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ELIE WIESEL, AMIENS ET LA PICARDIE

In Uncategorized on janvier 29, 2017 at 9:47

Discours prononcé le 7 Février 1996 à l’occasion de la remise du titre Docteur Honoris Causa à Elie Wiesel, Prix Nobel de la Paix, par l’Université de Picardie Jules Vernes

D’un homme qu’on sait comblé d’honneurs, qui a reçu tant et tant de multiples distinctions, qui est, entre autres, Commandeur de la Légion d’honneur, Médaillé du Congrès américain, Prix Nobel de la paix ; d’un grand écrivain et d’un universitaire dont son biographe (l) dit, avec cette pointe d’irrévérence qui authentifie l`affection, qu’il collectionne les Doctorats honoris causa, on est en droit de se demander ce que pourrait bien lui apporter celui qu’a voulu lui décerner l’Université de Picardie Jules Verne. Certes, l’occasion s’en était présentée.  Encore a-t-il fallu la saisir et l’on n’ignore pas combien est complexe la procédure préparant la décision ministérielle qui lui donne enfin consistance. Toutefois, à bien discerner les causalités proches et lointaines d’une telle rencontre, et les perspectives qu’elle ouvre pour les œuvres de l’intelligence et de la paix, sans ce dernier – mais non ultime – Doctorat honorís causa, ceux qu’Elie Wiesel a déjà reçu eussent sans doute été incomplets l On aura compris qu’il ne s’agit pas seulement de ce qui brille mais de ce qui fait sens.

Elie Wiesel a entrepris d’écrire ses Mémoires. ll en a choisi le titre dans un verset de l’Ecclésíaste : « Tous les fleuves vont à la mer, mais la mer n’en est pas remplie ». Le premier tome est paru avec un titre en hémistiche: « Tous les fleuves vont à la mer… ». Aujourd`hui, qu’il nous permette, du point où il se trouve en cette anamnèse, de remonter avec lui en trois étapes majeures jusque vers la source qui dispense pour nous un peu de ce sens qui rend la vue aux aveugles et la parole à ceux qui n’ont plus la force ou le courage de parler. Ces trois étapes, toutes sises en Picardie, ont pour noms André Malraux et Jean Moulin, puis à Péronne, l’Historial de la première Guerre mondiale, enfin la Cathédrale d’Amiens.

Amiens est l’une des villes de France les plus modestes que je connaisse. Modeste dans l’acception éthique du terme : la modestie n’est pas l`effacement de soi. Elle procède d’un autre sentiment : qu’il est des urgences et des priorités qui vous imposent d’attendre votre tour. Elle a une contrepartie : elle ne doit pas vous faire complètement oublier de ceux qu`elle fait passer devant vous, comme le maître Echanson de Pharaon oublia Joseph qui au cachot lui avait rendu l’espoir. La rencontre d’André Malraux et d’Amiens, lors de l`inauguration de la Maison de la Culture de cette ville, il y a exactement trente ans, le rappelle avec force.

Amiens, comme tout le département de la Somme et la région de Picardie, a éprouvé dans sa chair les dévastations des deux Guerres mondiales. C`est pourquoi dans son allocution du 19 mars 1966, le ministre de la culture du Général de Gaulle, l’auteur de L’Espoír, souhaita que fût à jamais banni « le mot hideux de province » qui désigne l’enfermement, sent le renfermé, et fait briller, en contraste, le proche Paris de lumieres dont la Capitale est repue. A sa maniere, la venue d’Elie Wiesel à Amiens est une réponse à ce souhait car il n`ignore pas quelle est l’importance de la modestie dans la constitution même de l’éthique du  Dieu Un. La remontée du Fleuve commence bien par ce replacement dans le présent d’où l’Université de Picardie naîtra vraiment en 1968 afin que les étudiants de cette région de France ne fussent pas sans cesse condamnés au déracinement, et Paris, une nouvelle fois, transformé en immense internat pour jeunes adultes exilés. Malraux ne forçait pas la note en liant cette politique au mouvement de rien moins qu’une résurrection : « Si cet étrange appel au mot si confus de culture résonne tellement d’un bout à l`autre du monde, c’est qu’en définitive ce n’est pas l’appel aux morts mais aux ressuscités, et que vous pouvez prendre les contemporains 1 quand vous les mettez en face des grands Morts, ils seront toujours ensemble et se reconnaîtront parce que nous ne travaillons pas pour le passé, mais nous travaillons pour l’avenir ». L’un des romans les plus poignants d’Elie Wiesel a pour titre précisément L’Oublié. Il y souligne la nécessité et la difficulté de la transmission, autrement dit de la jonction actuelle du passé et de l’avenir, de la mémoire et du projet. Une étoile naît lorsque deux chemins de lumière se rencontrent. En 1996, à Amiens, en Picardie, les chemins d’André Malraux et d’Elie Wiesel se seront rencontrés à propos de résurrection. Mais il faut poursuivre cette remontée vers la source en se préparant à des moments plus cruels. C’est en 1964 que Malraux prononça son Oraison funèbre pour le transfert des cendres et des souffrances de Jean Moulin au Panthéon. Cette journée glaciale et grise, barrée du crêpe des nations en deuil, nul ne l’oubliera. Et nul n’oubliera jamais non plus la voix de Malraux déployant face à la France « la nuit constellée de tortures » durant laquelle les tortionnaires du IIIème Reich tentèrent en vain de faire parler l’ancien Sous-Préfet d’Amiens, devenu l`homme-clef de la résistance intérieure. Mais cette nuit où l’étoile polaire pleurait des larmes de sang en évoque inexorablement une autre. Celle qui fend comme d’un coup de hache la vie d`un adolescent de quatorze ans : Eliezer Wiesel, déporté de sa ville natale, de Sighet en Transylvanie, pour aboutir dans la stupéfaction de l’âme à Buchenwald et à Auschwitz. Ce qu’il en a retenu, cela peut être lu, mais ne saurait être dit à haute voix. Le Chant des morts doit se dire à part soi dans les paroles de la prière du Kaddish, de la Sanctification, qui parfois sanctifie Dieu contre Dieu et les hommes en dépit de leur folie ou souvent à cause d’elle. La présence d’Elie Wiesel à Amiens, représente la couture tout d’une pièce de ces nuits d’horreur et d’inhumanité afin que naisse un Jour qui vaudra ce qu’aura valu le combat préalable des morts-vivants pour que la vie l’emporte. L’œuvre de Wiesel revendique vers ce but, la dimension de la souffrance personnelle et celle de l’espoir pour l’ensemble, si l`on peut ainsi s’exprimer, des vivants-vivants. C’est ainsi qu’il entend l’injonction du Deutéronome que l’on traduit généralement par : « Tu choisiras la vie ». Lui, dit : « Tu choisiras les vivants ». En personne. Sans l’écran de théories refermées sur elles-mêmes, sans le cache d’idéologies tellement anonymes qu’elle rendent l’humain étranger à ses plus minimes occurrences. Ainsi se poursuit la remontée des rives du fleuve vers sa source.

Car l’Europe d’où surgit Auschwitz n`est-elle pas précisément celle qui ne sut accomplir ce choix là et commit l’incommensurable, l`irrémissible choix inverse? Rien n’est assimilable à la Shoah mais tant de chemins y ont conduit ! Notamment les hécatombes de la première Guerre mondiale. Là encore, la culture native de Wiesel est fouaillée, jusqu`aux entrailles. Des batailles qui se sont déroulées en 1914 et en l940, l`on prend la mesure dans les murs de l’Historial de Péronne qui s’est rattaché à l’Université de Picardie Jules Verne. On y découvre l’ingéniosité et la cécité de l`inhumanité, les échelles telluriques et cosmiques de la mort mondialisée, où toutes les couleurs du genre humain, d’Europe et d’Amérique mais aussi d’Afrique noire et du Maghreb, se sont confondues en un rouge cadavéreux. Dans un de ses recueils d’études, Célébration biblique, Elie Wiesel a tenté de comprendre le mystère du premier homicide qui fut aussi le premier fratricide. Le meurtre initial fut aussi l’assassinat infini du temps dans les cycles de la vengeance. On ne s’étonnera guère que Giono ait donné à l’un des chapitres de sont Refus dbbeissance, qu’il écrivit en plongeant la plume dans ce rouge bourbeux, la parole de Caïn : « Quiconque me trouvera me tuera ». La première guerre mondiale venait de loin et ira plus loin, il nous faut avancer encore et endurer les saignements de la mémoire.

Des hécatombes de Somme à celles de Lorraine, une arche funéraire s`est étendue au-dessus de ce lieu symbolique, qui désigne désormais, comme Auschwitz, non pas une localité mais un genre de ville assassinée, un site de desêtre, comme Sodome, comme Babel. Giono, toujours, restitue un fragment

de dialogue entendu entre deux futurs tués en uniforme montant au front, sachant qu’ils n’en reviendront pas:

-Qu’est-ce que c’est ça, demande Olivier,

-Ca quoi ?

-Cette ville ?

-Verdun, fait Doche.

-L’abattoir, dit Marroi.

La Première guerre mondiale ramena l`être humain non pas au degré de l’animalité mais au-dessous encore. Prêt du dit abattoir, des combattants aperçoivent un cochon. Entre eux la délibération est prompte : « On le tue, et puis on le cuit, là sur l’alcool solide ». Mais un autre soldat s’y oppose. Pourquoi? « Non, dit-il, moi je l’ai vu, il mange du mort toute la journée”. D`ordinaire, ce sont les hommes qui mangent la viande des animaux. Sur la Somme et à Verdun, les animaux mangeaient la chair de l’homme, que l`homme leur avait laissée. Si un noir arc-en-ciel réunit les abattoirs de la Somme et de Verdun avec les crématoires d`Auschwitz, il les réunit aussi avec la faillite politique et morale de l’Europe consommée à Munich. C’est parce qu’il avait trop marché dans le sang des soldats tués en piles que Giono défendra avec une aveugle véhémence les accords politicides passés entre Hitler, Mussolini, Daladier et Chamberlain en septembre 1938. On sait ce qu’il advint ensuite. Le Traité de Versailles avait voulu punir les fauteurs de guerre mais hélas aussi récompenser des Etats justiciers à leurs propres yeux. Il en résulta de multiples failles sismiques dans la totalité du territoire européen. L’enfant Wiesel faillit s’y engloutir à Sighet, en Transylvanie, puis dans d’autres sites qu’il ne faut pas citer de nouveau. Tant des siens n’en remontèrent pas. La faille de l`espace s’aggravera par la cassure du temps. Après la guerre, Elie Wiesel veut revenir à Sighet. Il ne découvre que l’absence et le vide, l’imprésence, l’évidence de l’anéantissement. ll creuse la terre pour tenter de retrouver sa montre d’enfant qu’il avait enfouie sous un arbre. Insistance de l’espoir : et si le temps se retrouvait quand l’espace s’est dissout? Mais le temps a aussi dissout la montre. Wiesel pensait-il encore à cette désespérante dissolution lorsqu’il fait dire à l’un de ses personnages, emporté par le mouvement révolutionnaire de 1’entre deux guerres : « La tempête a soufflé et les êtres ne sont plus ce qu’ils étaient… trop tard pour revenir en arrière. La vie c’est cela : un impossible retour ». A l’Université de Picardie Jules Verne, nombre d’étudiants étrangers et d’enseignants, pourraient être représentés ainsi, le front contre le mur d’une phrase pareille, ceux qui ont souffert et souffrent pour leur terre natale dont ils se demandent quand et même s’ils pourront un jour y retourner, redoutant que celle-ci ne soit pour eux, asiatiques ou maghrébins, ou venus d’autres pays d’Europe centrale ou orientale, ou d’ex-URSS, une nouvelle Sighet qui les laissera désemparés, avec l’insoutenable sentiment d’un effondrement intérieur.

Mais à poursuivre la remontée vers la source, le temps lentement se guérit et se suture. Nous voici proches du troisième lieu : la Cathédrale d’Amiens. Elle touchera Elie Wiesel d`abord comme elle a touché Proust. Apres les envers du monde, A la recherche du Temps perdu trouve en cet endroit de la Création l’une de ses sources scintillantes. L`intuition du temps comme durée, Proust l’aura en effet sinon trouvée, en tous cas confirmée chez Ruskin, et plus particulièrement dans l’un des ouvrages essentiel de celui-ci : La Bible d’Amiens. On en connaît le thème. Les cathédrales ne sont pas des édifices somptuaires, des palais religieux. Elles sont avant tout des livres, des « livres de pierre », où les créatures, affligées par le tourment des jour enténébrés. attaqués par la guerre et la peste, viennent retrouver le temps de l’origine et le sens de la transcendance intelligible. Les statues de la Cathédrale ne sont pas des idoles ni des fétiches. Elles « donnent à penser » lorsque l’oppression coupe le souffle et que la disette éteint les étincelles de l`esprit. A ce titre, il est des « mendiants » de la Cathédrale d’Amiens comme il est des « mendiants de Jérusalem », ceux qui tendent la main aux hommes pour la tendre ensuite à Dieu lorsque les hommes ont su leur faire digne réponse. Face au portique de la Cathédrale les intermittences du temps et du coeur se réduisent, et la durée lentement redevient continue, comme celui qui a perdu haleine d’avoir trop pressé le pas parce qu’il a eu peur, retrouve son souffle. Ce temps-là, de fil bleu, se renoue pour chacun jusqu`à ses sources génésiaques. A côté des Apôtres et des Saints, les créateurs de la Cathédrale qui n’avaient pas la mémoire avare ont aussi disposé les effigies des prophètes d’Israel, d`Isaïe à Zacharie, de celui qui vit la vacillation du premier Temple de Jérusalem jusqu’à celui qui encouragea la reconstruction du deuxième, en espérant que l`Histoire à venir en serait rassurée et l’exil qui déjà la menaçait à jamais dissuadé. Cependant chaque effigie de prophète est assortie d’une parole cette fois non pas figurée mais effective. Le livre de pierre se fait livre tout simplement. Et les statuaires picards font dire à Ezéchiel : « Fils de l’homme tourne ton visage vers Jérusalem » et au Prophète Michée: « les épées en soc de charrue ». A la recherche de l`Histoire des vivants, parmi lesquels et non pas entre lesquels il faut choisir la vie, la cathédrale d’Amiens, sise non loin de la synagogue, est à la fois rose des vents et table d’orientation pour quiconque, exilé ou déraciné, voudrait retrouver le chemin et la route. Depuis quelques années une mosquée l’accompagne.

Dans la remontée du fleuve vers sa source nous nous arrêterons là aujourd`hui: si tous les fleuves du monde ne peuvent remplir la mer, nul non plus ne saurait désigner l’endroit de la source de toute source. Que la vie ait conduit Elie Wiesel en Picardie est une offrande de sens et pour elle et pour lui. Comme pour tout témoin des limites de l’humain et des révélations de l’inhumain, il serait vain de lui demander d`avoir continûment une parole lisse, des propos sans entrechocs, des haltes qui ne seraient point brusques, une voix qui toujours porte les mots qu’elle doit dire. Face à la souffrance, pour Elie Wiesel un événement n’est jamais grand ou petit. Affronter Brejnev pour libérer Sakharov et consoler les parents de Malik Oussekine, c’est tout un. En le recevant, nous contribuons à rendre leurs couleurs aux arcs-en-ciels calcinés, leurs formes aux cités et aux vies dévastées. Et qu’il s’agisse de l’ex-Yougoslavie, des israéliens et des palestiniens, de la France et de l’Allemagne, des avenirs possibles de ce monde impossible, aucune question ne saurait être éludée par lui ni être ponctuée à son encontre par un point final.

Raphaël Draï, 7 février 1996

Doyen de la Faculté de Droit et Sciences Politiques Sociales de l’Université de Picardie Jules Verne

(1) Philippe-Michaël de Saint Cheron: Elie Wiesel (Plon. 1994).

 

Le Sens des Mitsvot: Paracha Vaera

In Uncategorized on janvier 26, 2017 at 10:00

« Et l’Eternel (Elohim) parla à Moïse et lui dit, à lui (elav): « Je (Anokhi) suis Dieu (Tétragramme) » » (Ex, 6, 2).

 14 VaéraDéc14

Dans ce premier verset, qui doit être relié à celui d’une révélation préliminaire, celle du Buisson ardent, sont mentionnés trois « noms » de Dieu, tel qu’il se prépare désormais à une confrontation avec le potentat qui nie Son existence: avec Pharaon. Cette confrontation fera l’objet du récit à venir, avec ses dix « frappes » rendues inéluctables par l’obstination de cet homme qui se prenait pour le Créateur et était adoré à ce titre par sa cour et par ses sujets.

Une première question se pose: ces trois noms: Elohim, Anokhi et le Tétragramme ne sont-ils pas redondants? Un seul d’entre eux n’eût-il pas suffi pour conforter Moïse dans ses propres résolutions et auprès des Bnei Israël dont la persécution s’est entre temps aggravée, malgré l’énoncé de la libération, si ce n’est à cause d’elle? Il ne le semble pas et comme nous le verrons, ces trois noms, pour peu que l’on en discerne le sens exhaustif, correspondent à trois modalités de l’intervention divine telle qu’elle est annoncée à Moïse.

Une autre question apparaît, qui se rapporte cette fois à quelques uns des stéréotypes les plus tenaces de la critique biblique. Selon ce stéréotype le récit biblique aurait été rédigé par plusieurs écoles ou mouvances, et à des époques différentes, chacune se faisant de Dieu une idée singulière, d’où ces noms divers. La cohésion d’ensemble du récit en cause ne serait qu’apparente entre le rédacteur « élohiste » et le rédacteur « yawiste », sans parler du « Sacerdotal » qui serait l’auteur particulier du Lévitique, du troisième livre de la Thora. Cette manière d’aborder le texte biblique doit être étudiée, comme il se doit. Elle se heurte néanmoins à la présence de versets tels que le verset précité où apparaissent d’évidence, et simultanément, l’Elohiste et le Yawiste, sans parler de celui que l’on pourrait qualifier d’« Anokhiste ». Faut-il en déduire que ces différents rédacteurs se sont réunis en conclave pour décider d’une motion de synthèse? Cela ne se peut puisqu’ils sont censés avoir existé et travaillé dans des régions différentes, à des époques différentes et avec des « théologies » différentes ? Et puis pourquoi ce verset particulier et non pas un autre? On observera d’ailleurs que ce verset « synthétique » est loin d’être isolé, que le premier de cette sorte apparaît dans le livre de la Genèse à propos de la situation de l’Humain au Jardin d’Eden (Gn, 2, 15).

S’il faut relever cette contradiction, c’est pour mieux comprendre la présence en effet simultanée de ces trois noms au moment où une intervention décisive se prépare dans laquelle la Présence divine va s’impliquer dans l’histoire humaine. Selon la Tradition sinaïtique, et contrairement au stéréotype précédent, comme on a commencé de l’indiquer, chacun de ces trois noms correspond à une modalité de l’action divine et leur présence simultanée signifie que ces trois modalités vont s’exercer, parfois séparément, parfois corrélées mais qu’il ne faut surtout pas les disjoindre. En ce sens Elohim correspond à la modalité ou à la dimension de justice (din), cette justice qui est inhérente à la culture égyptienne mais que ce pharaon là, « qui ne connaissait pas Joseph », violente et bafoue. Quant au Tétragramme, il correspond à la dimension de compassion et de miséricorde (rah’amim) qui sera perpétuellement présente, prête à s’exercer dès l’instant où le maître de l’Egypte répondra sans ambiguïté à la demande divine, transmise par Moïse, sans en rien retrancher, sans aucune réserve mentale. Quant à Anokhi – dont on se souvient qu’il correspondait à une question posée par Moïse au Buisson ardent (Ex, 3, 11)- il se rapporte à la Présence personnelle du Dieu libérateur, celle qui s’adresse à chaque Bnei Israël en particulier et à l’ensemble du peuple nommé de ce Nom, ce nom qui ouvrira une autre phase de la révélation divine, celle du Sinaï, du Décalogue, celle qui justifie que l’actuelle soit engagée en pays de grande servitude: « Je suis (Anokhi) l’Eternel (Tétragramme) ton Dieu (Elohekha) qui t’ai fait sortir du pays d’Egypte, de la maison des esclaves (Ex, 20, 2) ».

En ce verset mémorable les trois noms de Dieu se trouvent une fois de plus réunis et le sens de cette réunion se comprend mieux à l’égard d’un peuple qui commence son cheminement dans l’Histoire à la fois humaine et divine, un peuple libéré et qui doit faire l’apprentissage difficile de la responsabilité.

Raphël Draï zatsal, 15 Janvier 2015

Le Sens des mitsvot: Paracha Chemot

In Uncategorized on janvier 19, 2017 at 9:41

13 ChémothJanv15Texte-2

« Moïse dit à Dieu: « De grâce mon Seigneur, je ne puis pas homme loquace, ni d’hier ni d’avant hier, ni depuis que Tu as parlé à Ton serviteur, car je suis pesant de bouche et pesant de langage ». Dieu lui dit: « Qui a donné une bouche à l’homme? Ou qui le rend muet ou sourd, ou clairvoyant ou aveugle? N’est ce pas moi, Dieu? Et maintenant va! et moi je serai avec ta bouche et je t’apprendrai ce que tu dois dire » (Ex, 4, 10, 11).

Cet extrait du long dialogue entre Moïse et le Créateur au Buisson ardent pose avant tout un problème théologique si l’on définit la théologie comme l’exercice de la pensée qui tente de comprendre ce qu’est le divin. De ce point de vue il est possible de reconnaître deux modalités de cette forme de pensée.

Pour la première, Dieu est inconnaissable parce qu’il est incommensurable au regard de la créature humaine. L’affirment des chants liturgiques comme: « Ygdal Elohim h’ay » ou « Adon Ôlam »: Dieu n’a ni commencement, ni fin, ni forme ni substance. Il ne se situe pas dans un espace parce que l’espace est sa création. Et il n’en va pas autrement du temps. D’où cette autre question: si Dieu est inconnaissable à quoi cela peut-il servir de s’interroger à son propos? En réalité cette première modalité est surtout destinée à prévenir toute captation humaine de l’idée divine, d’éviter que quiconque prétende s’approprier le concept de Dieu pour en faire la base d’un pouvoir à son tour divinisé.

L’autre modalité, illustrée par les versets précités, correspondrait à une théologie existentielle. On le voit ici: le Dieu qui se révèle à Moïse le fait dans un humble arbrisseau, comme pour se mettre à sa portée. Ensuite, il le sollicite et l’engage à lui parler. Ce dont Moïse s’acquitte non sans d’infinies précautions car précisément lorsque la Présence divine se met à la portée de l’esprit humain, elle s’expose à toutes les vicissitudes de celui-ci (mirage, hallucinations, illusions etc..). C’est pourquoi dans ces circonstances Moïse n’hésite pas à demander: « Qui est Anokhi? » ce qui peut s’entendre aussi bien comme « Qui suis-je moi Moïse! » pour que tu me confies une mission aussi exorbitante: d’aller parler à Pharaon afin qu’il laisse s’en aller le peuple hébreu, mais aussi comme: « Qui es tu toi, Dieu? » pour que je défère à ta propre demande.

Quoi qu’il en soit c’est un véritable dialogue qui s’engage et qui se déploie. Le Dieu qui se révèle à Moïse est l’antithèse absolue de Pharaon qui ne permettait d’aucune façon que l’on réplique à sa parole, qu’on lui oppose des objections, qu’on ne l’exécute pas aussitôt qu’elle a été proférée. Au contraire, dans ce long passage du livre de L’Exode, Moïse ne cesse de résister à la Parole divine, de lui opposer objections et contre-arguments comme s’il se trouvait de plain-pied avec la Présence divine au point même de vouloir mettre de soi-même un terme à cet improbable entretien. Car on ne manquera pas de relever un élément discordant dans la réplique de Moïse: il se prétend peu porté à la discussion. Ce n’est pas un rhéteur et l’éloquence n’est pas sa principale qualité. Il n’empêche que depuis plus d’un chapitre à présent le récit biblique nous rapporte ce qui ressemble de plus en plus à un débat avec la Présence divine sans que celle-ci perde patience comme l’on s’y serait attendu selon une vison théologique absolutisée du concept de Dieu.

Qui plus est, Dieu indique à Moïse que c’est Lui et nul autre qui est source de toute parole, origine de tout langage. La formulation biblique est frappante, Dieu est « avec la bouche » de l’Homme lorsque celui-ci est convié à se faire le partenaire du Divin pour l’exécution d’une mission dont dépend la poursuite d’une Histoire indissociablement divine et humaine puisqu’elle met en oeuvre une Berith, une Alliance. Ce qui conduit à cette déduction a fortiori: si au titre de cette Histoire la Parole divine s’engage directement avec la parole humaine, si elle ne s’offense d’aucune objection, quel être humain pourrait s’autoriser à imposer le monologue à un autre être humain, comme s’il était d’une essence supérieure?

Il est vrai qu’aucun dialogue ne saurait non plus aboutir à la dissolution des paroles échangées, faute de décision finale. Le moment viendra où la Présence divine le signifiera nettement à Moïse lequel finira par comprendre qu’il est temps de passer à l’action, que ce qu’il éprouve compte pour peu face à la survie de tout un peuple. Cependant son frère Aharon l’accompagnera. La libération de l’esclavage se place immédiatement sous le signe de la fraternité.

 Raphaël Draï zatsal, 8 Janvier 2015

LE SENS DES MITSVOT: PARACHA VAYEH’I

In Uncategorized on janvier 12, 2017 at 8:36

12 Vay'hiDéc14

« Jacob assembla ses fils et dit: « Rassemblez vous (héassphou) et je vous dirai ce qui vous arrivera dans l’en-suite (béah’arith) des jours. Regroupez vous (hikabetsou) et écoutez ô fils de Jacob et écoutez Israël votre père » ( Gn, 49, 1).

« Tous ceux-là forment les tribus d’Israël, douze, et c’est là ce que leur père leur dit et il les bénit, chacun selon sa bénédiction il les bénit » (Gn, 49, 28).

Le livre de la Genèse se conclut spirituellement avec la bénédiction de Jacob-Israël à l’adresse de l’ensemble des fils qui lui furent donnés par quatre épouses, et tandis que tous se trouvent encore en Egypte, une Egypte hospitalière mais qui se veut au dessus de toute autre appartenance. Cette bénédiction présente trois traits particuliers.

Bien sûr elle est propre au fils d’Isaac et ne se contente pas de répéter les bénédictions qui l’ont précédées. Abraham eut deux fils, Isaac également, mais Jacob, lui, est père de douze fils et d’une fille, Dinah. Douze fils qui constituent désormais douze tribus appelées chacune pour sa part, mais collectivement aussi, à une mission qui les projette, pour chacune d’elles et pour l’ensemble qu’elle constitue à présent liée aux autres, dans un à-venir, ce que le récit biblique précise par la locution ah’arit yamim qui ne veut pas dire « la fin des temps », leur terminus, mais bien l’en-suite des jours, leur continuité, leur incessante révélation.

Il faut alors rappeler la généalogie de cette bénédiction, telle que Jacob-Israël l’actualise au moment de quitter cette vie. Elle remonte à la création de l’Humain, Haadam, et à sa projection, là encore, dans ce que l’on appellera par commodité de langage une Histoire: «Dieu les bénit (vaybarekh otham) et dit: « Croissez et multipliez.. » (Gn, 1, 28). Très tôt l’Humain n’assuma guère cette bénédiction primordiale. D’où le Déluge lequel n’empêcha pas non plus la catastrophe babélique au point de donner à penser que la création de l’Humain avait été une erreur, sanctionnée par un échec sans rémission. Jusqu’au moment où apparurent Abram et Saraï qui entreprirent selon l’invite divine de rétablir l’humanité en ses assises et de la restituer à cette bénédiction générique.

C’est bien ce fil que Jacob, béni dans les conditions conflictuelles que l’on sait par son propre père, ne lâche pas. Seulement à la différence des patriarches qui l’ont précédé il doit le tisser entre une progéniture nombreuse et tumultueuse qui s’est parfois dangereusement approchée du fratricide. L’ombre de cette tentative ne la quitte toujours pas. Une fois Jacob décédé, les frères de Joseph auront besoin que celui-ci les rassure sur ses intentions pacifiques et réellement réconciliées à leur égard.

Le livre de la Genèse qui avait commencé au plan humain par cette bénédiction première s’achève donc par celle que Jacob-Israël délivre à chaque fils, nommément désigné, mais aussi à l’ensemble qu’il forme avec ses autres frères, un ensemble qualifié par deux verbes dont les racines sont respectivement ASsaPH et KBTs. Ces deux verbes ne sont pas redondants. Le premier se rapporte à un ensemble constitué par une addition; le suivant à un ensemble formé à une échelle plus intériorisée, au sentiment d’une intime appartenance. Jacob-Israël les emploie tour à tour parce que, s’agissant du premier, il est bien placé pour savoir ce que l’on éprouve lorsque, une fois devenu père de douze fils, un seul vient à manquer; et pour le suivant parce qu’il n’ignore pas non plus qu’un peuple en formation – car c’est de cela qu’il s’agit – ne peut se constituer durablement si cette addition initiale reste strictement quantitative, si elle ne se prolonge pas dans la commune conscience que l’un n’est rien sans les autres.

C’est pourquoi la mention de ces deux verbes précède dans le verset précité chacune des bénédictions qui seront délivrées personnellement à tous les fils. Ils en conditionnent l’union et ils la pérennisent afin que l’aîné effectif, Ruben, puisse vivre et agir par exemple avec Judah et Joseph lesquels peuvent faire prévaloir bien des titres à la prééminence spirituelle.

On observera enfin que cette bénédiction qui met en évidence les points forts mais également les vulnérabilités de chaque fils est une bénédiction d’étape. L’histoire du peuple hébreu commence tout juste. Les quatre livres suivants de la Thora en relateront les péripéties. Eux mêmes se concluront par une autre bénédiction simultanément individuelle et collective délivrée cette fois par Moïse au peuple éprouvé quarante années durant, sur le point de franchir le Jourdain.

             Raphaël Draï zatsal, 31 décembre 2014

Paracha Vayigach – Le sens des mitsvot

In Uncategorized on janvier 5, 2017 at 8:57

« Et la nouvelle fut entendue au palais de Pharaon, disant: « Les frères de Joseph sont venus ». Et cela plu aux yeux de Pharaon et de ses serviteurs. Pharaon dit à Joseph: « Dis à tes frères: « Faites ceci: « Chargez vos bêtes et allez directement au pays de Canaan. Et prenez votre père et vos maisonnées et venez chez moi (elay). Je vous donnerai le bon du pays d’Egypte (eth tov erets mitsraïm) et vous mangerez le meilleur de la terre (eth h’elev haarets)(Gn, 45, 16, 18) ».

11 Vayigach23Déc14

Les versets précités doivent bien sûr être mis en regard de ceux qui relateront au livre de L’Exode les commencements de la persécution des descendants de Jacob en ce même pays d’Egypte mais par un Pharaon « qui ne connaissait pas Joseph », qui n’en voulait rien savoir. Dans un pays aussi vaste que cette Egypte là, sur des durées aussi longues, il va de soi que les pharaons se suivent et ne se ressemblent pas toujours. Celui dont il est question dans la présente paracha se caractérise par sa grande intelligence, par son élévation spirituelle, ses intuitions concernant l’avenir, son sens de l’hospitalité. Ce qui n’en fait pas pour autant le 13eme fils de Jacob! A aucun moment il n’oublie ni qui il est, ni le pays dont il doit assurer le sort. Les descendants de Jacob ne doivent pas l’oublier non plus, pas plus qu’ils ne doivent perdre de vue qu’ils ne sont en ce pays que de passage, qu’ils ne sont pas destinés à s’y implanter, à devenir des égyptiens hébraïques.

En somme, en ce moment de grande effusion affective et presque de sidération mentale, il convient que chacun garde présent à l’esprit sa propre vocation. Répétons le: celle du Pharaon l’incite à rechercher chaque fois le plus grand bien de l’Egypte, d’où cette invite en direction des frères de Joseph, laquelle procède d’un raisonnement en bonne et due forme. Si un seul des fils de Jacob s’est trouvé en mesure de si bien travailler à la prospérité puis à la survie de Mitsraïm, tous les espoirs seront permis lorsque toute la fratrie se sera installée là, pour apporter au pays de Pharaon l’excellence de son savoir collectif, avec le suc de la bénédiction divine. D’ailleurs, ce n’est pas aux marges du pays, dans l’on ne sait quelle province reculée et obscure que les fils de Jacob s’installeront en compagnie de leur père mais comme précise le récit biblique: dans le « bon » (tov) de l’Egypte, de sorte que l’on puisse y consommer le « meilleur » (h’elev) de la terre, et il faut être attentif à cette gradation ascendante.

Seulement, à bon entendeur… C’est bien vers Pharaon, et vers lui seul (elay), que les Hébreux devront se diriger, physiquement et si l’on peut dire culturellement. La clause migratoire qui les favorise ne saurait leur faire perdre de vue que c’est pour l’Egypte qu’ils devront œuvrer, quels que soient les avantages, réels ou présumés, qu’ils en retireront et c’est pourquoi il ne faut pas dissocier ces versets de ceux du début de L’Exode.

Quant aux fils de Jacob, et à Jacob-Israël lui même à présent, sans doute l’invite de Pharaon est elle inespérée au regard de la famine qui afflige le reste du monde habité. Joseph est déjà sur place, dans une position de pouvoir qui permet à chacun d’envisager l’avenir avec un fort sentiment de sécurité. Mais une sécurité de quelle nature? Si les paroles de Pharaon sont accueillantes, certes, elles impliquent nécessairement et à tout le moins une désorientation spirituelle puisque la vocation de Jacob et des siens, en tant que descendants d’Abraham et porteurs de sa promesse, doit les porter au contraire à s’implanter dans le pays de Canaan, initialement dévolu, à Chem, afin de le transformer, de le transvaluer en pays d’Israël. Pour l’ensemble de cette collectivité affectée à ce projet historique et spirituel, le risque est aussi grand que la tentation. Quoi que l’on ait à l’esprit pour l’avenir, sur le moment il ne fait aucun doute que vivre dans le meilleur d’un pays, sachant qu’il faudra un jour où l’autre, et sans doute sans préavis, le quitter pour une autre contrée plus austère, moins immédiatement gratifiante, incite à prolonger sa carte de séjour dans le pays de passage, avec, assurément, le risque de s’y dissoudre complètement.

Débat permanent, pour l’exprimer en termes plus contemporains encore, entre l’intégration et l’assimilation. Risque d’autant plus réel que cette fois Jacob en personne descend en Egypte qui devient par là même son environnement le plus manifeste. Jacob-Israël, de ce point de vue, n’est plus en position d’extériorité vis à vis de Mitsraïm non plus que de sa propre famille. Le moment venu, sortir d’Egypte, pour toutes ces raisons, s’avèrera infiniment plus difficile que d’y entrer.

Raphaël Draï zatsal 25 décembre 2014