Si l’été désigne l’empire du soleil, l’automne puis le début de l’hiver marquent la souveraineté de la lumière, invitant à son éloge. Le 25 du mois de Kislev, jour après jour, s’allument ainsi les huit lumières de Hanoucca qui montent dans la nuit pour évoquer la Présence divine, génératrice de cette lumière génésiaque par laquelle se perçoit tout autre source lumineuse. « Dans ta lumière se voit la lumière », murmure David dans ce psaume que Renan à placé en exergue de Naphtali. La vie est impossible sans air, sans eau ni pain. Que serait-elle sans lumière ? Et sans la lumière d’hiver, la lumière de compassion ?
L’hiver n’est pas la plus sombre des saisons. Le dépouillement des arbres dégage au plus large et au plus loin l’aire céleste ou le soleil enfin peut se regarder en face, soleil esquissé du matin, hâtif de midi, gris-perle de l’après-midi, rougeoyant aux abords de la nuit mais toujours compatible avec nos yeux ouverts. Par-là se ressent un équilibre intime du monde qui laisse pressentir ce que veut dire le mot révélation quand rien ne se dissimule, que les êtres se présentent en ambassadeurs fidèles d’une autre Présence. Lorsque le temps social vire au noir, que l’âme voudrait rentrer en elle-même, n’avoir pas été insufflée dans un corps trop souffrant, advient la consolation de la lumière.
Dieu en a fait la première leçon, au commencement ardu de la Création : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Et la terre était tohu bohu. Et la ténèbre à la surface de l ’abime ; l’esprit de Dieu s’essoufflait sur la face des eaux ».
Nul n’en doit douter : aucune création ne va de soi. Sitôt initiée elle se heurte à ce qui contredit son principe, eût-il été divinement décidé. Face à la création la ténèbre s’encuirasse : face à la ténèbre l’Esprit divin halète. La ténèbre résiste, refuse toute transformation, toute métamorphose. Elle s’entête dans un état que le verbe être est impuissant à designer. Alors Dieu parle : « Et Dieu dit : « Sois Lumière » ».
Dieu n’ordonne pas. Il appelle à l’aide. Seule la lumière, sollicitée par son nom personnel « Lumière », permettra que l’œuvre de Bereshit se poursuive, n’avorte pas comme un embryon inviable dans la fondrière sans fond du chaos primordial, aveuglement perpétué.
« Et Lumière fut ». Cette formule au passé n’est que de syntaxe. Elle veut surtout signifier que la lumière aussitôt se présenta. La nature de la lumière se lie à ce mérite. Face à la peine divine, elle n’hésite, ne tergiverse pas. Elle répond sur-le-champ, avant que l’idée d’instant n’ait été créée. Dieu sait reconnaitre un tel mérite, ses prolongements et ses ulteriorités : « Dieu vit la lumière car c’était bien ». Premier jugement, irréfragable, de valeur. Tous ceux qui adviendront ensuite s’y ajouteront. Lorsque la politique brouillera les regards, endurcira les cœurs, armera les poings ; lorsque la pensée à son tour s’obscurcira, que les chemins et les routes se dissoudront dans l’incertitude ; lorsque la désespérance absorbera l’espoir comme le sable boit l’eau, interviendra la remémoration du geste de lumière d’où l’être naît : sans phrases, sans délais, afin de mettre la ténèbre qui ne sait que s’épandre dans l’impossibilité d’assurer la prorogation du non-être. La leçon sera humainement entendue. L’équivalent de « Et Lumière fut » sera le « Hineni » d’Abraham, le « Je suis ici », tout présent, répondant à l’appel de Dieu quand la fureur et l’absurdité se mettent en travers des routes ouvertes vers la divine bénédiction.
Les bénédictions de Hanoucca marquent une différence radicale entre le feu et la lumière. Le feu dévore, se dévore, puis meurt d’inanition, retournant à la ténèbre dont il n’a fait que différer les reflux. La lumière qui dure, patiente, germinative, féconde le regard, lui donnant à jamais le goût de faire longuement exister ce que le néant a laissé échapper. Elle n’embrase pas la nuit mais l’embrasse. Elle s’y détache comme le rouge sur le noir, la perle sur le velours. A l’instar de la lumière ressuscitée de la havdala shabbatique, elle ne cherche pas à se retrouver seule, au plus tôt, mais retient, indéfiniment, au bord de la table où scintille le Zohar la couronne des hôtes entre lesquels se tiennent, attentifs et silencieux, les archanges venus écouter les interprétations humaines.
La lumière réconcilie en les magnifiant les visages de la terre que la ténèbre dissocie et fait se combattre. Elle donne d’impromptus rendez-vous au désir de vivre sous toutes les latitudes, où que nos pas nous aient menés. Face a la cinémathèque de Jérusalem, elle transverbère la muraille de la Ville ancienne et d’une heure à l’autre la fait passer du blanc nacré au mauve-fauve ; à Marseille elle s’épand au-dessus de la ville en voile de mariée ; à Paris, elle s’avère profuse, profonde, multiple, comme jouée à l’orgue. A Moscou elle se guérit lentement des cicatrices du feu ; à Montréal, elle s’infuse dans le Saint-Laurent qui l’océanise ; Constantine, elle faisait ouvrir les recueils de psaumes et de piyoutim. Par elle, à Rome le vert des pinèdes devient d’émeraude. A Safed, elle fait des bouquets d’étoiles éternelles avec les paroles des Sages. Chaque fois, elle est cette longanime prière des yeux qui déclôt la prière des lèvres, autorisant alors la lecture de la Loi écrite de son encre.
Raphaël Draï zal, L’Arche Janvier 1999