Au commencement de l’hiver – et l’hiver cette année malmène les théories relatives au réchauffement climatique – reprend dans les synagogues la lecture du livre de l’Exode qui relate, en ses tous premiers chapitres, la réduction à l’état d’esclaves des Bnei Israël puis leur libération par « une main puissante ». Ce récit fournira l’exposé des motifs de la Haggada de Pessah’ par laquelle il est enjoint de nous considérer comme ayant été personnellement libérés de l’esclavage pharaonique, et cela de génération en génération: lédor vador. Or un tel esclavage a été autant physique, brisant les corps – non plus même considérés comme des outils animés – que les esprits. Comment un esprit est-il brisé sinon par la désespérance? Et quelle plus sombre source de la désespérance que la tristesse et le découragement? Face à l’adversité ainsi envisagée, l’être humain n’a plus la consistance éphémère du fétu de paille. Sa situation aléatoire dans le monde lui paraît plus absurde que l’absurde dont il est possible de s’entretenir philosophiquement. La notion d’avenir en devient insensée. Puisque demain n’a plus de sens pourquoi survivrait-on aujourd’hui encore? Il est possible de s’interroger à n’en plus finir sur les causes de la survie du peuple juif tout au long d’une Histoire où les trous noirs ont succédé aux trous noirs. Sans doute faut-il reconnaître cette cause déconcertante dans sa formidable propension au non-découragement, à sa conviction qu’il ne relève en rien du fameux Tribunal de l’Histoire où les vaincus d’un moment ne sont pas entendus, comme si une défaite équivalait à une condamnation et comme si avoir perdu une bataille signifiait que l’on a perdu la guerre. Lorsque le légionnaire sous les ordres de Titus jeta sa première torche incendiaire dans le Saint des Saints pouvait-il imaginer qu’un jour des touristes israéliens viendraient photographier ce qu’il reste des vestiges croulants de la Rome impériale? Si le secret de cette survie peut être imputé à l’on ne sait quelle causalité mystérieuse il est possible d’en comprendre les cheminements plus manifestes. Trois exemples, des plus récents, l’illustreraient. En premier lieu « Le concert », le film de Radu Mihaileanu. Pour des raisons relatées ailleurs, et particulièrement depuis le décès de mon père, je ne vais pratiquement plus au cinéma parce que je ne peux plus lire le mot « Fin » au terme du film. Cette fois je me suis laissé convaincre d’y retourner, fût-ce pour entendre en volumétrie maximale le Concerto pour violon de Tchaïkovski. Au fur et à mesure que ce film se déroulait, je me rendais compte qu’il déroulait aussi un fervent hommage à la vie, à la ténacité de vivre, afin de ne jamais en lâcher le fil, de faire fond sur ce qui en détermine la valeur et donc le prix. Bien sûr « Le concert » n’est ni « L’année dernière à Marienbad » de Resnais ni « Pierrot le fou » de Godard. Cependant, pourquoi tant d’applaudissements aux dernières images, surtout de la part du public le plus jeune, celui plus âgé frottant ses yeux humides… Le film raconte l’histoire de l’orchestre du Bolchoï qui fut disloqué par le KGB, au temps où les Juifs d’URSS étaient condamnés au silence ou à l’émigration clandestine, et la déportation de sa violoniste – phare en Sibérie. Privée de son instrument celle-ci persiste à jouer dans l’air glacial le fameux Concerto, sur un violon imaginaire, sollicitant ses sonorités comme Beethoven sollicitait la musique de son esprit malgré sa surdité. Le scénario est romanesque? Qu’importe si le romanesque n’est pas morbide! Car le plus attachant est bien le récit de cette confrontation de plusieurs décennies avec le découragement, malgré la toute- puissance du Parti stalinien. La violoniste juive ne reviendra pas de déportation mais qui a jamais soutenu que notre vie s’arrêtait avec notre mort, pour peu que nous ayons songé à ménager les relais et les successions de l’Histoire à venir… Et comment vaincre le totalitarisme et sa toute-puissance du moment, sinon en refusant de se laisser sidérer par Béhémot, en passant le relais de la lutte pour la survie d’aujourd’hui à la génération qui vient, celle qui poursuivra le combat, inlassablement, jusqu’au moment où l’Etat omnipotent, épuisé par ses luttes et saigné par ses échecs, réclamera à son tour une trêve, un armistice, ses jours étant à présent comptés. Au terme de ce film, autant que la transmission du violon et de ce Concerto passé comme un témoin de la mère – courage à sa fille – virtuose – et qui découvre par cette voie sa propre histoire – m’aura retenu la baguette du chef – non juif – Andrei Filipov, une baguette que le sbire du KGB avait brisée en plein Bolchoï, au temps de Brejnev, mais que cet être spirituellement fidèle, réduit trente années durant à l’état d’homme de ménage, aura enfin reboutée pour diriger son orchestre ressuscité composé de juifs, de russes et de tsiganes sur la scène miraculeuse du Châtelet à Paris… L’autre exemple a pour cadre la salle d’études de la synagogue Ahavat Chalom dans le XVI arrondissement. Le jeune rabbin Ariel Messas, bravant la neige durcie et le froid crépusculaire, tient à me montrer le film qu’il a réalisé lors du pèlerinage de son père, le grand rabbin de Paris, David Messas, au Maroc en juin 2008. Cette fois nous nous retrouvons loin de Moscou et d’Arkhangelsk. Nous cheminons dans les cimetières de Mekhnès, l’ancien et le nouveau, où gisent sous des pierre tombales chaulées, brûlées par le soleil, des cohortes de noms, plongés dans le silence, ayant illustré l’étude du Talmud, l’approfondissement de la Kabbale… Ariel Messas interroge: ce périple n’est-elle pas trop singulier, familial? Conserve t-il sa dimension d’universalité pour quelque juif que ce soit? Afin de le conforter, je lui dis mon émotion de déambuler par ce biais dans ces cimetières du Maroc alors que je n’ai toujours pas la possibilité d’aller réciter un kaddich sur la tombe de mes grands parents et sur celle du Grand rabbin Sidi Fredj Halimi au cimetière de Constantine. Toutefois, tout comme dans « Le Concert », la musique est à la fois le but et le moyen de la résurrection, dans les synagogues de Paris et de France, l’étude infatigable des œuvres laissées comme autant de relais par ces grandes existences permettra de contourner les sens interdits de la géo-politque puisque nous pourrons citer ces noms là en conclusion de notre étude et réciter un Kaddich pour l’élévation de l’âme qu’ils désignent. Jusqu’au moment où ce qui se sera dénoué dans le monde d’en Haut contribuera à dénouer les noeuds, autrement inextricables, du monde d’en Bas…Le troisième exemple se trouve dans un témoignage dont la ferveur console des déconvenues vaticanes concernant la possible canonisation de Pie XII. Lisez à cet effet le témoignage de Bernard Fauvarques: « Le salut vient des Juifs. Parole d’Evangile »[1].Vous comprendrez ce que signifie l’amour d’Israël venant d’un prêtre dans la Compagnie de Jésus, dont le Christ habite le cœur, un Christ qui ne soit pas frappé d’amnésie ou dont la mention de son origine n’aura été effacée. Si le peuple juif a pu traverser sans plus d’encombres la Vallée de la mort, il le doit aussi à ces hommes et à ces femmes de courage – comment oublier Gisèle Clain – qui ont repris à leur manière les paroles que Dieu dit par l’entremise de Jérémie aux oreilles de Jérusalem guettée par les flammes: « Je me souviendrai toujours du temps de ta jeunesse, de tes fiançailles, lorsque tu m’as suivi au désert, dans une terre non ensemencée ». Chaque génération se doit d’ensemencer cette semence de vie durant son passage sur la terre qu’il lui est donné de fouler, de sorte que la génération qui vient y recueille sa récolte et trouve à son tour le courage d’ensemencer pour la génération suivante. C’est un tel relais, infatigable, ne cédant rien à aucune tristesse corrosive, qui donne substance et sens à ce que l’on nommera, une fois encore, l’Eternité d’Israël.
Raphaël Draï zal 12 Janvier 2010
[1] Bayard Service editions, 2009.