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PARACHA TSAV

In Uncategorized on mars 30, 2023 at 7:25
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(Lv, 6, et sq)

Cette paracha est doublement importante, par son contenu propre et par son lien avec le  Chabbat Hagadol qui précède Pessah’, et d’ailleurs il y est aussi question ici de matsot, de pain azymes, à pétrir et à consommer par les cohanim, et plus particulièrement par les fils d’ Aharon, le Cohen gadol.

Mais elle commence par une prescription fort importante qui concerne la ôla, la liturgie ascensionnelle, qui doit se poursuivre toute la nuit, tandis que le feu de l’autel doit brûler sans intermittence, et être alimenté chaque matin. Cette prescription s’énonce en ces termes : «Un feu perpétuel (ech tamid) sera entretenu (toukad) sur l’autel, il ne devra point s’éteindre (lo tichbé) (Lv, 6, 6)».

Le sens de pareilles prescriptions pourrait paraître anthropologique et concerner l’état actuel d’un peuple à peine sorti de l’esclavage, accédant non sans mal à la liberté des corps et à celle de l’esprit. Ces rituels là seraient alors strictement didactiques, sans transcender le temps où ils furent institués. Une  telle vue serait superficielle. Le terme même de ôla, formé sur le radical ÂL, élever, indique au contraire qu’au delà de tous les korbanot individuels ou même collectifs, se plaçait  cette liturgie d’élévation, d’ascension et de transcendance qui devait commencer le soir, lorsque la lumière du jour reflue et laisse place à l’obscurité, jusqu’au matin. Comme si la ôla devenait l’équivalent d’un  maor, d’un luminaire.

En quoi plus précisément une telle intention transcendante se discerne t–elle? En ce qu’elle ne s’accommode pas des temps où la lumière ne brille pas d’elle même. Il faut rappeler, justement en termes d’anthropologie religieuse, que dans la religion égyptienne, s’il faut ainsi la dénommer, d’où le peuple des Bnei Israël est sorti, la nuit était particulièrement angoissante où refluaient tous les monstres du sous–monde. La liturgie de la ôla surmonte cette disparition de la lumière du jour en instituant une lumière spécifique, de nuit, la nuit de la conscience. Et s’il faut insister sur une telle continuité, c’est que la liturgie nocturne de la ôla doit s’opérer à partir d’un feu allumé dés le matin (baboker), et qualifié en tant que tel de perpétuel, tamid, pour bien souligner que les différentes phases du temps cosmiques ne provoquent pas l’hétérogénéité du temps de la Création divine ; que toutes les temporalités particulières et locales retrouvent leur cohérence d’ensemble dans la volonté de perpétuer une clarté inextinguible, pour peu qu’on l’entretienne.

Et c’est pourquoi deux verbes sont employés  à son propos : d’abord ce feu devra être entretenu : toukad, positivement. La traduction en langue française ne rend pas tout à fait compte des connotations de ce verbe en hébreu puisqu’il est construit sur le  radical KD que l’on retrouve dans KoDeCh ; comme si ce feu devait être non pas dévorant mais sanctificateur. Ce premier verbe se rapporte à la qualité intrinsèque d’une  telle source de lumière et d’énergie.

L’autre verbe sous sa forme négative se rapporte cette fois à l’attention humaine, au sens de la responsabilité par laquelle la notion de garde, de chemira, trouve toute sa résonance. L’on devra donc se garder de laisser ce feu – référence de l’esprit et de l’âme, s’éteindre. Et cela non par à coups mais perpétuellement. La vie de l’esprit comme l’histoire du peuple d’Israël s’inscrivent ainsi dans la longue durée, vers l’éternité, le tamid se profilant vers le netsah’.

Les fils d’Aharon devront de leur côté confectionner avec de la farine issue d’offrandes des matsot, des pains non levés, le h’ametz, le levain, désignant l’effervescence, le gonflage sans augmentation de substance, l’équivalent de l’alcool dans le vin, l’alcool dont il devront se garder à leur tour avant de procéder aux actes qui relèvent du service divin. Par suite, si pour l’ensemble du peuple la consommation exclusive de telles matsot, avec ce qu’elles symbolisent et qui est rappelé lors du séder de Pessah, n’est prescrite que durant huit jours, elle l’est à titre quotidien et en somme perpétuel pour les cohanim, sachant que tout le peuple est lui même qualifié de mamlekhet cohanim, de souveraineté pontificale, le mot pontife prenant à son tour son sens du mot pont, de cette construction humaine qui relie l’ici  et le là-bas, l’homme et son prochain, l’homme et le Créateur.

Raphaël Draï zal 21 mars 2013

MEUTRISSURES – ( Pessa’h 1991)

In Uncategorized on mars 26, 2023 at 2:18
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Les déracinements sont-ils guérissables ? Avec le printemps s’en vient la fête de Pessah’, celle qui célèbre la Sortie d’Egypte, la libération d’un peuple voue a une complète destruction par la folie d’un despote qui se prenait pour Dieu. A Paris le printemps c’est ce bleu particulier du ciel qui place la ville tout entière sous la juridiction de la lumière. Le champ de celle-ci s’allonge encore avec l’avancement artificiel des aiguilles sur le cadran de la montre au titre de « l’heure d’été ». Lorsque les préparatifs de Pessah’ commencent, les arbres reverdissent et le sommet des feuillages semble capter cette luminosité de plus en plus surabondante vers laquelle se dirige le regard. C’est alors que survient l’éveil d’autres images, que la mémoire commence à faire mal. Non pas que s’altère d’aucune manière la joie de la libération. Mais comment oublier ces Pessah’ fêtés en Algérie lorsqu’y vivaient des communautés ferventes dont chacune revendiquait le titre de « petite Jérusalem » en attente de la Grande… A Constantine l’hiver était partagé entre des ciels d’un gris plombé, lourds d’une neige prégnante, et des firmaments d’un bleu glacé. Mais au printemps toute couleur était festive. Chacun ressentait, des Pourim, une sorte de légèreté par les multiples parfums qui montaient alors de toute la terre. Ensuite commençait avec les grands et méticuleux nettoyages des maisons le reflux de la ville dans l’ascèse de Pessah’, la marée descendante de l’effervescence sociale, symbolisée par l’abstention du levain durant plus d’une semaine. Mais plus inoubliables restent ces soirées de Seder vécues comme il convient, non pas assis à table, à la manière européenne, mais à l’orientale, ce qui donne aux postures de la liberté toute leur ampleur et leur caractère intentionnellement démonstratif. Plusieurs familles se réunissaient ainsi, constituant des volières d’enfants dont les mères et les tantes et les grands-mères tentaient de calmer les chahuts pour ne pas indisposer le groupe des grands pères, des pères et des oncles qui chantaient la Haggadah, d’abord en hébreu puis en sol’h, en judéo-arabe, s’accompagnant parfois du luth, du od’ jusqu’à ‘aube. Le sol’h avait des accents poignants, Car il attestait de la proximité des spiritualités juive et musulmane tandis que l’Algérie était politiquement à feu et à sang, que les attentats horribles des uns s’engrenaient avec les représailles aveugles des autres. Chaque communauté, européenne et musulmane, glorifiait a sa façon la liberté mais hélas ces glorifications étaient divergentes, chacune ressentant l’autre comme menace pour la sienne tandis que la Guerre civile promenait sa faux de sanglante terreur. Pessah’ à Paris ravive cette mémoire cruelle. Le plus dur dans le déracinement c’est que la terre que vous avez quittée ne vous quitte pas. ll suffit d’un accord de couleurs, d’une senteur d’acacia, d’une chemise neuve lentement dépliée en l’honneur de la fête, et aussitôt le pays fantomatique vient revendiquer une part d’ombre, ou pire encore la trace d’un rayon de lumière venue d’outre ciel. Il faut accepter en même temps que le souvenir de la Libération ce chagrin obstiné parce qu’il évoque lui aussi ce que fut la tragédie de l’impuissance à coexister. Qu’il reste question ouverte comme une plaie, attendant l’on ne sait quel remède rétroactif. Mais de Pessah’ à Shavouot le printemps s’affirme et la lumière du Sinaï le conforte. La joie finit par l’emporter, apaisant ces souvenirs remontés en flots. Accepter cette joie ce n’est pas abolir le chagrin ni l’interrogation qu’il entretient. C’est espérer qu’il s’effacera un jour dans la réconciliation.

Que Constantine, ou tout autre ville natale et inoubliée, Paris et Jérusalem, seront les trois joyaux étincelants d’une couronne de paix, les trois degrés d’un psaume consolateur.

Raphaël Draï, zal, L’Arche Mai, 1991

LE SENS DES MITSVOT: VAYIKRA

In Uncategorized on mars 23, 2023 at 11:27
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« … si quelqu’un d’entre vous veut offrir au Seigneur une offrande de bétail (…) il appuiera sa main sur la tête de la victime et elle sera agréée en sa faveur pour lui obtenir propitiation ». (Lv, 2, 4).

«Quelque oblation que vous offriez à l’Eternel, qu’elle ne soit pas fermentée car nulle espèce de levain ni de miel ne doit fumer, comme combustion en l’honneur de l’Eternel». (Lv, 2, 11).

Traduction de la Bible du Rabbinat.

Comme bien des prescriptions contenues dans le Lévitique, le sens de celles-ci pourrait paraître abscons et ésotérique, se rapportant aux fameuses « lois cérémonielles » qui ont suscitées les critiques et parfois les sarcasmes des spinozistes notamment. Ce qui définit une exigence spirituelle et pédagogique supplémentaire pour en faire comprendre le sens. En l’occurrence ces versets qui peuvent paraître on ne peut plus « ritualistes » comportent des significations d’une exceptionnelle importance par elles-mêmes et par leur complémentarité. Qu’en est-il des premiers?

Ils situent avant tout la polarité fondamentale d’une responsabilité essentiellement personnelle. Bien sûr, l’édification du Sanctuaire a doté le peuple d’un lieu de rencontre électif avec la Présence divine. Grâce au Sanctuaire, l’approche, la hitkarbout de cette Présence devient effective et praticable. Il n’empêche que, quels que soient les préparatifs et l’assistance des Cohanim, le korban proprement dit relève de la responsabilité singulière de qui doit l’accomplir en s’acquittant des obligations qui y sont liées. C’est pourquoi il devra assurer de ses propres mains le contact avec l’animal dévolu à cet effet, pour bien marquer la continuité à la fois matérielle et symbolique entre cet animal et lui.

Ainsi sont intégrés les différents niveaux du vivant appelé à la sanctification, à la kedoucha. Cependant, et dans tous les cas, il faut conserver le sens de la mesure, éviter toute forme d’exaltation ou d’excitation qui altérerait ce processus d’approche graduelle, lequel se rapporte à un développement temporalisé de l’esprit et à un contrôle corrélatif des pulsions. Car l’esprit lui-même a ses propres troubles qui interfèrent avec ceux de la vie qualifiée de matérielle.

De ce point de vue, le texte du Lévitique, s’il incite à se libérer des enchaînements pulsionnels et des gravitations de la matérialité, nous met en garde contre les tentations de ce que l’on pourrait appeler le « quintessentiel ». A cet égard, le levain et le miel doivent être exactement dosés car ils indiquent comment les substances changent d’aspect mais sans se transformer et pourquoi les produits purs qui résultent déjà d’une extrême élaboration préalable ne doivent pas en outre servir à une « hyper-purification ».

Une sublimation outrancière confinerait à l’ébriété et conduirait si l’on n’y prenait garde à chuter d’aussi haut que l’on avait cru s’élever. Le miel en soi est déjà un produit pour ainsi dire sublime, du goût à l’état pur. Faute d’un dosage exactement mesuré il peut s’avérer vomitoire. Point besoin de le sur-sublimer.

On aura noté enfin l’articulation interne de ces différentes mitsvot. En appuyant ses mains sur la tête de l’animal voué au korban, puis en dosant exactement le levain et le miel, c’est toute l’échelle du vivant et de l’esprit qui l’anime qui se trouve ainsi parcourue. Ce qui explique l’agencement structural des versets correspondants. En commençant par appuyer ses mains sur la tête de l’animal l’on se situe au point de départ d’un travail qui devrait mener jusqu’aux expressions les plus hautes de la spiritualité. Mais attention à ce que les spécialistes de la montagne qualifient « d’ivresse des sommets ». Noé en personne n’a pas su s’en garder et l’on sait ce qui a suivi (Gn, 9, 21).

Ce n’est pas pour autant que la première étape soit « primitive » ou triviale. Car c’est bien sur la tête de l’animal que les mains doivent en premier se poser et l’on sait que dans l’univers biblique, aux initiaux degrés du vivant, l’humain et l’animal sont strictement solidaires et requièrent conjointement la sollicitude divine.

Raphaël Draï zal, 6 mars 2014

LE SENS DES MITSVOT: PARACHA VAYAKHEL

In Uncategorized on mars 16, 2023 at 6:31
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«Pendant six jours on travaillera mais au septième jour vous aurez une solennité sainte (kodech chabbat chabbaton) en l’honneur de l’Eternel; quiconque travaillera en ce jour sera mis à mort (youmat). Vous ne ferez point de feu (lo tébaârou ech) dans aucune de vos demeures ce jour là »… «Puis, que tous les plus industrieux d’entre vous (col h’akham lev) se présentent pour exécuter ce qu’a ordonné l’Eternel ». (Ex, 35, 2, 3 et 10). Traduction de la Bible du Rabbinat.

Point n’est besoin de revenir sur l’insertion des prescriptions concernant le chabbat lors de la construction puis de l’édification du Sanctuaire[1]. Cependant, il faut s’interroger sur la reprise de ces prescriptions en même temps que sont récapitulés les différents éléments entrant dans cette construction. Ils sont récapitulés de nouveau parce que cette fois Moïse s’adresse au peuple après la faute du Veau d’or, au peuple muni des secondes tables de la Thora, au peuple édifié lui même moralement par la commission de cette transgression inouïe qui a failli lui être fatale. Et ce peuple – on l’a déjà explique aussi, est abordé comme KaHaL, doté des deux lettres hei et lamed, que l’on retrouve dans la louange du HaLeL.

Ce peuple n’est pas doté d’une mémoire exclusivement factuelle mais d’une mémoire transcendante. Il est en mesure de se souvenir non pour répéter mais pour se dépasser. A cette fin, il doit conjoindre deux attitudes et deux aptitudes qui d’ordinaire sont difficilement conciliables: la maîtrise de soi, soulignée par la reprise de l’interdit chabbatique, et la capacité de créer, d’où la référence aux « savants de cœur ».

Rachi s’interroge d’ailleurs sur la signification de cet interdit en ce point du récit biblique: serait-ce pour signifier que faire du feu le jour du chabbat relève d’une défense spécifique? Ou bien pour rappeler de manière plus générique encore la catégorie même des interdits opérants ce jour là? Il faut sans doute relier ces deux lectures. La seconde concernerait la référence formelle à ces prohibitions. La première, elle, soulignerait la dynamique interne, la contagiosité des transgressions. En ce sens, l’interdit de faire du feu comporte bien sûr un sens en soi mais aussi au regard du fait qu’une fois allumé un feu se propage, pour peu qu’il trouve sur son passage des matières à brûler.

La langue hébraïque l’indique par le verbe BoÊR: consumer, dont la racine constitue la « décombinaison » de la racine ÂBR qui désigne au contraire le déplacement progressif et se rapporte à l’état d’esprit du ÎVRi, de l’être-hébraïque capable en ses déplacements de relier le point de départ et le point d’arrivée, le passé et l’avenir. L’ombre du Veau d’or se discerne dans cette préfiguration du principe de précaution dont on sait la portée dans les dispositifs juridiques et éthiques contemporains. S’agissant du Veau d’or, le processus avait commencé par une injonction verbale en direction d’Aharon, durant l’absence de Moïse. Il s’est terminé par la brisure des Tables et, n’eût été l’inoubliable intervention de Moïse en personne, il se fût achevé par l’effacement du peuple de l’Alliance divine.

Toutefois, le principe de précaution ainsi entendu ne doit pas aboutir à l’inhibition du peuple rendu timoré, pusillanime et ayant peur en effet de son ombre. C’est pourquoi, suivant immédiatement le rappel des règles du chabbat et, on l’a dit, plus particulièrement de l’interdit d’allumer du feu, sont reprises les prescriptions relatives à la construction du Sanctuaire. L’on comprend mieux ainsi comment opère le récit biblique dans ses intentions didactiques: il met chaque fois l’accent, en tant que de besoin, sur les parties du comportement individuel et collectif à propos desquelles inattentions ou négligences, sans mêmes parler de transgressions, seraient certainement dommageables et mêmes irrémédiables. Agir sans précaution peut s’avérer destructeur, activement. S’entourer de tant de précautions qu’il devienne impossible d’agir serait tout aussi destructeur, quoique passivement.

Le début de la paracha Vayakhel conjoint donc ces deux attitudes. Il ne faut pas oublier d’abord que l’interdit précité est un interdit de finalité chabbatique et non pas une prohibition strictement arbitraire. L’expression chabbat chabbaton, par sa répétition, fait pièce à l’expressions symétrique et antagoniste, usitée dans la précédente parachamot youmat. Celle-ci désigne non pas seulement la peine de mort au sens juridictionnel, avec son encadrement procédural, mais la mortalité et même la morbidité d’un esprit, d’une institution, d’une forme sociale ou d’un régime politique. Celle-là se rapporte non pas seulement à la vie, à l’existence, mais aussi à ce qui fait que la vie soit vivante, à la « vivance », à ce que le Rav Kook nommera: h’ey hah’aym, la vie de la vie. C’est pourquoi, le récit biblique rappelle que les travaux du Sanctuaire doivent être confiés non pas seulement à des artisans «industrieux» mais à des « savants de cœur » qui sachent mettre le leur dans ce qu’ils accomplissent, avec vigueur et avec rigueur pour eux-mêmes et pour leur prochain.

Encore une observation concernant cette fois les dimensions propres de l’anthropologie biblique. La transgression du Veau d’or ne fut certes pas vénielle ni anecdotique. Elle ravivait par sa violence et par ses caractères de passage à l’acte la transgression originelle commise au Gan Êden, celle des deux prescriptions constitutionnelles qui en garantissaient la viabilité: travailler (leôvdah) et préserver (lechomrah) (Gn,2, 15). C’est bien ce doublet intimement équilibrant qui se retrouve dans la présente paracha: attention au feu qui dévore, mais simultanément attention à la passivité qui dissout. Tous les chemins de la Création exigent cette illumination à deux degrés.

Raphaël Draï zal, 20 février 2014


[1] Cf. commentaire sur Tétsavé.

AU DELÀ DES TEMPÊTES

In Uncategorized on mars 14, 2023 at 10:46

Depuis des décennies, il n’est pas de jour où il ne soit question des guerres que doit mener l’Etat d’Israël pour défendre son existence. La pression des événements, l’angoisse qui en résulte, la nécessité de prendre des décisions au jour le jour quand ce n’est pas d’une minute à l’autre, et puis aussi la virulence des passions, empêchent parfois de comprendre ce qui, de la vie de ce même Etat, et avec lui du peuple juif, se construit à des niveaux plus profonds qui engagent à leur égard ce que l’on se permettra de nommer : une civilisation. Pour chacun de nous il faut alors apprendre à vivre selon deux échelles de temps : le temps court, haletant, celui des réactions immédiates, et le temps correspondant à de plus longues ondes, un temps qui fore dans les profondeurs d’Israël et engage son avenir. C’est pourquoi il importe d’accorder une attention particulière autant qu’à la littérature d’Israël à l’évolution du droit israélien. Inscrit il cet Etat dans une démocratie « standard », au risque de lui faire perdre ce qu’il est convenu d’appeler son identité ? C’est cette exigence de préservation que rappellent d’éminentes personnalités religieuses qui doivent se souvenir, à leur tour, que construire un Etat, contre vents et marées, vents de haine et parfois marées de sang, ne se fait pas d’un coup de bâton magique, serait-il celui de Moïse. D’un côté comme de l’autre de nombreux témoignages paraissent. Et d’abord les autobiographies sinon personnelles en tous cas professionnelles de deux des plus grands juristes israéliens contemporains, l’ancien président de la Cour suprême : Aharon Barak et l’ancien juge à cette même cour H’aym Cohn. Deux personnalités éminentes qui, avec leurs collègues, et notamment le professeur Ménahem Elon, l’auteur du monumental Michapt Îvri, ont placé le droit confié à leur jugement et considéré dans ses fondements, ses procédures mais aussi dans ses débats et ses dilemmes, quasiment au cœur de la civilisation israélienne. Pour Aharon Barak[1], l’élaboration du droit israélien doit inscrire l’Etat d’Israël de manière irréversible dans l’univers démocratique. D’où l’obligation de fonder un incontestable Etat de droit qui mette en œuvre sans réserves ni faux-semblants les clauses de la déclaration d’Indépendance de 1948 laquelle se rapporte à la fois aux normes des démocraties d’après-guerre, ayant vaincu militairement le nazisme, et aux valeurs immémoriales des prophètes d’Israël. A cette fin la Cour suprême doit contrôler le complet respect de ces normes là mais elle doit également veiller à la construction d’un ordre juridique dynamique engageant délibérément Israël dans le monde contemporain. Un débat célèbre l’a opposé sur ce point avec le Professeur Elon concernant le recours à la Tradition d’Israël en cas de silence prétendu ou de lacune présumée de la loi votée par la Knesset. Pour Aharon Barak, un tel débat n’a pas lieu d’être. S’il apparaît que la loi soit silencieuse où qu’elle n’offre pas les ressources indispensables à un véritable jugement, le juge doit, de soi-même, en quasi législateur, créer ces ressources par son pouvoir quasiment illimité d’interprétation et de construction. C’est pourquoi Aron Barak, plutôt adepte de Hart et de Dworkin que de Maïmonide ou du Gaon de Vilna, a parfois été taxé de laïcisme, relativisant l’identité juive au profit de la seule citoyenneté israélienne qui ne fait acception ni de religion, ni de sexe, ni d’origine. De tels débats sont fortement éclairés par l’autobiographie de H’aym Cohn[2] auquel l’on doit une étude encore indépassée sur le procès de Jésus du point de vue du droit hébraïque. Pour H’aym Cohn, les oppositions tranchées et lapidaires : religieux – laïc, identité- citoyenneté, sécurité – respect des procédures, droit des particuliers – intérêt général, ne traduisent pas des contradictions ou des inconséquences du peuple israélien. Elles manifestent plutôt son insertion décisive dans un monde lui-même traversé par de telles antinomies et qui souvent peine à les résoudre. A ses yeux, il ne faut pas craindre de s’y affronter. De leur solution résulte la vitalité immédiate puis la survie véritable d’Israël. En de telles vues, il rejoint alors le professeur Elon pour qui la Tradition d’Israël, loin d’être archaïque ou surannée s’avère, pour qui sait y accéder et la mettre en résonance avec les grandes théories du droit contemporains et les jurisprudences dignes de ce nom des Cours suprêmes d’autres Etats, un gisement d’une exceptionnelle richesse. Qui voudrait s’en convaincre devrait prendre connaissance d’une autre somme de Menah’em Elon, celle qu’il vient de consacrer au sujet capital, et parfois fort controversé, du statut juridique de la femme en droit israélien et en Halakha, pour substituer l’information au fantasme dans ce domaine mais aussi pour mettre en évidence, plutôt que l’incompatibilité de ces deux systèmes juridiques, leurs convergences et leurs harmoniques[3]. Il serait désastreux de croire que ces discussions ne concernent que la corporation des juristes spécialisés. Ils concernent tous les citoyens israéliens et plus largement encore tous les membres du peuple juif – que l’on songe par exemple à la question des conversions. Comment un droit divisé, polémique, en état de quasi sécession avec ses sources premières, ou bien qui se complairait dans le miroir de sa propre histoire, contribuerait à réduire les tensions, confinant parfois à la rupture, de la société israélienne ou bien à réguler ses évolutions, erratiques selon les uns, modernisatrices selon les autres – que l’on songe aux débats suscités par l’organisation de la Gay Pride à Jérusalem ? Le droit israélien fait partie de la culture juive la plus créatrice et contribue à forger, en effet, une civilisation pérenne. L’essentiel reste de maintenir les débats qui en résultent à une hauteur suffisante pour qu’ils sollicitent l’élévation de la pensée. Tel est le cas avec les points de vue réunis par Yaâcov Malkhin sur « La culture du judaïsme laïc » [4]. Il ne s’agit pas d’y réagir impulsivement ou de manière militante, autrement dit prévenue. On y découvrira que la question centrale n’est pas des moindres puisqu’il s’agit de l’existence de Dieu et, si son existence est admise, de ses interférences dans les affaires humaines par l’entremise d’un corps de « sacerdotes » qui prétendraient seuls parler en son nom exclusif. Pour qui est attentif à la pratiques des passerelles et qui ne confond pas la parole et la diatribe, de pareilles interrogations se retrouvent chez deux autres références majeures de la pensée religieuse d’un Israël en pleine renaissance : le rav Kook et le rav Ashlag, l’auteur d’un immense commentaire du Zohar : le Soulam. Loin de s’abstraire dans les hauteurs sidérantes de la mystique, toute leur vie ils se sont confrontés à la construction sociale et économique du peuple d’Israël en prenant en compte le socialisme et le marxisme, en débattant du concept de liberté face à celui de responsabilité ou bien de l’interaction entre l’individu et la collectivité de sorte qu’ils se veuillent plus complémentaires qu’antagonistes[5].

Une fois que l’on a pris connaissance de ces de ces histoires de vie, de ces témoignages et de ces études si riches en information, l’on en ressort avec plus de détermination face à l’avenir. Il ne s’agit pour personne de rechercher des consensus plats dans lesquels chacun abdiquerait sa conviction ou ferait rentrer dans le rang sa pensée singulière. Il faut plutôt se convaincre qu’un peuple parcouru de tels courants est un peuple bien vivant et qu’il n’est pas grave que deux pierres s’entrechoquent s’il en jaillit une étincelle.   

                                            Raphaël Draï z »l, l’Arche Janvier 2007


[1] Aron Barak, Chophet beh’évra démocratit, Keter, 2004.

[2] H’aym Cohn, Mavo ichi, Autobiografia, Dvir, 2005

[3] Menah’em Elon, Maâmad haicha, Kibbouts haméyouh’ad, 2005.

[4] Tarbout heyahadout hah’ilonit, Keter, 2006.

[5] Harav Michael Leytman, Chnei hameorot haguedolim, Ashlag Research Institute, 2006.

LE SENS DES MITSVOT: PARACHA KI TISSA

In Uncategorized on mars 9, 2023 at 6:15
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« L’Eternel parla ainsi à Moïse: « Et toi, parle aux enfants d’Israël en ces termes: Toutefois observez ( tichmorou ) mes sabbats, car c’est un symbole de moi à vous ( oth hi beyni ou beynekhem) dans toutes vos générations pour qu’on sache que c’est moi l’Eternel qui vous sanctifie. Gardez donc le sabbat, car c’est chose sainte pour vous (kodech hou lakhem)! Qui le violera (meh’aleleha) sera puni de mort (mot youmat) ; toute personne même qui fera un travail, ce jour sera retranchée (nikhreta) du milieu de son peuple » ( Ex, 12 à 14). Traduction de la Bible du Rabbinat.

L’importance de cette mitsva, en forme de rappel, tient à sa position dans cette paracha, elle même d’une importance exceptionnelle puisqu’elle relate la transgression du veau d’Or et ensuite le pardon obtenu par Moïse pour les anciens esclaves qui peinent à se libérer de leur état d’esprit et de leurs conditionnements antérieurs. Cette paracha poursuit en effet la description des éléments constitutifs du Michkane, du Sanctuaire, une description qui avait commencé dans la paracha Térouma. Pourquoi cette soudaine insertion des règles du chabbat à ce propos? Ne dirait-on pas un ajout superflu produisant une rupture de ton, une cassure logique, un parasitage du récit? Il ne le semble pas.

Ce rappel en est bien un, mais dont il faut comprendre la finalité avant de revenir sur son contenu propre. Quel malentendu risquait d’entacher la confection puis l’édification du Michkane? Précisément d’en faire une chose en soi, un but ultime, l’équivalent d’un mausolée des Choses saintes, elles-mêmes fétichisées. C’eût été un comble de lutter contre les rémanences de l’idolâtrie par une œuvre érigée à son tour, directement ou subrepticement, en idole. Il fallait alors que la véritable finalité de l’entreprise fût rappelée.

Œuvre de pensée et œuvre collective, le Sanctuaire demeurait toutefois une œuvre accomplie de main et d’esprit humains et en tant que telle susceptible de leur imposer ses rythmes et ses cadences, sa logique interne et ses entraînements, de l’autonomiser et de l’hétéronomiser en même temps. D’où, ici même, le rappel des règles du chabbat, de sa raison d’être et de ses finalités propres. On observera d’ailleurs que la nomenclature talmudique des actes prohibés le jour du chabbat et de leurs dérivés se raccorde expressément à la construction du Sanctuaire et à la nomenclature des actes qui y étaient interdits ce jour-là. Autrement dit encore, la signification du Sanctuaire et celle du chabbat se rapportent réciproquement l’une à l’autre.

Au demeurant, la signification du chabbat ne se réduit pas à la somme négative des travaux interdits ce jour. D’abord et avant tout, le chabbat est un signe, mieux un symbole, et un symbole exhaustif qui permet la remémoration et l’actualisation perpétuelle de l’Alliance nouée entre le Créateur et le peuple appelé à mettre en œuvre la Loi donnée au Sinaï, celle qui se rapporte à l’Œuvre de la Genèse, au Maâssé Beréchit. Le lien entre la Loi du Sinaï et la situation de l’Humain dans le Gan Êden se trouve dans l’emploi du verbe LiChMoR: garder et sauvegarder (Gn, 2, 15). Ce qui conduit à bien comprendre ce que signifie « interdit » dans les deux contextes puisque d’autres interdits, non limités au chabbat, se trouvent énoncés par exemple dans les deux Tables.

L’interdit se dénote en hébreu par la préposition LO et s’écrit par les deux lettres conjointes: le lamed et le aleph, à ne pas confondre avec le pronom personnel: LoV  qui s’inscrit par la conjonction du lamed et du vav et qui veut dire: « lui ». La lecture en sens inverse, en hipoukh, de LO –  donc aleph – lamed,  donne EL qui désigne toujours une direction, un vecteur, une orientation. Dans le système juridique d’Israël, dans sa compréhension particulière de ce qu’est une Loi, un interdit ou une défense ne doit pas se comprendre comme une restriction et encore moins comme une atteinte au principe de liberté. Un  interdit barre une route sans issue tout en ouvrant une voie alternative. En l’occurrence, le chabbat dont la structure est mutualisante, puisqu’il lie le  Créateur  et le peuple qui l’écoute, est également sanctificateur. La sainteté doit être comprise selon l’économie politique et psychique instaurée par la Thora donnée Sinaï. Elle détermine un niveau supérieur de l’être dont toutes les facultés reçoivent ainsi leur plus haute expression. Après Maïmonide, le Rav Kook insistera à ce propos sur la libération notamment de la faculté imaginative, corrélée à la faculté de raison, de sorte qu’elle développe son potentiel créateur du fait même qu’elle ne soit plus assignée à une tâche et à une seule[1].

Pourquoi ensuite l’annonce d’une sanction pénale aussi dure puisqu’elle confine à la peine de mort et à l’équivalent d’une excommunication? Une fois de plus, il importe de relier des énoncés juridiques aux principes vitaux qui leur donnent plein sens. On l’a dit, la construction du Michkane se rapporte à la situation de l’Humain dans le Gan Êden. C’est là que la première sanction au sens juridique a été énoncée sans qu’il soit sûr qu’elle eût été entendue. Dans le Gan Êden, et au titre de la responsabilité qui lui incombait, l’Humain (Haadam) devait à la fois transformer (leôvdah) ce site et le sauvegarder (léchomrah) ( Gn, 2, 14, 15) avec l’interdit du passage à l’acte sur l’Arbre de la Connaissance. Autrement, au lieu de s’inscrire dans le chenal de la vie, il se projetterait dans son contraire. L’expression alors usité, et que l’on retrouve dans la présent paracha: « mot tamout » ne se rapporte pas expressément à la peine de mort au sens judicaire mais à une inévitable et incoercible mortalité, à ce que les physiciens nomment parfois l’entropie, à la dégradation irréversible de l’énergie dans les systèmes clos.

La sanctification chabbatique permet  de retrouver le chenal d’une création infinie puisqu’elle trouve sa source dans l’infini de la Présence divine. Il n’en va pas autrement de la peine de kareth, du retranchement. Il suffira à ce sujet de noter que la racine de ce vocable KRTh est l’exacte dé-combinaison, si l’on peut dire, de la racine KThR qui désigne la Couronne royale: KeTheR, sachant qu’il n’est d’autre Roi que celui dont la désir de vie sort de sa parole  aimante.

Raphaël Draï zal 13 février 2014


[1] Orot Hakodech.

POURIM « CINQ–SIX »

In Uncategorized on mars 7, 2023 at 12:36
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Comment peindre Constantine durant Pourim,

Trouver les mots – parfums, les couleurs et les rimes…

L’hiver neigeux y laissait ses traces de froid

Et dans les rues pentues courraient les enfants rois


Qui faisaient bouquets de narcisses et mimosas

Pour Tata Fortune ou pour Mémé Rosa

Avant de pavoiser les cours et les fenêtres

Ouvertes sur le printemps d’un oublieux bien-être.


Dans les oratoires se lisait la Méguila

Pour fustiger Haman, ses sbires au coutelas,

Et magnifier Esther qui su vaincre sa peur,

Notre Esther Hamalka qui se fit mère et sœur


Et nous louangions son oncle Mardoché

Qui ne plia genou aux auvents du marché

Sachant que Yéhoudi est un titre de vie

Qui provoque la haine mais suscite l’envie.


Sur les tables nappées nous lancions les deux dés

Les douadèches blancs et noirs aux points non décidés,

L’as-doch disait la perte et le cinq-six le gain,

Le plaisir de la vie bruissait en son regain.


Sur la ville en fête s’épandaient les lumières

Où nos yeux se perdaient de toutes les manières

Mais le sort nous saisit puis il nous projeta

Loin des ravins ombreux de l’étrange Cirta


Et nous avons roulé hors des maisons natales

Comme les dés battus par d’autres mains fatales,

Très longtemps le futur nous parut indécis

Jusqu’au moment heureux où sortit le cinq–six.


Aujourd’hui des Haman refont assaut de haine

L’engeance du dément reste hélas bien pérenne

Mais nous savons d’Esther qui domina sa peur

Que le salut divin peut « s’annoncer d’Ailleurs ».


Pourim Saméa’h

Raphaël Draï zal, 27 février 2015

écrit dans le TGV Paris- Bordeaux 

Paracha Testavé: le sens des mitsvot

In Uncategorized on mars 2, 2023 at 5:15
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(Ex, 27, 20 et sq)

«Tu feras confectionner pour Aaron ton frère (ah’ikha) des vêtements sacrés (bighdé kodech), insignes d’honneur (lechabod) et de majesté (oultif’éret). Tu enjoindras donc à tous les artisans habiles (h’akhmei lev) que j’ai doués du génie de l’art (rouah’hokhma), qu’ils exécutent le costume d’Aaron, afin de le consacrer à mon sacerdoce »

(Ex, 2 à 4). Traduction de la Bible du Rabbinat.

Les termes hébraïques originaux mis entre parenthèses indiquent à quel point la traduction précitée, fort approximative, ne rend pas compte de leur signification véritable. ll faut donc y revenir.

La précédente mitsva incombe à Moïse désigné ici comme le « frère d’Aharon », lequel doit officier comme Cohen Gadol, le Grand Prêtre. Chaque fois que des termes fondamentaux sont utilisés dans les quatre livres qui suivent le sépher Beréchit, il faut se reporter à ce livre pour en comprendre les significations initiales. Ainsi des mots vêtement (BeGeD) et du mot frère (AH’). La première fois qu’il soit question d’un vêtement dans la Thora c’est à propos du premier couple, après la transgression initiale du commandement de ne pas consommer du fruit de l’Arbre de la connaissance du bien et du mal. Cette transgression met pour ainsi dire l’Humain à nu et à découvert. Pour se recouvrir Adam et Eve cousent ensemble des feuilles d’autres arbres et s’en font des « pagnes », comme traduit encore la Bible du Rabbinat (Gn,3, 7). Sans doute ces feuilles-là désignent-elles d’autres modes de connaissance.

Sans entrer une fois de plus dans des questions complexes de traduction, il suffit de comprendre que la notion de vêtement se rapporte physiquement et moralement à cette transgression générique qu’elle a charge de recouvrir et non de dissimuler. La confection des vêtements du Grand Prêtre ne s’y limitera pas. Il s’agit à leur propos d’aller plus loin: de réparer d’abord, de sublimer ensuite.

Les mêmes observations s’imposent à propos de la notion de frère, de ah’. Ne savons-nous pas qu’Aharon et Moïse sont frères de père et de mère? La mention du mot ah’ désigne en réalité un élément problématique découlant du premier fratricide. En d’autres termes, les mitsvot relatives à la confection des vêtements inhérents au sacerdoce sont voués à la réparation et au dépassement des deux transgressions initiales. Il ne s’agit pas non plus et seulement de decorum. C’est pourquoi la vêture du Grand Prêtre est elle même référée à l’idée de sainteté qui n’apparaît pas explicitement dans la traduction précédente.

Dans l’univers biblique la sainteté se rapporte chaque fois qu’elle est mentionnée, sous quelque modalité que ce soit, au choix de la vie, à son établissement pérenne. De ce point de vue, la confection de cette vêture importe tant par son objet que par les procédés mis en oeuvre. On observera que cette confection est confiée à des artisans, pour reprendre cette terminologie, qui ne doivent pas seulement faire preuve d’«habileté». Ils doivent être doués de facultés d’un tout autre niveau, être d’une part des savants de cœur (h’akhmei lev) et, d’autre part, être doués non seulement de sagesse mais d’esprit de sagesse (rouah’ h’okhma). Ce qui conduit au passage à cette observation: il se trouvait donc au sein du peuple des esclaves à peine libérés de la servitude pharaonique des êtres de cette stature qu’il fallait savoir discerner, tout comme il avait fallu savoir le faire pour les juges et autres dirigeants du peuple selon la paracha Ytro (Ex,18, 21).

Que faut-il entendre par sagesse de cœur? Une sagesse qui transcende la simple intelligence technique. Comme l’expliquera plus tard le rav Kook, toute spécialisation (miktsoâ), efficiente dans son domaine propre, risque d’enfermer le spécialiste concerné dans les bornes de son savoir. Pour participer à une œuvre collective, il doit s’avérer capable de relier sa connaissance à celle d’autrui de sorte à former une échelle de savoir complémentaire et supplémentaire, compatible avec ce niveau de l’œuvre. En l’occurrence il s’agit de la construction et de l’édification du Sanctuaire, œuvre homothétique à celle de la Création. A cet égard le Maâssé Hamichkane devient assurément l’homologue de l’œuvre de la Création, du Maâssé Beréchit, et de l’Œuvre de la Structure, du Maâssé Mercava.

C’est pourquoi les hommes et les femmes de l’art attachés à cette réalisation doivent également faire preuve d’esprit de sagesse afin que celle-ci ne se réduise jamais à ses modes opératoires, qu’elle ne cesse de se transcender jusqu’à atteindre les degrés de la Création nommé Cavod et Tif’éret. Chacun aura compris que des vocables, comme ceux de H’okhma, de Rouah’ et de Tif’éret procèdent chacun et ensemble de l’univers des séphirot par lesquelles l’œuvre de la Création divine devient accessible à l’entendement humain, sachant que depuis sa propre naissance l’Humain est le coopérateur (choutaf) du Créateur pour le parachèvement de cette Création.

Si les différents vêtements constituant la vêture du Cohen Gadol soulignent sa position singulière, particulièrement élevée, dans le processus de la Création sanctifiée ils ne doivent pas l’isoler du klal Israël. C’est pourquoi, ces vêtements sont confectionnés par des membres du peuple qui ne doivent pas être considérés comme de simples exécutants. C’est l’esprit du peuple, à son plus haut niveau, qui se transfère dans cette vêture. La prêtrise au sens biblique n’est pas une caste. Pareil dispositif se retrouvera d’ailleurs à propos de « la bénédiction des Cohanim » dont on sait qu’elle n’est pas unilatérale, descendant des prêtres jusqu’au peuple, mais qu’elle se formule en sanctification réciproque et dialoguée.

Raphaël Draï zal 6 février 2014