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PARACHA VAETH’ANAN

In Uncategorized on juillet 30, 2020 at 10:43
44 Vaet'hanane
( Dt, 3, 23 et sq)

Le sens de cette paracha se condense tout entier dans son titre. Comme on l’a vu dans les commentaires précédents, Moïse se trouve aux abords de la terre de Canaan mais il lui a été interdit d’y entrer avec le peuple d’Israël. Comme son frère Aharon et sa sœur Myriam, sa sépulture se trouvera en deçà du Jourdain. Pour lui, cette interdiction est une conclusion malheureuse de sa tâche. Quel en a été le motif principal? On s’en souvient: les Bnei Israël souffrent une fois encore de la soif et craignent de périr. Ils exigent de Moïse qu’il leur fournisse de l’eau. Moïse, qui n’en peut mais, en avise Dieu qui lui enjoint  de se diriger vers un rocher aquifère comme il s’en trouve dans le désert et là lui demander de fournir cette eau destinée à apaiser deux sortes de soifs, la soif physiologique mais sans doute également la soif de révolte du peuple sorti de la maison d’esclavage. Or au lieu de parler au rocher Moïse lui inflige deux frappes. Dieu considère que la transformation de son injonction initiale constitue la désécration de son Nom. La sanction tombe: Moïse comme son frère ne franchira pas le Jourdain. Sanction disproportionnée?

Les commentateurs de ce récit en ont débattu au cours des siècles et en débattent toujours. De l’endroit où il se trouve à présent, Moïse va rappeler à ce peuple – qu’il n’a cessé de rappeler à lui même – quelle fut sa propre réaction à l’annonce de la sanction divine. Moïse ne veut pas en rester là. Il implore  Dieu de revenir sur cette sanction  et il le fait dans un langage et selon une terminologie dont rend compte précisément le titre de la paracha. « Vaeth’anan » est une forme grammaticale construite sur la racine H’N qui désigne la grâce, la mansuétude, la compassion. Moïse solliciterait-il la pitié divine? En réalité Moïse use vis à vis de Dieu des termes dont il lui a fait part lors de la seconde révélation du Sinaï, après la faute du Veau d’or et pour obtenir la pardon divin. Cette nouvelle révélation sera celle dite des 13 attributs de la présence divine. Dieu se révèlera notamment comme « rah’oum veh’anoun », compatissant et faisant grâce.

H’en désigne la grâce physique et aussi la grâce morale, la gratuité de l’altruisme. Moïse s’était empressé de consigner, si l’on peut dire, cette seconde révélation, sachant que les épreuves du peuple ne cesseraient pas et qu’en cas de récidive il lui faudrait  rappeler au Créateur ses attributs de miséricorde. Deux occasions lui en seront données. La première sera ouverte par la crise dite des explorateurs, elle aussi durement sanctionnée. C’est alors que pour la première fois, et expressément, Moïse invoque devant Dieu certains de ces attributs là, notamment celui de longanimité ( rav h’essed ) ( Nb, 14, 17 et sq ). Et Dieu lui accorde ce nouveau pardon: « J’ai pardonné ( salah’ti )  comme tu l’a demandé (kidvarekha) ».

On observera qu’à ce moment l’attribut de h’en n’a pas été mentionné. En somme Moïse a été économe dans la remémoration des attributs divins dont d’autres ont été gardés par lui en réserve. Et c’est bien l’attribut de h’en qu’il invoque maintenant à son propre usage afin que Dieu revienne sur la décision qui l’afflige, qu’il l’autorise à franchir le fleuve – limite, qu’il le laisse pénétrer avec le peuple sur la terre qui leur est dévolue par la divine bonté et la non moins divine justice. Que Dieu se montre à son égard h’anoun, qu’il ne s’arrête pas à la faute commise dans la substitution du passage à l’acte à la parole qui seule qualifie l’Humain en tant que tel.

Cette fois, et toujours pour employer un inévitable vocabulaire anthropomorphique, Dieu ne se laisse pas fléchir. Au contraire: il assigne à Moise une nouvelle ligne à ne pas franchir, et cela par la formule: « C’en est assez pour toi (rav- lakh) ». Cette formule, Moïse la connaît bien puisque lui même en a usé face à Korah ’et à ses affidés (Nb, 16, 7). Moise doit comprendre et doit admettre que les attributs divins ne se sollicitent pas de cette façon: à usage  personnel, privativement. Moïse ne le savait –il pas? Une autre hypothèse est envisageable.

Tout se passe comme si Moïse avait sollicité une troisième révélation qui eût outrepassé la seconde: celle des 13 attributs, pour en révéler de nouveaux. Par ce «  rav- lakh » tout se passe comme si Dieu avait signifié à Moïse qu’il n’y avait pas de révélation supplémentaire en réserve  et qu’il fallait savoir user des 13 attributs de miséricorde, en eux même suffisants, à bon escient. Moïse avait sollicité la grâce divine. Dieu a estimé en ce cas que cette sollicitation n’avait pas d’objet. Moïse devait se le tenir pour dit. Dieu l’invite toutefois à monter à une tout autre hauteur que celle de ses propres états d’âme. Son corps demeurera en deçà du Jourdain. Mais son exemple le traversera pour ne plus jamais quitter l’esprit du peuple qu’il avait conduit durant de si longues années, avec une grâce inépuisable, elle aussi.

 Raphaël Draï zal, 18 juillet 2013

Paracha Devarim par Raphael Draï

In Uncategorized on juillet 23, 2020 at 10:39

( Dt, 1, 1 et sq)

43+Dévari..

Ce dernier livre du H’oumach, du Pentateuque, est aussi appelé « Deutéronome ». Le terme est d’origine grecque. Il signifie répétition au sens didactique, reprise, réflexion. Au moment où les Bnei Israël se préparent à franchir le Jourdain  vers la terre de Canaan, Moïse croit devoir récapituler les événements qui se sont déroulés depuis la Sortie d’Egypte et durant toute la Traversée du désert. Pour quelles raisons? Les deux parachiot  précédentes en donnent sans doute la clef.

En premier lieu, y ont été récapitulées les étapes et stations auxquelles le peuple a attaché ses pas et où il a marqué ses séjours. Le sens de cette énumération n’apparaît pas toujours du premier coup. Il convenait que Moïse, une fois ce périple rappelé sur la carte, explicite le sens de ce qui s’y était passé. Une chose est de vivre, à chaud, en son immédiateté, un événement; autre chose d’y revenir par la pensée, de manière réfléchie. D’autant que toutes ces étapes ne se succèdent pas à la queue le leu. Elles sont étroitement reliées entre elles. Chacune conduit à la suivante selon la logique profonde d’un trajet dont les péripéties imprévisibles n’effacent pas les lignes directrices. Et puis le peuple a tellement changé! La génération du désert est presque totalement éteinte. Une génération nouvelle s’apprête à prendre son relais. Elle ne saurait le faire comme si elle était née d’elle même, dans l’oubli opaque et l’amnésie qui désorientent. Moïse se préoccupe ainsi non pas d’une redite, d’un ressassement, mais d’une véritable élaboration de l’histoire qui vient de se dérouler.

On sait que dans l’univers matériel et spirituel d’Israël, l’expression de la vie commence par celle des besoins primaires, bruts, qui laissent discerner le jeu des passions et le  mouvement des pulsions. Celles-ci ne sont jamais laissées en l’état. Qu’il s’agisse de pensée ou d’alimentation, ces besoins sont repris, travaillés à nouveau, élaborés, en effet, de sorte que leur énergie initiale s’avère non pas aveugle, décérébrée, mais créatrice, régulée  par la parole inter-humaine, celle de l’étude et de la prière, la parole de la socialité. C’est pourquoi l’alimentation casher, lorsqu’elle est carnée, autorise exclusivement la viande d’animaux herbivores et ruminants, ceux qui n’engloutissent pas d’un coup leur propre nourriture mais qui la régurgitent en vue d’une élaboration secondaire.

Au plan de la pensée discursive, celle-ci ne s’accommode pas des opinions impulsives, jaculatoires. Tout propos, surtout lorsqu’il concerne le sens de la Loi, relève d’une interprétation. On ne pense jamais seul mais au minimun à deux, chaque cervelle « se frottant et se limant à celle d’autrui » pour paraphraser Montaigne. Ce qui conduit à une autre formulation du « Cogito » : «  Nous pensons, donc nous sommes ». Tel est pour la Loi orale le sens et la fonction de la Michna, terme bâti sur la racine CHN que l’on retrouve, entre autres, dans CheNi, le 2, et dans ChiNouy, le changement, la transformation. La lecture du Deutéronome s’éclairera par ces premières considérations. Nul besoin de s’étonner des variantes et des variations entre deux relations d’un même événement,  ou deux versions du Décalogue. Ni les unes ni les autres ne s’énoncent sur un seul et même plan. Le Deutéronome reprend les quatre livres précédents mais pour les inscrire dans la mémoire vive du peuple. S’il les remémore, c’est pour les élever à la hauteur de symboles, de sorte que non seulement leur sens apparaisse mais qu’il soit d’une si intense densité qu’il se transmette de génération en génération jusqu’à nos jours.

Une autre raison doit être prise en compte. Les deux parachiot précédentes avaient fait état d’une demande inattendue de la part de la tribu aînée de Réouven, de celle de Gad et de la moitié de la tribu de Menassé, fils de Joseph: demeurer en deçà du Jourdain, sur cette terre qu’ils qualifient de « terre à troupeaux ( erets mikné) ». Comme si cette qualité l’emportait sur celle de kedocha, de sainteté, qui qualifie, elle, Erets Israël. Et Moïse ne l’approuve pas du premier mouvement. Une demande pareille semble oublieuse du but commun. En outre, elle écorne l’unité du peuple, en lui même et à l’intérieur de ses composantes, puisque la division traverse la tribu de Ménassé. Le texte même de la Thora restitue ces fêlures de façon impressionnante (Nb, 32, 33). Le mouvement du verset 33 est interrompu par pas moins de trois «passek», par trois tirets verticaux de séparation! Autant que le nombre des tribus séparatrices. Ne vont-elles pas constituer avant l’heure la première diaspora? Mais la terre où elles comptent s’installer n’est pas neutre. La présence mentale des peuples antérieurs reste virulente, attractive. D’autant qu’en construisant des villes présumées nouvelles sur les lieux des  précédentes, ces deux tribus et demi les reconstruiront, les réactiveront. Le mort aura saisi le vif.

De ce fait même, Moïse comprend, que d’une certaine façon, la Traversée du désert n’a pas délivré tout son sens. Et il en reprend le récit afin que  ce sens fût clairement perçu, d’içi et de là, comme s’il fallait d’ores et déjà jeter un pont entre les deux rives du Jourdain, autrement séparées  physiquement et spirituellement.

Raphaël Draï zal, 10 juillet 2013

PARACHA MATTOT MASSEI

In Uncategorized on juillet 16, 2020 at 8:23
41 Mattot.

( Nb, 30, 2 et sq )

Les Bnei Israël sont à présent tout près de franchir le Jourdain pour investir la terre occupée par les Cananéens et la restituer à sa vocation abrahamique originelle. La Traversée du désert a duré pas moins de quatre décennies, quarante années éprouvantes, tumultueuses mais aussi profondément révélatrices des dispositions intimes de ce peuple voué au sacerdoce de l’Humain.
Moïse demeure l’unique survivant de la fratrie libératrice. Il sent la mort s’approcher et, comme tout homme, il doit faire la balance entre ce qu’il a su accomplir et ce qui lui aura échappé : il n’entrera pas en terre de Canaan pour la transformer en Erets Israël. Ses injonctions se font plus dures, ses ordres se veulent sans répliques. Son irascibilité est celle des agonisants. Certes Josué a été institué comme son légitime successeur. Moïse lui a dévolu non pas une part mais deux parts de l’Esprit qui l’invigorait depuis le Buisson ardent. Mais l’idée même de succession est ressentie comme un avant-goût de la mort. Comment se défaire d’une vie, si remplie, tellement que la Présence divine ne s’y est pas refusée ? En poursuivant son enseignement. De ce moment jusqu’à celui du grand départ, de la vie encore s’écoulera. De la vraie vie qu’il faut savoir féconder, jusqu’à l’instant ultime. Et sur quoi porteront son enseignement et la transmission infatigable de la Loi divine ? Sur le respect des vœux que l’on a cru devoir prononcer.
La loi juive n’encourage pas ces serments qui lient celui ou celle qui les prononce pour un avenir qui, de ce fait même, n’en est plus complètement un puisqu’il se trouve préempté par les obligations issues de pareils engagements. De même, elle encadre fortement les pratiques du « naziréat » qui tendent à s’imposer des restrictions supplémentaires, des interdits surnuméraires relativement à ceux que la Loi a prévus. Le Deutéronome le précisera : cette Loi-là, il ne faut rien y ajouter, et n’en retrancher rien. Interdits et permissions s’équilibrent par leur nombre et leur valence spécifiques, comparables en cela aux deux plateaux d’une balance. Cependant, dans le cas où l’on a cru bon de se lier pour l’avenir par un serment, à prononcer des vœux afin de s’obliger à accomplir une action en surnombre, à s’interdire ce qui ne se décompte pas dans les 365 prohibitions de la Thora, il faut respecter ce que l’on a proféré. Les mots qui sortent d’une bouche humaine ne sont pas assimilables aux sons qui sortent de la gueule d’une bête. Ils engagent celui qui les prononce. Aucun mot ne saurait être prononcé à la légère. On peut trouver cette prescription exagérée, et de nature à induire des comportements obsessionnels puisque selon le traité Nédarim du Talmud il n’est jusqu’aux onomatopées qui ne recèlent un sens et celui-ci engage bel et bien la personne qui les expectore.
Cette prescription se comprendra mieux lorsque l’on aura rappelé que le peuple qui va franchir le Jourdain est constitué d’anciens esclaves. Durant un temps innombrable de servitude il leur a été interdit de parler, de s’exprimer. L’accès à la parole enfin libre devait alors être régulé comme le serait l’absorption d’une boisson enivrante. Depuis l’histoire de Noé nul n’en ignore les suites.
L’usage de la parole ne saurait être pulsionnel, assimilable à un de ces « keri » qui suscite la pollution séminale, qui marque la prévalence du désir inconscient sur la faculté de jugement. La réflexion doit précéder l’usage de la parole non pour l’écrêter ou pour l’affadir mais afin qu’elle demeure interhumaine et par suite susceptible d’engager le dialogue avec le Créateur. L’usage de la parole reste ainsi assujetti à la conciliation de ces deux facultés constituantes et incessible de la conscience humaine : la liberté et la responsabilité, de sorte que la responsabilité soit assumée en pleine liberté et que, simultanément, la liberté vécue soit une liberté responsable.
Il importait de le souligner précisément à ce moment-là : juste avant de quitter le désert. N’est-ce pas par une parole satisfaisant à ces deux critères que la notion de Berith, d’Alliance trouve sa réelle signification ? L’Alliance du Sinaï n’a-t-elle pas déjà pris la forme, au sens juridique et indissociablement éthique, d’un serment, culminant dans le «Nous ferons et nous écouterons»? Au futur. L’Alliance paradigmatique passée au Sinaï avec le Créateur devient effective lors des engagements ordinaires de la vie quotidienne et qui en assurent la continuité. Sinon, elle resterait un schéma abstrait, ineffectif, le nichmâ sans le naâssé.
Dans ces conditions comment comprendre ce qui semble être une différence flagrante de traitement entre les vœux prononcés par les hommes et ceux prononcés par les jeunes filles, encore dans le ressort paternel, ou par les femmes mariées: deux versets pour les premiers, pas moins de quinze pour les autres ? Serait-ce une forme «légale» de discrimination? Il ne le semble pas. Le statut de la fille et de la femme durant cette période se justifie par la nécessité de leur sécurité. Il faut se souvenir du rapt de Saraï, de l’enlèvement de Rébecca, du viol de Dinah. Encore fallait-il en concilier les exigences avec celles précitées de la liberté des femmes comme des hommes d’Israël. N’ont-ils pas accueilli ensemble la révélation du Décalogue ?
L’hypothèse qui se forme pourrait se formuler ainsi : certes la fille comme la femme se trouvent engagées par les dits statuts. Cependant les clauses de ceux-ci ne sauraient les empêcher de former librement à leur tour des engagements licites et conformes à la dignité de l’Humain. Lorsqu’il s’avère que dans l’exercice de leur liberté le serment formulé ou le vœu décidé n’y satisfait pas, il convient de les en délier de sorte, une fois de plus, à respecter ces deux « standards », comme dirait les juristes.
La signification d’une disposition juridique et la nature d’une institution ne sont pas complètement réductibles aux conditions matérielles d’une époque. Elles en rendent compte néanmoins. Et s’il faut juger les institutions d’Israël, en ce temps-là, dans ces paysages physiques et mentaux, il faut le faire selon toutes les obligations que le peuple devait assumer. Et cela reste son indéfectible mérite de n’avoir pas sacrifié les unes au nom des autres. Qui peut en dire autant ?

 Raphaël Draï zal, 17 Juillet 2013

Commentaire de la paracha Pinh’as

In Uncategorized on juillet 9, 2020 at 6:52
40 Pin'has .

(Nb, 25, 10 et sq)

Cette paracha est intimement articulée à celle qui la précède. La fin de la parachat Balak relate comment les Midianites, constatant que la tentative de malédiction ourdie par Balak et mise en œuvre par Bilaâm avait tourné court, et même qu’elle avait muté en bénédiction, décident d’employer, si l’on peut dire, les grand moyens. Ils font affluer vers le peuple d’Israël des escouades de prostituées afin d’inciter le peuple de l’Alliance à l’orgie sexuelle et ainsi de renier cette Alliance avec le Dieu qui la promeut et par laquelle s’atteste sa Présence. Un grand nombre de Bnei Israël s’y laissent aller dans la sidération des dirigeants du peuple, Moïse et Aharon compris, Moïse qui lui même avait décidé de se séparer de sa femme depuis le don de la Thora, sachant que la Parole divine pouvait lui être adressée à n’importe quel moment. C’est alors que Pinh’as, fils d’Eléazar, et  petit fils d’Aharon, mû par une autre passion: celle de Dieu, se saisit d’une lance et embroche   le couple de meneurs qui fautait au regard de l’Eternel, comme s’ils avaient décidé de souiller sa Loi en toute impunité. Et le fléau qui avait entre temps frappé le peuple cessa, fléau physique et  plaie mentale.

Il faut bien mesurer la gravité d’une pareille transgression. Elle afflige le peuple au moment où celui-ci après quarante années de pérégrination se trouve sur le point de franchir le Jourdain pour investir la terre de Canaan que le  Créateur avait originellement dévolue à ses Pères. Durant toutes ces années, ce peuple d’anciens esclaves a appris à réguler ses pulsions, à modérer ses emportements, à apprendre l’usage de la parole interhumaine. On le croyait sorti de l’état pulsionnel et voilà que les Midianites tentent de l’y replonger, et cela de manière irréversible puisque la prostitution à laquelle il est incité n’est pas seulement sexuelle. Elle implique aussi des pratiques idolâtriques. Dans de telles circonstance, si Pinh’as ne s’était trouvé là, lucide, attentif et zélé, ce que la Mer Rouge n’avait pu engloutir, les plaines  de Moab l’eussent anéanti. Et c’est pourquoi Pinh’as en est loué par le Créateur, aux oreilles de Moïse  de sorte que celui-ci le proclame à tout Israël. La Tradition juive verra dans Pinh’as une préfiguration du prophète Elie, lui aussi  brûlant  de zèle pour Dieu face à Ah’ab et à Jézabel, le couple de rois oublieux de l’Alliance, au point de fermer les Portes de la pluie.

Et pourtant  Pinh’as n’est pas érigé en exemple par la Thora. Plus exactement, si son acte est jugé digne de louange, il doit demeurer une exception. Deux allusions scripturaires le donnent à comprendre. En premier lieu, le nom de Pinh’as lui même est transcrit, étonnamment, avec  un « youd » minuscule. Comme s’il fallait en déduire une incomplétude constitutionnelle. On sait qu’en hébreu la lettre « youd », qui correspond au chiffre 10, est justement celle de l’accomplissement. Le Décalogue comporte à cet égard 10 lois, et non pas 9 ou 11. Cette réduction de taille atteste au passage à quel point dans la Thora, lue en sa langue originelle, la lettre est riche de sens et d’enseignements. Ce « youd » rapetissé est sans doute le signe que la connaissance de la Thora chez Pinh’as en était à ses commencements. Si le zèle est louable il est aussi symptôme d’immaturité. Pour le dire autrement, le comportement de Pinh’as est loué à cause des circonstances d’extrême urgence où il s’est produit  et à cause de la passivité des responsables institué du peuple d’Israël. Il ne saurait constituer un précédent ni un exemple à suivre pour les temps courants.

Une autre particularité de la transcription graphique du récit biblique le confirme. Le Créateur accordera à Pinh’as et à sa descendance une Alliance particulière : l’Alliance de paix: Bérith Chalom. Cependant, dans le Sépher Thora d’une part les mots bérith et  chalom ne sont pas reliés entre eux, ne sont pas interconnectés mais légèrement disjoints, d’autre part le vav de chalom est lui même brisé par le milieu et non pas écrit d’une seul trait, comme il  aurait dû l’être. Même justifiée,  la violence n’est pas érigée en but ultime, en comportement ordinaire. Lorsqu’elle s’exerce, fût ce à juste titre, elle laisse des séquelles et des cicatrices. D’autant que Pinh’as est fils et petit fils de cohanim et que la fonction élective du cohen est la réconciliation, le recouvrement de la paix sociale après celle des esprits.

Et c’est sans doute pourquoi cette même paracha relate un épisode de sens opposé, celui qui concerne d’autres femmes, les filles de Tséloph’ad. Elles s’en viennent questionner Moïse, après le décès de leur père, et en l’absence de fils, sur les règles régissant l’héritage des filles. Cependant elles s’en acquittent sans violence, sans acrimonie, laissant à Moïse le temps d’y réfléchir et la possibilité de leur répondre de manière compréhensible pour les temps à venir également. Moïse en est si heureux qu’il décide d’« approcher » ( vayakrev ) leur demande face à l’Eternel ; de la considérer comme un véritable korban digne d’être présenté devant le Créateur. Les filles de Tséloph’ad ont démontré, au terme de cette si longue, tumultueuse et éprouvante Traversée du désert que le peuple d’Israël venait enfin- lui qui avait été condamné en Egypte esclavagiste à des siècles de mutisme – de recouvrer le sens de la parole dialoguée, la seule qui permette de fonder  et de faire vivre des ensemble  humains dignes de ce nom.

Raphaël Draï zal, 26 juin 2013

PARACHA H’OUKAT

In Uncategorized on juillet 2, 2020 at 6:06

38 Houkat.

Cette paracha, celle qui concerne ce qu’il est convenu d’appeler « la vache rousse », est sans doute, en son commencement, l’une des plus énigmatiques, pour ne pas dire l’une des plus impénétrables de tout le H’oumach. Comment comprendre cette liturgie qui incite le grand Prêtre Eléazar à se procurer une vache qui fût complètement de cette couleur mais aussi qui n’ait jamais porté ni faix ni joug pour ensuite la mener à l’extérieur du camp, et là, la réduire en cendres –  chair, os et peau- recueillir ces cendres, les répandre dans de l’eau, pour ensuite, en cas de faute portée à la connaissance du pontife, asperger de cette eau le transgresseur, de sorte à le purifier? Sauf qu’au terme de cette liturgie opaque et destinée à un acte de purification, le cohen deviendra temporairement impur ainsi que l’officiant qui l’aura assisté.  Parmi toutes les tentatives d’explication, et sans y insister ici, l’on se reportera surtout à celle qui nous semble la plus plausible, celle de Samson – Raphaël Hirsch  ad. loc). Pour le présent commentaire deux éléments déterminants sont à souligner.

En premier lieu, et en prenant acte que le récit de la Thora ne procède pas par sauts, il faut se demander quel est le lien entre cette liturgie et la fin de la paracha précédente qui insistait à son tour sur les deux points suivants: la tribu de Lévi n’aura  pas de part territoriale en Israël, ni de patrimoine, à proprement parler. Le Créateur sera cette part et constituera tout leur patrimoine. Une telle déclaration pourrait sembler ambiguë. Si la tribu de Lévi semble  dépossédée  d’une sorte de bien, la voici pourvue d’un bien sans doute inestimable: rien de moins que la part divine. La tentation qui se profile pour elle est de s’ériger en caste, elle aussi divinisée, coupée du peuple: une aristocratie pontificale. L’hypothèse se forme alors selon laquelle  les règles concernant la vache rousse et qui font immédiatement suite à ces dispositions, si elles comportent une signification intrinsèque,  ont sans doute également pour but de prévenir cette tentation puisque les gestes auxquels elles obligent le  grand prêtre le rendent impur, ce qui atteste clairement qu’il n’est pas pur par nature, que de ce fait il reste lié au reste du peuple, qu’il n’est pas d’une essence différente  de la sienne.

Quel peut être alors le sens  profond d’une liturgie qui rend impur l’un pour purifier l’autre? Faut-il, en termes d’anthropologie des religions, concevoir que se produit à cette occasion un véritable transfert cathartique de l’un à l’autre? Il ne faut jamais oublier la remarque de l’historien Lucien Fèbvre selon lequel le psychisme humain n’a pas été identique à lui même au cours des siècles et des millénaires et que l’efficace des rites en dépend. Il n’en reste pas moins que cette dialectique là, entre le pur et l’impur, comporte elle aussi ses enseignements éthiques et sociaux.

Le pur et l’impur doivent être distingués, certes, mais pas au point de donner à penser qu’ils se rapportent mutuellement à deux créations différentes, ou à une création scindée, clivée, dont les deux parties ne pourraient plus jamais être réunies. L’étymologie du mot « diable » conduit à cette vision puisqu’elle signifie partition, division irrémédiable. Il n’est aucune pureté ou impureté pour ainsi dire d’état? L’une et l’autre sont liées au temps qu’elles marquent, sachant que le temps suivant peut les effacer ou les transformer en leur inverse. D’où à la fois l’extrême vigilance éthique requise par ces possibles commutations, et le rejet de toute forme de pensée obsessionnelle ou phobique  symptomatiques d’une religion du tabou. Il n’est pas impossible alors de relier la vache rousse et le veau d’or, comme si la révolte de Korah’ et ses suites devaient être imputées à une rémanence de cette dernière idole que l’on croyait avoir été pulvérisée par Moïse avant, l’on s’en souvient, qu’il ne la réduise déjà en poudre, noyée dans une eau  à boire, une eau de mise à l’épreuve de la fidélité envers le Créateur, donateur de la Loi.

Une dernière observation au sujet du caractère énigmatique de cette liturgie. La tradition juive affirme que le Roi en personne n’a su en discerner le sens véritable. Qu’est-ce qu’un despote, ou un tyran, ou un dictateur? Un individu absolutisé, qui prétend n’avoir rien ni personne au dessus de lui et qui s’identifie à la Loi totale dont il prétend être l’incarnation vivante, la  source indiscutable. Les règles relatives à la vache rousse démentent cette prétention absolutiste. Il y est question non pas simplement de Thora mais de h’oukat hathora, littéralement de «Thora sous sa modalité légale», de h’ok. Qu’elle comporte une part qui d’elle même échappe à la plus haute des intelligence démontre bien son caractère non captable en totalité. Il en demeurera une part toujours accessible au questionnement et qui récuse par là même toute prétention à un éventuel pouvoir absolu. C’est bien cette part d’inexpliqué  qui préserve la liberté de l’esprit et partant  celle des corps.

A méditer pour les temps actuels, face aux dangers de la théocratie sachant que toutes les théocraties ne sont pas forcément confessionnelles.

Raphaël Draï zal, 12 juin 2013