En France, l’automne 2005 n’aura pas seulement rougeoyé du rouge des arbres cuivrés par l’été indien. D’autres incendies se sont allumés dans nombre de banlieues, en région parisienne et en province lors d’émeutes si violentes, si intentionnellement déprédatrices qu’elles prenaient à certains moments les allures d’une insurrection. Que les émeutiers se soient comportés comme les chebabs chers au caméras fascinées par l’Intifada proprement palestinienne n’étonnera que les badauds des agressions antisémites de l’automne 2000. Dans les circonstances actuelles le commentaire réactif est tentant. L’on ne s’y adonnera d’aucune manière. En revanche il importe au plus haut point de comprendre la cause persistantes de ces violences parfois si aveugles qu’elles font douter de l’équilibre mental de leurs auteurs. Car il y a eu, et il y a toujours, des banlieues sinon heureuses – qui pourrait s’avouer complètement heureux dans une société comptant 3 millions de chômeurs soit, a minima, 10 millions de personnes inquiètes ! – en tous cas conviviales. Pour n’être pas encore bicentenaires, certaines d’entre elles se sont déjà constituées une mémoire presque familiale. C’est avec la larme à l’œil que l’on y assiste à l’implosion de ces immenses barres d’habitation – dortoirs construites à la va-vite dans les années 60 pour y loger, notamment, les centaines de milliers de rapatriés d’Algérie. Une anecdote à ce sujet. Un jour, à Eilat, discutant avec un maître nageur israélien, celui-ci me demanda où j’habitais. Je répondis : « À Paris ». « À Paris ? » , s’exclama t-il, « À côté de Sarcelles ? ». Dans son esprit Sarcelles représentait la capitale du judaïsme français ! Longtemps, dans les années 60 et 70, j’ai fréquenté la cité de la Courneuve où habitait une partie de notre famille. Je n’ai pas le souvenir de m’y être trouvé en territoire caïnique, craignant le vol ou l’agression verbale. Depuis, qui douterait que la situation se soit gravement dégradée? Voici que ces lieux sont qualifiés de « territoires perdus de la République », qu’ils sont considérées comme de zones de non droit, des caïdats. S’y aventurer devient aussi périlleux que d’arpenter le pavé d’une rue barbare. La « crise » économique, telle qu’on persiste à l’appeler, y est pour beaucoup mais elle n’est pas la cause unique de cette sorte de violence. Je le répète : dans les années 60 et 70 nous avons été des centaines de milliers à vivre dans ces cités HLM, dans ces bâtiments architecturalement minimalistes qui n’avaient pas encore été baptisées, par antiphrase, de « grands ensemble ». Pour beaucoup nous y avons fait nos études puis nous nous y sommes mariés pour fonder les familles des nouvelles générations . Certes, dans ces années là le travail n’était pas raréfié. Il n’était pas non plus offert. Surmontant le traumatisme du déracinement violent, qui est devenu médecin, professeur de faculté, chef d’entreprise ou cadre supérieur n’a pas trouvé son diplôme dans une pochette surprise ni gagné sa promotion à la discrimination positive. Les décennies 60 ont connu également leur propre malaise. Sinon, les événements de 1968 se fussent ils déclenchés? Ajoutons que pour la communauté juive, très tôt, dès la guerre des 6 jours et de ses retombées en France, il a fallu s’accommoder d’une persistante maltraitance identitaire, faire front contre la stigmatisation systématique de l’Etat d’Israël et ensuite contre le retour du passé vichyssois, puis, plus récemment, contre la pathologie du nouvel antisémitisme. Par ailleurs, la communauté juive ne s’est pas trouvée moins affectée que les autres communautés ou populations de France par le chômage, la précarité, le raccourcissement de l’espérance de vie professionnelle. Tous les services sociaux de la Communauté juive pourraient en témoigner. Quand, à quel moment, ces tensions physiques ou psychiques réitérées et cumulatives, y ont elles jamais autorisé des passages à l’acte de cette nature, si aveuglément violente, visant des écoles maternelles, des pharmacies, des gymnases, des commerces irremplaçables, des autobus, et aussi des personnes physiques de tous âges et de toutes conditions? L’explication par le malaise social et par la crise de l’emploi reste partielle. Autrement la France entière serait à feu et à sang. Un autre facteur doit être envisagé, explicitement identitaire. Un jour un journaliste de L’ Express me demanda ce que je pensais de la diatribe suscitée par les tentatives – ou ce qui fut présenté ainsi – de réhabilitation de la présence Française en ses ex-colonies. Ne risquions nous pas de glisser sur la pente fatale de la réhabilitation du système colonial, en cultivant, une fois de plus, un nouveau révisionnisme? Je lui fis observer que s’il avait fallu réhabiliter le colonialisme, il n’était guère besoin de suborner les auteurs de manuel d’Histoire ; que la présence sur le sol français de plusieurs millions de citoyens et d’étrangers d’origine maghrébine et africaine y suffirait quasi mécaniquement. Car comment expliquer ces « migrations » plus subies que voulues, suivant la terminologie du Ministère de l’Intérieur, sinon également par l’échec des pays ayant acquis par le feu et le sang leur indépendance contre la métropole française, ou qui y avait été précipités au début des années 60, sans aucune des transitions scrupuleusement observées désormais par l’ Union Européenne pour les ex-démocraties populaires ? L’époque est révolue où les spasmes sanglants , les faillites retentissantes, les émeutes populaires, les coups d’Etats et les guerres civiles qui ont enfoncé ces pays dans la ruine et dans une existence presque fictive, pouvaient être imputées à l’ex Métropole. Quoi de plus parlant en ce sens que ces réfugiés africains se précipitant sur les barbelés de la frontière marocaine tandis que des réfugiés marocains tentent de prendre d’assaut les frontières du Royaume espagnol? Une fois de plus, et une fois de plus à mauvais escient, le mot humiliation revient pour expliquer la déréliction de maintes banlieues. De quoi se nourrirait un tel sentiment? D’une xénophobie persistance? D’un racisme bavant, encore et toujours, au faciès? À compétences égales, de la discrimination à l’embauche? Du « containment » social et culturel qui sévit toujours à l’encore des personnes ayant eu le tort de naître de l’autre côté de la Méditerranée et qui tentent de noyer dans un accent empâté le sabir de leur parents et de leur grands parents? Qui le contesterait? Mais il est une autre source, non moins empoisonnée, de cette humiliation, telle qu’on la nomme. Elle naît de la prise de conscience insupportable d’avoir à vivre, par contrainte et par nécessité, dans le pays combattu, vilipendé, diabolisé il n’y a guère et tout récemment encore, comme on l’a entendu lors de la commémoration des émeutes de Sétif en 1945 et de leurs impitoyable répression. Et cela, pour ceux que mine cette conscience déchirée, sans pouvoir ni vouloir revenir dans les pays d’origine, au Maghreb ou en Afrique sub-saharienne. Dans ces lieux de naissance, personnelle ou parentale, écoles primaires, pharmacies, gymnases, bus, et autres équipements collectifs, constituent un luxe souvent hors de portée de la quasi-totalité des habitants frappés par un chômage encore plus dur qu’en France, parce qu’il n’ouvre droit à aucune allocation, qu’il expose à des privations vitales portant sur les produits alimentaires et sur les produits pharmaceutiques, et à l’insondable mépris des Pouvoirs publics envers leurs administrés: à la hogra, comme elle est nommée en Kabylie.
Quels premiers enseignements en tirer, notamment pour la Communauté juive? Le traitement social et économique du malaise des banlieues ne suffira guère parce qu’il ne guérira pas une si profonde brisure identitaire, cette véritable blessure de l’âme. Il est à craindre alors que ces mesures prise sur ce seul plan soient considérés comme des primes indues accordées à des violences erratiques, des mesures accentuées par un renforcement de la politique dite de « discrimination positive » confinant à une forme retorse de discrimination tout court, puisque positive ou négative, elle n’opérera toujours qu’au faciès et au nom patronymique. Il faut espérer que les incendies de l’automne 2005 s’éteignent le plus rapidement possible dans ces cités d’étoupe et d’essence inflammable. Longtemps encore la braise y rougeoiera : tant que le Bassin méditerranéen ne redeviendra pas une zone de véritable développement et, pour nombre de nos concitoyens, autre chose qu’une terre d’exil, un exil débutant souvent par une demande de visa touristique .
Raphaël Draï, z »l, L’Arche, 30 décembre 2015
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