« La vérité en marche », tel est, l’on s’en souvient, l’un des articles les plus célèbres de Zola, écrit durant l’affaire Dreyfus. D’où vient la force de la vérité, et son endurance marchante, sinon de son lien intrinsèque avec la réalité qu’elle proclame ? Si Dreyfus n’avait pas été réellement innocent, la vérité attachée à sa cause se fût dissipée comme un nuage inconsistant. Autres temps mais attitude identique, à plus d’un siècle de distance. Lorsque, au début de l’automne 2000, après le déclanchement de l’Intifada à la française, l’alerte à un antisémitisme nouveau fut lancée, et cela sans aucune concertation entre ceux et celles qui ne crurent pas devoir garder le silence à son sujet, ce signal, anxieux et insistant, n’eut pas, ou eut peu, d’effets immédiats. Contre l’évidence : personnes agressées à raison de leur apparence physique, tentatives de déprédation et incendies criminels d’écoles juives et de synagogues, climat de haine grandissante, la réalité de cet antisémitisme fut minorée lorsqu’elle ne fut pas carrément ignorée. Pourquoi crier ainsi au loup alors qu’il fallait seulement déplorer quelques « incivilités », explicables, sinon toujours excusables, par la déréliction des Cités, et forcément passagères ? Depuis le changement de gouvernement, en avril dernier, le ton des pouvoirs publics s’est quelque peu modifié avec sans doute l’analyse de l’état effectif des lieux. Qu’en est –il réellement de la République ? Celle-ci peut –elle s’accoutumer à voir une partie de ses membres vivre dans le tourment et dans l’incertitude ? Dans ce cas la République ne mériterait plus son nom puisqu’elle ne serait plus « la chose de tous ». L’antisémitisme nouveau n’est donc plus dénié. Les explications qui en sont données ne relèvent plus d’une sociologie de bazar. L’accusation de « communautarisme » proférée pour tenter de faire taire les sentinelles n’est plus complètement de mise. Et pourtant, si l’antisémitisme a mis la sourdine, l’antisionisme qui le relaye fait toujours rage, reproduisant les formes mentales et les rationalisations de l’antisémitisme habituel. Lors de son intervention au dîner du CRIF, le nouveau premier Ministre J.P. Raffarin a parlé net. Apparemment édifié, il a condamné sans circonlocutions ce nouvel antisémitisme qui trouverait désormais face à lui la détermination sans faille des autorités en charge de la République. La République, certes ! Qui a pu douter que dès les agressions de l’automne 2001, c’est bien de son sort qu’il a été question et non pas de la défense égocentrée de la communauté juive, en mal de ghetto ? Et d’ailleurs, quoi ? Dans une République digne de son nom, où le phénomène associatif est aux fondements de la société civile, est-il exorbitant qu’une communauté, envisagée dans son sens légal, défende son existence lorsqu’elle est menacée et se soucie de son devenir, surtout lorsqu’elle sent revenir des temps de solitude et d’abandon ? Dans ces mêmes colonnes de L’Arche n’a-t-on pas maintes fois rappelé que la communauté juive de France, pour l’essentiel, était organisée selon les grandes lois de 1901 et de 1905, vitales pour nos libertés publiques ? Faudrait-il abroger ces lois sous prétexte que la définition de leur objet est dénaturée par les ennemis de cette communauté alors que la transparence de celle-ci est exemplaire, que sa réussite associative est si avérée qu’elle sert de repère et parfois de modèle pour l’organisation de la population musulmane dont le nombre est dix fois plus important que le sien ? En vérité et en réalité si le nouvel antisémitisme a été immédiatement identifié et analysé en tant que tel, avant d’être dénoncé ; s’il fait l’objet d’une vigilance sans intermittence, ce n’est pas seulement, répétons-le, parce qu’il afflige les citoyens français de la seule religion juive .C’est aussi, et de manière indissociable, parce qu’il est le symptôme putrescent d’une mise en cause des principes républicains eux-mêmes, en ces temps de trouble où ils doivent être sauvegardés avec les valeurs qui les confortent . De ce point de vue, minimiser les attaques, physiques ou verbales, dirigées contre la communauté juive, ou qui tentent de l’atteindre dans ses attaches viscérales n’aboutira qu’à la ruine du régime de bien commun qui fonde une citoyenneté réelle dans une République qui ne soit pas d’apparence. Pour bien le comprendre, commençons par les manifestations de violence physique. A quel titre sous-qualifier en « incivilités » de dangereux passages à l’acte? Au-delà de leurs cibles premières, ne révèlent-ils pas, chez leurs auteurs, le peu de respect des lois de la République et le retour du règne de la force brute ? Par cécité idéologique ? Par préjugé d’une autre nature encore plus trouble envers la communauté juive ? Si celle –ci est identifiée à un « lobby », il va de soi que les propos et que les gestes qui en proviennent seront suspects par définition. Mais au nom de quoi ferait –on prédominer une identification de cette sorte, aussi malveillante ? Quoi qu’il en soit, ces passages à l’acte furent trop longtemps attribués à d’autres causes que les leurs, et fortement lénifiantes. Par suite, comme il était à redouter, ils se reproduisirent à grande échelle en mars 2002, provoquant cette fois l’immense protestation publique des Juifs de France. On se souvient d’un des principaux slogans des manifestation du 7 avril 2002 : « Synagogues brûlées, République en danger ». Pourtant ces manifestations considérables firent à leur tour apparaître les failles de la République en péril. Ni le Président de la République, ni le premier Ministre d’alors n’y avaient participé prétextant qu’elle n’était pas « exclusivement » dirigée contre l’antisémitisme mais qu’elle se proposait également de dire la solidarité de la France pour le peuple israélien, frappé par des attentats -suicides si aveugles et sanglants qu’ils contraignent à redéfinir la barbarie. De cette façon aussi la République était, en effet, de nouveau mise en cause. En somme, les plus hautes autorités de l’Etat conditionnaient leur propre sollicitude à l’endroit de la communauté juive par des conditions expressément politiciennes. Plus grave encore : elles tentèrent de déjuger les responsables de cette communauté en donnant un écho démesuré aux déclarations de personnalités excipant de leur qualité de « juifs » mais pour se démarquer outrancièrement de la communauté instituée par les lois de la République, cela au motif stupéfiant que ces personnalités étaient, elles aussi « juives ». En d’autres termes, et dans ce seul cas, une opinion n’était pas défendue pour sa pertinence propre mais en raison de l’origine de son auteur, origine que l’on ne saurait qualifier autrement que de raciale puisque nombre de ces personnalités dénient à la cantonade tout lien identitaire avec la religion juive et ses pratiques, ou avec la communauté juive et ses institutions légales. Sous le regard de l’Islam. De la sorte, d’une même pierre plusieurs mauvais coups étaient perpétrés. Il suffisait de se proclamer à son de trompe « non jewish Jew « comme aurait dit Isaac Deutscher, pour être érigé sur le pavois des héros. En contre- champ, la communauté juive était représentée sous les aspects d’une entité totalitaires, au sens de E. Goffman, interdisant tout dissentiment dans ses rangs, raréfiant la pensée libre. Ce dispositif idéologique faisait ainsi apparaître en pleine République le nouveau « bon juif », bien en cour médiatique, et digne d’être présenté aux dieux de l’opinion publique : agnostique, apraxique, nihiliste et décirconcis. La Grèce syriaque d’Antiochus Epiphane avait en son temps instauré des pratiques de ce genre. Elle ne se prétendait pas républicaine. On mesurera un jour combien cet « anti-communautarisme » de horde a couvert d’ignorances retorses, de fantasmes destructeurs ; à quel point la hargne ratiocinante y a pris les relais d’une haine immémoriale ; et à quel point aussi des juifs, en phase d’extinction identitaire, ont tenté, comme l’a écrit Eluard à propos d’autres désespérances prédatrices, de se suicider en autrui.
Cependant, l’autre danger mortel pour la République a pris les traits de la tentation démagogique. La démagogie se définit comme la perversion de la vérité au profit du grand nombre, instaurant de la sorte le règne régressif de « la quantité ». Tel a été le sens du fameux rapport de Pascal Boniface aux dirigeants du P.S. Ses intentions profondes y apparaissait dans un clarté d’arc électrique : une fois encore stigmatiser la communauté juive à cause de sa solidarité pour Israël ; puis attribuer cette solidarité à des mobiles inavouables, enfin annoncer la sanction inévitable mais non pas imméritée : sa marginalisation dans la République. Dès lors la ligne semblait fixée à l’attention les stratèges du P.S : reléguer cette population d’irresponsables dans le passé politique et ne pas risquer de s’aliéner les faveurs électorales des musulmans de France. Là encore : charger la communauté juive du péché de « communautarisme » aboutissait, à fronts renversés, à la cynique promotion d’une politique que l’on ne saurait qualifier autrement que d’ethnique puisque flattant une partie de la population au détriment d’une autre sur des critères exclusifs d’appartenance confessionnelle. Dans tous les cas, en cette logorrhée, frappe le défaut de pensée qui n’est jamais bon signe pour la santé du régime républicain. Les jugements n’y sont pas formés par informations et analyses contradictoires mais en réaction primaire à des stimuli télévisuels et par réactivation bienvenue de préjugés ancestraux. L’antisionisme y apparaît de plus en plus nettement comme un déplacement, au sens psychanalytique, d’un antisémitisme obsessionnel, qui ne supporte plus ses interdictions de séjour à l’air libre. La bonne conscience, liée avec la mauvaise foi, engendre là un véritable terrorisme « intellectuel ». Que vaut une République où la liberté de penser et de parole n’ont plus court ? Où, pour être seulement autorisé à parler, il faut commencer par montrer patte blanche et l’équivalent d’un certificat de baptême intellectuel ? Où, quoi que l’on ait à dire, il faut obligatoirement commencer par décliner un axiome raboté en langue de bois, obligatoirement dirigé contre la communauté juive et contre l’Etat d’Israël ? Exemple de ces échanges sous censure préalable : question « Quel temps fait-il aujourd’hui ? » Réponse : « Légèrement couvert mais, vous savez, je suis contre le communautarisme juif ! ». Ou encore : question « Que pensez-vous des commentaires de Charles du Bos sur Henry James? » Réponse : « Un peu court mais, vous savez, je suis pour un Etat palestinien ». Ce qui passe pour grandeur d’âme ou lucidité trahit en réalité la pire des aliénations puisqu’il faut maintenant se placer par principe dans les vues du procureur pour être admis à lui donner … raison. De septembre 2000 au printemps 2002, lentement le statut des Juifs de France se sera ainsi érodé au sein de la République française qui a eu de longs mois l’oreille ailleurs. Est-il en voie de réparation ? L’on imaginait que le changement de gouvernement allait en donner l’assurance et les moyens. Fragile espoir puisque des professeurs de faculté ont pris la relève des casseurs palestinophiles. Depuis mai 2002 et le vote inaugural de l’Université Lille I, l’on aura donc vu des universitaires français se réclamant de la gauche et de la laïcité tenter d’exclure globalement leurs homologues israéliens de l’espace d’enseignement et de recherche européen. Paris VI a suivi Lille I. Paris VII a résisté mais Grenoble et Montpellier n’ont pas failli. Là encore point n’est besoin de rechercher des causes rationnelles à de telles conduites. Celles-ci ne sont que des formes modernes d’excommunication, avec de faux- airs de vrai pogrom. Pourquoi y a-t-il danger pour la République ? Des enseignants et des chercheurs, placés sous l’égide scientifique et spirituelle de Pierre et Marie Curie, de Pierre Mendès France et de Paul Valéry, mais auto – constitués en tribunal sans défenseurs s’autorisent à « sommer » leurs collègues d’Israël de prendre position « clairement » sur le problème palestinien. Au Moyen Âges les frères prêcheurs et les officiers de la sainte Inquisition mettaient déjà en demeure les maîtres du Talmud de reconnaître la divinité du Fils de Dieu sous peine de brûlement et de bannissement. Pour une extrême gauche en pleine Bérézina idéologique, la cause palestinienne est devenue l’équivalent de ces « voitures béliers » utilisées dans les « casses » de zônards. Passe encore, si l’on pouvait être sûrs que c’est bien le sort des palestiniens dont elle se soucie. Le sentiment prévaut plutôt que l’Islam comme la « palestinophilie » servent à ne pas perdre complètement pied sur une scène politique qui n’a pas fini de liquider les faillites de 1989 et de 1991. Une fois Marx réduit en cendres, Mao et Guévara réduits à l’usage d’icônes pour T-shirts jetables, au lieu de procéder à un effort de conscience, il vaut mieux s’adonner à d’autres mythologies. Au risque d’ouvrir la boite de Pandore des extrémismes engrenés. Mais la république est-elle encore le moindre souci de ces nouveaux croisés de l’antisionisme qui sont en train de transformer les campus en nouvelles ZEP et l’Etat d’Israël en Ante-Christ? Quels qu’en soient les slogans et les expédients, la démagogie est mortelle pour la démocratie. L’Intifada II a révélé combien les images fabriquées, parfois trafiquées, par des journalistes en mal de mise en scène pouvaient tenir lieu de réalité. La croyance, ou plutôt l’auto- persuasion, qui en est une forme dégradée, est en train de se substituer à tout examen et à toute vérification y compris dans les lieux supposés dispenser les savoirs validés. Néanmoins, et serait-elle falsifiée, la réalité ne disparaît pas pour autant. Pour bien le mesurer il faut revenir aux dernières élections présidentielles. A-t-on déjà oublié le score obtenu par le candidat du FN au premier tour de ce scrutin ? Feint-on de croire que les cohortes d’électeurs qui ont décidé de faire le pas vers le leader d’extrême droite aient disparu par enchantement démocratique ? Que Jacques Chirac ait obtenu sur son seul nom et sur son bilan politique près de 80% des suffrages ? A-t-on déjà oublié aussi que J.M. Le Pen a devancé Lionel Jospin dans les intentions de vote des Français la semaine même de la seconde vague d’attentats contre la communauté juive, attentats dont cette fois les médias n’avaient pas pu ne pas rendre compte ? Il faut y être particulièrement attentifs : en raison de son importance numérique la population musulmane est entrain de susciter auprès des petits maîtres de la calculette politico-médiatique des « effets d’aubaine » particulièrement pervers. Pourquoi pervers ? Si le grand nombre fascine il inquiète du même coup. Autrement, pourquoi plus que jamais les pouvoirs publics incitent-ils l’Islam de France à s’organiser, à se donner de véritables représentants qui soient ses interlocuteurs responsables dans cette entreprise vitale qu’est son intégration dans la République ? Et quelle peut être la base légale de cette organisation sinon celle que résulté de l’application des lois de 1901 et de 1905 ? La République semble décidée à ne plus perdre, ni même concéder, aucun de ses territoires. Les signaux en ce sens se font insistants. En 1989, le Conseil d’Etat avait rendu un avis mesuré sur le port du voile islamique. Aujourd’hui sa jurisprudence est plus contraignante. Porter le voile n’est plus compatible avec un emploi public. De plus en plus l’imputation de communautarisme, se déplace. Jusqu’à présent, il a été plus facile et plus expédient de se défausser des troubles de la République sur la seule communauté juive alors que celle-ci n’a eu de cesse que de donner des gages de son attachement à la République. Il n’est pas exclu que certains islamistes radicaux ne perçoivent l’actuelle islamophilie des ennemis d’Israël et les arabesques de la diplomatie française moins comme un signe de respect que comme un signe de faiblesse. Une faiblesse qui les incitera non pas à intégrer la République mais pour le coup à la désintégrer. Depuis l’automne 2001 les avertissements n’auront pas manqué.
Raphaël Draï, Novembre 2003