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Sortir – complètement – d’Égypte

In Uncategorized on mars 22, 2021 at 11:22

Considérations sur « l’esclavage prolongé » dans le récit biblique

Dans la Tradition juive, se souvenir que l’on fut esclave en Égypte et que seule la puissance de l’Éternel nous en a sauvés est une obligation non pas annuelle mais bel et bien quotidienne. C’est chaque jour que se remémore le récit de la traversée à pied sec de la mer Rouge, celle qui, la nuit du 14 Nissan, était destinée à devenir le tombeau liquide des Hébreux sortis d’Égypte, qui ne se doutaient pas que le cœur de Pharaon allait subir un nouveau, ultime et fatal revirement. Mais que signifie exactement « sortir d’Égypte » ? Si l’on se reporte à l’énoncé des Dix Paroles, la première d’entre elles proclame : « Je suis L’Éternel qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison des esclaves… » Étonnante redondance… Ne savions-nous pas que l’Égypte en question était, en effet, celle de la réduction en esclavage des descendants de Joseph, de ses frères et de leurs enfants ? Pourquoi cette répétition, une fois rappelé que le récit biblique évite les redites ?

Cette double localisation devrait alors se comprendre ainsi : la libération de l’esclavage ne se réduit pas à ses aspects externes, à ses dimensions physiques et corporelles pour aussi essentielles qu’elles soient. Dans la terminologie biblique le mot « maison », bayt, désigne également la demeure intérieure, l’habitus, une manière d’être. Près de quatre siècles d’esclavage violent, méthodique, mutique, cela laisse des traces non seulement sur les corps, certes, mais également dans les esprits. La longue durée de l’asservissement transforme les comportements en habitudes. L’esclavage des Hébreux sous la coupe du despotisme pharaonique en est devenu une. Et cette habitude-là, si profondément incrustée, rien n’assure qu’elle disparaîtra en une seule génération.  Dans l’une de ses études testamentaires « Analyse avec fin et analyse sans fin[i] » Freud avance le concept énigmatique – et inquiétant – de « transfert héréditaire ». L’esclavage passé en force d’habitude relève sans doute de cette approche. Autrement, répétons-le, comment expliquer le rythme quotidien de l’anamnèse relative à la sortie d’Égypte ? Une célébration annuelle, à Pessah, eût suffi. Mais une attitude invétérée doit se remanier de manière non moins continue si l’on entend s’en défaire réellement et durablement. C’est sous cet angle que pourrait s’envisager la prescription classique : « Souviens-toi que tu as été esclave en pays d’Égypte. » D’ordinaire cette prescription est entendue comme suit : « Que ta condition d’homme libre ne t’assujettisse pas à une mémoire courte ou – pire encore – à une perte de mémoire, laquelle entraînerait une abrogation de ta véritable histoire. » Toutefois, ce commandement pourrait s’entendre d’une autre manière encore, probablement inhabituelle, mais qui se relie directement à la persistance de la mentalité d’esclave : « N’essaie pas d’oublier que tu as été esclave en pays d’Égypte. » Selon cette interprétation, il s’agirait de se prémunir contre une tentation délétère : le déni des événements dont la ressouvenance risque d’assombrir non plus l’histoire réelle d’un individu ou d’un groupement humain mais le roman qui l’enjolive et qui, en même temps, la dénature. Bien des éléments du récit biblique mais aussi des liturgies et des prières d’Israël confortent cette écoute-là.

Oublier Pitom et Raâmses…

Pour mieux le comprendre, il importe de revenir à un premier épisode du récit biblique, celui qui relate les circonstances de l’emprisonnement de Joseph avec le Maître échanson et le Maître panetier de Pharaon (Gn 40). On sait que ces deux ex-hauts dignitaires font deux rêves homologues dont la compréhension leur échappe. Jusqu’au moment où Joseph leur en livre l’interprétation dont seule est favorable celle qui concerne le Maître échanson. C’est en vertu de ce pronostic faste que Joseph croit ensuite devoir s’adresser à ce dernier en ces termes : « Que si tu te souviens de moi (im zekhartani ithkha) lorsque tu seras heureux, rends-moi de grâce un bon office : parle de moi à Pharaon (vehizkartani) et fais-moi sortir de cette demeure » (Gn 40, 14). Cette traduction empruntée à la Bible du Rabbinat est bien approximative. Elle souligne bien que Joseph sollicite de son actuel codétenu, appelé à un sort plus favorable, un bon mouvement, un geste de reconnaissance. Mais elle arase presque complètement le vecteur mnésique ainsi sollicité à un double degré : d’une part le Maître échanson devra se souvenir de Joseph mais en outre, une fois rétabli dans ses prérogatives, il ne devra pas se contenter d’évoquer en paroles seulement le sort du jeune Hébreu devant le Maître de l’Égypte. À un degré plus grand de profondeur il devra faire également que le Pharaon se souvienne de lui. Activement. Or si la suite des événements confirme bien l’interprétation de Joseph, le Maître échanson, lui, aura quelque maille à partir avec sa propre mémoire, comme l’indique toujours le récit biblique, de manière quasiment clinique : « Mais le Maître échanson ne se souvint pas de Joseph (lo zakhar) et il l’oublia (vaychkah’ehou) » (Gn 40, 23).

Ce verset témoigne de l’ingratitude du Maître échanson. Mais ce faisant, il nous place devant une autre question qui nous rappelle au principe de non-redondance du récit biblique : pourquoi ces deux formulations : « il ne se souvint pas » et « il l’oublia » ? Le verset souligne un processus psychique en deux phases : l’une d’omission, l’autre, plus active, de renforcement – l’on dirait presque de refoulement – de cette omission-là. Par suite l’explication psychologisante par l’ingratitude ne suffit pas. Il faut la pousser plus avant en formant l’hypothèse suivante. La demande formulée par Joseph auprès du Maître échanson plaçait celui-ci en situation de « double bind » : d’une part il devait honorer son devoir moral en faisant preuve de reconnaissance, mais d’autre part, se disposer à s’en acquitter, c’était ré-évoquer son incarcération, faire revivre le temps affreux de sa disgrâce. Le lien entre ces deux éléments est d’ailleurs indiqué par un élément du verset 14, là encore arasé par la traduction précédente. Car Joseph ne dit pas au Maître échanson : « Souviens-toi de moi (vezakartani) mais souviens-toi de moi avec toi (vezakhartani ithkha). C’est ce lien et cette connexion psychique dont s’est gardé le Maître échanson. Le verset 23 précise la « cursion » mentale en cause du dignitaire déchu puis rétabli, selon son degré de secondarité : a) ne s’étant pas souvenu de Joseph – à qui au demeurant il n’avait rien promis, au moins explicitement – au moment où il devait le faire, sans doute lors de sa re-comparution devant Pharaon en vue de reprendre son office – ; b) il s’efforça de l’oublier, cet oubli affectant autant la personne de son codétenu hébreu que l’obligation morale qui était née de sa demande. Tout cela pour bien comprendre que le mécanisme de l’oubli n’est pas unimodal mais bel et bien secondaire, réverbérant, ce qui implique pour le dénouer une anamnèse, elle aussi secondarisée, à laquelle Freud nous a introduit en évoquant précisément, et entre autres, dans sa Métapsychologie les degrés secondaire et primaire du refoulement.

C’est à l’occasion cette fois des rêves de Pharaon en personne que le récit biblique, avec un remarquable esprit de suite clinique, relatera les circonstances de la levée d’un tel refoulement et du retour de mémoire du Maître échanson. À la cour de Pharaon nul ne s’est trouvé qui fût capable de donner une interprétation pertinente et touchant juste des rêves et des cauchemars du Maître de l’Égypte. Et c’est en butant contre cet obstacle dirimant que la mémoire revient au Maître échanson et qu’il évoque enfin l’existence de Joseph dans des termes auxquels il faut être attentif au regard de nos précédentes observations : « … Mes fautes (eth h’ataa’y) je les rappelle ( ani mazkhir ) aujourd’hui ( hayom) » (Gn 41, 9). Il est hors de propos de reconstituer ici l’intégralité du processus de levée du refoulement dont le serviteur de Pharaon a été l’objet jusque-là. On se contentera d’observer que celle-ci se produit dans un moment où le désarroi de Pharaon risque de mettre de nouveau en danger la situation du dignitaire – dans un moment donc où il y va de son plus grand intérêt – mais que pour ce faire il doit à nouveau ré-évoquer, quoi qu’il lui en coûte, ce qu’il avait voulu chasser de son propre esprit : le souvenir déplorable de rien moins que ses fautes. Il lui a fallu à cette fin remanier tout un dispositif mental dont le récit biblique nous a montré la force et la prégnance. Toute anamnèse relève d’un travail analogue, accompli non pas à l’encontre de faits extérieurs mais à l’encontre d’une image de soi intensément narcissique, au sens à la fois générique et réactionnel, que l’on s’efforce de préserver à tout prix. Jusqu’au moment où ce dispositif se révèle réellement trop onéreux, inadapté si ce n’est catastrophique…

S’agissant du peuple sorti d’Égypte, et non encore hors d’atteinte des chars de Pharaon et de ses cavaliers-bouchers, un tel dispositif opère pour ainsi dire instantanément. Comment les adversaires de Moïse et d’Aaron s’expriment-ils dans l’imminence du danger ? « Est-ce faute de trouver des sépulcres en Égypte que tu nous as conduits mourir dans le désert ? Quel bien nous as-tu fait en nous tirant de l’Égypte ! […] De fait mieux valait pour nous être esclaves des Égyptiens que de périr dans le désert » (Ex 14, 11 et sq.). Rhétorique invraisemblable ! Face au danger, à aucun moment l’idée de combattre et d’ainsi mériter une libération sans retour n’est envisagée. À la place surgit une série de dilemmes terriblement égocentrés en termes de coûts et avantages comparés, des avantages reconstitués de manière fantasmatique pour ne pas dire hallucinatoire, comme si dans l’Égypte des maîtres de corvée, les esclaves avaient droit à des funérailles en bonne et due forme, à des sépultures dignes de ce nom, plutôt que d’être jetés et mélangés dans des fosses communes ou noyés au fond du Nil, leurs cadavres étant dévorés par la poissonnaille nilotique. Des siècles plus tard, Hegel expliquera, avec sa « dialectique du Maître et de l’esclave », que le véritable esclave est celui qui préfère sa survie végétative, son ego résiduel, au risque du combat…

Dès l’engagement dans le désert et tout au long de sa traversée, un même schéma opère [ii]. Les anciens esclaves, asservis durant quatre cents ans à des maîtres impitoyables, sitôt réchappés à leur mainmise immédiate, en adoptent le ton et les manières. Ils en prorogent les comportements, par un renversement dérisoire des rôles à visée rétroactive. À cet égard, ils n’ont pas complètement quitté les rives de la mer Rouge que, la soif se faisant sentir et ne trouvant pas d’eau à portée de main, ils s’ameutent contre Moïse et Aaron et commandent, sur un ton comminatoire « Que boirons-nous ! » (Ex 1, 24). Comme s’il allait de soi qu’ils fussent servis sur-le-champ, que la coupe d’eau fraîche leur fût portée immédiatement aux lèvres. D’où la réaction ultérieure de Moïse et d’Aaron qui se situe bien au plan des enjeux narcissiques en cause : « Et nous, que sommes-nous ! (ve nah’nou mah) ». Les commentateurs de la Tradition juive font observer la formulation défective de ce pronom personnel privé du aleph initial : nah’nou, et non pas anah’anou. Et l’on ajoutera que Moïse et Aaron n’emploient même pas pour eux-mêmes le pronom personnel « qui (mi) » mais simplement le pronom d’objet : « quoi », ou « que » (mah).

Relativement à la première émeute de la soif, Dieu indiquera si l’on peut dire la bonne méthode. Il enjoint à Moïse de projeter telle branche de tel bois – qui se trouve non loin – dans le profond des eaux jugées imbuvables. Elles en deviendront potables. Comme si la liberté exigeait non pas que l’on fût servi sans se préoccuper du pourquoi ni du comment de ce que l’on boit et mange mais bel et bien que l’on se soucie de la manière dont eau et nourriture ont été obtenues, produites, élaborées, en un mot, travaillées. Car tel est l’objet électif de la répulsion des anciens esclaves qui veulent oublier leur condition antérieure : ne plus avoir à travailler, jamais. Comme si tout travail était avilissant en son principe même. Comme s’il ne s’exhaussait pas également à la hauteur d’une œuvre, d’une melakha, à l’instar de Dieu dans l’œuvre de la Création. Telle apparaît cette « maladie d’Égypte », cette mah’alat mitsraïm, dont Dieu espère que le geste de Moïse apprendra au peuple des anciens asservis à se guérir, à se libérer, au sens plein et complet du mot.

Sans désemparer, sitôt l’eau de Marah adoucie, le récit biblique enchaîne sur une autre émeute, non plus celle de la soif mais celle de la faim, laquelle fait intervenir le même ressort mental, hallucinogène : « Toute la communauté des enfants d’Israël murmurèrent contre Moïse et Aaron, dans ce désert et les Enfants d’Israël leur dirent : “Que ne sommes-nous morts de la main du Seigneur, assis près des marmites de viande et nous rassasiant de pain ; tandis que vous nous avez emmenés dans ce désert pour faire mourir de faim tout ce peuple” » ( Ex 16, 2, 3). Il ne suffit pas de qualifier cette revendication d’hallucinogène au regard, une fois encore, de la condition non pas même des esclaves mais des ouvriers journaliers des chantiers pharaoniques dont les « menus » nous sont désormais connus. Il faut également comprendre qu’elle configure, a posteriori, la nature d’un certain désir et la violence de sa frustration in situ. Il est possible que les esclaves d’hier étaient assis près de marmites de viandes et des paniers de pain. Y toucher était une autre affaire… Mais c’est à présent que ce désir-là, intensément frustré, sollicité maintenant par l’affect ordinaire de la faim venant à son heure, d’un coup se débride, se fait impérieux et réclame le règlement de ses arriérés… Le moment venu, la thérapeutique divine consistera dans un gavage vomitoire (Nb 11, 30 et sq.).

Toute la suite de la Traversée du désert, avec ses crises récurrentes, pourrait être envisagée sous cet angle de vue, qu’il s’agisse de la Transgression du Veau d’or (« Fais-nous un Dieu ») ou du « putsch » de Korah (« C’en est trop… »). Les enfants d’Israël sont sortis physiquement de l’Égypte géographique. Ils ne sont pas sortis de la « maison des esclaves », de la blessure narcissique que l’esclavage leur a infligée et qu’ils prolongent en la déniant par ces revendications ne supportant aucun délai, aucune limitation. Ce n’est pas que l’inconscient ne connaisse pas le temps, selon un adage plus souvent cité que vraiment compris. En fait il n’en connaît qu’un seul : celui du perpétuel retour à l’instant de la déflation, si ce n’est de la déflagration narcissique, de l’enfouissement du moi nié dans le non être. Autrement, comment expliquer la valeur axiale, l’importance axiomatique de l’humilité, de la ânava, dans la structure de l’identité biblique que Moïse sut incarner jusqu’à la fin, au témoignage de Dieu (Nb 12). Rien ne sert de vouloir oublier que l’on fut esclave en Égypte. Ne pas chercher à oublier n’est pas la même chose que se souvenir…

Anamnèse et subjectivité libre

La structure interne de la Haggada de Pessah le démontre amplement. L’étude reste à faire qui suivrait dans le détail comment le récit liturgique de la sortie d’Égypte est destiné à une véritable anamnèse des circonstances et des finalités de cet événement. L’anamnèse annuelle commence sans tarder par une véritable destitution narcissique : « Hier (ethmol), nous étions esclaves (âvadim) au pays d’Égypte ; aujourd’hui nous sommes libres ; aujourd’hui ici et l’an prochain à Jérusalem. » Les deux vecteurs du temps vécu sont liés immédiatement, celui de l’antériorité remémorée et celui de l’avenir projeté. Aucun déni n’est de mise en la matière. Esclaves, nous le fûmes et sans doute le restons-nous encore. Cependant, il ne faut pas confondre une situation donnée et datée avec une manière d’être, intemporelle. Si nous fûmes esclaves – et il nous faut l’admettre – il faut reconnaître du même mouvement que nous sommes libres, et que nous sommes libres parce que nous avons été libérés. Cette reconnaissance bijective de la servitude passée et de l’affranchissement actuel fait d’ailleurs et rapidement l’objet d’une reprise : « Esclaves (âvadim), nous l’étions de Pharaon au pays d’Égypte et l’Éternel notre Dieu nous en fit sortir par une Main forte, et par un bras déployé. » Aussitôt l’anamnèse s’assujettit ipso facto à un exercice d’humilité, de dé-narcissisation : « Et si le Saint béni soit-il n’avait pas fait sortir nos pères d’Égypte, nous serions encore, nous, nos enfants et les enfants de nos enfants, asservis à Pharaon au pays d’Égypte. » Pourtant cette dé-narcissisation ne confine pas à une humiliation, celle-ci devant être considérée comme un narcissisme inversé, si l’on peut ainsi le qualifier.

De cet exposé des motifs doit surtout résulter un effort d’analyse, un surcroît de lucidité, un approfondissement de l’interprétation : « Et quand bien même nous serions tous sages, tous intelligents, tous connaisseurs de la Thora, obligation nous incombe de relater la Sortie d’Égypte, et quiconque la développe, celui-là est digne d’éloges. » Et dans la suite du récit cette dé-narcissisation se poursuivra par l’insistance mise sur le fait que la libération des anciens esclaves n’est imputable ni à un ange, ni à toute autre créature, céleste ou terrestre, ni à soi-même, mais à Dieu seul, en sa transcendance et dans son essence : « bikhbodo oubâtsmo ». L’ensemble des facteurs de la libération doivent rester liés entre eux afin que celle-ci conserve son sens et son énergétique.

L’anamnèse en cours va se prolonger en s’approfondissant. L’antériorité de l’asservissement ayant été reconnue pleinement, l’évocation, pour le moins inattendue, d’une autre forme d’esclavage intervient. Non plus l’esclavage physique, ni même mental mais bel et bien l’esclavage spirituel sous la forme de l’idolâtrie primaire. Cela aussi il faut l’admettre et pleinement le reconnaître : « Au début (météh’ila) nos pères étaient idolâtres (ôvdim âvoda zara). » Est-il affirmation plus radicale dans le sens d’une démythification éventuelle de la libération d’Égypte ? Toute tentation se trouve, par là même, interdite qui conduirait à élaborer un « roman des origines » destiné à aveugler dans une fausse lumière les événements et les péripéties, les incidents et les accidents qui ne seraient pas portés à la « gloire » du peuple anciennement asservi mais dont l’asservissement perdurerait dans le refus et le déni de faire face à son histoire réelle et véridique. Il est peu de peuples qui ont pratiqué cette non complaisance à soi, cette forme d’hygiène mentale profonde, et qui se sont prémunis contre la reconstruction fallacieuse d’un passé asservi au besoin de paraître, lui-même, résultant de ce que fut la peur térébrante de disparaître. Et, en même temps, il ne s’agit pas non plus de se vautrer dans ce rappel. Celui-ci est aussitôt et à son tour mis en perspective : « Et l’Éternel nous a rapprochés de son Service », comme il commença de le faire avec Abram, antérieurement dégagé d’Our Casdim et de son idolâtrie, aussi violente qu’infantilisante, de sorte qu’il devînt Abraham, par insertion dans son nom initial de la lettre Hei qui symbolise les modalités de la reconnaissance entre l’humain et le divin et entre l’homme et son prochain.

Naturellement la Haggada de Pessah est susceptible d’être lue de nombreuses autres manières mais celle que nous éclairons est congruente au grave problème auquel nous sommes confrontés puisque, comme on l’a vu, le déni de la condition d’esclave ne fait qu’en proroger les dévastations sociales et psychiques. Et c’est pourquoi, avant le Hallel, précédant la série de Psaumes lus en actions de grâce, la dite Haggada relate par le menu, sous tous les angles imaginables, dans toutes les dimensions identifiables du corps et de la conscience, ce que fut réellement l’esclavage pharaonique et les échelles de violence qu’il aura fallu déclencher afin de faire céder le Maître de l’Égypte. Récit de violence qui comporte néanmoins, si l’on n’y prenait garde, et une fois de plus, son propre effet pervers puisqu’il pourrait inciter le peuple libéré à s’identifier à la puissance divine, à s’y subroger comme s’il en avait été la source originelle. D’où le fameux passage récapitulatif scandé par la formule « Dayénou », « cela nous aurait suffi ». Si la libération du pays des esclaves a nécessité pas moins de 14 interventions de la puissance divine, à la fois successives et cumulatives, ce n’est pas l’occasion de s’adonner à un récit de puissance orgiaque. La Haggada y insiste : une seule de ces opérations, la toute première, la moins violente, la non-violente, eût suffi. Seuls les individus ou les peuples qui ne se sont toujours pas relevés de leur auto-déchéance sont portés à nourrir des fantasmes d’omnipotence, à se gaver de récits de force titanesque. Au demeurant, la finalité de cette action violente est elle aussi soulignée en cas de besoin. Au terme des dix Frappes, il n’était pas question de prendre le pouvoir en Égypte, de s’y ériger en nouveaux maîtres en y permutant les positions de dominés et de dominants. L’objectif était de se diriger vers le lieu que Dieu préciserait pour y recevoir sa Loi, en vue d’édifier ce temple particulier que la Haggada nomme Beth Habéh’ira : littéralement la Maison du Choix car seul est vraiment libre l’être en mesure de choisir entre plusieurs voies possibles, en exerçant pleinement son discernement.

Ce qui conduit à ces observations conclusives concernant la structure de la subjectivité et la dialectique de la volonté dans la pensée juive, adossée au récit de la Haggada. On a déjà reconnu l’interaction destructrice entre le sentiment d’humiliation, autrement dit la blessure ou l’injure narcissique antérieurement infligée, et la surcompensation, inflationniste, infinie, insatiable, du narcissisme ainsi offensé. Au point que l’univers ne semble plus assez vaste pour contenir une pareille subjectivité d’abord forcée à se contracter puis incitée à se dilater extrêmement, le Titan s’efforçant de camoufler le nabot. C’est pourquoi, on l’a vu également, Moïse et Aaron qui, eux, non pas souffert de cette capitis diminutio, ou pour le dire encore plus brutalement et crûment d’une pareille castration, sont en mesure de parler d’eux-mêmes en usant d’un pronom personnel quiescent, diminutif : n’ont pas anah’nou mais nah’nou. Aussi les Pirkei Avoth, élaborés au temps où la Haggada le fut, disposeront avec Hillel : « Si je ne suis pour moi (ani) qui le sera ? Et (mais) quand je ne suis que pour moi seul (leâsmi) qui est ce “moi ” (ani) ? Et si ce n’est maintenant quand sera-ce ? » Là encore l’interrogation de Hillel est susceptible de nombreuses interprétations.

Concernant le débat qui nous occupe l’on mettra surtout en évidence sa structure ternaire et l’interdépendance des éléments qui la constituent. D’autant que l’épistémologie contemporaine éprouve souvent de la peine à trouver l’articulation adéquate entre le Sujet présumé souverain et cet Autre présumé, à l’opposé, pâtir de ses prétentions absolutistes. Sans trop forcer le sens du cogito cartésien, celui-ci donne à croire que le sujet qui pense est bien le Sujet en majesté, à la première personne : le Je. À condition bien sûr que sa pensée en soit une et qu’elle constitue rien de moins que son existence laquelle, sinon, serait dangereuse illusion. L’apothéose conceptuelle récente de l’« Autre », si elle a eu le mérite de nous mettre en garde contre l’hyperbolisme élevé au cube du « Moi – Je – Me » [iii], n’en comporte pas moins deux effets contraires, pour ne pas dire là encore pervers : d’une part, elle coule à nouveau ce fameux Autre, hypostasié, dans le moule du Moi – la posture d’altérité indiquant seulement le chemin détourné emprunté par un Moi méconnu pour se faire enfin adouber – comme Nietzsche l’avait déjà parfaitement indiqué –, d’autre part, elle finit par disqualifier cet Autre, abusivement érigé en nouveau moyeu de l’éthique, au titre de son hypocrisie fondamentale.

On mesure dans ces conditions l’importance de la formulation décidée par Hillel en ce qu’avant tout elle fait droit, sans rechigner, à la légitimité initiale du moi. La subjectivité primordiale ainsi présentée est de pure nécessité. Elle ne doit pas se refuser à elle-même sous le prétexte ou dans l’idée que quiconque, à part elle, serait en mesure, par contrainte ou par charité, de la constituer en ses propres lieux et place. Dieu lui-même l’enseigne à Moïse aux rives de la mer Rouge, alors que le peuple, entendant le grondement des roues des chars pharaonique et les cris de guerre de ses lanciers, est menacé par la panique : ce n’est le moment ni de crier ni de prier mais celui de décider si l’on existera ou non (Ex 14, 15). Cependant, lorsque le moi est constitué, en soi et pour soi (leâtsmo), il ne saurait être à lui-même sa propre fin. L’esclave libéré ne doit pas se complaire dans le récit ressassé et jouissif de sa libération. Il a été libéré afin de poursuivre sa route vers un ailleurs qui ne soit pas de dissolution, vers une altérité qui ne fût pas d’aliénation, dans le creuset de l’Histoire, dans l’épreuve de la contestation : « Et nous, que sommes-nous que vous vous ameutiez sur nous » (se) demandent Moïse et Aaron qui, certes, ne doutaient pas de leur être, eux qui avaient mis en œuvre la volonté divine.

Dès lors que le Je et le Tu interagissent, nul ne doit douter à quel point l’interaction devient complexe, comme l’indique toujours dans les Pirkei Avot rabban Gamliel, le fils de rabbi Yehouda Hanassi : « Fais Sa volonté comme ta volonté de sorte qu’il fasse ta volonté comme Sa volonté ; renonce à ta volonté devant Sa volonté de sorte qu’il fasse renoncer les volontés des autres devant ta volonté (II, 4). » Si le terme de dialectique a un sens, c’est bien à cette assertion considérée dans sa structure et dans son mouvement, une fois de plus ternaires, qu’il s’applique. Car la première phase, considérée en elle-même, pourrait se rapporter à un énoncé de théologie primaire, obédientielle : le sujet humain doit faire sienne la volonté divine de même que le serviteur fait siens les ordres de son maître. Sauf que dans la formulation de Rabban Gamliel la prime obligation induit sa réciproque divine : il faut accomplir la volonté de Dieu de sorte que Dieu accomplisse la nôtre. L’interaction ne peut manquer de surprendre : s’agirait-il d’un troc ? Ou d’un simple retour à l’envoyeur ? Le propre de la dialectique consiste dans la transvaluation des termes qu’elle met en mouvement. Accomplir la volonté de Dieu, ce n’est certes pas se comporter en esclave docile. C’est engager le processus même de l’humanisation de la volonté divine, de sorte que son Auteur, impliqué dans la relation humaine, à son tour s’y reconnaisse. N’est-ce pas dans cette perspective qu’il faut entendre l’exergue de nombreux chapitres bibliques dans lesquels s’énonce initialement la volonté de Dieu : « L’Éternel parla à Moïse afin qu’il dise… »? À Dieu la thématique, à Moïse l’explicitation, de sorte que la volonté divine, « chenalisée » dans l’Alliance, devienne bien la volonté homologue de ses Serviteurs selon l’engagement proclamé de leur propre chef au Sinaï : « Nous ferons et nous entendrons… »

La seconde formulation de Rabban Gamliel ne laisse pas pourtant d’étonner. Le sens de la première n’était-il donc pas assez clair ? Pourquoi à présent cette formulation négative ? Il faut sans doute y voir une préoccupation d’éthique pratique qui postule d’abord un schème idéal puis qui l’assortit, en cas d’impossibilité, d’une alternative : s’il n’était pas possible de corréler positivement la volonté du sujet humain et la volonté de Dieu, qu’au moins le sujet humain sache s’effacer devant la volonté de Dieu redevenue générique, de sorte aussi que cet effacement-là crée, si l’on peut dire également, un précédent puisqu’aucune volonté humaine ne pourra plus s’ériger à soi seule en Loi suprême pour les autres. La volonté précitée devant laquelle les « autres » s’effaceront n’est justement pas celle qui aurait prétendu s’imposer à toutes les autres mais celle qui leur aura donné l’exemple en s’effaçant devant la volonté de Dieu, autrement dit celle qui aura disjoint volonté de servir et volonté de puissance.

Telle est sans doute l’une des destinations de la sortie d’ Égypte, de la Maison des esclaves : assujettir la volonté du Sujet libéré à la Loi qui le fait compagnon et le coopérateur de ce Dieu qui s’est présenté comme futur de futur : « Je serai ce que je serai », au lieu de se repaître du souvenir fallacieux de marmites plantureuses dont il suffit de soulever le couvercle pour constater à quel point elles sont vides.

Raphaël Draï zal, Revue Pardes 2009


[i] Résultats, idées, problèmes, tome II, PUF, 1984

[ii] Raphaël Draï, La Traversée du désert, Fayard, 1988.

[iii] Selon la formule de Bruno Étienne, La grenade entr’ouverte,…

LE SENS DES MITSVOT: Vayikra

In Uncategorized on mars 18, 2021 at 6:01

« … si quelqu’un d’entre vous veut offrir au Seigneur une offrande de bétail (…) il appuiera sa main sur la tête de la victime et elle sera agréée en sa faveur pour lui obtenir propitiation ». (Lv, 2, 4).

«Quelque oblation que vous offriez à l’Eternel, qu’elle ne soit pas fermentée car nulle espèce de levain ni de miel ne doit fumer, comme combustion en l’honneur de l’Eternel». (Lv, 2, 11).

Traduction de la Bible du Rabbinat.

Comme bien des prescriptions contenues dans le Lévitique, le sens de celles-ci pourrait paraître abscons et ésotérique, se rapportant aux fameuses « lois cérémonielles » qui ont suscitées les critiques et parfois les sarcasmes des spinozistes notamment. Ce qui définit une exigence spirituelle et pédagogique supplémentaire pour en faire comprendre le sens. En l’occurrence ces versets qui peuvent paraître on ne peut plus « ritualistes » comportent des significations d’une exceptionnelle importance par elles-mêmes et par leur complémentarité. Qu’en est-il des premiers?

Ils situent avant tout la polarité fondamentale d’une responsabilité essentiellement personnelle. Bien sûr, l’édification du Sanctuaire a doté le peuple d’un lieu de rencontre électif avec la Présence divine. Grâce au Sanctuaire, l’approche, la hitkarbout de cette Présence devient effective et praticable. Il n’empêche que, quels que soient les préparatifs et l’assistance des Cohanim, le korban proprement dit relève de la responsabilité singulière de qui doit l’accomplir en s’acquittant des obligations qui y sont liées. C’est pourquoi il devra assurer de ses propres mains le contact avec l’animal dévolu à cet effet, pour bien marquer la continuité à la fois matérielle et symbolique entre cet animal et lui.

Ainsi sont intégrés les différents niveaux du vivant appelé à la sanctification, à la kedoucha. Cependant, et dans tous les cas, il faut conserver le sens de la mesure, éviter toute forme d’exaltation ou d’excitation qui altérerait ce processus d’approche graduelle, lequel se rapporte à un développement temporalisé de l’esprit et à un contrôle corrélatif des pulsions. Car l’esprit lui-même a ses propres troubles qui interfèrent avec ceux de la vie qualifiée de matérielle.

De ce point de vue, le texte du Lévitique, s’il incite à se libérer des enchaînements pulsionnels et des gravitations de la matérialité, nous met en garde contre les tentations de ce que l’on pourrait appeler le « quintessentiel ». A cet égard, le levain et le miel doivent être exactement dosés car ils indiquent comment les substances changent d’aspect mais sans se transformer et pourquoi les produits purs qui résultent déjà d’une extrême élaboration préalable ne doivent pas en outre servir à une « hyper-purification ».

Une sublimation outrancière confinerait à l’ébriété et conduirait si l’on n’y prenait garde à chuter d’aussi haut que l’on avait cru s’élever. Le miel en soi est déjà un produit pour ainsi dire sublime, du goût à l’état pur. Faute d’un dosage exactement mesuré il peut s’avérer vomitoire. Point besoin de le sur-sublimer.

On aura noté enfin l’articulation interne de ces différentes mitsvot. En appuyant ses mains sur la tête de l’animal voué au korban, puis en dosant exactement le levain et le miel, c’est toute l’échelle du vivant et de l’esprit qui l’anime qui se trouve ainsi parcourue. Ce qui explique l’agencement structural des versets correspondants. En commençant par appuyer ses mains sur la tête de l’animal l’on se situe au point de départ d’un travail qui devrait mener jusqu’aux expressions les plus hautes de la spiritualité. Mais attention à ce que les spécialistes de la montagne qualifient « d’ivresse des sommets ». Noé en personne n’a pas su s’en garder et l’on sait ce qui a suivi (Gn, 9, 21).

Ce n’est pas pour autant que la première étape soit « primitive » ou triviale. Car c’est bien sur la tête de l’animal que les mains doivent en premier se poser et l’on sait que dans l’univers biblique, aux initiaux degrés du vivant, l’humain et l’animal sont strictement solidaires et requièrent conjointement la sollicitude divine.

 Raphaël Draï zal, 6 mars 2014

LE SENS DES MITSVOT: Paracha Vayekhel

In Uncategorized on mars 11, 2021 at 11:16
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«Pendant six jours on travaillera mais au septième jour vous aurez une solennité sainte (kodech chabbat chabbaton) en l’honneur de l’Eternel; quiconque travaillera en ce jour sera mis à mort (youmat). Vous ne ferez point de feu (lo tébaârou ech) dans aucune de vos demeures ce jour là »… «Puis, que tous les plus industrieux d’entre vous (col h’akham lev) se présentent pour exécuter ce qu’a ordonné l’Eternel ». (Ex, 35, 2, 3 et 10). Traduction de la Bible du Rabbinat.

Point n’est besoin de revenir sur l’insertion des prescriptions concernant le chabbat lors de la construction puis de l’édification du Sanctuaire[1]. Cependant, il faut s’interroger sur la reprise de ces prescriptions en même temps que sont récapitulés les différents éléments entrant dans cette construction. Ils sont récapitulés de nouveau parce que cette fois Moïse s’adresse au peuple après la faute du Veau d’or, au peuple muni des secondes tables de la Thora, au peuple édifié lui même moralement par la commission de cette transgression inouïe qui a failli lui être fatale. Et ce peuple – on l’a déjà explique aussi, est abordé comme KaHaL, doté des deux lettres hei et lamed, que l’on retrouve dans la louange du HaLeL.

Ce peuple n’est pas doté d’une mémoire exclusivement factuelle mais d’une mémoire transcendante. Il est en mesure de se souvenir non pour répéter mais pour se dépasser. A cette fin, il doit conjoindre deux attitudes et deux aptitudes qui d’ordinaire sont difficilement conciliables: la maîtrise de soi, soulignée par la reprise de l’interdit chabbatique, et la capacité de créer, d’où la référence aux « savants de cœur ».

Rachi s’interroge d’ailleurs sur la signification de cet interdit en ce point du récit biblique: serait-ce pour signifier que faire du feu le jour du chabbat relève d’une défense spécifique? Ou bien pour rappeler de manière plus générique encore la catégorie même des interdits opérants ce jour là? Il faut sans doute relier ces deux lectures. La seconde concernerait la référence formelle à ces prohibitions. La première, elle, soulignerait la dynamique interne, la contagiosité des transgressions. En ce sens, l’interdit de faire du feu comporte bien sûr un sens en soi mais aussi au regard du fait qu’une fois allumé un feu se propage, pour peu qu’il trouve sur son passage des matières à brûler.

La langue hébraïque l’indique par le verbe BoÊR: consumer, dont la racine constitue la « décombinaison » de la racine ÂBR qui désigne au contraire le déplacement progressif et se rapporte à l’état d’esprit du ÎVRi, de l’être-hébraïque capable en ses déplacements de relier le point de départ et le point d’arrivée, le passé et l’avenir. L’ombre du Veau d’or se discerne dans cette préfiguration du principe de précaution dont on sait la portée dans les dispositifs juridiques et éthiques contemporains. S’agissant du Veau d’or, le processus avait commencé par une injonction verbale en direction d’Aharon, durant l’absence de Moïse. Il s’est terminé par la brisure des Tables et, n’eût été l’inoubliable intervention de Moïse en personne, il se fût achevé par l’effacement du peuple de l’Alliance divine.

Toutefois, le principe de précaution ainsi entendu ne doit pas aboutir à l’inhibition du peuple rendu timoré, pusillanime et ayant peur en effet de son ombre. C’est pourquoi, suivant immédiatement le rappel des règles du chabbat et, on l’a dit, plus particulièrement de l’interdit d’allumer du feu, sont reprises les prescriptions relatives à la construction du Sanctuaire. L’on comprend mieux ainsi comment opère le récit biblique dans ses intentions didactiques: il met chaque fois l’accent, en tant que de besoin, sur les parties du comportement individuel et collectif à propos desquelles inattentions ou négligences, sans mêmes parler de transgressions, seraient certainement dommageables et mêmes irrémédiables. Agir sans précaution peut s’avérer destructeur, activement. S’entourer de tant de précautions qu’il devienne impossible d’agir serait tout aussi destructeur, quoique passivement.

Le début de la paracha Vayakhel conjoint donc ces deux attitudes. Il ne faut pas oublier d’abord que l’interdit précité est un interdit de finalité chabbatique et non pas une prohibition strictement arbitraire. L’expression chabbat chabbaton, par sa répétition, fait pièce à l’expressions symétrique et antagoniste, usitée dans la précédente parachamot youmat. Celle-ci désigne non pas seulement la peine de mort au sens juridictionnel, avec son encadrement procédural, mais la mortalité et même la morbidité d’un esprit, d’une institution, d’une forme sociale ou d’un régime politique. Celle-là se rapporte non pas seulement à la vie, à l’existence, mais aussi à ce qui fait que la vie soit vivante, à la « vivance », à ce que le Rav Kook nommera: h’ey hah’aym, la vie de la vie. C’est pourquoi, le récit biblique rappelle que les travaux du Sanctuaire doivent être confiés non pas seulement à des artisans «industrieux» mais à des « savants de cœur » qui sachent mettre le leur dans ce qu’ils accomplissent, avec vigueur et avec rigueur pour eux-mêmes et pour leur Prochain.

Encore une observation concernant cette fois les dimensions propres de l’anthropologie biblique. La transgression du Veau d’or ne fut certes pas vénielle ni anecdotique. Elle ravivait par sa violence et par ses caractères de passage à l’acte la transgression originelle commise au Gan Êden, celle des deux prescriptions constitutionnelles qui en garantissaient la viabilité: travailler (leôvdah) et préserver (lechomrah) (Gn,2, 15). C’est bien ce doublet intimement équilibrant qui se retrouve dans la présente paracha: attention au feu qui dévore, mais simultanément attention à la passivité qui dissout. Tous les chemins de la Création exigent cette illumination à deux degrés.

Raphaël Draï zal, 20 février 2014


[1] Cf. commentaire sur Tétsavé.

LE SENS DES MITSVOT : KI TISSA

In Uncategorized on mars 5, 2021 at 12:29
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« L’Eternel parla ainsi à Moïse: « Et toi, parle aux enfants d’Israël en ces termes: Toutefois observez ( tichmorou ) mes sabbats, car c’est un symbole de moi à vous ( oth hi beyni ou beynekhem) dans toutes vos générations pour qu’on sache que c’est moi l’Eternel qui vous sanctifie. Gardez donc le sabbat, car c’est chose sainte pour vous (kodech hou lakhem)! Qui le violera (meh’aleleha) sera puni de mort (mot youmat) ; toute personne même qui fera un travail, ce jour sera retranchée (nikhreta) du milieu de son peuple » ( Ex, 12 à 14). Traduction de la Bible du Rabbinat.

L’importance de cette mitsva, en forme de rappel, tient à sa position dans cette paracha, elle même d’une importance exceptionnelle puisqu’elle relate la transgression du veau d’Or et ensuite le pardon obtenu par Moïse pour les anciens esclaves qui peinent à se libérer de leur état d’esprit et de leurs conditionnements antérieurs. Cette paracha poursuit en effet la description des éléments constitutifs du Michkane, du Sanctuaire, une description qui avait commencé dans la paracha Térouma. Pourquoi  cette soudaine insertion des règles du chabbat à ce propos? Ne dirait-on pas un ajout superflu produisant une rupture de ton, une cassure logique, un parasitage du récit? Il ne le semble pas.

Ce rappel en est bien un, mais dont il faut comprendre la finalité avant de revenir sur son contenu propre. Quel malentendu risquait d’entacher la confection puis l’édification du Michkane? Précisément d’en faire une chose en soi, un but ultime, l’équivalent d’un mausolée des Choses saintes, elles-mêmes fétichisées. C’eût été un comble de lutter contre les rémanences de l’idolâtrie par une œuvre érigée à son tour, directement ou subrepticement, en idole. Il fallait alors que la véritable finalité de l’entreprise fût rappelée.

Œuvre de pensée et œuvre collective, le Sanctuaire demeurait toutefois une œuvre  accomplie de main et d’esprit humains  et en tant que telle susceptible de leur imposer ses rythmes et ses cadences, sa logique interne et ses entraînements, de l’autonomiser et de l’hétéronomiser en même temps. D’où, ici même, le rappel des règles du chabbat, de sa raison d’être et de ses finalités propres. On observera d’ailleurs que la nomenclature talmudique des actes prohibés le jour du chabbat et de leurs dérivés se raccorde expressément à la construction du Sanctuaire et à la nomenclature des actes qui y étaient interdits ce jour-là. Autrement dit encore, la signification du Sanctuaire et celle du chabbat se rapportent réciproquement l’une à l’autre.

Au demeurant, la signification du chabbat ne se réduit pas à la somme négative des travaux interdits ce jour. D’abord et avant tout, le chabbat est un signe, mieux un symbole, et un symbole exhaustif qui permet la remémoration et l’actualisation perpétuelle de l’Alliance nouée entre le Créateur et le peuple appelé à mettre en œuvre la Loi donnée au Sinaï, celle qui se rapporte à l’Œuvre de la Genèse, au Maâssé Beréchit. Le lien entre la Loi du Sinaï et la situation de l’Humain dans le Gan Êden se trouve dans l’emploi du verbe LiChMoR: garder et sauvegarder (Gn, 2, 15). Ce qui conduit à bien comprendre ce que signifie « interdit » dans les deux contextes puisque d’autres interdits, non limités au chabbat, se trouvent énoncés par exemple dans les deux Tables.

L’interdit se dénote en hébreu par la préposition LO et s’écrit par les deux lettres conjointes: le lamed et le aleph, à ne pas confondre avec le pronom personnel: LoV  qui s’inscrit par la conjonction du lamed et du vav et qui veut dire: « lui ». La lecture en sens inverse, en hipoukh, de LO –  donc aleph – lamed,  donne EL qui désigne toujours une direction, un vecteur, une orientation. Dans le système juridique d’Israël, dans sa compréhension particulière de ce qu’est une Loi, un interdit ou une défense ne doit pas se comprendre comme une restriction et encore moins comme une atteinte au principe de liberté. Un  interdit barre une route sans issue tout en ouvrant une voie alternative. En l’occurrence, le chabbat dont la structure est mutualisante, puisqu’il lie le  Créateur  et le peuple qui l’écoute, est également sanctificateur. La sainteté doit être comprise selon l’économie politique et psychique instaurée par la Thora donnée Sinaï. Elle détermine un niveau supérieur de l’être dont toutes les facultés reçoivent ainsi leur plus haute expression. Après Maïmonide, le Rav Kook insistera à ce propos sur la libération notamment de la faculté imaginative, corrélée à la faculté de raison, de sorte qu’elle développe son potentiel créateur du fait même qu’elle ne soit plus assignée à une tâche et à une seule[1].

Pourquoi ensuite l’annonce d’une sanction pénale aussi dure puisqu’elle confine à la peine de mort et à l’équivalent d’une excommunication? Une fois de plus, il importe de relier des énoncés juridiques aux principes vitaux qui leur donnent plein sens. On l’a dit, la construction du Michkane se rapporte à la situation de l’Humain dans le Gan Êden. C’est là que la première sanction au sens juridique a été énoncée sans qu’il soit sûr qu’elle eût été entendue. Dans le Gan Êden, et au titre de la responsabilité qui lui incombait, l’Humain (Haadam) devait à la fois transformer (leôvdah) ce site et le sauvegarder (léchomrah) ( Gn, 2, 14, 15) avec l’interdit du passage à l’acte sur l’Arbre de la Connaissance. Autrement, au lieu de s’inscrire dans le chenal de la vie, il se projetterait dans son contraire. L’expression alors usité, et que l’on retrouve dans la présent paracha: « mot tamout » ne se rapporte pas expressément à la peine de mort au sens judicaire mais à une inévitable et incoercible mortalité, à ce que les physiciens nomment parfois l’entropie, à la dégradation irréversible de l’énergie dans les systèmes clos.

La sanctification chabbatique permet  de retrouver le chenal d’une création infinie puisqu’elle trouve sa source dans l’infini de la Présence divine. Il n’en va pas autrement de la peine de kareth, du retranchement. Il suffira à ce sujet de noter que la racine de ce vocable KRTh est l’exacte dé-combinaison, si l’on peut dire, de la racine KThR qui désigne la Couronne royale: KeTheR, sachant qu’il n’est d’autre Roi que celui dont la désir de vie sort de sa parole  aimante.

Raphaël Draï zal 13 février 2014


[1] Orot Hakodech.