Avec Tou Bichvat, le Nouvel an hébraïque des arbres, l’on voudrait consacrer toute notre attention aux premières efflorescences, aux premiers pointillements de couleurs tendres dans les arbres et dans les buissons reverdis. La mémoire heureuse se réveille en la circonstance. A Constantine, pour Tou Bichvat, les mouvements de jeunesse se livraient à des concours fort disputés pour célébrer les pulsations de la vie, le ciel rasséréné, l’eau libérée des glaciations de l’hiver. Aujourd’hui l’esprit se porte à de plus dures pensées. Depuis 18 mois la communauté juive de France vit dans l’inquiétude, évaluant au jour le jour les troubles qui l’affectent, les violences qui la visent, les propos qui la désobligent, lorsqu’ils ne la diffament pas. Il est dur d’envisager les propos de la haine nue quand le printemps commence, et pourtant…
Au fait, qu’est ce que la haine? Un sentiment « obscur », disent les psychanalystes. N’est-il pas impossible d’en préciser la nature, après son examen sur pièce? La haine résulterait alors d’un désir de mort contrarié dans son expression assassine. Soit le cas du judaïsme et de l’Etat d’Israël. Lorsque l’un est insulté et l’autre injurié, y ajouter, si possible publiquement, vous vaut désormais louanges et couronnes de laurier. Mais répondre comme il se doit, sans concéder un seul poil de notre pelisse, provoque ceci, qu’il faut découvrir dans son ampleur. Venons aux faits. Après la publication dans Le Monde d’un reportage de François Maspéro présentant la politique profonde de l’Etat d’Israël envers les Palestiniens comme une politique « d’apartheid » (cette invention malheureusement occidentale et pseudo-chrétienne) nombreux en ont jugé la thématique insultante et la mise en page quelque peu complice. Et nous avons été quelques uns alors à signer une réponse dans ce même journal, laquelle fut certes publiée sous le titre « Durban sur Seine » mais de manière bien moins voyante, et encadrée comme il se doit par un avis de sens contraire (21 janvier). Après quoi le courrier est arrivé. Deux lettres ont retenu mon attention inquiète. L’une partageant les thèses de Maspéro mais exprimée dans le langage cotonneux des universitaires militants qui jouent les impartiaux. L’autre exprime une haine si pure, qu’elle mérite d’être portée à la connaissance publique pour servir à leur information sur les gisements de mort décelables dans notre beau pays tout juste après les déclarations de Jacques Chirac en 1996 et celle de l’Episcopat français en 1997. Ce texte est anonyme. Moralement l’anonymat est un indice de lâcheté. Mais psychiquement et politiquement, il incite précisément à ne pas minimiser ce qu’il exprime, à lui conférer un plus haut coefficient de nuisance et de destructivité. Cette lettre, anonyme donc, se présente formellement en un propos principal et deux NB (respectivement NB et NB2 ). Elle se veut ainsi très structurée. L’écriture est d’un trait, sans rature, ni repentir. Celle d’un « éduqué ». Que dit le paragraphe : « Je lis aujourd’hui votre article intitulé « Durban sur Seine ». Point n’est besoin de chercher bien loin les causes d’une recrudescence – qui reste à prouver – de l’antisémitisme. Si elle existe, vous en êtes vous mêmes les meilleurs vecteurs. Vous étiez odieux, vous voilà obscènes. Avec mon mépris, un ancien ami d’Israël ». Toute cette salves d’injures et d’insultes, couronnée de « mépris » (on y reviendra), simplement pour avoir exprime un dissentiment… Comme la tentative maspérienne de souillure eût été voluptueuse si nul ne l’avait récusée! Toutefois, à présent, il faut descendre plus bas. Le propos initial n’est vraiment que du hors d’œuvre. Le plat principal requiert un estomac d’autruche: « Vous connaissez cette terrible photo des années 43 ou 44 représentant un petit enfant juif, les bras levés sous les yeux d’un soldat allemand ». Qui n’en a pas eu, pour sûr, le regard giflé… L’Anonyme poursuit: « J’ai longtemps cru que si je l’avais pu, par miracle, j’aurais essayé de le sauver. Aujourd’hui je ne lèverai pas le petit doigt pour lui. S’il a survécu il est sans doute colon à Gaza, il parle comme vous, et il vote pour Sharon qu’il trouve trop mou». Il faut serrer le mors à la psychiatrie pour ne pas lire cette argumentation à l’envers: comme l’aveu honteusement contre-tourné que l’auteur de ces lignes anonymes, s’il eût été présent, eût sans nul doute laissé cet enfant là dans sa profonde détresse, s’il ne l’eût pas directement livré, de ses propres mains, à la Gestapo. L’halluciner comme un « colon de Gaza » décharge notre haïsseur sans nom avouable de cette lâcheté rétroactive. En somme, le colon irréel de Gaza permet d’anéantir une nouvelle fois et post-mortem l’enfant qu’on gaza réellement. Si la haine est là, pansue à en crever, sa dilatation n’est pas achevée. Il faut à présent viser les co-signataires du crime de lèse haine – tranquille : « Et vous même, si vous aviez été allemand en 33, on voit bien quel uniforme vous auriez porté … ». A vrai dire, en 33 je n’étais pas né. Je suis né en 1942, privé de la nationalité française par l’abrogation du décret Crémieux et si l’armée américaine pour l’essentiel n’avait pas débarqué sur les côtes d’Algérie en novembre, cette année là, tout était préparé à notre intention pour des départs aussi lointains que sans retour.
Il faut maintenant conclure par le NB2, inattendu : « Ne vous méprenez pas : j’ai visité 2 fois Auschwitz, le lieu absolu de l’horreur… » Me méprendre, cher auteur anonyme, mais vous n’y pensez pas! Quelles raisons, vous lisant, aurais – je de m’y laisser aller? Que redoutez vous? Que cette méprise ne soit qu’une juste et immanquable rétorsion, sans phrases et sans appel, elle, au mépris dont vous croyez pouvoir me gratifier au début de votre nauséeuse missive? Sans doute telle eût été ma réaction si je n’avais jugé que votre lettre est sans doute anonyme quant à son signataire – un véritable couard moral – mais non pas quand à son contenu que scarifie de son paraphe en forme de faux, dans les deus sens du mot, la grande Haine anonyme qui tente de nous gâcher les printemps de la résurrection. Pour une fois, je crois devoir la sortir de son enveloppe – girondine – pour la donner à lire s’ils le peuvent, du lieu où ils se trouvent, à ceux et celles, de tous âges qui, au contraire de vous, ne s’en sont allés à Auschwitz qu’une seule fois. Et pour cause…
Raphaël Draï zal, 5 février 2002