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LE SENS DES MITSVOT : EKEV

In Uncategorized on juillet 30, 2021 at 12:07
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« Pour prix de votre obéissance (êkev tichmeôun) à ces lois et de votre fidélité à les accomplir, l’Eternel votre Dieu sera fidèle aussi au pacte de bienveillance (eth haberith véeth hah’essed) qu’il a jurée à vos pères. Il t’aimera, te bénira, te multipliera. Il bénira le fruit de tes entrailles et le fruit de ton sol, ton blé (deganekha), ton vin (tirochekha) et ton huile (veytsharekha), les produits de ton gros et menu bétail dans le pays qu’il a juré à tes pères de te donner »

(Dt, 7, 12, 13). Bible du Rabbinat.

On le constate, la Parole divine se veut d’engagement réciproque. Mais de quelle sorte de réciprocité? En contre-partie de l’obéissance requise des enfants d’Israël, ceux-ci se verront gratifiés de tous les bienfaits cités au texte. Cette réciprocité est indiquée par un mot particulier: êkev dont il s’agit de comprendre le sens intime et les implications.

A priori êkev désigne le talon, autrement dit la partie du corps qui marque la jonction entre la terre et la direction du ciel, elle même indiquée par la station debout, la seule qui caractérise l’être humain. Ainsi disposé, le corps forme bien un trait d’union entre le monde d’en-haut et le monde d’en-bas. Le talon est également la partie du pied qui touche le sol la première lorsque la personne marche. Au contraire de la plante, l’homme n’est pas statiquement enraciné mais il se déplace, et ses trajets sont inhérents à ses projets. En ce sens, le talon indique le point de tangence et non pas d’immobilisation entre les dimensions horizontale et verticale de l’être.

Il comporte d’autres significations encore car quelle est la différence entre la démarche consciente et le fait de se mouvoir en titubant, comme si l’on allait s’effondrer à chaque pas? Dans la démarche consciente les pas sont liés entre eux et forment ce qu’il est convenu de nommer une démarche. C’est sur quoi insistent les versets précités: à la fin de la Traversée du désert où il est arrivé plus d’une fois que le peuple ait titubé, au moment de franchir le Jourdain et ainsi s’engager dans l’univers des peuples, plus que jamais le peuple doit se convaincre qu’il n’est pas d’alternative à la cohérence de ses pensées et de ses itinéraires.

Le mot êkev se rapporte alors non plus à la cohésion physique de la marche et à son équilibre externe mais à la cohérence des consciences que doit habiter l’esprit de suite, la relation vitale de cause à effet. Comme on y a maintes fois insisté, il serait contraire à cet état d’esprit d’avoir adhéré à une Alliance et de ne pas la mettre en pratique, d’être un peuple sacerdotal et de se profaner du soir au matin.

Un éclairage étymologique permettra de mieux le comprendre. Le mot êkev est construit sur la racine ÂKV que l’on retrouve dans le nom du patriarche Jacob, Yaâkov. Lorsque les lettres de cette racine sont désordonnées, elles forment le mot BaKÂ, qu’on retrouve dans BiKÂ, la faille, la cassure, la béance. C’est sur une bikâ que s’établit la civilisation de Babel, une civilisation amnésique et décervelée, avec la catastrophe qui s’ensuit. Selon cette acception, la civilisation d’Israël est à tout le moins une contre-Babel: là où la cassure sévit, elle promet l’unité et le lien; là où l’irrationnel l’emporte elle fait prévaloir comme on l’a dit l’esprit de suite et la relation responsable de cause à effet.

Et c’est pourquoi les bienfaits qui découlent de cette réciprocité lucide et conséquente sont nommés comme ils le sont. On observera en effet que les trois produits essentiels: dagantiroch et ytshar se rapportent tous trois au vocabulaire de la Genèse alors que l’Humain se trouvait établi dans le lieu adéquat à son être et à sa vocation. DaGaN, le blé se rapporte comme son nom l’indique au Gan Eden; dans tiRoCh se trouvent les lettres composant le mot roCh que l’on retrouve dans BeRéChit, et enfin dans le mot ytsh’HaR se retrouvent les lettres HR qui se trouvent dans le mot HaR qui désigne l’éminence topographique mais aussi la conception biologique et la conception intellectuelle.

Autrement dit, comme contrepartie de l’observance d’une Berith qui est aussi un acte de grâce, de h’essed, le peuple pourra bénéficier d’une abondance matérielle continue. Cependant, cette abondance ne concernera pas que les corps: elle fera accéder le peuple tout entier et par lui l’Humain au degré spirituel originel que le nom de ces trois produits symbolisent.

Raphaël Draï zal, 14 aout 2014

LE SENS DES MITSVOT: VAETH’ANAN

In Uncategorized on juillet 23, 2021 at 1:14
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«Maintenant donc, ô Israël, écoute les lois (h’oukim) et les règles (michpatim) que je t’enseigne (melamed) pour les pratiquer (laâssot); afin que vous viviez (tih’you) et que vous possédiez (richtem) le pays que l’Eternel, Dieu de vos pères vous donne» (Dt, 4, 1). Bible du Rabbinat.

La conception juive de la Loi a tant souffert des médisances et des caricatures liées aux polémiques théologiques puis philosophiques qui ont assombries la pensée humaine, qu’il importe de lui restituer son vrai visage. Le verset précité y contribue.

On constate que cette conception s’ordonne selon deux niveaux: les h’oukim, ou principes génératifs, et les michpatim, ou règles de droit positif, effectif; ensuite que h’oukim et michpatim doivent s’enseigner, donc en appeler à l’intelligence de leur forme et de leur contenu; et enfin qu’ils doivent se pratiquer. Cette dernière obligation se rapporte à l’engagement souscrit par les Bnei Israël au Sinaï lorsqu’ils déclarèrent à l’unisson: «Nous ferons et nous comprendrons (naâssé venichmâ) ». La formule a suscité un nombre considérable de commentaires. On insistera sur un seul groupe d’entre eux concernant en effet non pas la seule intelligence théorique, l’on dirait presque contemplative, de la Thora mais bien sa mise en pratique. Une mise en pratique dont il faut néanmoins discerner la perspective générale et les modalités particulières.

La perspective générale est tracée dès le récit de la Genèse lorsqu’il est indiqué à propos des commencements de la Création qu’elle fut accomplie mais non parachevée, de sorte qu’il y eût encore à faire, littéralement: laâssot. La reprise de ce verbe au livre du Deutéronome n’est pas anecdotique: elle corrèle génériquement la mitsva précitée à la parole du Créateur. Chaque fois que l’on observe un h’ok, que l’on donne substance et sens à un michpat, que l’on accomplit effectivement une mitsva, au delà des prescriptions particulières concernées l’on poursuit l’œuvre d’ensemble de la Création. Créer à ce niveau devient donc si l’on peut ainsi s’exprimer l’exposant, ou le coefficient, du h’ok, du michpat et de la mitsva en cause. Mais il y faut une condition: qu’il s’agisse véritablement d’un accomplissement.

Le verbe laâssot doit ainsi être exactement compris: il ne s’agit pas pour les Bnei Israël d’exécuter tout simplement et passivement la loi à laquelle ils ont souscrit comme si elle était un ordre venu de l’extérieur. En accomplissant la Loi ils ne se comportent nullement comme de simples exécutants mais comme des créateurs. Le verbe laâssot se rapporte bien à une manière créatrice de faire, de se comporter. C’est pourquoi les Pirkei Avot disposeront: «Pas de Thora sans dérekh éretz», pas de loi sans une certaine manière de se conduire marquée par l’attention à autrui, la politesse, la courtoisie, l’aménité. Car ce qui rend la Loi effective ce ne sont ni les démonstrations savantes, pour aussi utiles qu’elles soient, ni les plaidoyers véhéments mais tout simplement la manière de faire, la façon de se conduire vis à vis d’autrui et de soi même.

L’on peut à ce propos reprendre le Décalogue entier, puis les 613 mitsvot l’une après l’autre. Une fois qu’on aura démontré leur origine divine, il restera à faire une autre démonstration: que cette origine-là soit relayée par la volonté humaine, que l’humain s’avère véritablement le coopérateur, le choutaf du Créateur pour parachever l’œuvre de la Création. Autrement sévissent le clivage au plan psychique, et l’hypocrisie, la h’aniphout, au plan moral. A quoi bon affirmer que l’univers a été créé par les dix Enonciations divines, les dix Maamarot, si l’on ne respecte pas la parole que l’on a donnée, la promesse que l’on a dispensée, l’engagement que l’on a pris? A quoi sert de rappeler que la Création s’est ordonnée en six phases actives et une phase réflexive pour le Créateur lui même si l’on s’avère personnellement incapable de réguler une activité devenue fin en soi? A quoi bon affirmer aimer Dieu si ce même amour n’est pas dispensé au prochain, pour qui je suis moi même prochain en ce sens là?

Comme le disent parfois certains philosophes ce ne sont pas nos comportements qui donnent sens à nos valeurs. Nos comportements sont déjà des valeurs en eux-mêmes. Et si tout cela doit faire l’objet d’un enseignement, c’est que nul ne saurait être juge à ses propres yeux de sa propre cause. Il faut apprendre à se comporter de telle manière que les valeurs qui éclairent nos existences soient validées par nos existences proprement dites. Tel est l’enseignement que Moïse dispose à un peuple qui, au bout de quarante années d’enseignement continu, doit prouver par sa façon de vivre que l’engagement souscrit au Sinaï ne constitue pas une suite de vains mots. Ainsi apparaît, au moment de franchir le Jourdain, sa responsabilité pour les temps à venir.

                             Raphaël Draï zal, 8 août 2014

LE TROISIÈME TEMPLE DANS LA PROPHETIE D’EZECHIEL

In Uncategorized on juillet 18, 2021 at 2:37

A la mémoire de Bruno Etienne

A Maryse Etienne, en amitié

Dans toute la Bible, la prophétie d’Ezéchiel est sans doute, avec celles de Daniel, la plus difficile à interpréter. Elle s’ouvre par la vision du Chariot céleste, en hébreu du Maâssé Merkava, dont le Talmud, en son Traité H’agiga, au chapitre « Ein dorchin, (on n’investiguera pas) » dissuade d’y pénétrer seul et sans précautions certaines. Homologue au Pardès divin, au site même de la Présence divine, quiconque s’y aventure de son propre chef risque d’y laisser sa vie comme Ben Zoma, ou sa foi comme Ah’er, ou sa raison. Mais quiconque y satisfait en reviendra sain et sauf, à l’instar de Rabbi Akiva. On s’efforcera à notre mesure de respecter un pareil protocole qui exige pour commencer que l’on décline les mobiles personnels d’une telle investigation[1].

Si le livre d’Ezéchiel s’inaugure par la vision du Chariot, il se conclut par le relevé du plan relatif au troisième Temple de Jérusalem, celui qui, jusqu’aujourd’hui, reste à reconstruire après la destruction du second par les armées de Titus en 70 de l’ère chrétienne. Quiconque s’attache à cette reconstruction, dont il doit alors redécouvrir les échelles et les éléments, doit d’abord comprendre d’une part que le plan de ce Temple et que la vision du Chariot se correspondent homothétiquement, et d’autre part, que ce troisième Temple, succédant au second qui succédait au premier, constitue par la même une séquence, un processus dont il faut comprendre l’origine, les modalités et les finalités. Dans la symbolique biblique, le chiffre trois marque toujours une élaboration. Le chiffre 1 instaure un thème, le chiffre deux en marque la modification – et parfois l’altération, le chiffre trois est celui d’un aboutissement, d’une synthèse. C’est pourquoi cette même symbolique réunit trois patriarches : Abraham, Isaac et Jacob tandis qu’au niveau épistémologique et méthodologique la pensée talmudique se veut ternaire, constituée par un première base prise dans la Thora écrite puis par une explicitation dans la Michna – vocable formé sur la racine CheNi – la dualité – et enfin par un approfondissement controversif de cette explicitation nommée alors guémara, sur la racine GMR qui indique une conclusion consentie, ce que désigne assez bien le verbe anglais to settle. Autant dire que si la vision du troisième Temple dans la prophétie d’Ezéchiel revêt un sens spécifique apparaissant dans le cadre même de cette prophétie, elle tire aussi sa signification plus dynamique cette fois de son insertion dans la séquence devenue ternaire des trois Temples ainsi décrits dans la Thora. D’autres précisions préliminaires s’avèrent cependant indispensables.

Cette séquence elle-même ne se comprend que si l’on en rapporte les trois phases à celle originelle qui a consisté dans la confection et l’édification du Sanctuaire, du Michkane, lors de la Traversée du désert. Ce qui conduit à en préciser aussi les coordonnées : si le Sanctuaire du désert était mobile, nomade et si les deux premiers Temples de Jérusalem furent fondés dans un ressort géographique, édifiés dans un espace, le troisième Temple lui, du fait qu’il ne soit pas encore construit, se conçoit et se projette dans le Temps. Il correspond non pas à une géométrie spatiale mais bien à une géométrie temporelle dans laquelle les plans fixes sont secondaires au regard des vecteurs directionnels.

Par ailleurs la vocation de ce Temple concerne l’humanité en tant que telle dont le peuple juif devient l’annonciateur. Car c’est seulement dans cette prophétie que le prophète est systématiquement qualifié de ben Adam, de Fils de l’Homme, pour bien souligner que l’information divine dont il est le réceptacle et le transmetteur est bien à destination du genre humain tout entier. Non pas que les deux premiers Temples n’eussent pas satisfait à cette obligation qui apparaît dès la construction du Sanctuaire dans le désert, comme l’indique à ce propos le verset du Lévitique consacré aux korbanot, aux sacrifices qu’il vaut mieux qualifier, en respectant l’étymologie du vocable hébraïque originel, de liturgies du rapprochement : « Lorsqu’un homme (adam) approchera … » ( Lv, 1, 2). Mais s’agissant du troisième Temple, cette dimension-là est pour ainsi parler surlignée comme s’il fallait comprendre qu’il Appartenait au genre humain dans son intégralité de participer à cette construction qui ne se réduit pas à l’édification d’un bâtiment, pour aussi extraordinaire qu’il paraisse. Dans ces conditions, il faut encore comprendre que le but de la construction du Temple n’est pas le Temple lui-même mais, si l’on peut dire, la construction personnelle, individuelle et collective des constructeurs en personne. Car le récit biblique et les commentaires du Talmud pour leur part insistent autant sur la construction des deux Temples que sur leur destruction laquelle est alors imputée, sans nulle complaisance ni concession, à la destruction préalable du peuple dont le Temple était de ce fait déserté par la Présence divine[2]. Telle est la tension qu’il faut ainsi savoir discerner entre l’architecture matérielle et symbolique du Temple, d’une part, et d’autre part, l’« anarchitecture », si l’on peut ainsi la qualifier, du peuple dont il est l’emblème.

I. A propos des deux premiers Temples. Architecture matérielle et « anarchitecture » humaine.

La construction des deux premiers temples ne peut se comprendre si l’on ne comprend pas d’abord qu’ils constituèrent la translation territoriale et la fondation topographique du Sanctuaire, du Michkane, édifié par les Bnei Israël lors de la Traversée du désert. A cet égard quelques nouvelles précisions terminologiques s’imposent. En premier lieu à quoi correspond exactement dans la présente analyse le terme de « temple » ? L’on sait que le vocable vient du latin templum. Cette mise au point étymologique ne se veut pas de simple érudition. Il s’agit de savoir si le terme latin, avec son investissement conceptuel, correspond aux termes et expressions hébraïques usitées en ce domaine, soit Michkane et beth Hamikdach. Cette correspondance n’est guère assurée.

En latin et dans la religion romaine, le « Templum » concernait l’espace sacré constitué par la projection sur l’espace terrestre par les pontifes habilités du plan dessiné dans le ciel par le vol des oiseaux augures. Dans les temples ainsi conçus étaient disposées les figurations des divinités tutélaires identifiées à différentes puissances telluriques ou facultés intellectuelles dont les cultes ne convergeaient pas toujours. Sauf sous l’autorité de l’Imperator considéré aussi comme Pontifex maximus. Ce n’est certes pas à dire que la religion romaine n’était pas habitée par l’idée de transcendance mais celle-ci ne correspondait pas à l’idée du Dieu-Un (eh’ad), autrement dit unifiant, de la religion biblique. On relèvera aussi, en termes de « choc des civilisations », que c’est bien l’Empire de Rome qui s’attachera à la destruction du second Temple de Jérusalem après que Babylone eut détruit le premier du genre. Comprendre la signification et la symbolique spécifiques du temple biblique, du Beth Hamikdach, est donc indispensable puisque cette locution peut être traduite par « Maison de la sanctification », locution dont le sens n’est pas réductible à celui du Templum latin. Dans la Bible la sanctification est la dimension homologue de Dieu et de l’Humain conçu et façonné en corrélation avec le Créateur, selon l’axiome du Lévitique : « Vous serez saints car je suis saint » ( Lev; 19, 2 )[3].C’est par sa sanctification que l’humain se rapproche tangentiellement ( devékout ) du Créateur, sans identification confusionnelle possible avec lui puisque l’humain ( haadam) est, entre autres, délimité en son temps de vie tandis que c’est en Dieu que se trouve la source et la cause de l’éternité ( netsah’ ). Alors quel rapport entre cette sanctification et le Michkane du désert ? Au regard de ce qui vient d’être relevé à propos de la sanctification, observons que le Michkane est également nommé Mikdach. Précisons le sens de ces deux termes et leur interaction. Le Michkane est ainsi désigné, entre autres, parce qu’il est voué à accueillir la Présence divine, la Chekhina. Ces deux vocables sont bien construits sur la racine ChaKheN qui désigne le voisinage. Mais que signifie être voisin ?

ChaKheN peut être lu comme CheKhen, ce qui suscite le khen, autrement dit ce vocable par lequel le récit de le Genèse confirme l’adéquation de la création en actes et de l’intention divine : « Et Dieu opéra une séparation entre les eaux d’en haut et les eaux d’en bas. Il en fut ainsi ( vayehi khen ) ( Gn, 1, 7) ». Le voisinage ainsi entendu ne désigne pas un rapport de simple coexistence, une juxtaposition statique, mais une adéquation, un assemblage, un ajustement, constants. L’on ne s’étonnera guère que ce terme apparaisse pour la première fois dans le récit biblique après une opération séparatrice et la con-jonction qui s’ensuit. A son tour, le Michkane est ainsi nommé parce qu’il assure la conjonction adéquate de Dieu et de son peuple, représentatif du genre humain; parce qu’il valide leur Alliance, leur Berith. Pourquoi l’autre dénomination : Mikdash ? Parce que celle-ci conduit à celle-là. Et une fois de plus pour bien le comprendre, et avant même que de se remémorer quels sont les éléments constitutifs du Michkane-Mikdash, il importe de rappeler à la suite de quels événements le peuple des Bnei Israël s’entend prescrire cette construction ( Ex, 25, 8 ). Dans la Tradition juive si deux opinions s’opposent sur ce sujet, elles présentent néanmoins un point commun. Pour l’une cette prescription était antérieure à l’épisode dit du Veau d’or ; pour l’autre elle lui est postérieure. Cette divergence chronologique fait apparaître toutefois la position centrale de cet épisode lui-même dont il faut rappeler les éléments essentiels.

Moise s’est élevé au mont Sinaï pour y recevoir les dix Paroles gravées sur les deux tables de l’Alliance. En attendant son retour il a confié le peuple à la garde de son frère Aaron. Mais le jour même prévu pour son retour il semble que Moise soit en retard ( Ex, 32 ). L’émeute gronde aussitôt et une formidable régression commence[4]. Les meneurs déclarent Moïse disparu et enjoignent à Aaron de leur confectionner un Dieu qui sera réputé les avoir fait sortir le peuple d’Egypte. Aaron croit devoir s’exécuter, tente de gagner du temps, et sous la menace forge une sorte de forme animale à laquelle sans autre délai un culte orgiaque est rendu. Ce dont Dieu informe Moïse. En s’approchant du camps et découvrant l’hilarion battant son plein celui-ci brise les deux Tables de l’Alliance, fait fondre le Veau d’or , le réduit en particules qu’il donne à boire aux participants à l’orgie. Après quoi jugement est rendu avec l’appui de la tribu restée fidèle, celle des Lévites dont lui-même et Aaron sont issus. Puis il s’élève à nouveau sur le Sinaï pour tenter d’obtenir le pardon divin. Et il l’obtient. Avec ces deux nouvelles dispositions : il écrira deux autres Tables, analogues aux premières, ensuite il entreprendra avec l’ensemble du peuple l’édification du Mikdach- Michkane. L’on est ainsi conduit à comprendre que celui-ci constituera la réparation thérapeutique de la régression du veau d’Or auquel il s’oppose terme à terme. Quelles sont les caractéristiques de l’idole déifiée ? Elle n’est pas une œuvre collective. Aaron l’a confectionnée personnellement et – circonstance aggravante – il l’a fait sous la menace. Ce qui en est sorti est une pseudo – forme, indistincte, ne suscitant rien d’autre que des associations d’idées jaculatoires et passionnelles, sans suite, sans lendemain. Sauf qu’elles auront participé à une réécriture de l’Histoire sous l’emprise de pareilles pulsions. Et qu’en est-il résulté ? La dé-formation du peuple de l’Alliance, sa dé- figuration.

Où l’on retrouve nos deux opinions précitées, soit que l’épisode du Veau d’or ait suscité le déni de ce que symbolise a priori le Michkane –Mikdash, soit que ce que symbolise le Michkane –Mikdache fût destiné à pallier les effets de cette régression et même à en guérir les causes. Dans les deux cas, il faut se remémorer quelles étaient les particularités du Sanctuaire proprement dit puisque celui-ci était constitué d’un contenu et d’un contenant, l’un et l’autre investi par une symbolique essentielle[5].

Le contenu comportait en premier lieu le Arone hakodech, l’Arche sainte, sainte en ce que les deux Tables de la Thora y étaient déposées, avec les fragments de celles qui les avaient précédées dans la donation divine du Sinaï et que Moïse avait projetées à terre à la vue du Veau d’Or. Insistance sur l’esprit de suite… Non loin de l’Arche se trouvait aussi l’urne contenant les ossements de Joseph, mémorial de la présence hébraïque en terre pharaonique. Sur le couvercle de l’Arche se situaient les deux Kéroubim qui rappelaient d’abord ceux qui veillent à l’entrée du chemin conduisant au Jardin d’Eden dont l’Humain avait était séparé là encore à la suite de sa transgression ( Gn, 3, 24 ). Ces deux Kéroubim avaient été façonnés puis disposés l’un en face de l’autre afin donner le sentiment d’un intense vis à vis, d’un dé-visagement réciproque, symbole de la relation sociale. Il comportait ensuite la Ménorah, le Candélabre, dont la conformation évoquait l’Arbre de vie, toujours sis au jardin d’Eden. Les lumières du Candélabre devaient être allumées quotidiennement par les Bnei Israël, en mémorial de la lumière créée par Dieu durant l’œuvre de la Genèse et pour symboliser aussi l’indispensable clarté de l’esprit. Il comportait enfin, la Table d’or elle aussi sur laquelle étaient disposées les leh’em panim, « les pains de visage », symbolisant l’alimentation proprement humaine. Pains de visage , certes, car à la différence de l’animal l’homme ne mange pas le visage dirigé vers la terre mais vers un horizon. Par ailleurs, il doit veiller à lier alimentation et dialogue, l’échange de nourriture se mêlant à l’échange des paroles et de l’enseignement ( Pirkei Avoth, III, 3 ). La Présence divine se révèlera à la fois entre les Kéroubim lorsque chacun dirige son visage vers l’autre, et à la table où un réel partage se produit. La direction de l’Est ne comportait aucun élément particulier. Direction de l’ouverture elle devait symboliser l’antériorité, le Kedem, et le Mizrah’, l’orient, à la fois la provenance généalogique et l’aube qui est la naissance du jour.

S’agissant du contenant, de l’habitacle, sa symbolique primordiale se trouve dans le fait qu’il était constitué de panneaux et de tentures dont la confection, l’assemblage et l’ajustement devaient conférer, là encore, le sentiment de la fraternité indissociable de la sororité.

Durant la Traversée du Désert, le Sanctuaire était monté puis démonté selon un protocole précis destiné chaque fois à préserver pour le montage le sens d’un assemblage. Le démontage ne devait pas être assimilable à un démembrement. Et surtout l’ensemble de ces opérations ainsi que le signal de se remettre en chemin avaient lieu sur indication de la Parole divine afin de rappeler que Dieu n’était pas assigné à résidence, fût-ce en ce Sanctuaire, que loin de contenir la Présence divine c’est en elle qu’il était sis. Au demeurant, c’est la raison pour laquelle dans L’Exode la plupart des passages concernant la confection du Sanctuaire s’ouvrent ou se concluent par le rappel de l’observance du chabbat et des néoménies, autrement dit par le rappel de l’observance de la Loi énoncée sur les deux Tables. Le Sanctuaire ne doit pas être érigé en idole, selon la prescription divine : « Vous ne me ferez pas ( lo taâssoun iti ) » ( Ex, 20, 23 ) comme s’il pouvait venir à l’idée de l’homme de (se) faire Dieu.

A quoi il faut ajouter cet élément capital : à la différence du Veau d’Or, la confection du sanctuaire, entreprise sous l’inspiration de Moïse et de Betsalel, devait être assurée par la coopération du peuple tout entier, de quiconque s’y sentait porté non seulement par son savoir- faire technique et par son aptitude à « penser des pensées » mais aussi par une forme d’intelligence particulière : la sagesse du cœur ( h’okhmat lev ) ( Ex, 36 ).

Durant toute la Traversée du désert ces prescriptions furent respectées et à plusieurs reprises les Bnei Israël constatèrent que la Présence de Dieu n’y était certes pas fixée. Que cette Présence se révélait selon l’entendement divin et l’enseignement continu de ce peuple vers la liberté du corps, un peuple qu’il fallait affranchir décidément de la mentalité idolâtrique. Puisque ce trajet devait s’achever par le franchissement du Jourdain et par l’installation en Terre de Canaan, le choix du lieu de résidence du Sanctuaire devait également être indiqué par la Parole divine.

C’est durant la Royauté de David qu’il fallut prendre la décision de conférer au Sanctuaire, toujours mobile, une demeure digne de la Présence divine. Qui plus et mieux que le Roi David eût mérité de la bâtir ? Il avait assuré les assises du trône royal, pacifié les frontières du Royaume, assuré la paix civile et cela sans jamais vouloir rehausser sa couronne au-dessus de son Créateur et de sa Loi. Pourtant ce bonheur lui fut refusé précisément parce que les objectifs que l’on vient de mentionner avaient été atteint au terme de violents conflits internes et de dures guerres. Le sort réservé à David n’est-il pas injuste ? Rien n’interdit de le penser. On peut le penser de même à propos de Moïse à qui il ne fut pas non plus permis d’entrer sur la terre vers laquelle il avait conduit son peuple après tant et d’épreuves. Mais pas plus que le Peuple sacerdotal ( âm ségoula ) ne doit être exposé à la moindre colère de ses dirigeants, la Maison de Sainteté ne doit s’associer, fût-ce allusivement, au sang humain qui a coulé. La consolation de David se trouvera d’abord dans le fait que le Psautier lui sera attribué – et le Psautier peut être considéré comme un Temple en soi tant il accompagne toutes les phases du temps liturgique et tous les moments, heureux ou douloureux, de l’existence d’Israël , sans oublier qu’il revenait aux Lévites de le chanter, notamment avec les Psaumes des degrés, les Chirim hamaâlot, à l’intérieur même de la Maison de Sainteté – et Ensuite dans la transmission $e cette mission à son fils Salomon.

Le Livre des Rois décrit alors dans le détail en quoi consista cette entreprise dont il faut rappeler la principale caractéristique ( I.R, 5) . Le lieu de la construction ayant été fixé à Jérusalem, précisément sur le mont Moriah, à l’endroit même du non-sacrifice d’Isaac par son père Abraham, il fallait cette fois que le Sanctuaire jusque-là mobile fût non pas fixé mais fondé dans un espace, géographiquement situé. Il devait désormais se trouver à demeure avec les deux mêmes risques et les deux mêmes tentations : imaginer que l’édifice comporterait une sainteté pour ainsi dire intrinsèque; et que Dieu y était capté, « assigné à résidence », pour reprendre cette expression. Le roi Salomon en était particulièrement conscient. C’est pourquoi l’entreprise s’engage véritablement, une fois ses rivaux potentiels ou actuels éliminés – et l’on y reviendra – à la suite d’un songe fait à Gabaon qui exprime son désir intime ( I. R, 3, 4 ). Durant ce rêve que demande le nouveau Roi ? Comme Dieu lui en saura gré ni une vie indéfiniment prolongée, ni la puissance infinie, ni la richesse sans limites mais plutôt « un cœur entendant et qui sache juger un peuple considérable ». La Maison de sainteté doit incarner, si l’on ose ce verbe, ces facultés génésiaques, celles qui étayent l’œuvre de la Création, comme l’établiront par ailleurs les Proverbes salomoniens ( Pv; 8, 22 et sq ) et que Betsalel avait lui-même infusées dans le Sanctuaire. Cette exigence se verra rappelée une fois cette construction achevée au moment de la consécration de la Maison de Sainteté comme lieu d’hospitalité à l’endroit de la Présence divine, elle-même consacrant en ce lieu, en ce makom, la présence de l’Humain à Dieu et à lui-même.

Et pourtant, comme on l’a dit, le sens du premier Temple, pour le nommer ainsi, se trouve à la fois dans les modalités de sa construction. et dans les causes et les circonstances de sa destruction. Celle-ci interviendra en 586 par l’armée de Nabuchodonosor. Dans la littérature prophétique et sapientiale, jamais ne sont confondues les agents d’exécution – étrangers – de cette destruction et las causes déterminantes de celle-ci : celles qui découlent de l’« anarchitecture » consommée du peuple de l’Alliance. C’est La raison pour laquelle le personnage de Salomon apparaît si contrasté, si contradictoire, dans le corpus biblique, midrachique et talmudique où il est considéré à la fois comme le bâtisseur effectif du Temple et comme la cause initiale de la destruction non seulement de ce Temple-ci mais encore de celui qui le suivra. Eclairons ces deux plans.

La construction du Temple se caractérise d’abord par ce qu’elle intègre en son enceinte tous les éléments déjà récapitulés du Sanctuaire et sur lesquels il n’est pas utile de revenir. Elle explicite néanmoins certains éléments de sa symbolique afin que l’édification des murs, – notamment – ne donne pas le sentiment d’un enfermement, d’un enclavement ou d’une incarcération interne et externe, à l’image de Jéricho par exemple. D’où les précisons concernant la symbolique des palmes et des grenades ( A. R, 7, 18 ). Le palmier, le tamar, est considéré dans la symbolique biblique, comme l’arbre nuptial qui conjoint les dimension masculine et féminine . Il configure aussi l’arborescence de la parole explicative ( memra) , celle qui rend compréhensible et recevable le Dire de Dieu, son davar. Quand à la grenade, elle représente le fruit révélateur par excellence dont l’apparence externe ne laisse pas imaginer la richesse de son contenu[6]. La caractéristique sans doute la plus important de cette construction concerne sa luminosité intrinsèque, elle. Les ouvertures des fenêtres étaient conçues de telle sorte que, loin d’être éclairé de l’extérieur, le Temple y diffusait sa propre clarté interne. Et d’où celle-ci pouvait elle provenir sinon de l’éclairage de la Menorah et de la Présence divine lorsqu’elle était compatible avec la position convergente des Kéroubim se faisant fraternellement face ?

Pourquoi imputer également à Salomon les causes de la destruction du Temple ? Etonnamment, en raison des procédés mêmes de sa construction et des autres constructions qui l’accompagnent. Ce n’est pas comme l’on pourrait l’imaginer parce que le fils de David en confia la maîtrise d’œuvre à un « étranger », à H’iram un Tyrien. De ce point de vue, H’iram était juif aussi puisque sa mère l’était. De surcroît Tyr se dit en hébreu Tsour, et tsour signifie la forme qui se configure ( tsoura ) et qui se rapporte à l’un des niveaux de la Création, celui de la Yetsira, de la configuration et de la morphogenèse. A comparer les modalités de la construction du Mikdash au désert et celle de la Maison de sainteté une différence cruciale saute aux yeux : celle-ci est construite par les ouvriers de corvée dont à aucun moment il n’est précisé qu’ils étaient animés par les facultés précitées, symbolisées par Betsalel. Au lieu que cette construction ne s’opérât, comme celle de sa devancière, par dons volontaires, par offrandes spontanées, elle le fut par l’imposition d’une exorbitante fiscalité dont c’est peu de dire que « le cœur n’y était pas ». Autre cause de précarité : en même temps que Salomon construit la Maison de sainteté, il bâtit son propre palais. Si Livre des Rois n’y insiste pas, une pareille homologie est frappante. Elle laisse présumer qu’en un endroit de son esprit le Roi actuel s’octroyait quelque chose de divin qui controuvait le sens du songe de Gabaon et de la prière qui s’y exprimait. Circonstance aggravante : le fils de David aura tôt fait de s’adonner à la pratique des mariages « politiques » en commençant par épouser la fille du Pharaon. La constitution d’un immense harem suivra ( I.R,11). Pourquoi ces pratiques et ces procédés se trouvaient en contradiction flagrante avec la symbolique de la Maison de sainteté ? Dans son rêve à Gabaon Salomon n’avait demandé rien d’autre qu’un « cœur entendant », et non pas que son pouvoir fût agrandi. Par cette diplomatie matrimoniale il ne faisait rien d’autre que de se déjuger en déliant du même coup l’engagement de Dieu à son égard. D’autant que chacun de ces mariages impliquait l’installation de l’épouse près du Temple avec importation du culte idolâtrique de celle-ci. D’où le règne de cette confusion qui répugne à l’Alliance divine parce qu’elle ne reconstitue rien de moins que le chaos originel, celui dont il fallut fortement œuvrer pour que la Création s’en dégage. Par ailleurs, la constitution d’un harem aussi gigantesque transgressait l’injonction selon laquelle le Roi d’Israël devait s’en garder comme de toute conduite démesurée. Elle marquait bien que le Roi se trouvait sous l’emprise de ses pulsions sexuelles et narcissiques, dans la « transférence » du Veau d’or, à l’opposé, une fois de plus, de ce que les éléments du Mikdash symbolisent, et plus particulièrement l’Autel par lequel au cours des korbanot s’acquerrait ou se réparait la capacité de chacun et de chacune au renoncement à la satisfaction pulsionnelle.

Pour toutes ces raisons l’on peut aller jusqu’à dire que les causes de la destruction du Temple – qui ne fut qualifié de premier, à titre rétroactif, que parce qu’il y en eut un second, ce que Salomon n’envisageait certes pas -, que ces causes se trouvent en effet dans l’« anarchitecture » morale et sociale du royaume salomonien et qui infectait son architecture matérielle. Le schisme qui suivit la mort du Roi était prévisible par le tour que sa vie avait prise. De ce schisme politique, aucun des deux royaumes qui en sont issus ne s’avèrera viable malgré l’intervention des prophètes de vérité et les repentirs sans lendemain de rois velléitaires. Jusqu’au 9 du mois d’Av ( Le Père … ) de l’année 586 , sous les coups des soldats de Nabuchodonosor

Le premier Temple fut détruit, les chefs du peuple juif déportés en Babylonie et certains suppliciés sur place, tandis que les éléments constitutifs du Sanctuaire faisaient partie du butin impérial. Sur les rives babyloniennes l’exil des Bnei Israël devait durer pas moins de 70 ans, soit dix périodes chabbatiques, cela pour sanctionner des années de chemitta qui n’avaient pas été respectées en dépit des engagements du Roi Salomon. Au terme de cette période, l’empire du Roi perse Cyrus ayant succédé à l’empire de Nabuchodonosor, les exilés furent autorisés à retourner sur la terre de leur père pour à la fois et l’un par l’autre y reconstituer le peuple juif et reconstruire sur place et à partir de ses ruines la Maison de sainteté. La tache fut dévolue à Ezra et à Néhémie. Dès qu’ils eurent repris pied sur la terre ancestrale où le pouvoir babylonien avait entrepris de dissoudre ethniquement le reste des Beni Israël qui y avait survécu –en procédant à des mélanges forcés avec des populations « transférées » mais aux cultes idolâtres ( II R, 17, 24) -, Ezra et Néhémie entreprirent simultanément de rétablir le Peuple en ce qu’aujourd’hui l’on nommerait son identité et la Maison de sainteté sur ses bases. Ni l’une ni l’autre tâche ne furent aisées pour des raisons à la fois internes et exogènes. Mais à force de patience et de constance le second Temple fut enfin édifié et inauguré dans la joie et dans la ferveur. Outre sa symbolique pérenne, issue du Sinaï, il redevenait le symbole de la victoire sur la fatalité, et la pire qui soit : celle qu’un ensemble humain forge lui-même par ses inconséquences auxquelles ne pardonne pas la dureté des temps lorsqu’elle vient à sévir. Ce temple-là, souillé puis reconquis à l’époque des Hasmonéens, en guerre cette fois contre l’épigone Syrien d’Alexandre le Grand – lequel au contraire avait marqué sa déférence à l’endroit du Temple de Jérusalem – ce temple sera détruit à son tour, on l’a dit, cette fois par les armées romaines. On trouvera chez Flavius Josèphe le récit détaillé et horrifique de cette seconde destruction [7]. Il importe cependant de ne pas se limiter à cette source et de découvrir ce que le Talmud nous apprend à ce propos.

Car s’agissant de ce nouveau désastre, comme toujours, l’accent est mis non sur la supériorité de l’armée ennemie mais sur les faiblesses du peuple qui lui a donné prise. Et une fois de plus est mise en cause la distorsion entre l’architecture du Temple et l’« anarchitecture » du peuple. C’est en raison des progrès de celle-ci le Talmud décrit les étapes successives du retrait de la Présence divine hors de ce lieu sinaïtiquement déserté, éthiquement désaffecté. Comment les dirigeants d’un peuple rendu sourd à ses propres engagements avaient-ils imaginé un seul instant que cette Présence persisterait en dépit du non-respect des règles de la justice juste, de l’économie chabbatique, et plus particulièrement de la libération des travailleurs au terme des six années de leur contrat de travail ? Qu’elle persisterait malgré l’esprit de rivalité qui infestait les pontifes, malgré les prophéties auto- déceptives des prophètes que Dieu n’avait pas envoyés ? A cet égard une des explications du Talmud mérite de retenir tout particulièrement l’attention.

En s’interrogeant sur les causes déterminantes de la destruction du premier puis du second Temple, les Sages du Talmud sont surtout arrêtés par les causes qui concernent celui-ci. Pour le premier, l’explication est on ne peut plus claire : il ne subsista guère parce qu’à cette époque les trois règles génériques qui fondent l’Humain en tant que tel n’étaient pas pleinement respectées, à savoir : l’interdit du meurtre, l’interdit de l’obscénité, l’interdit de souiller le Nom de Dieu. Non pas que ces transgressions capitales – celles qui exigent qu’en cas de besoin on leur sacrifie notre vie – étaient systématiquement et ouvertement violées, comme dans le roman de Sade : « Les 120 journées de Sodome ». Mais les manquements même véniels à la Loi du Sinaï trahissaient une propension mortelle vers ces transgressions majeures dont il fallait éviter alors qu’elles fussent consommées face à la Présence divine. Car comme on le verra à propos de la vision d’Ezéchiel, pour Dieu plus que Dieu importe le Nom de Dieu (Ez; 36, 22 ). En l’occurrence la destruction du Temple était amplement explicable et justifiable. Mais pourquoi le second, demande le Talmud, puisque non seulement ces trois Lois fondamentales étaient en ce temps respectées mais que le reste des prescriptions de la Thora l’étaient aussi ? Inconséquence de Dieu ? La réponse serait surprenante si l’écart entre architecture matérielle et « anarchitecture » du peuple ne nous était pas connue. Pourquoi le second Temple fut-il effectivement détruit ? Parce que sévissait ce que l’on nomme « la haine gratuite » ( sinat h’inam ). La réponse vaut qu’on y réfléchisse.

La haine est un affect à la fois obscur et déconcertant puisqu’il survit à la destruction de son objet. Comme l’explique le Maharal à propos de la « pulsion mauvaise » ( yetser harâ) [8], celle-ci se nourrit d’elle-même. Elle puise son énergétique dans sa satisfaction et c’est pourquoi elle ne connaît aucune limite, aucune sorte de régulation. C’est elle qui sévissait à l’époque du second Temple. Au fond la destruction du premier ne traduisait qu’un niveau primaire de l’auto-destructivité du peuple. La destruction du second avait défouit cet affect « pur », un affect irrémissible une fois qu’on lui a laissé le champ libre. S’interroger sur les causes et les raisons de la destruction du seconde Temple exige que l’on élucide l’origine d’un tel affect afin d’y parer. Sans quoi aucune nouvelle construction ne serait jamais assurée sur ses bases. Toutes les explications relatives à un affect au fond sans « pourquoi ? »[9] s’avèrent conjecturales et risquées. Cependant, il faut prendre le risque de l’explication pour commencer d’envisager d’y parer.

La haine gratuite est à comprendre comme cet affect qui vise autrui – ou l’Autre comme il est appelé dans ce langage plus contemporain – qui le mythologise quelque peu au passage – non pas dans tel ou tel de ses attributs, de ses manières d’être, des objets qu’il possède ou des facultés qu’il incarne mais dans sa présence même. Pour qui est investi par cette forme de haine, l’existence d’autrui n’est rien moins qu’une offense. Pour l’exprimer en termes plus directement psychanalytiques la haine naît du narcissisme à la fois absolutisé et contrarié. Et l’on comprend mieux pourquoi cet affect est inexpiable : parce que l’offense présumée est en somme éternisée, qu’elle opère également à titre rétroactif mais d’une sempiternelle rétroaction puisqu’il ne se peut pas que l’offense n’ait pas eu lieu. La haine ne va pas sans cette forme de mémoire putride : la rancune. D’où l’énoncé particulier de l’injonction lévitique relative à l’amour du prochain qu’il faut savoir lire dans son intégralité : « Tu ne te revancheras pas des enfants de ton peuple et tu ne leur gardera pas rancune et tu aimeras ton prochain comme toi-même ; je suis l’Eternel » ( Lv, 19, 18). Il est différentes manières de lire ce verset mais il est possible de considérer que sa première partie, celle qui précède le rappel de la Présence divine, est-elle même constituée de deux propositions : l’une, principale, qui concerne en effet la prohibition de la haine, et l’autre, subordonnée, qui énonce l’injonction d’aimer. Le lien entre les deux évite que l’injonction d’aimer ne tombe assurément sous le coup du jugement de Freud l’assimilant à un credo qui absurdo. Par suite la construction d’un troisième Temple ne saurait être conçue comme la simple répétition, la copie du second sans que ces fondations ne soient au préalable dégagées d’un tel affect. Afin de ne pas supposer le problème résolu c’est cette même construction qui doit s’y confronter. C’est pourquoi il importe à présent d’en envisager les particularités dans la prophétie d’Ezéchiel, contemporaine de celle de Jérémie. Il s’agit là d’un ensemble de prophéties « plurielles », pour ainsi dire stéréophoniques et stéréologiques. Tandis que Jérémie prophétisait la destruction du premier Temple mais aussi de tous ceux qui n’en seraient que la simple reprise, reconstituant par là même l’« anarchitecture » humaine qui était le germe virulent de son inévitable ruine, Ezéchiel, lui, concevait le plan du Temple futur, dégagé enfin de toute haine de sorte qu’un véritable amour du prochain s’y imprime et s’y exprime.

II. Le Temple à venir

Toutefois, si le plan de ce Temple-là se trouve bien décrit dans la prophétie d’Ezéchiel, il l’est, il faut le relever, à la fin de ce livre, dans les chapitres qui le concluent ( 40 et sq ). Cette disposition n’est pas le fait du hasard. Le plan du Temple vient en conclusion de la prophétie d’Ezéchiel. En somme pour bien comprendre le plan du Temple à venir il faut au préalable comprendre le plan du Livre qui le contient, d’autant qu’à l’examiner de près un tel plan détermine aussi un processus, une géométrie spécifique qui s’inscrive non plus seulement dans un espace mais aussi et surtout dans un temps désormais réorienté.

Le livre d’Ezéchiel s’ouvre par une vision, celle dite du « Chariot céleste » qui marque dans l’exégèse biblique un véritable horizon intellectuel mais qui assigne aussi, si l’on n’y prenait garde, un véritable point de non – retour psychique et mental. D’où les avertissements déjà mentionnés dispensés par le Traité H’agiga dans son célèbre chapitre « Ein dorchin » (L’on n’investiguera pas ). D’un point de vue structural, si la vision du Chariot est à la fois structurée et structurante, cette vision d’ouverture correspond homothétiquement à la vision du Temple à venir et au site particulier où il doit être fondé, ou refondé, site que nous aurons à découvrir ou à redécouvrir. Et s’il ne saurait être question d’analyser dans le détail cette vision initiale, il importe d’en saisir, là encore, les éléments les plus déterminants pour notre recherche. Et d’abord, l’endroit et le moment singulier où elle se produit.

Le prophète Ezéchiel est fait témoin d’une pareille ouverture des cieux, du Monde d’en haut, du plus profond de l’exil : betokh hagola. Cela signifie que l’exil n’emporte pas la fermeture des cieux ni celle de l’esprit en mesure d’y pénétrer. Affirmation essentiellement espérancielle : plus que jamais l’exil est le lieu de l’investigation, de la recherche. L’exil s’assimile à une condition non pas passive mais bien et fortement réactive. Il n’est pas question d’en devenir l’objet inerte ni le jouet. Au contraire. Cette indication primordiale est renforcée par une autre indication de lieu : Ezéchiel se trouve au bord d’un fleuve, l’Euphrate qui n’est pas nommé ici de ce nom (nehar Perat ) mais de cet autre nom : Cvar, qui veut dire : « déjà ». Le cours du fleuve est image d’un autre cours, celui du temps. La catastrophe annoncée est imminente, à moins qu’elle ne fût déjà consommée. Plutôt qu’un sentiment de sidération, de paralysie mentale, il faut d’ores et déjà se remettre à l’œuvre. La mort est fascinante, elle qui pétrifie, qui rigidifie. Sans attendre, comme lorsque l’on se prémunit contre la glaciation mortelle de ses membres, il faut se remettre en chemin. Chemins de la terre, dans le désert des peuples ; chemins du ciel où la Présence divine a fait retrait afin qu’on l’y recherche. C’est pourquoi, la vision du Chariot se dit en hébreu maâssé Mercava. MeRC)aVa est construit sur la racine RCV( B) que l’on a discernée dans Cvar, le nom du fleuve prophétique, une racine que l’on retrouve, entre autres, dans les mots BeRaCha, la bénédiction et BiRCaïm, les genoux et d’une manière générale les articulations : celles qui jouent lorsque l’organisme est encore en vie et qu’il manifeste sa vitalité. La vision du « Chariot » s’éclaire par cette approche : à considérer ces éléments constituants et sa cinétique l’on en retire deux enseignements : d’une part son intime « structuralité » et d’autre part son impressionnante cinétique. Le Chariot est complexe. Y opèrent et y jouent un grand nombre d’éléments mais lorsqu’il se déplace il ne se désunit et ne se déforme pas. Par ailleurs des créatures y apparaissent dans lesquels les historiens voudront reconnaître des rémanences de la mythologie babylonienne, s’agissant notamment des figures du buffle, du lion et de l’aigle qui sont autant d’emblèmes du Pouvoir et de la souveraineté [10]. La psychanalyse voudra y reconnaître pour sa part des résurgences de la mentalité totémique avec les effigies qui s’y attachent. Pourquoi pas ? Sauf que l’essentiel réside surtout dans la corrélation de ces figures animales, chacune d’un genre différent, à la présence humaine ( Ez, 1, 10). Comme s’il fallait rappeler d’ores et déjà l’injonction qui régissait le Gan Eden en lequel l’Humain avait été institué comme son gardien et l’utilisateur avisé de ce biotope tellurique et maritime, animal et végétal. C’est bien la figure humaine, le visage humain qui humanisent à leur tour les autres effigies, sans aucun amalgame entre elles. Le Temple à venir, homothétique du « Chariot » céleste, devra lui aussi illustrer ces caractéristiques : intégrer les énergies du vivant sous toutes ses formes, mais intimement corrélées à la figure humaine qui leur confère leur véritable orientation. C’est pourquoi il sera nommé aussi Beth Habéh’ira, « La Maison du choix ». Choix de Dieu. Choix de l’Homme.

Dans ces conditions l’on pouvait s’attendre à ce que le plan du Temple à venir fût aussitôt indiqué. Il n’en est rien. Jusqu’à ce que le moment jugé opportun arrive, Ezéchiel doit délivrer d’autres prophéties. Si ce n’est pas notre propos de les examiner l’une après l’autre et chacune selon son contenu spécifique, il importe une fois de plus de souligner leur agencement, leur structure interne. Il faut d’abord relever que le prophète est bien appelé « Fils de l’homme » : Ben Adam. A notre connaissance aucun autre prophète biblique n’est jamais désigné aussi méthodiquement. L’intention mise dans cette désignation est claire. Elle corrèle la vision du Chariot et le plan de la construction du Temple à une construction corrélative de l’Humain dont les assises sont ébranlées par l’exil d’Israël. Ce qui atteste une fois de plus de l’universalité de telle prophétie, universalité qui se vérifierait en tant que de besoin par les interlocuteurs du Prophète : le peuple d’Israël, divisé en ces deux royaumes de paille, mais aussi les nations environnantes et les Empires du moment : Tyr, l’Assyrie, l’Egypte avec leurs propres temples et leurs propres cultes dont l’avenir démontrera qu’ils sont impuissants à assurer leur survie. Ensuite le prophète, invité à « manger le livre » ( Ez 3, 1-3 ), en faire de la Parole qu’il contient la substance de son propre être, à l’incarner, est appelé à remettre en vigueur l’Alliance, la Bérith du Sinaï et donc, selon la formule d’André Neher, « à destituer et à restituer ». Destituer les fauteurs de ruine et d’exil : les rois impotents, les pontifes idolâtres, les juges concussionnaires, les prophètes de mensonge et de prostitution. C’est à cause d’eux que la Présence divine a quitté en dix étapes récessives l’enceinte du Temple et les hauteurs de Jérusalem. L’éclipse de Dieu suit l’éclipse de l’Humain. Aux fins de réprobation, Ezéchiel ne se contentera pas de messages verbaux : il faut que son corps, que sa gestuelle choquent, frappent, interloquent, provoquent une reprise de conscience. Jamais la Présence divine ne reviendra habiter sa Demeure tant que sévirons ces signes de contradiction, cette confusion torpide entre ce qui confère la vie et ce qui instille la mort ; tant que l’on viendra faire ses besoins au pied de l’Arbre de vie et de l’Arbre du bien et du mal. Dans un passage à la limite de sa prophétie, Ezéchiel y intègre sans sourciller cette dénonciation de l’excrémentiel qui a si vivement fait réagir Voltaire lequel pourtant ne fera rien d’autre lorsqu’à son tour il dénoncera l’iniquité judiciaire lors de l’affaire Calas. C’est seulement lorsque cette destitution aura été accomplie, que les faux-semblants, que les illusions, que les mensonges ne tiendront plus lieu de réel, que la pulsion de vie est sollicitée. Elle l’est dans deux visions qui n’ont pas fini de susciter analyses et commentaires : celle de la guerre dite de Gog et Magog (Ez, 38) suivant celle de la résurrection des morts dans la vallée de l’Ossuaire (Ez, 37).

Qui expliquera jamais jusqu’au dernier mot la guerre de Gog et Magog ? Pourquoi est-elle si longuement décrite dans la prophétie d’Ezéchiel ? Sans doute à cause de la singularité du « phénomène- guerre » lui-même. Comment des êtres humains formés en peuples, regroupés en Nations, érigés en Empires en arrivent-ils à vouloir conquérir la Création pour eux seuls et dominer tous les autres humains qui ne veulent s’agréger à leurs engeances ? Et pourquoi, afin d’y arriver, n’hésitent-ils pas à exterminer, à détruire, à dévaster, bref à dé-créer, érigeant avec des monceaux de ruines les gigantesques arcs de Triomphe pour l’Ange de la Mort dont ils propagent le culte en toutes les dimensions de l’espace terrestre et des étendues célestes ? Pour finir par s’auto-détruire. Car Gog, le surpuissant, l’omnipotent, et Dieu à ses propres yeux, finit bel et bien par engendrer Magog que l’on dirait son double si précisément, conforme à son géniteur, il n’en démultipliait les échelles de force et de destructivité. Au-delà de ses péripéties, si l’on ose ainsi les nommer, la finalité de la guerre que font et se font Gog et Magog n’est-elle pas justement de disqualifier la guerre comme catégorie de l’être, catégorie aberrante puisqu’elle mobilise toutes les ressources de celui-ci pour les retourner contre lui, pour engendrer le « désêtre » ? C’est également ce désert là que le fils de l’Homme devra traverser : après le désert géographique et le désert des peuples, rien de moins que le désert ultime, la désolation de l’être même, désertifié.

Surgit cette dirimante objection : après tant de violences, tant de meurtres, tant d’ethnocides et de génocides, après une si totale disqualification de l’Humain, quel peut être le sens d’un troisième Temple ? Quelle construction, aussi inspirée qu’on le veuille, pourra-t-elle faire sécher tant de sang, consoler tant d’affligés, rétablir la vie en ses assises et dans ses droits ? Aussi hauts que soient les murs d’enceinte de l’édifice sanctifié, de ce point de vue l’on n’y découvrira jamais que l’étendue à l’infini des champs de bataille, les profondeurs des fosses communes, les innombrables ossuaires. C’est afin que cette objection-là, fondée comme aucune ne le fût, ne ruine à son tour tout élan d’espérance, tout germe d’avenir, qu’advint précisément au prophète Ezéchiel la vision de la résurrection des morts. On pourra s’arrêter indéfiniment sur le caractère purement hallucinogène de cette vision en mettant en cause le déni de la mortalité humaine qu’elle semble exprimer à un si fatal degré. Une autre interprétation est possible qui n’y verrait pas tant le déni de la mort que l’affirmation ultime de la vie.

Ces ossements sont tassés là parce que des corps qui furent en vie s’y sont desséchés après qu’on leur eût retiré violemment cette vie, qu’on les en eût dépouillés, à leur corps et à leur âme défendant. Ce que le retrait de la vie a provoqué, le retour de la vie peut le guérir. Jusqu’à présent l’homme n’a su que prendre violemment la vie de son prochain sans être capable de la lui rendre. La vision d’Ezéchiel dans la vallée des ossements lui révèle cette aptitude résurrectrice et sa force spirituelle sans limites pour peu qu’il sache ouvrir en soi le chenal de l’esprit. De même qu’au commencement de sa prophétie l’Esprit divin avait enjoint à l’esprit abattu d’Ezéchiel, à son corps replié sur lui-même : « Debout, tiens-toi ferme » et que le prophète vivant – mort s’était redressé et avait recouvré l’usage de la pleine parole, le voici à son tour, ainsi invigoré, qui recommence l’opération mais cette fois à destination du genre humain, dans cette vallée des ossements où se colligent tous les cimetières du monde, où s’ajointent tous les champs de bataille où gisent des morts et des morts, à perte de vue, à perte de voix, à perte de temps. Si l’esprit souffle à nouveau, eux aussi se redresseront car la mort est avant tout privation de la vie, comme l’obscurité est absence de lumière. Pareille résurrection se caractérisera par sa double échelle : universelle, on vient de le voir, mais spécifique aussi. Elle concerne à ce titre le peuple d’Israël vivant à son tour sa résurrection singulière. Telle est probablement l’une des différences déterminantes entre le second et le troisième Temple. Le second Temple dont le relèvement avait été entrepris au temps d’Ezra et de Néhémie l’avait été alors qu’une partie du peuple juif était demeurée à Babel, qu’elle y avait naturalisé l’exil, la golah en lui donnant parfois les couleurs de la délivrance, de la guéoula. Dans la vision d’Ezéchiel, l’aboutissement de cette reviviscence des corps morts se trouve dans la réunion des deux parties clivées du peuple, dans la guérison des causes du schisme qui en avait provoqué la bipartition ( Ez, 37, 15). Et si les tables du Sinaï ont été transcrites sur des supports de pierre, l’Alliance de la ré-union sera transcrite sur cette plaque de bois vif qui lui infusera sa sève et sa vitalité, bois issu de l’Arbre de vie, du Êts h’aym, moyeu du Jardin d’Eden.

C’est dans cet espace-temps-là : édénique, dans ce terrain de l’Humain à nouveau viabilisé,, qu’Ezéchiel, le Prophète des limites à l’infini reculées, est maintenant incité à inscrire le plan du Temple à venir. Pour lui, le temps est venu de se laisser guider par cette personne, ce ich, une fois de plus, ambassadeur de toutes les personnes humaines, qui le conduira à l’endroit choisi et voulu par Dieu pour une reconstruction cette fois pérenne. Car ce troisième Temple qui comporte en lui-même la mémoire des deux premiers, sera semblable à ce fil triple dont Salomon affirme que ce n’est pas de sitôt qu’il se rompra. Temple de la synthèse, Temple de l’expérience acquise, de la Présence divine accueillie au sein de la Présence humaine. Temple qui rétablira l’Humain, reconstitué dans toutes les dimensions de l’espace et de la durée, en son site originel : le Gan Eden où Dieu l’avait originellement établi afin qu’il le travaille et le sauvegarde de sorte à y parachever l’œuvre de la Création, le Maâssé Béréchit. Et c’est à ce moment-là que l’on discerne la fonction de ce troisième Temple : translater en un ici- bas qui deviendra de ce fait, si l’on peut dire, un « ici  haut », la vision du « Chariot », le Maâssé Mercava, mais, de surcroît , réunir enfin les deux Maâssiot, corréler le Maassé Beréchit et le Maâssé Mercava dont le troisième Temple constituera l’interface, le lieu de passage de l’une en l’autre.

D’où l’insistance sur la localisation du Temple à venir , après les particularités concernant sa ré-édification [11]– et sur sa situation singulière dont l’homologie édénique est patente : « Il me fit venir vers l’entrée du Temple; or de l’eau sortait de dessous le seuil de la Maison vers l’Orient, car la façade de la Maison était à l’orient »( Ez,47, 1) . La phase ultime de la prophétie se déroule à une entrée, en une ouverture et celle-ci se trouve en direction de cet orient qui désigne la naissance de l’aube, la naissance de la naissance si l’on peut ainsi s’exprimer. Et voici que l’édifice se situe au regard d’un flux d’eau vive, d’une fluence, de cela qui circule et irrigue, en effet, comme au jardin d’Eden. Fluence indissociable de l’Humain, de l’abondance humaine guérie de ses désertions et de ses désertifications. « Il me dit : « As-tu vu, Fils de l’Homme ? » Il m’emmena et me ramena au bord du torrent ». Et la vison édénique se déploie : « … voici que sur le bord du torrent, il y avait des arbres très nombreux, des deux côtés … » [12]. Arbres, arborescence, magnificence du vivant. Et cette eau ne sera point rare, elle s’écoulera jusqu’à la mer et les eaux de la mer en seront adoucies assurant la surabondance du poisson. Métaphores de l’Humain ayant recouvré sa vitalité parce qu’on se sera enfin adonné au choix de la vie. Le principe majeur est proclamé : « Il y aura de la vie partout où pénétrera le torrent ». L’arborescence initiale s’élargira et se perpétuera, les arbre se faisant fruitiers : « leur feuillage ne se flétrira pas et leurs fruits ne s’épuiseront pas ; ils donneront chaque mois une nouvelle récolte, parce que l’eau du torrent sort du Sanctuaire. Leurs fruits serviront de nourriture et leur feuillage de remède ». Et c’est une fois cette fluence assurée et cette eau sanctifiée, susceptible de nourrir et de guérir, irriguant l’espace -temps de l’Humain rétabli en son être, que s’opérera la délimitation consentie des tribus d’Israël, des douze éléments de l’architecture humaine à venir compatible avec l’architecture du Temps qui vient.

Une dernière question apparaît encore : pourquoi cette patience, pourquoi cette endurance ? Qui habitera le Temple à venir ? De quoi sera-t-il le réceptacle et l’écrin ? Dieu, le Créateur et le Thérapeute, l’a indiqué auparavant : pour rien d’autre que son Nom. Au-delà de Dieu se trouve le Nom de Dieu, qui permet que tout être puisse l’invoquer sans s’assujettir à aucune représentation obligée de ce qu’il est présumé être, sans en résorber l’infini d’infini. Le Nom de Dieu proclamé par l’intégralité du genre humain mais aussi dans la plus intime, la plus discrète, la plus confidentielle des prières.

Raphaël Draï zal, 3 juillet 2009


[1]          Ce texte reprend la conférence prononcée le 11 juin 2009 au temple maçonnique d’Aix en Provence, en « tenue ouverte » , à la mémoire du Pr. Bruno Etienne. Celui-ci devait recevoir la médaille du 50eme anniversaire de son Obédience. Il ne l’avait acceptée qu’à la condition que la présente conférence fût prononcée. Une âme survit toujours à la mort quand la parole qui la concerne est honorée. Notre gratitude s’adresse notamment au Dr Robert Djian pour l’organisation de cette soirée de vivante amitié.

[2]          Talmud de Babylone, Traité Guittin.

[3]         

[4]       

[5]          Raphaël Draï, La Traversée du désert.L’invention de la responsabilité, Fayard, 1988.

[6]          Bruno Etienne, La grenade entr’ouverte, Editions de l’Aube, 1999.

[7]          Flavius Josèphe, La guerre des Juifs, Editions de Minuit, 2007.

[8]          Cf. Totem et Thora, op. cit.

[9]         

[10]         Parrot, Assur, Gallimard,

[11]         Le livre d’Ezechiel ne reprend ni la description exhaustive du Michkane, ni celle du premier Temple qu’il considère comme acquises. Il insiste plus particulièrement sur ceux de leurs éléments qui doivent être renforcés, sur leur symbolique désormais prévalente.

[12]      

LE SENS DES MITSVOT: DEVARIM

In Uncategorized on juillet 15, 2021 at 5:44
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« Je donnai alors à vos juges les instructions suivantes: « Ecoutez également tous vos frères et prononcez équitablement (tsedek) entre (bein) chacun et son frère, entre chacun et l’étranger. Ne faites point en justice acception de personne; donnez audience au petit comme au grand, ne craignez qui ce soit car la justice est à Dieu ! Que si une affaire est trop difficile pour vous (ykché mikem), déférez la à moi (takriboun) et j’en prendrai connaissance » Dt, 1, 16, 17.

Traduction du Rabbinat.

Ces prescriptions concernant l’exercice de la justice sont capitales. Elles font suite à l’observation de Moïse selon lequel le peuple libéré d’Egypte est devenu un peuple nombreux, vivace mais qui doit être intiment régulé. La justice devient la forme supérieure de cette régulation vitale.

Dans un peuple libre, et du fait même de cette liberté, il est impossible que des différents ne surgissent pas, que des conflits ne se fassent pas jour. Il ne faut surtout pas en réprimer les manifestations. Une fois celles-ci produites, il importe surtout de leur trouver une issue qui non seulement ménage le principe de fraternité inhérent à ce peuple mais qui le renforce. La mise en place d’institutions spécifiques est destinée à atteindre le mieux possible cet objectif. La description de l’organisation du peuple d’Israël n’a pas pour but d’en détailler la hiérarchie externe mais au contraire de souligner sa plus grande proximité quotidienne avec chaque Bnei Israël. Les différents et les conflits, pour ne pas parler d’affrontements, sont à la fois cause et effet d’un trouble de la parole lorsqu’elle excède ce que l’on ressent, qu’elle ne trouve plus les mots pour le dire. Colère et mutisme comprimés peuvent conduire aux pires extrémités.

C’est pourquoi s’agissant de la conception même de la justice, celle-ci est formulée prioritairement en termes d’écoute. Le juge n’est pas ce magistrat armé de la loi comme d’une trique. Il est d’abord et avant tout un reconstituant de la parole interhumaine. Dans un conflit, chacun n’entend plus que soi et s’avère incapable d’écouter autrui. Par sa fonction, le juge, à la fois dayan et chophet, doit rétablir une capacité d’écoute à nouveau réciproque et bilatérale. C’est pourquoi un mot apparemment anodin, le mot « entre » (bein) est décisif puisqu’il désigne, au lieu de la mêlée confuse du conflit, le rétablissement d’un espace-temps permettant à la parole de l’un et de l’autre de s’exprimer enfin, de sorte qu’elle fût entendue.

De ce point de vue, il y va du juge comme du médecin qui devant une hémorragie – en l’occurrence une hémorragie de colère – doit avant tout la faire cesser, placer s’il le faut un garrot, en attendant que la circulation du sang reprenne son cours normal. C’est pourquoi aussi le juge ne doit faire acception de personne, ni entre le citoyen et l’étranger, ni en fonction de critère sociaux car il est possible que ces différenciations elles mêmes aient été à l’origine d’un conflit désormais infecté.

En ce sens, la notion de tsédek devient bien plus large que celle d’équité. Pour le juge, juger consiste non pas à rétablir un statu quo ante mais littéralement à recréer une relation interhumaine. On comprend mieux alors pourquoi la notion de jugement est référée non à une instance sociale, serait-elle la plus éminente, mais directement à Dieu en tant que Créateur. Rendre la justice équivaut à poursuivre l’œuvre de la Création proprement dite. Le cours de la Création est imprévisible et débordera toujours les cadres d’une pensée prédéterminée. D’où la mention de ces « cas difficiles » qui illustrent l’une des problématiques les plus stimulantes de la théorie contemporaine du droit.

Lorsqu’un cas judiciaire s’avère d’une complexité telle qu’il semble outre-passer les ressources juridictionnelles actuellement disponibles de la collectivité humaine formée par les « sortis d’Egypte », au lieu de refuser de juger le magistrat devra en donner connaissance à Moïse, littéralement « l’approcher de lui » comme s’il s’agissait de l’accomplissement d’un sacrifice, d’un KoRBaN, d’une liturgie de renouement. Dans ce cas il appartiendra à Moïse non pas exactement « d’en prendre connaissance « (le mot daât n’est pas employé) mais de l’écouter, de l’ausculter encore plus attentivement. Car ce qui fait la difficulté d’un tel cas, c’est probablement sa teneur en passion qui déborde ce qu’un juge du rang est en mesure à son niveau d’en écouter et d’en comprendre.

Toute la formation du juge consister à affiner sa capacité d’écoute conciliatrice. C’est en ce sens qu’il se rapproche du psychanalyste, lequel en effet est capable d’entendre ce qu’une oreille ordinaire ne saurait habituellement déceler pour in fine privilégier l’expression de la pulsion de vie.

                               Raphaël Draï zal, 31 juillet 2014

LE SENS DES MITSVOT PARACHA MASSEÏ

In Uncategorized on juillet 9, 2021 at 11:33
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« L’Eternel parla à Moïse en ces termes: « Parle aux Enfants d’Israël et dis leur: « Comme vous allez passer le Jourdain pour gagner le pays de Canaan, vous choisirez des villes propres à vous servir de cités d’asile (âréi miklat): là se réfugiera le meurtrier homicide (rotséah’) par imprudence (bicheghagha). Ces villes servirent chez vous d’asile contre le vengeur du sang (goël) afin que le meurtrier ne meurt pas avant d’avoir comparu devant l’assemblée pour être jugé (lamichpat) »  (Nb, 35, 9 à 12).

Bible du Rabbinat.

Une fois libérée de l’esclavage, de l’oppression des corps et de la servitude des âmes, une collectivité humaine-pleinement humaine, ne change pas de nature magiquement. Ce changement exige un long, un continuel travail. Elle reste à la merci d’incidents et d’accidents. Lorsque ceux-ci surviennent, l’important est de les réparer afin que ce travail non seulement ne s’interrompt guère mais que le peuple concerné en retire profit sous forme d’un enseignement transmissible de génération en génération. Car un peuple c’est exclusivement dans la longue durée qu’il se forme et se transforme. Tel est l’objet des prescriptions précitées.

Dans la vie d’un peuple libre, il est donc inévitable que des incidents surviennent et que des accidents se produisent. Il faut alors distinguer entre ceux qui sont véritablement indépendants de la volonté de leurs auteurs matériels et ceux qui résulteraient d’une mal-intention délibérée, d’une préméditation. L’institution des villes dites de refuge, des ârei miklat, est destinée aux meurtriers de la première catégorie, si l’on pouvait ainsi parler ; ceux qui ont causé une mort mais sans intention de la donner. Pour éviter que le meurtrier par inadvertance ne soit lui-même exposé à l’impulsion vengeresse, impulsive, du « rédempteur » (goël) de ce sang versé-et afin d’éviter que celui-ci à son tour ne s’expose à la vengeance du goël de sa propre victime, en un cycle de représailles infinies-il lui faut avant tout pouvoir se mettre à l’abri de ces poursuites physiques. D’où, comme on vient de le voir, l’institution de ce réseau de villes, situées les unes par rapport aux autres à des distances qui permettent de les atteindre sans encombre, de sorte à échapper avant tout au premier mouvement vengeur du proche de la victime.

On soulignera le sens des réalités qui sous-tend cette prescription: ce premier mouvement n’est pas dénié, comme si les êtres humains étaient déjà arrivés à un degré qualitatif si élevé qu’ils seraient déjà de purs esprits. Les humains en général, et ceux qui ont connu l’esclavage en particulier; ceux qui ont accumulé brimades, bastonnades, injures, mépris, ont accumulé tant de ressentiment, tant de rancune mutique, que l’explosion en est possible à propos de n’importe quel aléa de la vie. Cette réalité est prise tellement à bras le corps, si l’on pouvait encore s’exprimer de cette manière imagée, que le Principe des Principes énoncé dans le Lévitique n’enjoint pas d’emblée, nous le savons: « Et tu aimeras ton prochain comme toi-même » mais: « Tu ne te vengeras pas et tu ne garderas pas rancune, et tu aimeras ton prochain comme toi même: Je suis l’Eternel (Lev 19, 18) ». Lorsque s’est produit un accident par inadvertance, la perte pour le proche de la victime risque de s’avérer tellement cruelle et insupportable que, dans son esprit, le sens et l’énoncé de ce verset pourraient d’un coup s’effacer. C’est pourquoi il importe tout autant que l’auteur du meurtre involontaire puisse se mettre à l’abri de l’impulsion vengeresse – encore que la notion même de « rédempteur du sang », de goël hadam, ne se réduise pas à l’idée de vengeance au sens commun.

Cependant, la possibilité de se réfugier dans une ville de cette sorte ne signifie aucunement que le meurtrier s’y mette à l’abri pour jouir là d’une impunité complète, le temps que la colère du goël s’apaise, et qu’il en ressorte pour reprendre la vie comme avant, au risque de récidiver. Sa présence dans la ville de refuge doit s’accomplir à de toutes autres fins et dans un autre état d’esprit. En présence des lévites de la ville il doit d’abord s’adonner à l’étude de la Loi. Car la notion d’inadvertance n’exclut pas celle de responsabilité. Il lui faudra comprendre également comment l’incident ou l’accident est survenu matériellement et en quoi il en va de sa responsabilité personnelle (défaut d’attention, vérifications insuffisantes, entretien négligé).

C’est l’un des principes essentiels du droit sinaïtique de délimiter strictement le domaine du droit civil et celui du droit pénal. Les dispositions juridiques inhérentes aux villes de refuge maintiennent sans doute le meurtrier sur le versant du droit civil. Il n’empêche que jugement doit être fait. Se mettre à l’abri de l’impulsion vengeresse ne veut pas dire déni de justice. Au contraire. Le meurtrier par inadvertance devra en fin de compte passer devant un tribunal de sorte qu’il s’interroge sur son implication personnelle dans l’occurrence du dommage fatal et surtout qu’il en répare les suites, pour autant qu’elles puissent faire l’objet d’une réparation.

Thérapeutique du temps par le temps.

 Raphaël Draï z »l 24 Juillet 2014

ANNONCE HAZKARA PR. RAPHAËL DRAÏ – 8 JUILLET 2021

In Uncategorized on juillet 5, 2021 at 9:19

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LE SENS DES MITSVOT: PARACHA PINH’ASS

In Uncategorized on juillet 2, 2021 at 12:45

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« Pinh’ass fils d’Eléazar, fils d’Aharon le Pontife a détourné ma colère de dessus les enfants d’Israël, en se montrant jaloux de ma cause au milieu d’eux en sorte que je n’ai pas anéanti les enfants d’Israël dans mon indignation. C’est pourquoi, tu lui annonceras que je lui accorde mon alliance amicale (eth berithi chalom) » ( Nb, 25, 11, 12). Bible du Rabbinat.

Le sens du récit biblique n’apparaît véritablement que lu en hébreu et dans la graphie de cette langue. Autrement des éléments essentiels de son interprétation se dérobent au regard optique et à l’intelligence du texte. Ainsi en va t-il lorsque l’on traduit « berithi chalom » par « alliance amicale ». Pour bien le comprendre il faut reconstituer ce qu’il est convenu d’appeler le contexte de l’affaire.

Durant la Traversée du désert, les crises n’ont pas manqué qui ont mené les Bnei Israël parfois au bord de la destruction. Chaque fois ils en ont réchappé, prenant conscience in extremis de la gravité des transgressions commises et s’engageant à ne pas les réitérer. Mais une chose est de dire, autre chose d’accomplir. D’où la récurrence de ces crises, comme si chacune d’elle mettait au jour une racine vénéneuse bien plus profonde qu’on ne l’aurait cru. Dans la paracha précédente, l’on a vu comment la malédiction commandée par le roi Balak au prophète Bilâam a été commuée en bénédiction. L’on aurait alors pensé que le peuple, rassuré par cette bénédiction d’un niveau exceptionnel, s’élève encore en spiritualité. Au lieu de quoi, une partie des Bnei Israël ne croit pas mieux faire que se livrer à la prostitution idolâtrique avec des Midianites, et cela dans la sidération complète des responsables du peuple, jusqu’au moment où Pinh’ass, brisant cette sidération, embroche le couple initiateur de l’orgie.

Dans un récit légendaire ordinaire, l’on aurait pensé également que Pinh’ass soit aussitôt érigé en héros et cité en exemple. Au lieu de quoi, la Parole divine enjoint de lui adresser un autre message: certes, le petit-fils du pontife Aharon a su prendre fait et cause pour le Dieu d’Israël et pour la loi du Sinaï. Ainsi a t-il rendu inutile une intervention directe de l’Eternel. Pourtant en agissant comme il a fait, et quelles que soient les contraintes de sa propre intervention, il n’en a pas moins porté atteinte à la vocation des Aharonides: la recherche de la paix. A n’en pas douter son infraction, car c’en est une, bénéficie de circonstances explicatives et atténuantes. Elle reste néanmoins une infraction à cette vocation native et ne saurait être érigée en norme.

Nul doute non plus que Pinh’ass en soit conscient et qu’il se retrouve taraudé par l’après-coup de son acte, comme le fut Moïse en personne après avoir tué le maître de corvée égyptien qui tourmentait un esclave hébreu dont il se sentait comme jamais le frère (Ex,2, 12). C’est pourquoi le Créateur aidera Pinh’ass à assumer ce débat de conscience en l’insérant dans une Alliance, dans une Berith, pour bien souligner qu’il ne s’agit pas d’une mesure circonstantielle mais bien d’un dispositif qui étaye la vie même du peuple tout entier.

On sait qu’il est plusieurs modalités de l’Alliance: l’Alliance du sel (Berith mélah’), l’Alliance de la circoncision – révélation ( Berith mila), le sang de l’Alliance (dam Haberith). Cette fois il s’agit d’une Alliance de paix: Berith Chalom. Et c’est sur ce point précis que la lecture du récit en hébreu est indispensable. Car, dans le texte originel, le mot ChaLoM s’écrit d’une manière bien particulière qui ne se retrouve pas dans toutes les bibles, y compris parfois dans celles imprimées en hébreu: la vav de ChaLoM n’est pas transcrit comme il l’est ordinairement, autrement dit tel un trait continu. Il l’est de sorte à faire apparaître en son milieu une coupure, une interruption, comme s’il était constitué de deux demis vavim séparés par un blanc: ChaL:M. Comme s’il fallait également comprendre qu’à la suite de l’intervention de Pinh’ass le peuple se retrouvait lui aussi coupé en deux, la représentation pour ainsi dire graphique de cette coupure prescrivant l’obligation d’une réparation immédiate, celle précisément du chalom qui constitue la vocation originelle d’Aharon le Cohen, lequel n’est plus physiquement présent parmi le peuple qui l’a pleuré au lieu dit Hor Hahar après que le Créateur l’avait rappelé auprès de Lui.

Aucune existence, individuelle ou collective, n’est rectiligne. Elle est faite d’instants qui se suivent certes mais qui ne se ressemblent pas toujours, les uns paisibles, les autres chaotiques. Lorsque ces derniers se produisent, il ne faut pas les assigner à la fatalité, ni s’imaginer qu’ils ne se reproduiront pas. La valeur du ChaLoM ne se marchande guère. Lorsqu’elle est contrariée par l’irruption de la violence, il importe plus que jamais que celle-ci se retrouve circonscrite le plus étroitement possible et que la paix prévale à nouveau. La paix n’est pas une simple disposition affective. Elle est avec le droit et la vérité l’un des piliers de l’univers. Et de cela il est fait sans tarder leçon à Pinh’ass, encore sous le coup de son geste explicable mais qui ne doit pas faire école pour un peuple dont les institutions doivent assumer toutes leurs responsabilités.

Raphaël Draï zal 9 juillet 2014