Discours prononcé le 7 Février 1996 à l’occasion de la remise du titre Docteur Honoris Causa à Elie Wiesel, Prix Nobel de la Paix, par l’Université de Picardie Jules Vernes
D’un homme qu’on sait comblé d’honneurs, qui a reçu tant et tant de multiples distinctions, qui est, entre autres, Commandeur de la Légion d’honneur, Médaillé du Congrès américain, Prix Nobel de la paix ; d’un grand écrivain et d’un universitaire dont son biographe (l) dit, avec cette pointe d’irrévérence qui authentifie l`affection, qu’il collectionne les Doctorats honoris causa, on est en droit de se demander ce que pourrait bien lui apporter celui qu’a voulu lui décerner l’Université de Picardie Jules Verne. Certes, l’occasion s’en était présentée. Encore a-t-il fallu la saisir et l’on n’ignore pas combien est complexe la procédure préparant la décision ministérielle qui lui donne enfin consistance. Toutefois, à bien discerner les causalités proches et lointaines d’une telle rencontre, et les perspectives qu’elle ouvre pour les œuvres de l’intelligence et de la paix, sans ce dernier – mais non ultime – Doctorat honorís causa, ceux qu’Elie Wiesel a déjà reçu eussent sans doute été incomplets l On aura compris qu’il ne s’agit pas seulement de ce qui brille mais de ce qui fait sens.
Elie Wiesel a entrepris d’écrire ses Mémoires. ll en a choisi le titre dans un verset de l’Ecclésíaste : « Tous les fleuves vont à la mer, mais la mer n’en est pas remplie ». Le premier tome est paru avec un titre en hémistiche: « Tous les fleuves vont à la mer… ». Aujourd`hui, qu’il nous permette, du point où il se trouve en cette anamnèse, de remonter avec lui en trois étapes majeures jusque vers la source qui dispense pour nous un peu de ce sens qui rend la vue aux aveugles et la parole à ceux qui n’ont plus la force ou le courage de parler. Ces trois étapes, toutes sises en Picardie, ont pour noms André Malraux et Jean Moulin, puis à Péronne, l’Historial de la première Guerre mondiale, enfin la Cathédrale d’Amiens.
Amiens est l’une des villes de France les plus modestes que je connaisse. Modeste dans l’acception éthique du terme : la modestie n’est pas l`effacement de soi. Elle procède d’un autre sentiment : qu’il est des urgences et des priorités qui vous imposent d’attendre votre tour. Elle a une contrepartie : elle ne doit pas vous faire complètement oublier de ceux qu`elle fait passer devant vous, comme le maître Echanson de Pharaon oublia Joseph qui au cachot lui avait rendu l’espoir. La rencontre d’André Malraux et d’Amiens, lors de l`inauguration de la Maison de la Culture de cette ville, il y a exactement trente ans, le rappelle avec force.
Amiens, comme tout le département de la Somme et la région de Picardie, a éprouvé dans sa chair les dévastations des deux Guerres mondiales. C`est pourquoi dans son allocution du 19 mars 1966, le ministre de la culture du Général de Gaulle, l’auteur de L’Espoír, souhaita que fût à jamais banni « le mot hideux de province » qui désigne l’enfermement, sent le renfermé, et fait briller, en contraste, le proche Paris de lumieres dont la Capitale est repue. A sa maniere, la venue d’Elie Wiesel à Amiens est une réponse à ce souhait car il n`ignore pas quelle est l’importance de la modestie dans la constitution même de l’éthique du Dieu Un. La remontée du Fleuve commence bien par ce replacement dans le présent d’où l’Université de Picardie naîtra vraiment en 1968 afin que les étudiants de cette région de France ne fussent pas sans cesse condamnés au déracinement, et Paris, une nouvelle fois, transformé en immense internat pour jeunes adultes exilés. Malraux ne forçait pas la note en liant cette politique au mouvement de rien moins qu’une résurrection : « Si cet étrange appel au mot si confus de culture résonne tellement d’un bout à l`autre du monde, c’est qu’en définitive ce n’est pas l’appel aux morts mais aux ressuscités, et que vous pouvez prendre les contemporains 1 quand vous les mettez en face des grands Morts, ils seront toujours ensemble et se reconnaîtront parce que nous ne travaillons pas pour le passé, mais nous travaillons pour l’avenir ». L’un des romans les plus poignants d’Elie Wiesel a pour titre précisément L’Oublié. Il y souligne la nécessité et la difficulté de la transmission, autrement dit de la jonction actuelle du passé et de l’avenir, de la mémoire et du projet. Une étoile naît lorsque deux chemins de lumière se rencontrent. En 1996, à Amiens, en Picardie, les chemins d’André Malraux et d’Elie Wiesel se seront rencontrés à propos de résurrection. Mais il faut poursuivre cette remontée vers la source en se préparant à des moments plus cruels. C’est en 1964 que Malraux prononça son Oraison funèbre pour le transfert des cendres et des souffrances de Jean Moulin au Panthéon. Cette journée glaciale et grise, barrée du crêpe des nations en deuil, nul ne l’oubliera. Et nul n’oubliera jamais non plus la voix de Malraux déployant face à la France « la nuit constellée de tortures » durant laquelle les tortionnaires du IIIème Reich tentèrent en vain de faire parler l’ancien Sous-Préfet d’Amiens, devenu l`homme-clef de la résistance intérieure. Mais cette nuit où l’étoile polaire pleurait des larmes de sang en évoque inexorablement une autre. Celle qui fend comme d’un coup de hache la vie d`un adolescent de quatorze ans : Eliezer Wiesel, déporté de sa ville natale, de Sighet en Transylvanie, pour aboutir dans la stupéfaction de l’âme à Buchenwald et à Auschwitz. Ce qu’il en a retenu, cela peut être lu, mais ne saurait être dit à haute voix. Le Chant des morts doit se dire à part soi dans les paroles de la prière du Kaddish, de la Sanctification, qui parfois sanctifie Dieu contre Dieu et les hommes en dépit de leur folie ou souvent à cause d’elle. La présence d’Elie Wiesel à Amiens, représente la couture tout d’une pièce de ces nuits d’horreur et d’inhumanité afin que naisse un Jour qui vaudra ce qu’aura valu le combat préalable des morts-vivants pour que la vie l’emporte. L’œuvre de Wiesel revendique vers ce but, la dimension de la souffrance personnelle et celle de l’espoir pour l’ensemble, si l`on peut ainsi s’exprimer, des vivants-vivants. C’est ainsi qu’il entend l’injonction du Deutéronome que l’on traduit généralement par : « Tu choisiras la vie ». Lui, dit : « Tu choisiras les vivants ». En personne. Sans l’écran de théories refermées sur elles-mêmes, sans le cache d’idéologies tellement anonymes qu’elle rendent l’humain étranger à ses plus minimes occurrences. Ainsi se poursuit la remontée des rives du fleuve vers sa source.
Car l’Europe d’où surgit Auschwitz n`est-elle pas précisément celle qui ne sut accomplir ce choix là et commit l’incommensurable, l`irrémissible choix inverse? Rien n’est assimilable à la Shoah mais tant de chemins y ont conduit ! Notamment les hécatombes de la première Guerre mondiale. Là encore, la culture native de Wiesel est fouaillée, jusqu`aux entrailles. Des batailles qui se sont déroulées en 1914 et en l940, l`on prend la mesure dans les murs de l’Historial de Péronne qui s’est rattaché à l’Université de Picardie Jules Verne. On y découvre l’ingéniosité et la cécité de l`inhumanité, les échelles telluriques et cosmiques de la mort mondialisée, où toutes les couleurs du genre humain, d’Europe et d’Amérique mais aussi d’Afrique noire et du Maghreb, se sont confondues en un rouge cadavéreux. Dans un de ses recueils d’études, Célébration biblique, Elie Wiesel a tenté de comprendre le mystère du premier homicide qui fut aussi le premier fratricide. Le meurtre initial fut aussi l’assassinat infini du temps dans les cycles de la vengeance. On ne s’étonnera guère que Giono ait donné à l’un des chapitres de sont Refus dbbeissance, qu’il écrivit en plongeant la plume dans ce rouge bourbeux, la parole de Caïn : « Quiconque me trouvera me tuera ». La première guerre mondiale venait de loin et ira plus loin, il nous faut avancer encore et endurer les saignements de la mémoire.
Des hécatombes de Somme à celles de Lorraine, une arche funéraire s`est étendue au-dessus de ce lieu symbolique, qui désigne désormais, comme Auschwitz, non pas une localité mais un genre de ville assassinée, un site de desêtre, comme Sodome, comme Babel. Giono, toujours, restitue un fragment
de dialogue entendu entre deux futurs tués en uniforme montant au front, sachant qu’ils n’en reviendront pas:
-Qu’est-ce que c’est ça, demande Olivier,
-Ca quoi ?
-Cette ville ?
-Verdun, fait Doche.
-L’abattoir, dit Marroi.
La Première guerre mondiale ramena l`être humain non pas au degré de l’animalité mais au-dessous encore. Prêt du dit abattoir, des combattants aperçoivent un cochon. Entre eux la délibération est prompte : « On le tue, et puis on le cuit, là sur l’alcool solide ». Mais un autre soldat s’y oppose. Pourquoi? « Non, dit-il, moi je l’ai vu, il mange du mort toute la journée”. D`ordinaire, ce sont les hommes qui mangent la viande des animaux. Sur la Somme et à Verdun, les animaux mangeaient la chair de l’homme, que l`homme leur avait laissée. Si un noir arc-en-ciel réunit les abattoirs de la Somme et de Verdun avec les crématoires d`Auschwitz, il les réunit aussi avec la faillite politique et morale de l’Europe consommée à Munich. C’est parce qu’il avait trop marché dans le sang des soldats tués en piles que Giono défendra avec une aveugle véhémence les accords politicides passés entre Hitler, Mussolini, Daladier et Chamberlain en septembre 1938. On sait ce qu’il advint ensuite. Le Traité de Versailles avait voulu punir les fauteurs de guerre mais hélas aussi récompenser des Etats justiciers à leurs propres yeux. Il en résulta de multiples failles sismiques dans la totalité du territoire européen. L’enfant Wiesel faillit s’y engloutir à Sighet, en Transylvanie, puis dans d’autres sites qu’il ne faut pas citer de nouveau. Tant des siens n’en remontèrent pas. La faille de l`espace s’aggravera par la cassure du temps. Après la guerre, Elie Wiesel veut revenir à Sighet. Il ne découvre que l’absence et le vide, l’imprésence, l’évidence de l’anéantissement. ll creuse la terre pour tenter de retrouver sa montre d’enfant qu’il avait enfouie sous un arbre. Insistance de l’espoir : et si le temps se retrouvait quand l’espace s’est dissout? Mais le temps a aussi dissout la montre. Wiesel pensait-il encore à cette désespérante dissolution lorsqu’il fait dire à l’un de ses personnages, emporté par le mouvement révolutionnaire de 1’entre deux guerres : « La tempête a soufflé et les êtres ne sont plus ce qu’ils étaient… trop tard pour revenir en arrière. La vie c’est cela : un impossible retour ». A l’Université de Picardie Jules Verne, nombre d’étudiants étrangers et d’enseignants, pourraient être représentés ainsi, le front contre le mur d’une phrase pareille, ceux qui ont souffert et souffrent pour leur terre natale dont ils se demandent quand et même s’ils pourront un jour y retourner, redoutant que celle-ci ne soit pour eux, asiatiques ou maghrébins, ou venus d’autres pays d’Europe centrale ou orientale, ou d’ex-URSS, une nouvelle Sighet qui les laissera désemparés, avec l’insoutenable sentiment d’un effondrement intérieur.
Mais à poursuivre la remontée vers la source, le temps lentement se guérit et se suture. Nous voici proches du troisième lieu : la Cathédrale d’Amiens. Elle touchera Elie Wiesel d`abord comme elle a touché Proust. Apres les envers du monde, A la recherche du Temps perdu trouve en cet endroit de la Création l’une de ses sources scintillantes. L`intuition du temps comme durée, Proust l’aura en effet sinon trouvée, en tous cas confirmée chez Ruskin, et plus particulièrement dans l’un des ouvrages essentiel de celui-ci : La Bible d’Amiens. On en connaît le thème. Les cathédrales ne sont pas des édifices somptuaires, des palais religieux. Elles sont avant tout des livres, des « livres de pierre », où les créatures, affligées par le tourment des jour enténébrés. attaqués par la guerre et la peste, viennent retrouver le temps de l’origine et le sens de la transcendance intelligible. Les statues de la Cathédrale ne sont pas des idoles ni des fétiches. Elles « donnent à penser » lorsque l’oppression coupe le souffle et que la disette éteint les étincelles de l`esprit. A ce titre, il est des « mendiants » de la Cathédrale d’Amiens comme il est des « mendiants de Jérusalem », ceux qui tendent la main aux hommes pour la tendre ensuite à Dieu lorsque les hommes ont su leur faire digne réponse. Face au portique de la Cathédrale les intermittences du temps et du coeur se réduisent, et la durée lentement redevient continue, comme celui qui a perdu haleine d’avoir trop pressé le pas parce qu’il a eu peur, retrouve son souffle. Ce temps-là, de fil bleu, se renoue pour chacun jusqu`à ses sources génésiaques. A côté des Apôtres et des Saints, les créateurs de la Cathédrale qui n’avaient pas la mémoire avare ont aussi disposé les effigies des prophètes d’Israel, d`Isaïe à Zacharie, de celui qui vit la vacillation du premier Temple de Jérusalem jusqu’à celui qui encouragea la reconstruction du deuxième, en espérant que l`Histoire à venir en serait rassurée et l’exil qui déjà la menaçait à jamais dissuadé. Cependant chaque effigie de prophète est assortie d’une parole cette fois non pas figurée mais effective. Le livre de pierre se fait livre tout simplement. Et les statuaires picards font dire à Ezéchiel : « Fils de l’homme tourne ton visage vers Jérusalem » et au Prophète Michée: « les épées en soc de charrue ». A la recherche de l`Histoire des vivants, parmi lesquels et non pas entre lesquels il faut choisir la vie, la cathédrale d’Amiens, sise non loin de la synagogue, est à la fois rose des vents et table d’orientation pour quiconque, exilé ou déraciné, voudrait retrouver le chemin et la route. Depuis quelques années une mosquée l’accompagne.
Dans la remontée du fleuve vers sa source nous nous arrêterons là aujourd`hui: si tous les fleuves du monde ne peuvent remplir la mer, nul non plus ne saurait désigner l’endroit de la source de toute source. Que la vie ait conduit Elie Wiesel en Picardie est une offrande de sens et pour elle et pour lui. Comme pour tout témoin des limites de l’humain et des révélations de l’inhumain, il serait vain de lui demander d`avoir continûment une parole lisse, des propos sans entrechocs, des haltes qui ne seraient point brusques, une voix qui toujours porte les mots qu’elle doit dire. Face à la souffrance, pour Elie Wiesel un événement n’est jamais grand ou petit. Affronter Brejnev pour libérer Sakharov et consoler les parents de Malik Oussekine, c’est tout un. En le recevant, nous contribuons à rendre leurs couleurs aux arcs-en-ciels calcinés, leurs formes aux cités et aux vies dévastées. Et qu’il s’agisse de l’ex-Yougoslavie, des israéliens et des palestiniens, de la France et de l’Allemagne, des avenirs possibles de ce monde impossible, aucune question ne saurait être éludée par lui ni être ponctuée à son encontre par un point final.
Raphaël Draï, 7 février 1996
Doyen de la Faculté de Droit et Sciences Politiques Sociales de l’Université de Picardie Jules Verne
(1) Philippe-Michaël de Saint Cheron: Elie Wiesel (Plon. 1994).