques, ne faut-il pas se soucier d’autres critères encore, psychiques et éthiques, pour que l’Europe en construction ne soit pas portée à reproduire ce qu’elle prétend conjurer à Auschwitz? D’où, cette fois, la gravité de la divergence apparue entre le président polonais d’une part et, notamment, les représentants des communautés juives d’Europe et d’Israël d’autre part. Sur le site auquel eût convenu le silence de neige des interrogations qui taraudent, et puisque le parti avait été pris de discourir, pourquoi Lech Walesa a-t-il éprouvé tant de mal à prononcer le mot juif, sous l’effet de ce qui ressemble fort à une censure intentionnelle ? Parlons net pour tenter de débrider un abcès qui suppure. Ne faisons pas au président polonais actuel l’injure de penser qu’il a quasiment omis ce mot afin de flatter une partie notable de son électorat dont il espère les faveurs devenues incertaines. N’oublions pas que Lech Walesa s’est vu décerner le prix Nobel de la paix pour honorer sa résistance au despotisme d’inspiration stalinienne. A Auschwitz se sont retrouvés également les représentants de l’Allemagne vaincue et de la Russie victorieuse, toutefois héritiers communs de deux géopolitiques qui tentèrent à maintes reprises de dévorer vivante la Pologne, laquelle en conçut un destin martyrologique. Si Lech Walesa a si fort souligné la dimension polonaise de la libération des camps, c’était aussi pour démontrer que la Pologne est demeurée vivante et présente, souveraine et indépendante, que nul ne pourrait plus entreprendre de l’engloutir. On aurait alors parfaitement compris que le président polonais proclame que dans l’Europe à venir aucun politicide ne serait plus supportable, que la libération des camps de Pologne restera le mémorial indélébile de cette volonté. Son intention a été malheureusement faussée par sa façon de vouloir la mettre en relief: un jeu de langage mené comme un jeu d’écritures. Lech Walesa a tu le mot juif pour tenter, sur ce fond non de silence mais de mutisme, de parole non pas réservée mais comprimée laissant pressentir toute la violence inhérente à cette compréhension, de faire ressortir en majuscules le mot exclusif de Pologne. Le résultat inverse s’est produit. Trop longtemps écarté durant le début de la commémoration officielle, le mot juif est devenu pour ainsi dire criant, et criant le non-dit qui lui servait de gangue. Ce non-dit doit être explicité, autrement les négations s’engrèneront, se gangrèneront, et le venin mortel déposé en ce lieu d’outre-monde continuera d’exercer ses ravages.

Que craignait Lech Walesa en affirmant l’irréductible dimension juive d’Auschwitz ? Que l’Europe obnubilée par la Shoah sous-estime ce que fut la souffrance de la nation polonaise ? Depuis quand une souffrance en annule-t-elle une autre ? Le site d’Auschwitz aurait-il soudain perdu ce caractère particulier : d’attester que ce fut l’entreprise de décréation (le vocable est de Péguy) hitlérienne, pour devenir un objet affreusement survalorisé, dont le monopole constituerait désormais une sorte de «ressource» symbolique, politiquement exploitable? Une pareille interprétation, si elle cheminait dans les esprits, n’y pourrait causer que de nouveaux dégâts et compromettrait pour longtemps la possibilité d’un quelconque dialogue entre Juifs et Polonais. Elle isolerait les Juifs d’origine polonaise dans le tréfonds le plus intimement ruiné de leur identité, car elle conduit, qu’on le veuille ou non, à réactiver des stéréotypes pernicieux. Par exemple : les Juifs feraient trafic de tout, y compris de leur tourment, ce qui ôterait à celui-ci sa véritable nature et absoudrait presque ses auteurs déclarés, les victimes révélant une bassesse morale qui les placerait au niveau de leurs bourreaux. Pour autant qu’on s’autorise à établir une graduation dans la décréation, c’est ici que politicide polonais et génocide juif divergent. Pour imputer de pareilles intentions à ceux et celles qui ont survécu à la Shoah, il faut en méconnaître la réalité. Ce terme hébraïque désigne la pire des catastrophes: le retour monstrueux et systématique à l’indifférencié: au shav (le Créateur avait fait de l’humain avec de la poussière, les hitlériens firent de la poussière avec de l’humain). Sa confusion avec tout autre qualification démontre ad nauseam que l’on n’a pas intégré ce que fut réellement l’événement qu’il désigne. L’imputation devient alors réversible. Les Polonais, à leur tour amalgamés par laréplique polémique et jugés globalement passifs durant laShoah proprement dite, pourtant parachevée sur leur sol, n’auraient mesuré l’importance d’Auschwitz qu’après coup, lorsque les Juifs en eurent fait l’un des mémoriauxd’épouvante de l’humanité. Mais à leurs yeux, les Juifs s’en préoccuperaient comme d’une tête de pont pour on ne sait quelle inavouable reconquête. Auschwitz doit donc être«nationalisé», à l’instar d’un patrimoine indûment acquis dont la situation stratégique exclut qu’il demeure propriété privée. L’affaire du mot juif, ainsi tu(é) dans les discours de Lech Walesa, prend en conséquence le relais de celle causée il y a quelques années par l’établissement d’un couvent de carmélites en ce même lieu. Au temps de la mission aurait succédé celui de l’omission. Quel type de dialogue, au bénéfice de la construction européenne, pourrait s’établir dans ces conditions entre des officiels polonais voyant, peut- être, dans les représentants du Congrès juif européen la réincarnation des Sages de Sion, venus rafraîchir leurs Protocoles, et les représentants du judaïsme européen et mondial, discernant dans cette Pologne «à la bouche lourde» la contrée d’une imperturbable haine qui se contient de plus en plus mal, puisée à pleins seaux dans une religion de la restauration et un nationalisme offensé par ses propres malheurs… Lieu de l’impossible silence, Auschwitz deviendra-t-il celui d’une autre impossibilité: de la naissance d’une parole qui réconcilie? Comment coexister dans une Europe en construction qui ne pourrait désamorcer ce qui la mine? Les évêques allemands ont, eux, trouvé en temps opportun le ton et les mots compatibles avec une pareille commémoration. Ils ont parlé de responsabilité vis-à-vis des juifs génocidés et, par suite, d’avenir commun avec les survivants. N’ont-ils pas ainsi donné leçon à une Pologne qui semble prendre un lourd retard sur les progrès éthiques de ses anciens tortionnaires? Les commémorations sont des temps nécessairement artificiels dans une durée qui ne cesse de s’écouler lorsqu’elle est détournée du néant.

Des lendemains de civilisation restent concevables pour les peuples et les êtres qui ont vu la mort de si près qu’ils doivent, indéfectiblement, choisir la vie.

Raphaël Draï, doyen de la faculté de Droit et des Sciences politiques et sociales d’Amiens

Tribune Publiée dans « Libération », le 20 Février 1995

https://www.liberation.fr/tribune/1995/02/20/auschwitz-et-l-avenir-de-l-europe_122684/

NEIGE SUR SEINE (poème)

In Uncategorized on janvier 27, 2022 at 12:32

Il neige sur Paris
Neige sur la Défense
Ciels et rues blanc sur gris
Neiges de notre enfance

Avec nos doigts roidis 
Par les boules de glace
Neiges de mes jeudis
Mais où donc est ma place

Neige à Jérusalem
Sur drapeaux  bleus et blancs
Mêlement des emblèmes
Surimpression des plans

Car de quelle fenêtre
Vois-je tomber la neige
En deux parts est mon être
Et combien de vies n’ai-je …?


Paris le 17 décembre 2009 

Extrait du recueuil de poèmes, Imémorielles

LE SENS DES MITSVOT : YITRO

In Uncategorized on janvier 20, 2022 at 9:20

« Souviens toi du jour du chabbat pour le sanctifier. Six jours tu œuvreras (taâvod) et tu feras tout ton travail (eth col melakhtékha) mais le septième jour est chabbat pour l’Eternel ton Dieu; tu ne feras aucun travail (melakha), toi, ton fils, ta fille et ton bétail, ni l’étranger qui et dans ta juridiction. Car six jours Dieu a fait le ciel et la terre et la mer et tout ce qui se trouve en eux et il est resté quiet le jour septième, c’est pourquoi Dieu a béni (barekh) le jour du chabbat et l’a sanctifié (vaykadéchéhou) » (Ex, 20, 8).

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Les prescriptions concernant le chabbat se trouvent énoncées dans le Décalogue, sur la première des Tables, celle qui concerne les règles régissant les relations directes entre l’Humain et le Créateur. On sait quelles feront l’objet d’attaques incessantes de la part de régimes tyranniques ou de mouvances religieuses qui les déclareront anachroniques et périmées. Pourtant leur position dans le Décalogue souligne leur importance décisive avec le fait qu’elles ne puissent être modifiées ou abrogées arbitrairement. Ne sont-elles pas rattachées à ce que l’on pourrait appeler l’exemple de Dieu, et cela non pas analogie ou par métaphore mais dans le corps du texte? Quelle en est la signification d’abord pour l’Humain, alors représenté par le peuple des Bnei Israël?

Cette collectivité humaine vient d’être libérée d’un long et dur esclavage où son esprit autant que son corps étaient enchaînés. Cette situation est rendue par l’expression kitsour roua’h et par celle de bepharekh. La première se rapporte en effet à l’étrécissement de l’esprit, tellement asservi à sa tache qu’il en devient incapable de penser au delà du champ de boue où piétine le corps qui le porte. L’autre se rapporte à l’atrophie du langage, réduit aux ordres des maîtres de corvée, des ordres auxquels il est impossible de ne pas obéir, sans formuler une seule objection. Telle était la Loi de ce régime là à la suite des bouleversements qui s’y étaient opérés une fois Joseph oublié. C’est pourquoi la libération de l’Egypte carcérale, obtenue après une terrible épreuve de force, n’est pas une fin en soi. Elle se prolonge dans un projet qui constitue sa finalité et qui se trouve formulé précisément dans de Décalogue, qualifié également, selon l’expression originelle hébraïque: « les dix Paroles », en référence notamment avec le régime du bepharekh que l’on a souligné. Ce projet institue l’être humain suivant deux dimensions inséparables.

L’Humain est d’abord un «œuvrant» mais aussi un «pensant», au terme de la séquence suivante. Durant les six premiers jours de la semaine, il accomplira de manière exhaustive toute son œuvre (melakha) mais le septième jour sera dévolu non pas au ne-rien-faire mais aux expressions de son esprit. On aura remarqué que deux mots désignent le travail: âvoda et melakha. On pourrait estimer qu’ils s’opposent, que le premier désigne le travail grossier, incurablement servile, un reliquat de l’esclavage antérieur. Ce serait oublier que ce mot désigne aussi et surtout le Service, au sens social et sacerdotal. De ce point de vue tout travail consisterait dans le service désintéressé d’autrui, vis à vis duquel une obligation comparable serait requise. L’autre terme est celui de melakha, bâti sur la racine MLKh qui désigne la souveraineté, laquelle tisse ensemble la liberté individuelle et la préoccupation du bien commun.

L’œuvre de six jours prédispose alors à vivre pleinement le septième qui est celui du retour sur soi, à la lettre de la réflexion. Ce qui ne se réduit pas à un pur et sec exercice analytique. Le jour du chabbat est celui durant lequel l’œuvre des jours précédents livre son sens non plus au degré du corps mais à celui de l’âme, laquelle trouve l’espace-temps spirituel qui lui permet de se révéler. C’est pourquoi le chabbat est associé pour Rabbi N’ah’man de Bratslav à la vérité (emeth). La vérité se situe au delà du temps heurté et souvent contradictoire de l’œuvre quotidienne avec ses ajustements continuels, ses revirement, ses déconvenues et ses ruptures. On en arrive ainsi à douter que l’existence ne soit pas insensée et anarchique. Le jour du chabbat ouvre à un autre point de vue. Non pas qu’il « ré-enchante » comme par magie les six jours précédents mais par cette émergence d’une faculté supérieure de l’Être, il les inscrit à une autre hauteur, dans une autre perspective. Aussi, comme le verset précité l’indique, Le Créateur observe lui aussi le chabbat car une fois qu’il a façonné l’Humain avec de la glaise, il doit l’envisager sous un visage différent, selon sa vocation, comme être parlant et pensant, unique dans sa Création et appelé à parachever celle-ci.

                   Raphaël Draï zal, 4 février 2015

LE SENS DES MITSVOT : « BECHALA’H »

In Uncategorized on janvier 13, 2022 at 11:45
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« On fit savoir au Roi d’Egypte que le peuple s’était enfui ; alors le cœur de Pharaon et de ses serviteurs fut inversé (yéapekh) à l’égard du peuple et ils dirent : « Qu’avons nous fait là d’avoir renvoyé Israël de notre servitude! » (Ex, 14, 5).

« Ainsi (az) chantera Moïse et les Enfants d’Israël … » (Ex, 15, 1).

Depuis que la confrontation a commencé entre le Pharaon et le Dieu dont Moïse et Aharon rapporte les demandes, la question morale d’une très forte intensité est posée. Comment expliquer sinon justifier le comportement de Pharaon, d’abord hautain et cassant, puis accommodant et même repentant pour ne pas dire manoeuvrier? Ce dernier revirement l’atteste. Après avoir autorisé, fût-ce la mort dans l’âme, le départ des Hébreux, voici que sur un simple renseignement concernant leur localisation, et estimant qu’ils s’étaient d’eux mêmes fourrés dans un piège, l’état d’esprit du Pharaon et de ses principaux conseillers les incite à un revirement ultime. Le verbe yéaphekh est encore plus fort. Il marque une complète inversion (hipoukh) comme si le passé ne s’était pas produit, comme s’il n’avait pas été constitué par des événements ayant une signification propre.

Voici qu’une nouvelle fois le jugement de Pharaon se réduit à l’instant actuel, qu’il se trouve dans l’incapacité de relier passé, présent et futur. Son jugement est obnubilé par son désir de toute puissance. Tout l’autorise à nourrir ce désir, même et surtout s’il a été fortement contrarié jusqu’ici. En termes de psychologie contemporaine l’on dirait que la personnalité de ce pharaon est une personnalité « alternante », qu’elle oscille sans cesse entre deux pôles contraires sans pouvoir trouver la juste voie laquelle en l’occurrence serait celle du respect de la réalité. Pharaon se montre incapable d’esprit de suite, ce que la langue hébraïque rend par le vocable ÊKeV que l’on retrouve dans le nom de Jacob: YaÂKoV. C’est pourquoi, l’esprit obscurci par le dernier élancement d’un désir comparable à un raptus, il croit devoir se lancer à la poursuite des Enfants d’Israël pour tirer d’eux d’abord une sanglante vengeance puis en ramenant les rescapés hébétés sur la terre d’Egypte afin de pérenniser le système esclavagiste dont elle vivait largement.

On sait ce qu’il en adviendra: après que l’armée de Pharaon s’était lancée dans le chemin à sec de la Mer Rouge dont les eaux s’étaient partagées en plusieurs chenaux, la destruction complète de cette armée transformée en une horde de bouchers décidés à exercer une vengeance mémorable et à obtenir une victoire rétroactive qui eût fait oublier jusqu’à la première des dix Plaies.

Relevons ainsi l’opposition entre la personnalité de Pharaon et celle de Moïse au contact précisément de cette même réalité. Un autre mot: az la dénotera. Lors de la révélation du Buisson ardent, l’on se souvient que Moïse n’avait pas déféré spontanément à la demande divine relative à la Sortie d’Egypte. Il avait plutôt accumulé les objections et les réserves, estimant cette mission hors de ses moyens d’alors. Une de ces objections mérite d’être soulignée: « Et Moïse dit à Dieu: « De grâce mon Seigneur, je ne suis pas homme éloquent et cela ni d’hier, ni d’avant hier, ni depuis toujours (méaz) (Ex, 4, 10) ». Le sens de cette objection doit être bien compris à partir de ce dernier terme: méaz. Moïse objecte d’une incapacité qui ne date pas d’aujourd’hui et qui ne s’est pas manifestée dans un passé à peine récent. Dire que ce handicap date depuis toujours laisse entendre qu’il durera toujours, qu’en somme il est incurable et que rien ne sert de l’ignorer. A ce moment là Moïse, tout grand qu’il soit et appelé à l’être encore plus, commet une erreur face à son interlocuteur divin: il extrapole de sa situation présente à la suite des temps, comme si l’avenir n’existait pas en soi, qu’il n’était qu’un simple prolongement du passé. La réplique divine sera bien celle de ce Dieu justement appelé Eternel. L’Eternité n’est pas la simple expansion indéfinie d’un temps antérieur, fixé une fois pour toutes et qui de ce fait pourrait être celui du désespoir absolu. L’Eternité est celle du Créateur qui « par sa bonté renouvelle chaque jour et perpétuellement l’oeuvre de la Création ».

Depuis, Moïse s’est laissé convaincre et d’objecteur à la Parole divine il en devient le réalisateur effectif et patient. Cette transformation personnelle se verra consacrée après la traversée de la Mer Rouge. Face à l’évidence de la libération du peuple hébreu dans son ensemble c’est bien le mot az qui advient aux lèvres de Moïse mais dans un sens complètement transformé, placé cette fois en perspective d’avenir. Et c’est sans doute pourquoi le traité Sanhédrin du Talmud s’appuiera notamment sur ce verset écrit au futur pour attester de la résurrection des morts et sur la prévalence de la vie.

Raphaël Draï zal, 29 janvier 2015

LE SENS DES MITSVOT: PARACHA BO

In Uncategorized on janvier 6, 2022 at 11:31

« Et Dieu dit à Moïse et à Aharon en terre d’Egypte afin qu’ils l’explicitent: « Ce mois ci (hah’odech hazé) pour vous sera en tête des mois (roch h’odachim), il sera premier (richon) des mois de l’année (h’odché hachana) (Ex, 12, 2).

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Pour les plus grands commentateurs de la Tradition juive, ce verset constitue en réalité la première de toutes les mitsvot spécifiquement prescrites aux Bnei Israël au moment où ils sont eux mêmes constitués en tant que peuple et afin que cette dimension reçoive tout son sens. Celui-ci peut à son tour être perçu et explicité clairement si l’on ne perd pas de vue que cette collectivité humaine tente de sortir d’un long, d’un très long esclavage qui lui fait perdre le sens des deux coordonnées principales de la conscience humaine: l’espace et le temps. L’espace se réduit pour les esclaves aux champs de corvée où ils façonnent à la chaîne des briques, avec de la boue et de la paille. Quant au temps, il se dévide dans une suite de jours sans autre destin que leur infinie répétition. De cette double atrophie, spatiale et temporelle, résulte le kitsour rouah’, l’étrécissement à presque rien de leur champ de conscience. A quoi il faut ajouter le bépharekh, l’atrophie de leur parole qui ne trouve à s’exercer que pour l’exécution sans délais d’ordres qui se veulent sans réplique, sous la menace des gourdins. C’est à la restructuration de ce champ de conscience, pour ne pas dire à sa structuration tout court, qu’est dévolue cette première prescription dont il faut s’attacher à comprendre la formulation et l’intention.

Il n’est guère aisé de définir ce qu’est le temps en soi. Il s’agit ici du temps à la fois psychologique, celui d’êtres appelés à la liberté individuellement vécue, et du temps historique, celui d’un peuple appelé à assumer collectivement une vocation au sein de l’humanité. Ce temps là se comprend selon trois modalité particulières mais qui s’intègrent les unes aux autres: le temps quotidien, celui des jours nommés yamim; le temps mensuel, celui que scandent les mois (h’odachim), et le temps annuel, celui de la chana. A quoi se rapportent-ils?

Le temps quotidien est celui de cette conscience minimale qui permet aux esclaves de simplement survivre. Comme on l’a vu, ce temps-là est devenu celui des répétitions stériles, du piétinement bourbeux. Aussi importe t-il de lui conférer une autre dimension, qui l’ouvrira à une autre perspective: le mois, en hébreu h’odech. Vocable particulièrement significatif par lui même et au regard du contexte actuellement éclairé. Par lui même puisque ce vocable est construit sur la racine H’DCh qui désigne le renouvellement, l’innovation, donc la reprise de la Création, par suite l’exact inverse de la répétition sans aucune progression sensible. Ce temps nouveau doit faire l’objet d’une première perception active, d’une première prise de conscience, immédiate, événementielle, rendue par la formule ce « mois-ci (hah’odech hazé) ». Et c’est en tant que tel qu’il deviendra non pas le premier mois, au sens ordinal, mais littéralement « la tête des mois », roch h’odachim, comme sera institué, dans une dimension supplémentaire de la durée, une tête de l’année: roch hachana. De sorte que l’on passe d’un temps qui est surtout un non-temps, celui de l’asservissement des sens et de l’esprit, d’un temps pour ainsi parler décapité, à un temps où se relient le passé, le présent et l’avenir; la mémoire, la décision et le projet.

Et c’est une fois ce premier étayage réussi que s’instituera le temps proprement calendaire, celui de la succession ordinale des mois, lesquels de ce fait même formeront une autre dimension encore de la temporalité, celui de l’année, de la chana. Ce dernier vocable est construit sur la racine ChN qui désigne maintenant le changement; non pas la modification mécanique mais celle qui intègre la dimension préalable du h’odech, de l’innovation, mais démultipliée selon les douze visages du peuple, suivant les douze facettes d’une Création scandée par des saison diversifiées, celles de la pluie d’hiver (guéchem) ou de la rosée printanière (tal).

On comprend mieux pourquoi le verset précité précise que ces prescriptions sont données en terre d’Egypte, autrement dit sur cette terre qui était devenue pour les descendants de Jacob celle de la dissolution des esprits, de la lobotomisation spirituelle.

Toutes les mitsvot qui s’ensuivent, et particulièrement celles qui concernent l’agneau pascal seront comprises selon cette perspective, à partir d’un temps qui se remembre et de corps jusque là pulvérisés, qui se rejoignent en plein clarté de l’esprit, sachant que l’Histoire est également redevenue printanière.

Raphaël Draï zal, 22 janvier 2015