( Gn, 25, 19 et sq )
Le relais entre les générations a été assuré. Itsh’ak et Rivka prennent celui d’Abraham et Sarah, inhumés à Hébron, dans le caveau de Makhpéla, auprès d’Adam et Eve. Le couple par lequel l’histoire humaine a commencé voisine, si l’on peut dire, avec celui par lequel elle a re-commencé. Au début de la nouvelle phase de cette histoire dans laquelle sans cesse la vie le dispute à son contraire, le réel à sa dissimulation, et par suite le révélé au recélé, Rivka ne pouvait donner d’enfant à son époux qui sût prier pour elle. Elle conçut et durant sa gestation ressentit que deux êtres s’apprêtaient à sortir au jour dont la conciliation n’irait pas de soi. Et c’est ce qui advint, au point que ces deux nouveaux-nés annonçaient deux formes de civilisation mais antagonistes incarnées dans l’aîné, nommé Esaü, et dans le cadet, Yaacov. Dès leur plus jeune âge, leurs prédispositions les séparent. Esaü recouvre une des caractéristiques de Nimrod: il chasse, s’épuise dans les courses à travers champs et bois. Yaacov, lui, est un être d’étude et de patience. Il ne cède pas aux premières impulsions, il réfléchit, il élabore, fait toute sa place à la pensée.
Un jour Esaü s’en revient de la chasse, épuisé jusqu’à la mort. Yaacov cuisine un certain plat dont son frère ne perçoit que la couleur: rouge, rouge-sang comme le sang de ses proies. Et de ce plat il veut manger goulûment, au point d’oublier qu’il est l’aîné, que cette primogéniture l’oblige à des comportements moins voraces que ceux qui dénient son aînesse spirituelle. Ce droit d’aînesse il n’en a plus cure, se sentant littéralement agoniser, et c’est sans difficulté qu’il le concède à Yaacov, quitte à réaliser un peu plus tard, dans l’après-coup, la bévue qu’il a ainsi commise. L’affaire, on le sait, n’en restera pas là et Esaü en concevra une haine assassine à l’encontre de son – si peu – frère. Itération du conflit entre Caïn et Abel dont les causes ne sont donc pas dévitalisées… D’autant que deux dilections contraires renforcent l’antagonisme fraternaire: Itsh’ak chérit Esaü qui sait choyer son palais, Rivka chérit Yaacov qui répond à ses attentes spirituelles, à sa préoccupation de voir prolongé et aboutir le cheminement engagé par Abraham.
L’existence d’Its’hak et de sa famille se déroulera sur la terre que domine le roi Abimelekh. A l’instar de Pharaon, il tente de s’approprier Rivka malgré le stratagème conçu par Itsh’ak afin de protéger leur vie. Répétition de la mésaventure pharaonique? Pas tout à fait. Il semble que la conscience morale du roi de Guérar soit plus aiguisée que celle du maître de l’Egypte. Lorsqu’il découvre de qui Rivka est l’épouse, d’abord il fait reproche à Itsh’ak de l’avoir, en somme, induit à fauter, ensuite, il offre son hospitalité au fils d’Abraham qui s’était entendu intimer par Dieu l’interdit de se rendre en Egypte. C’est donc sur les terres d’Abimelekh qu’Itsh’ak déploiera son activité laquelle s’avèrera prospère au delà de toute espérance.
Cependant cette réussite provoque l’envie et l’animosité des sujets d’Abimelekh: toutes les fois que les bergers d’Its’hak ayant creusé des puits y trouvent de l’eau, élément vital, les bergers du lieu préfèrent les empierrer, les rendre inutilisables, les rendre non repérables, plutôt que d’en faire mérite à Itsh’ak, craignant qu’un tel acte de reconnaissance emporte titre de propriété. Une fois de plus Itsh’ak ne se décourage pas. Tout puit rendu inutilisable sera méthodiquement rouvert, rendu à sa destination et renommé, jusqu’au moment où, de guerre lasse, les bergers aveuglés par la jalousie et par le ressentiment acceptent un pacte de commune utilisation. Il faut suivre ces péripéties l’une après l’autre pour comprendre la puissance de la patience face aux récurrences des propensions destructrices, selon le principe aberrant: «plutôt personne, et même moi, plutôt que lui».
Cependant, Esaü qui fait le tourment de sa mère à cause de sa violence, de sa vie dissolue, de son mépris des plus hautes valeurs lorsqu’elles contrarient ses emportements pulsionnels; Esaü, qui s’estime grugé, n’a pas désarmé et entend, malgré son désistement honteux, obtenir la bénédiction paternelle car celle-ci effacerait la transaction inconsidérée à laquelle il s’était abandonnée avec Yaacov. La vue d’Ish’ak a beaucoup baissé. Il identifie de plus en plus mal les êtres et les choses et commet aussi des erreurs d’appréciation spirituelles et morales. Rivka y veille. A son tour, estimant que la bénédiction d’Itsh’ak à celui qui reste son fils, certes mais sur lequel, elle, ne s’aveugle pas; estimant donc que cette bénédiction dispensée à Esaü irait à contre sens de la mission abrahamique, elle conçoit un nouveau stratagème. Yaacov devancera Esaü auprès de leur père, saura à son insu choyer son palais, et c’est lui qui obtiendra la bénédiction qui renforcera le droit d’aînesse auquel Esaü l’a subrogé. Et c’est ce qui advint même si Itsh’ak en dépit de sa malvoyance avait nourri quelque doute sur l’identité réelle de la personne qu’il croyait être son fils préféré.
Si les commentaires de la Thora, pour la plupart, justifient le comportement de Rivka et de Yaâcov, ils laissent ouverte la question portant sur la légitimité du stratagème. Etait-il loyal? Etait-il honnête? La Thora interdit de placer un obstacle sur les pas d’un malvoyant. Mais un malvoyant – Isk’ak en l’occurrence – a t-il lui même le droit de placer un obstacle sur les pas d’un clairvoyant? La Thora n’a rien d’un récit édifiant. Ce n’est pas «La veillée des chaumières». Elle suscite plutôt l’insomnie des consciences vigiles. Bien des questions qu’elle soulève fouaillent les consciences jusqu’à nos jours. Surtout qu’Esaü découvrira le dit stratagème et qu’il voudra assassiner son frère à qui Rivka enjoint in extremis de prendre le large auprès de sa propre famille. Yaacov l’écoute et s’engage dans un chemin qui ne sera pas bordé de lys ni de roses. La fraternité reste un vain mot tant qu’elle ne s’est pas libérée de la tentation fratricide.
Raphaël Draï, zal – 30 octobre 2013