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PARACHA BECHALAH’

In Uncategorized on janvier 28, 2021 at 7:31
16 Béchala'h

( Ex, 13, 17 et  sq )

Cette paracha est une paracha – clef dans l’histoire du peuple d’Israël puisqu’elle relate les suites immédiates de la Sortie d’Egypte au regard du pouvoir pharaonique – ou de ce qui en subsiste,  et déjà les premières épreuves de la Traversée du désert. Car il semble bien que la dixième frappe, la mort des premiers nés ait eu raison de l’obstination du Roi d’Egypte, que sa volonté de puissance soit bel et bien brisée. Pourtant, sitôt le dernier Hébreu passé, son « cœur se renverse », ses pulsions primitives le réinvestissent avec la violence des crues trop longtemps contenues et il décide d’aller se ressaisir de cette masse humaine afin de la réduire à nouveau à la condition servile. Dans sa toute-sagesse, le Créateur l’avait entrevu et c’est la raison pour laquelle il fait emprunter au peuple un itinéraire qui ne favoriserait pas ses paniques éventuelles. Pourtant l’ultime passage à l’acte se produit.

Pharaon lance ses six cents chars de guerre à la poursuite du peuple. Il  refuse de toutes ses forces que le Principe pharaonique, avec l’esclavagisme qui en est l’épine dorsale, soient atteints mortellement. D’autant qu’à ses yeux, ce peuple s’est de lui-même enfermé dans une nasse. La position qu’il occupe depuis son départ constitue un véritable piège. Le voici pris entre le désert et la mer. Le massacre s’annonce immense. Le peuple l’a perçu et, comme il fallait s’y attendre, s’en prend à Moïse.

D’un coup, comme un remugle d’égout, la mentalité servile s’exprime sous forme de véhémentes protestations: l’Egypte manquait elle de tombeaux que Moïse ait cru devoir mené le peuple dans le désert pour l’y faire massacrer! Eclate l’anti-parole humaine, celle qui dénie le fait même de la délivrance et du nouvel état d’esprit qu’elle devrait entraîner: mieux vaut la servitude que la mort!  Mieux vaut la mort de l’âme et de l’esprit que celle du corps. Ce ne sera pas l’unique fois où une telle parole se fera entendre dans la suite de la traversée des mers  de sable et de pierraille.

Moïse tente de calmer cette houle, de rassurer les esclaves-en-esprit et de dissuader leurs meneurs. Le Créateur n’abandonnera son peuple menacé d’extermination. Il combattra pour lui. Cependant, Dieu le fait comprendre à Moïse: le temps n’est pas aux cris vers le ciel ni aux prières introverties. Il faut faire mouvement, prendre la première décision, s’engager résolument dans les eaux. Elles livreront un passage compatible pour le seul peuple à pied et non pas pour une armée de chars lancés à fond de train. Et c’est ce qui advint. Encouragé par la tribu de Benjamin qui la première s’était avancée vers la masse liquide, le reste l’imite.

Commence l’angoissante traversée de la Mer Souf pour atteindre l’autre rive, celle dont il faut être sûr que l’armée égyptienne ne l’atteindra pas. Au premier acte de courage qu’avait représenté l’acquisition des agneaux du sacrifice pascal en Egypte même, fait suite ce nouveau témoignage courageux: le peuple progresse au milieu des eaux, mais chemine sur des voies de terre ferme. Tout sentiment de crainte paraît enfin l’avoir quitté. Vient le moment fatidique, celui que le Pharaon, plus chef de guerre que jamais, croit enfin venu, triomphal, pour se revancher des dix plaies qui ont brisées le verrou de servitude.

Imaginant que le piège s’est hermétiquement refermé sur les Hébreux il engage la bataille finale, l’extermination qui fera leçon pour les autres peuples sous la face de cieux. Ce devint, en vérité, la bataille de trop. Engagé à son tour au milieu des eaux, sur les mêmes voies que celles empruntées par les anciens esclaves mais qui n’étaient pas destinées au roulement des chars, l’armée égyptienne est surprise jusqu’à la mort par le reflux sur elle des masses liquides. Pas un seul poursuivant n’en réchappera. Et c’est lorsque le moindre des fugitifs voit sur le rivage de la mer agoniser ses bouchers qu’il comprend qu’une nouvelle histoire commence.

Elle sera inaugurée par un Cantique dont les termes sont repris chaque matin dans toutes les synagogues du monde, jusqu’aujourd’hui: La « Shira », le Cantique de la Délivrance, le premier hymne à la liberté conçu par la conscience humaine. Et ce Cantique sera redoublé  par les voix des femmes, repris par Myriam la prophétesse, celle qui avait contribué par sa vigilance au sauvetage sur le Nil de ce frère qui à présent doit mener le peuple non plus hors de l’Egypte territoriale mais de l’Egypte mentale, celle qui s’est sédimentée durant près de trois siècles dans l’âme étrécie des Hébreux. Ce frère, celui de Myriam et celui de tous les « sortants d’Egypte » (yotséi Mitsraïm), devra faire preuve d’une infinie patience et d’un amour sans limites pour conduire les ex-esclaves d’abord au lieu que le Créateur lui indiquera pour y recevoir sa Loi et y consacrer son Alliance, ensuite vers la terre promise aux Pères, cette terre « bonne et large » sur laquelle le peuple nouveau-né devra construire une civilisation de liberté et de responsabilité conjointes, un pays où prévaudra l’axiome des axiomes: « et tu aimeras ton prochain comme toi: Je suis l’Eternel ».

La tâche s’annonce écrasante, surhumaine. Presque trois siècles d’esclavage ont détruit les structures mentales des Hébreux.  Ils ne savent plus parler, compter, raconter. Lorsque les besoins du corps deviennent lancinants, ils ne savent pas encore les convertir en demandes et attendre que leur soit indiqué comment les satisfaire. Leurs oreilles n’ont jamais entendu que les ordres sans réplique, jappés par les maîtres de corvée. C’est dans ce langage-là qu’ils sont portés à s’exprimer à présent, qu’ils reproduisent. Ils ont soif? Qu’on leur apporte à boire! Ils ont faim? Qu’on leur serve les mets plantureux dont l’Egypte les a, comme chacun sait, gratifiés. Ils ont faim de viande hallucinée. Ils ont faim de pouvoir.

La thérapeutique consistera d’abord à les en gaver avant de recevoir la manne, la nourriture à la fois corporelle et spirituelle adéquate au mouvement d’ascension qui sera requis de leur être: l’ascension du Sinaï. Car tel est l’objectif. Moïse et Aharon les en ont avertis: eux mêmes, par eux mêmes, que sont-ils (nah’nou mah)( 16, 8)! Un peuple dont le Pouvoir ne soit pas le principe fondamental de son existence est-il concevable ? Est-il viable?

Les premiers enseignements sont dispensés en ce sens mais la Traversée du désert ne fait que commencer.

Raphaël Draï zal, 8 janvier 2014

LES JUIFS FACE A LA GRANDE PAUVRETE

In Uncategorized on janvier 21, 2021 at 11:54

L’un des mythes les plus tenaces qui s’attache au monde juif est celui de « l’argent roi ». N’est ce pas le veau d’or que les Hébreux ont adoré sitôt libérés du pays d’Egypte, de la maison des esclaves ? Et que dire de Judas, de Shylock, sans parler de « La Question Juive de Marx » ou pire  encore des «  Protocoles des Sages de Sion » ? Cependant  le mythe éloigne de la réalité. Il y trois ans le meurtre à Paris du jeune Ilan Halimi a été, en un sens, un meurtre imputable à cette mythologie. Ses tortionnaires étaient persuadés qu’après l’enlèvement de leur victime, ils n’auraient aucune peine à « faire cracher » une rançon à sa famille puisque la communauté juive, n’est-ce pas ?,  roule sur l’or..  On sait ce qu’il advint. Depuis, l’auteur présumé du meurtre attend d’être jugé. Ce jugement sera d’une particulière importance. Il devra permettre d’une part de mieux comprendre pourquoi et comment ce crime a été perpétré et d’autre part de mieux connaître la réalité quotidienne de la communauté à laquelle appartient la famille d’Ilan Halimi et les difficultés quotidiennes qu’elle partage avec des millions de ses concitoyens. Parce que – faut-il le rappeler? –  les membres de la communauté juive de France, citoyens depuis 1791, sont également des membres intégrés de la société française. Ses difficultés sont les leurs et la « crise » – décidément interminable –  que celle-ci vit depuis plus de trente ans – ne les épargne guère. Les Juifs de France doivent eux aussi faire face à la précarité, au chômage, au déclassement social et au risque de clochardisation. Des difficultés analogues n’épargnent pas non plus la société israélienne qui connaît, de son côté, depuis le début des années 90 une profonde transformation de son « modèle » économique. Pourtant, ni en France, ni en Israël, la résignation n’est de mise. Il faut alors rappeler quelles sont les valeurs sollicitées par l’extension de cette pauvreté, et même de cette grande pauvreté,  et ensuite expliquer comment ce fléau est combattu. 

 I. Les valeurs et règles 

La foi du peuple juif se fonde sur sa Loi, que désigne le mot Thora. Celle-ci s’explicite à un premier niveau dans le Pentateuque, dans les cinq livres attribués à Moïse:  le H’oumash. Or, dans ces cinq livres-là, non seulement la pauvreté est considérée comme un fléau social auquel il ne faut certes pas s’habituer mais elle est considérée comme une négation de l’œuvre divine elle-même, comme une défiguration de la Création. Si la pauvreté se caractérise par le manque de biens indispensables aux fonctions de simple survie: manger, boire, se vêtir, se loger, cette pauvreté là n’est pas inhérente à la création divine. Dès le commencement, l’Humain ( Haadam) est situé en un site vital et fécond : le Jardin d’Eden ( Gn, 2, 15). En ce lieu abondamment irrigué, il lui est loisible de consommer de tout aliment compatible avec sa nature, sans aucune restriction. L’unique  interdit porte sur les fruits d’un seul arbre jugé toxique  mais cet interdit n’est lié à aucun rationnement de caractère économique, à aucune rareté qui proviendrait de la stérilité du site. Les deux lois constitutionnelles du jardin d’Eden, que l’Humain devra observer scrupuleusement, sont de le préserver et de le transformer.  Ces deux lois sont indissociables .La préservation des ressources du site interdit qu’on les gaspille ou qu’on les pollue. Leur transformation exige de l’Humain qu’il ne se fige pas d’avantage dans le rôle d’un consommateur passif. C’est pourquoi, au passage, les Patriarches s’avèrent patients chercheurs d’eau vive. Ils n’attendent pas que la pluie tombe pour faire réserve d’une eau si rare qu’on ne voudrait pas avoir à partager. L’être humain est présumé créateur et c’est en ce sens précis qu’il porte le sceau de la semblance divine. Ce même sceau emporte une autre interdiction : celle de l’esclavage. Le Décalogue promulgué au Sinaï énonce cette autre loi de vie  qui complète  celle du Jardin d’Eden( Ex, 20, 2) . Pendant les six premiers jours de la semaine, l’Humain s’adonnera à son œuvre. Le septième jour sera dévolu à la réflexion. Cette législation est de portée universelle . Par elle l’esclavage est aboli dans son principe et  l’Humain se voit rétabli dans sa capacité créatrice laquelle  implique d’une part qu’il soit en mesure de travailler, d’œuvrer, d’autre part qu’il ne s’aliène pas à son travail non plus. Au demeurant le septième jour s’inscrit dans deux autres cycles plus amples: celui de l’année chabbatique – l’année 2008  en est une – et celui du Jubilé. Durant l’année chabbatique, la propriété privée n’est pas abolie mais mise en suspens. Chacun et chacune est libre d’entrer dans la propriété d’autrui afin de s’y sustenter autant que de besoin, naturellement sans déprédation ou désir de spoliation. C’est lors de l’année jubilaire, du Yovel, proclamée tous les cinquante ans, que la propriété doit retourner au Créateur et que la société concernée, sans repartir de zéro, se donne un nouveau départ, refait l’expérience de la Genèse. D’où les dispositions majeures du droit hébraïque qui rendent effective cette vision de la Création et de l’Humain. L’injonction du Deutéronome ne souffre aucune ambiguïté: «  Il n’y aura pas chez toi de pauvre ( evyon ) » ( Dt, 15, 7 et sq ). D’aucune manière si la pauvreté  apparaît  elle ne doit  devenir une habitude, être intégrée dans le paysage, engendrer une accoutumance. La pauvreté n’est pas un méfait naturel. Elle ne s’inscrit dans aucun « ordre des choses ». Elle résulte d’une transgression par l’homme des principes fondamentaux qui régissent la Création vis-à-vis de son Prochain. De ces principes s’ensuivent toutes les dispositions du droit social et de l’éthique hébraïques qui concernent aussi bien  le citoyen hébreu, le « ezrah’ » que l’étranger, le « guer ». Face à la pauvreté, au scandale qu’elle constitue, une disposition d’esprit est avant tout requise: l’ouverture, comme le prescrit la législation deutéronomique : « Ouvert, tu ouvriras ta main ». L’ouverture de la main, organe de la prise et de l’emprise, de la saisie et de l’appropriation, est rarement spontanée. Elle est consécutive à l’ouverture de l’esprit, à la capacité de se déprendre de la mentalité individualiste et possessive à la fois. L’état d’esprit contraire est qualifié  par la législation biblique de « bliyaâl » Ce terme désigne l’être sans foi ni loi pour lequel le mot «  autrui » est une obscénité  et celui de « prochain » un vocable aberrant. Deux termes au moins désignent  alors le pauvre dans le droit et dans l’éthique hébraïques: « dal » et « ebyon ». « Dal » désigne l’être sans protection, le miséreux, condamné à toutes les formes de stérilisation individuelle et de déchéance sociale. « Ebyon » désigne également le pauvre mais dans sa potentialité de révolte, celui qui érige la société qui le maltraite en ennemie intime. Par suite, il n’aura de cesse que de la renverser  sans toujours savoir d’ailleurs quelles suites donner à sa colère. C’est pourquoi face à la pauvreté ainsi entendue le droit et l’éthique hébraïques promeuvent la « tsédaka ». Ce terme est difficilement traduisible. Il  n’a rien de commun avec ce que l’on entend habituellement par charité, si celle-ci s’accommode de la mendicité. Il se rapporte plutôt aux concepts de justice et de compassion active qu’il conjoint. L’appauvrissement, la chute dans la misère, quelles qu’en soient les causes, objectives ou subjectives, constituent une rupture du principe divin selon lequel un être humain n’a pas moins de valeur absolue qu’un autre être humain.  Par suite, la « tsedaka » vise à rétablir un être chu et déchu dans sa qualité et sa dignité de créateur. Quiconque accomplit les actes et les gestes correspondant à un tel rétablissement est considéré à l’égal d’un « goël », d’un rédempteur, autrement dit d’un sauveur  ou, à tout le moins, d’un sauveteur. D’où le geste électif qui correspond à cette attitude: non pas, ou pas seulement, le don caritatif mais le prêt envisagé dans sa teneur économique et sa visée  sociale. Le prêt, « l’alvaa », ne se réduit pas à une opération financière ou bancaire. Le mot hébreu est construit sur la racine « lev » qui désigne le sacerdoce lévitique, le devoir d’accompagnement des êtres en danger hors de la zone périlleuse, qu’il s’agisse d’un terrain vague ou d’une époque de détresse. Et s’il advient que cette fonction souffre carence, que le pauvre en appelle directement à Dieu et que celui ci «  donne sa Face » sur la société où l’égoïsme et l’avidité se sont substitués au Décalogue, alors il se pourrait que les jours de cette société là, qui ne mérite plus son nom, soient comptés. 

 II.  Réactions et initiatives 

Ces principes rappelés comment sont-ils mis en œuvre et en premier lieu le sont-ils ? La question peut paraître brutale. Elle doit tout de même être posée. Toute l’histoire sociale des proches siècles passés montre à quel point l’éthique, religieuse ou non, peut se dégrader en idéologie, autrement dit en déclaration de bonnes intentions non suivies d’actes probants. L’on ne dira jamais assez à quel point les démocraties contemporaines souffrent d’un décalage croissant entre les valeurs affichées (l’égalité, la justice, la solidarité ) et les conduites réelles. Dans la communauté juive de France, la mobilisation est permanente à ce propos. On l’a souligné: les membres de cette communauté font partie intégrante de la société française. Comme leurs concitoyens, depuis plus de trente ans  ils sont affectés par la précarité, frappés par le chômage. Il y a longtemps qu’ils sont aspirés dans « l’anxiosphère » actuelle . Que faut-il entendre par ce mot ?  La France connaît depuis deux ans un recul du chômage et l’on doit en prendre acte. Cependant ce recul doit être exactement évalué. D’une part il s’accompagne d’une extension du « précariat », d’autre part il demeure à un niveau préoccupant dès lors qu’on échappe à une vision purement comptable de sa réalité. Certes, deux millions de chômeurs comptabilisés, c’est presque un tiers de moins qu’en 2005. Rapportée  à la réalité de « l’anxiosphère », autrement dit au nombre de personnes qui vivent dans l’inquiétude, l’évaluation doit être nuancée. Deux millions de chômeurs font en réalité huit millions de personnes touchées, directement ou collatéralement, puisqu’un chômeur est aussi époux, ou épouse, père, mère, fils, fille, ami, voisin etc… Les membres de la communauté juive luttent d’abord et avant tout à ce titre. Ils contribuent aux tentatives de réduction des déficits publics par toutes les CSG, CRDS et autres sous – produits fiscaux  de l’ex Etat-Providence. En même temps, ils doivent faire face à la stagnation et aux syncopes du pouvoir d’achat, à l’enchérissement du prix de l’essence, aux nouvelles dépenses de santé liées aux nouvelles modalités de la prolétarisation, aux déremboursements de médicaments, au chocs d’une médecine à deux vitesses, aux plans sociaux. Comme tout le monde ils doivent pallier les conséquences désastreuses d’une situation qui disjoint gravement jeunesse et avenir, salut personnel et survie collective. Cette situation altère les valeurs qui sont simultanément celles du judaïsme à cause de la recherche obsessionnelle de la sécurité, de l’exaltation de soi et de la «  réussite » sociale par l’hyper-salaire ; à cause de  la compétition féroce, de la réduction des individus à des paramètres comptables « globalisés », autrement dit les plus dépersonnalisés, les plus de-responsabilisés qui soient. En plus, elle caricature le Décalogue. Deux sortes d’actions se développent en conséquence. D’abord les actions individuelles. Elle sont nombreuses, constantes, décisives souvent, mais elles restent difficilement évaluables parce que l’une des règles de l’éthique juive enjoint que ces aides soient dispensées dans la discrétion de sorte à ne pas porter atteinte à la dignité de la personne assistée mais de façon aussi à ne pas rétribuer le donateur de sa générosité ostensible par la publicité qu’elle procure. Un autre facteur aggravant intervient depuis une dizaine  d’années du fait de l’accroissement des manifestations d’antisémitisme dans certaines banlieues dites « sensibles ». Les juifs qui s’y sont installés depuis les années 60-70, et qui sont souvent transplantés du Maghreb, y éprouvent une hostilité  permanente et sont portés  à les quitter  pour émigrer vers Paris où les loyers  se révèlent souvent prohibitifs au regard de leurs ressources réelles. Là encore, afin de pouvoir vivre en sécurité d’énormes sacrifices sont imposés à chacun auxquels la communauté juive essaie d’apporter des solutions au moins partielles et toujours transitoires. D’où chaque année, avec l’aide de la radio «  juive » les « Campagnes nationales pour la tsedaka » destinées à mobiliser plus fortement encore la solidarité de cette communauté envers ceux de ses membres qui cumulent la détresse économique avec l’insécurité affligeant leurs personnes et leur entourage.

En Israël, comme on l’a dit, la grande pauvreté n’épargne pas non plus une partie importante de la population qui se prolétarise gravement, au point que dans certaines familles l’on se contente d’un seul repas par jour, réduit au minimum. Cette dégradation déplorable et dangereuse s’explique de différentes façons. La mutation du modèle économique israélien ayant abandonné un socialisme parfois bureaucratisé pour un libéralisme systématique y est pour beaucoup. Depuis la fin des années 90 l’Etat d’Israël a ainsi considérablement réduit les aides sociales affectées aux couches sociales les plus démunies, donnant priorité aux initiatives et aux opérations menées sur les marchés de la mondialisation. Nul n’ignore plus en ce sens les performances des entreprises israéliennes, notamment dans le domaine de la « high tech ». Dans ces conditions les couches les plus fragiles de la population s’en remettent à la solidarité d’associations de soutien ou à des formes d’aides privées qui confinent à l’action caritative. D’où les grèves très dures qui scandent la vie sociale d’un Israël en passe de devenir sur cette pente plutôt un second Brésil qu’un nouveau Singapour. L’une des plus récentes et des plus spectaculaires a été celle des enseignants. Elle a duré plusieurs mois et a mis en  péril l’année scolaire d’élèves provenant  pourtant de ces couches sociales les plus fragiles. Même s’il espère pour les années à venir un « retour social » sur ses actuels investissements économiques, l’Etat d’Israël doit donc être attentif à la contradiction relevée par l’économiste indien Amartya Sen: dans les systèmes démocratiques contemporains, l’égalité politique se superpose à l’inégalité économique et sociale pour la masquer. Il n’est pas sûr que cette contradiction là soit compatible avec la Déclaration d’indépendance de l’Etat recrée en 1948 et qui s’est aussitôt imposé une double série d’obligations, indissociablement politique et éthiques : celles qui découlent de l’Etat de droit contemporain et celles qui procèdent des injonctions prophétiques que l’on vient de rappeler . 

Raphaël Draï, Décembre 2008 – « Revue Quart Monde »

 Professeur  à la Faculté de droit et de science politique d’Aix en  Provence 

Université Paul Cézanne, Aix Marseille III. 

Paracha Bo

In Uncategorized on janvier 21, 2021 at 6:57
15 Bo

 (Ex, 10, 1 et sq )

L’obstination du maître de l’Egypte restera dans les annales de l’humanité comme l’exemple le plus terrible de la logique du pire, de l’exaltation de soi et du déni mortel de la réalité. Toutes les frappes qui affligent l’Egypte sont autant de prétextes aux yeux de Pharaon pour s’acharner en son refus, de paraître chaque fois concéder pour n’avoir à rien céder. Il semble qu’après chaque plaie, il veuille gagner du temps vers un objectif que l’on suppute mais qui de sa part ne se déclare jamais clairement. Escompte t-il que Moïse, considéré comme un égyptien, un mitsri, épuise ses tours, et que pareil au chasseur dont le carquois s’est vidé il se retrouve le point d’être attaqué par sa proie?

L’historien des mentalités que fut Lucien Febvre nous a mis en garde: les structures psychiques de l’humain ne sont pas des invariants. Ce qui nous est devenu compréhensible aujourd’hui ne l’était pas il y a deux siècles seulement, sans parler de millénaires. La «psychologie» de Pharaon ne s’explique pas aisément. Elle se constate.

Après les sept premières plaies, le Maître divinisé de l’Egypte persiste dans son refus, même s’il paraît, comme on l’a dit, faire chaque fois amende honorable, pour ne pas parler de repentir. Chaque fois, dès que les effets de la plaie se font moins sentir, au lieu d’en tirer les leçons il s’encourage dans son obstination. C’est sans doute de cette façon que l’on peut concevoir le schème si souvent répété dans ces chapitres selon lequel «Dieu endurcit le cœur de Pharaon». C’est à la seule évocation de ce Dieu qui ne tombe pas sous sa coupe que l’esprit de Pharaon se raidit, s’enferme sur lui même, la phobie aggravant l’obsession. Nous découvrons là devant des échelles de pouvoir dont seuls les totalitarismes contemporains restitueront l’idée.

Cependant, pour les esclaves hébreux l’issue est proche. La plaie des ténèbres semble avoir profondément ébranlé le Pharaon obstiné dont même la dévoration des sauterelles n’a pu avoir raison. Et encore: il manœuvre, il louvoie, il accepte que les Hébreux quittent l’Egypte mais en laissant leur bétail si ce n’est leurs enfants en gages ou en otages.  Il faudra une dernière plaie – la plus terrible – pour qu’il ouvre enfin le verrou dix fois verrouillé de l’Egypte: la mort des premiers nés, dont le sien. Alors il cède tout ce qu’il avait refusé jusque là: que les hébreux s’en aillent au plus vite  et, comme tous les potentats qui s’effondrent, le voici se déjuge, qui demande à Moïse, une fois que les Hébreux se seront munis de tout ce dont ils ont besoin pour la route, de le… bénir. Le récit biblique ne dit pas si Moïse s’est exécuté. Hélas, nous ne sommes plus au temps de Joseph, de Jacob et du Pharaon hospitalier…  Néanmoins, et jusqu’à cette extrême limite, rien n’assure que le Maître de l’Egypte – ou ce qu’il en reste,  et d’elle et de lui! – se soit rendu à merci…

Il n’empêche. Dieu l’avait demandé à Moïse avant même la dixième plaie: que les enfants d’Israël se préparent à partir. Le temps est venu, même si l’instant exact n’est pas fixé car le Créateur n’est pas assujetti au temps chronologique. Ce sera aux environs de minuit et ce minuit sera différent de tous ceux qui l’ont précédé. Il ne marquera pas un simple partage de la nuit commençante et de la pleine nuit mais une distinction entre deux âges du monde: celui de la servitude et celui de la délivrance. C’est sur le territoire même de l’Egypte que les deux dimensions de cette délivrance sont soulignées: la délivrance des corps va se consommer mais pour s’articuler sans désemparer à celle des esprits, et la tâche ne sera guère plus facile. On ne sort pas de plus de deux siècles d’esclavage par simple proclamation. Il faudra y œuvrer corps et âme. Et  à cette fin, en finir avec la peur.

Si la nuit de la délivrance est fixée au 14 Nissan, c’est dès le 10 de ce mois que les esclaves commenceront à se départir des chaînes mentales d’un pareil état. Ils devront par eux- mêmes acquérir l’agneau du sacrifice – liturgie odieuse pour l’Egypte – et le maintenir quatre jours durant dans leur habitation. La Sortie d’Egypte ne sera pas un sauve – qui – peut. Après quoi, ils devront distinguer leur habitation de celles des Egyptiens par une marque de sang, celle du sacrifice, aux poteaux et au linteau de leur porte. Par là même ils assumeront ce que l’on nomme aujourd’hui leur identité.

Dans l’attente de la plaie fatidique, les Hébreux doivent se tenir prêts pour le départ non sans avoir fait mémoire de tous ces événements, plus tragiques les uns que les autres. Si le Pharaon était tenté d’en effacer les moindres traces, celles-ci se retrouveraient transportées dans la liturgie pascale avec ces quatre symboles essentiels, ces quatre inducteurs de questions, lesquelles impliquent d’ores et déjà une complète liberté de parole: la coupe de vin, le pain azyme, les herbes amères et l’agneau du sacrifice.

C’est également en terre d’Egypte que sont déterminés les cadres mentaux du peuple nouveau-né: son calendrier, ses institutions fondamentales, notamment celle d’une Loi  non discriminatoire pour l’ancien esclave libéré, l’ezrah’, et l’étranger, le guer, sans pour autant confondre les croyances et les cultures. On ne changera pas la boue des champs de corvée pour celle de rituels et de liturgies devenues indiscernables. Ce n’est pas en se dissolvant que l’on accède à l’universel. Mais, comme on l’a dit aussi, après que l’Egypte a été frappée dans ses premiers nés – en souvenir desquels toutes les règles bibliques de la dévolution des aînés à l’Eternel trouve sa cause – il ne faut pas imaginer Pharaon rendu.

A ses yeux la partie n’est pas perdue. La configuration de l’ultime bataille se dessine déjà dans la topographie du désert et dans l’aveuglement des anciens esclaves qui le demeurent à ses propres yeux…

Raphaël Draï zal, 1er Janvier 2014

Paracha Vaera

In Uncategorized on janvier 14, 2021 at 6:44
14 Vaéra

(Ex,  6, 2 et sq)

Pharaon et sa cour n’ont pas voulu entendre la demande transmise par Moïse et Aharon, au nom  du Créateur, de laisser le peuple hébreu quitter la terre d’Egypte sans encombres. Pharaon prétend ne pas connaître ce Dieu prétendument libérateur. Et puis comment l’Egypte survivrait-elle sans ces myriades d’esclaves si durement asservis qu’ils en ont presque perdu l’usage de la parole, et dont la conscience s’est tant étrécie…

A la demande  formulée de telle manière qu’elle ne porte atteinte à aucune des prérogatives du Pharaon, celui-ci a répliqué par une aggravation sans précédent des conditions de l’esclavage. Au point que Moïse en arrive à mettre en cause le sens de son insistant envoi par le Créateur auprès du Maître de l’Egypte. On pourrait ainsi penser que la réaction du Dieu des Hébreux s’assimile au courroux d’une divinité défiée dans son existence même par un être de chair et de sang, déifié, lui, par un peuple à peine moins esclave que les hébreux qui piétinent du soir jusqu’à la nuit dans les champs de boue. Une autre lecture, là encore, s’ouvre devant l’interprète. Est-il possible de contenir, de refouler une force de vie incommensurable et qui tend à se révéler irrésistiblement au plein jour? Quel barrage lui résisterait longtemps?

Bien des égyptologues considèrent que les récits de L’Exode sont des légendes idéologiquement orientées, quand ils ne sont pas traités de billevesées par ces spécialistes qui n’en trouvent pas trace dans le sol égyptien. Pourtant n’est-il pas arrivé que le Sphynx fût ensablé au point de devenir invisible? Et puis qu’appelle t-on «trace»? Par quelle aberration méthodologique faudrait-il considérer que les récits de L’Exode n’en portent pas aussi, qu’il  faut savoir discerner et suivre? Quoi qu’il en soit, une épreuve de force est maintenant engagée entre d’une part le Pharaon et les divinités qui l’inspirent, et d’autre part le Dieu des hébreux s’exprimant par le chenal fraternel de Moïse et d’Aharon, Moïse qui ne minimise en rien les pouvoirs du maître de l’Egypte, qui sait combien celui-ci sait se montrer intraitable, surhumain, et doué de ruse… Cependant le Créateur l’en assure: Sa main puissante fera s’ouvrir les frontières de l’Egypte carcérale. Alors, il eût mieux valu pour elle que son maître du moment se montre accessible à la demande initiale qui lui avait été adressée.

Vont suivre huit prodiges destinés à forcer ce verrou fermé de l’intérieur qu’est l’esprit de Pharaon. Répétons le: ces prodiges-là peuvent être récusés par d’autres esprits, non moins verrouillés du dedans à leur tour, qui se réclameront d’un positivisme expérimental. Comment croiraient-ils à des « miracles » que l’on serait bien en peine de reproduire expérimentalement aujourd’hui pour établir la preuve de leur véracité! A n’en pas douter, cette preuve serait difficile à administrer telle quelle. Pour cela il faudrait reproduire tout aussi expérimentalement et positivement les conditions à la fois géologiques, sociales, psychiques, de langage et de croyance qui furent celles de ce temps. Toutefois, sachons écouter un récit pour ce qu’il dit et ne pas le récuser pour les éléments qu’il ne contiendrait pas à nos propres yeux. Bien des hypothèses sont concevables et acceptables concernant les causes de ces prodiges et autres « frappes », avec les modes opératoires qui leur ont donné un effet finalement décisif. On s’en est expliqué dans «  La Sortie d’Egypte, l’invention de la liberté [1]». L’essentiel du récit biblique n’en procède pas. Il porte sur deux faits, autant mentaux, qu’éthiques et politiques. Comment un homme – car quoi qu’il prétende Pharaon est un humain – peut-il vouloir en asservir d’autres, les réduire à l’état d’automates terreux et terrifiés? Par ailleurs, et suivant les termes de ce même récit, comment le Dieu qualifié de Créateur peut-il en arriver à endurcir  intentionnellement le cœur de cet homme afin qu’il ne défère pas à Sa parole, qu’il s’enferme dans une  obstination auto-destructrice pour sa personne, pour sa progéniture et pour le peuple qui l’a divinisé? Comment le Dieu de la Thora peut-il avoir créé la capacité originelle de repentir, de téchouva, avant même que l’univers n’advienne, et comme une  condition de son apparition à partir du Rien, et la refuser à  celui qui reste une de ses créatures?

A la stratégie du pire que Pharaon déploie, Dieu répond-il par une théologie de l’omnipotence? D’autres hypothèses notamment psychanalytiques ont également été formées à cet égard et l’on se reportera  particulièrement à celles d’Eric Fromm. Mais ne faut-il pas reconnaître dans cette épreuve de force une dislocation de l’Alliance, de la Berith originelle que constitue la création de l’Humain à la semblance de Dieu, ou en corrélation avec Lui (betsalmo ou bedemouto) (Gn, 1, 26)? Lorsque cette Alliance est pleinement vécue, comme elle l’a été entre Dieu et Moïse, la relation qui en découle est un dialogue, mené face à face, à l’instar d’« un homme qui parle à son ami », précise un commentateur de la Thora. Au contraire, lorsqu’elle est déniée, lorsque un homme, serait-il Pharaon, récuse l’existence du Créateur, celui-ci ne disparaîtra pas pour autant mais il vivra, dans l’esprit du négateur, d’une vie refluant à rebours de la Création, possiblement destructrice, tant cette négation verbale s’assimile à un refoulement psychique d’une extrême violence, propice aux cauchemars, aux hallucinations, à ce qu’Elias Canetti qualifie de «rétromorphoses ». Des siècles plus tard, Nabuchodonosor et Balthazar en seront les impressionnantes illustrations babyloniennes.

En attendant, la paracha « Vaéra », au début de laquelle est annoncée la commutation du nom de Dieu d’El Chaday au Tétragramme, ce qui constitue un incommensurable changement d’échelle, relatera pas moins de sept prodiges introduits par la transformation en serpent du bâton de Moïse  (Ex, 7, 9): le sang, les grenouilles, les poux, les bêtes fauves, la peste, les ulcères, la grêle. A l’évidence, le chiffre 7 n’est pas aléatoire. On sait ce qu’il représente dans la structure de la Création, à quelque niveau qu’elle soit considérée. Refuser de libérer le peuple hébreu réduit à un esclavage inhumain et prétendre détenir en Egypte le Dieu créateur du ciel, de la terre et de l’humain, serait vouloir enfermer le feu du monde d’en-haut et du monde d’en-bas dans une coquille de noix. Cela, Pharaon, manœuvrier comme jamais, semble ne pas le comprendre.

Raphaël Draï zal, 26 décembre 2013


[1] Fayard, première édition 1986.

Paracha Chemot

In Uncategorized on janvier 7, 2021 at 11:48
13.Chémoth

La Genèse s’inaugurait par un récit de création. L’Exode commence par un récit de destruction, par la tentative d’extermination d’un groupe humain venu en Egypte du temps de Jacob et qui y était devenu un peuple: le Âm Israel. Pourquoi ce changement de climat, cette mutation de civilisation, si le mot de civilisation pouvait s’accoler à celui d’extermination?

Deux facteurs – clefs doivent être envisagés: la prospérité des descendants de Jacob et le changement de dynastie en Egypte. Pour le premier, une observation s’impose. Il est dit à propos des Bnei Israël qu’ils  prospèrent, (perou), qu’ils se prolifèrent (ychrétsou), qu’ils se multiplièrent (vayrebou) et qu’ils devinrent puissants (vayâtsmou)» (Ex, 1, 7). Cette séquence ne va pas sans rappeler celle évoquée précisément par La Genèse à propos du viatique donnée par le Créateur à l’Humain: « Il les bénit et dit: « Prospérez ( perou )  et multipliez vous ( ourebou ), peuplez la terre ( mil’ou eth haaretz) et gouvernez la (vekibchouha ) » ( Gn, 1, 28) ».

En terre égyptienne, cet ordre, ce seder, n’est pas exactement suivi. S’y est introduit une phase de prolifération, donc dérégulée, tandis qu’y manque la phase de gouvernance, comme si les Bnei Israël avaient occupé toutes les positions de pouvoir secondaire, sauf la principale. En Egypte ils n’avaient pas pris le pouvoir politique, le laissant en déshérence. D’où ce qui suit: surgit en Egypte un roi «nouveau» dont la principale caractéristique est qu’«il ne connaissait pas Joseph»; un roi né de lui même, sans mémoire, sans tradition et, à la différence d’Assuérus, sans annales non plus. Pour lui le passé n’existe pas. Le monde est né du jour où il a accédé au trône. Les bienfaits que Joseph a dispensés à l’Egypte, surtout au temps de la famine, sont comme s’ils n’avaient pas été accomplis. L’amnésie renforce l’ingratitude qui, en retour, la motive et qui absout ce Pharaon sans généalogie de la malfaisance du projet qu’il conçoit: réduire le Âm Israël à l’impuissance afin qu’il ne se coalise pas, dit-il, avec les ennemis réels ou présumés de l’Egypte et qu’il en vienne à quitter le pays. Comme si telle n’avait pas été la vocation des descendants de Jacob-Israël et de ses fils une fois leur séjour égyptien parvenu au terme prévu.

Ainsi la mentalité paranoïde aggrave la volonté de pouvoir absolu. Néanmoins, ce Pharaon, qui n’a plus rien à voir avec celui qui accueillit Jacob et qui en reçut par deux fois la bénédiction, ce pharaon amnésique n’en a pas moins le sens du temps, du temps stratégique. Il prendra la sien pour transformer une collectivité humaine, féconde et porteuse de bénédictions, en un magma d’esclaves, dépouillés de leur statut antérieur, spoliés de leurs biens justement acquits, réduits à un asservissement décervelant et désespérant, au point de ne plus vouloir assurer leur descendance. Une propension autodestructrice à laquelle un homme et une femme  lévites vont mettre fin.

Un enfant leur naîtra qu’ils s’empresseront de soustraire au coutelas infanticide des sbires pharaoniques. L’enfant est placé dans un berceau, quasiment homologue à l’arche de Noé, puis confié aux eaux du Nil, sous la surveillance de sa sœur Myriam. L’esquif est remarqué par la fille de Pharaon, recueilli par elle et l’enfant sera sauvé. C’est elle qui lui donnera son nom: «Moché», soit, comme l’explique  Samson Raphaël Hirsch, non pas «celui qui fut tiré des eaux», passivement, mais «celui qui tirera des eaux» – celles de l’amertume et de la désespérance – ses frères qu’il aura reconnus. Toutefois, la femme salvatrice, la bien-nommée Bithiah, «la fille de L’Eternel», ne se substituera pas à la vraie mère de son fils adoptif  et c’est Yochébed qui nourrira  l’enfant élevé par ces voies à la fois dans la Tradition d’ Israël et  selon les normes et la culture de l’Egypte.

L’enfant grandit au palais de Pharaon lorsque se produit un événement qui bouleversera le cours de sa vie. Aux abords du palais un maître de corvée bâtonne un esclave hébreu comme on ne maltraiterait pas un âne. La scène traumatisante révolte Moïse qui tue l’Egyptien  puis qui le dissimule avant de s’enfuir puisque deux autres esclaves, se querellant, lui font comprendre que son crime – car c’en est un – ne tardera pas à être découvert. Par où se retrouve le mouvement de relégation – révélation dont on a vu qu’il parcourt comme un fil rouge La Genèse.

Moïse trouve refuge au pays de Madian et se fait berger des troupeaux du prêtre de ce lieu, de Yétro dont il épouse la fille Séphora. Et c’est alors qu’il paissait les troupeaux de son beau-père que la voix de l’Eternel, celle de sa conscience aussi, le convoque du plus intime d’un humble buisson pour lui enjoindre de se rendre en Egypte afin de solliciter du Pharaon qu’il laisse s’en aller le peuple d’Israël, qualifié « d’aîné » (bekhori) du Créateur. Pourtant Moïse ne se laisse pas convaincre aisément. Il accumule prétexte sur prétexte jusqu’au moment où paraît son frère Aharon qui pourrait bien lui être substitué. Au bout d’un échange sans pareil dans toute la Thora, mis à part la proclamation du Décalogue, et au cours duquel l’Eternel se sera révélé comme «Ehyeh acher Ehyeh», non pas tautologiquement comme: «Je suis celui qui suis» mais: «Je serai qui je serai», un futur de futur rendant possible le recouvrement de l’espérance, Moïse se rend enfin en Egypte où il se fait reconnaître des esclaves hébreux puis est reçu au Palais de Pharaon. Arrivé devant le Maître de l’Egypte il formule à son intention la demande conçue par l’Eternel lui même. Hélas, au lieu d’y accéder, le Pharaon aggrave encore l’asservissement des esclaves dont la condition se dégrade en véritable torture.

Arrivé à ce point d’avilissement, Moïse ne comprend plus le sens de la révélation divine. Etait-ce pour en arriver à ce degré d’au-dessous la Création que l’Eternel, au Buisson ardent, a réduit une à une toutes ses résistances, rétrospectivement légitimées! Moïse interpelle le Créateur: pourquoi (lamah !) laisse t-il  une pareille malfaisance sévir contre ce peuple!

L’interpellation et si forte et tant sentie que la Voix divine l’en assure: on n’en restera pas là et Moïse sera à la fois l’acteur et l’annaliste de ce qu’il va advenir maintenant en Egypte.

Raphaël Draï zal 17 décembre 2013

Paracha Vayeh’i

In Uncategorized on janvier 1, 2021 at 1:49
12.Vay'hi

(Gn, 47, 28    et  sq)

Cette paracha est la dernière du Sépher Beréchit. Si l’on considère la structure de ce premier livre du Tanakh, l’on observe que la moitié, ou presque, des parachiot y sont dévolues à l’histoire de Jacob, de ses épouses, et de ses enfants. C’est souligner son importance et la nécessité de l’étudier en profondeur.

Une fois reconnu de ses frères, et ayant retrouvé son père venu en Egypte à sa rencontre, Joseph continue de gouverner le pays sans doute le plus puissant de l’univers habité. Mais si Jacob dans ce même pays, affligé par une famine qui a conduit tout un peuple à se placer en servitude sous le pouvoir de Pharaon, si Jacob peut prendre quelque repos, il entre dans l’ultime phase de la vieillesse, celle qui le rapproche du terme inéluctable. Il lui faut ainsi veiller à la transmission de la bénédiction dont il est le porteur depuis Abraham et Isaac, et avant eux depuis le premier Homme. Il n’est pas question de flatter tel ou tel de ses fils. Il lui faut discerner celui d’entre eux qui sera le plus apte à poursuivre en effet cette trans-mission. C’est pourquoi son entretien électif le disposera, sur son lit d’agonie, et tandis que son regard s’obscurcit – comme s’était obscurci le regard de son propre père – face à Joseph qui n’est pas cité selon ses titres quasi-pharaoniques mais exclusivement comme «son fils» (beno).

Joseph ne vient pas seul. Ses deux fils, Menaché et Ephraïm, l’accompagnent et Jacob-Israël fait pour ainsi dire leur connaissance. On peut d’ailleurs s’étonner que l’événement se produise à cet instant seulement, si tard. Avant tout Jacob a fait jurer son fils que celui-ci veillera à le faire inhumer non pas en Egypte mais dans le caveau de Makhpéla, avec ses pères. Il semble que ce serment, drastique, ait résulté d’un premier engagement verbal, moins ferme, de la part de Joseph. Après quoi intervient la bénédiction directe de ces deux petits-fils et, sous cette modalité, de ceux-là exclusivement parce qu’en réalité, selon ses propres dires, Jacob les considère non pas comme ses petits-enfants mais comme ses propres fils. Schéma qui appellerait une étude de fort prés.

Cependant, c’est le cadet qui sera béni prioritairement de la main droite et l’aîné, à contre-usage – de la gauche. Chiasme qui heurte Joseph, le père effectif, qui a ce moment voudrait se saisir de la main de Jacob pour la replacer dans ce qui lui semble être la bonne orientation. Mais Jacob sait ce qu’il fait et y persiste. L’ordre qu’il indique par ce geste n’est pas destiné à complaire au fils toujours préféré mais à indiquer qui sera le mieux en mesure d’assurer l’histoire du peuple d’Israël en pleine formation et, simultanément, de réaliser la bénédiction pour le genre humain qui s’y attache.

Le dernier instant approche encore. Ces dispositions prises, Jacob-Israël rassemble tous ses fils – on ne sait plus ce qu’il est advenu de Dinah – pour les bénir à la fois collectivement et chacun personnellement. Il faut être attentif aux termes de cette bénédiction d’avant le départ qui, elle aussi, s’assimile à un viatique pour les temps à venir. Ses significations sont multiples et n’apparaissent pas dans une seule lecture, surtout de surface. La découvrir c’est découvrir un autre niveau du langage biblique: le langage prophétique, celui qui vectorise ses contenus dans la direction d’un futur qu’il permet d’entrevoir. Cette bénédiction constitue la première moitié d’une arche qui se parachèvera avec celle de Moïse, à la fin du Deutéronome. Après quoi Jacob, devenu Israël, ayant transmis ce nom programmatique à ses enfants, rend son dernier souffle. Quelle vie aura été plus remplie que la sienne, riche de moments heureux et d’heures enténébrées!

Un deuil de grande envergure est décrété sur l’Egypte. Joseph a fait connaître à Pharaon les dernières volontés de  Jacob et le serment par lequel il s’est engagé à l’inhumer hors d’Egypte. Le Pharaon y consent, certes, mais nul ne sait si le cœur approuvait ce à que la bouche exprimait à ce sujet.  Joseph, accompagné d’une imposante escorte cérémonielle  et militaire s’en va donc avec ses frères inhumer son père à Hébron où se trouve la grotte de Makhpéla. Pourtant, enfants et troupeaux sont restés à Gochen. Y sont-ils demeurés de leur propre gré ou les y a t-on retenus? Ces notations qui semblent anecdotiques font en réalité comprendre que le climat commence à se détériorer, que le Pharaon hospitalier n’a plus l’esprit tranquille.

N’ont pas l’esprit tranquille non plus les frères de Joseph. La disparition de Jacob leur fait redouter que le fils de Jacob et de Rachel ne retienne plus ses impulsions vengeresses. Sous l’emprise de la peur, ne vont-ils pas proposer à Joseph, en se comportant comme les élites d’Egypte lors des années de la famine, de devenir ses serviteurs! Bien sûr il y a eu réconciliation et pardon mais, quoi qu’il en laisse montrer, la cicatrice de la blessure, notamment celle qui a résulté de sa vente, reste à vif chez celui qui désormais occupe la position suréminente qui est la sienne. Néanmoins Joseph les rassure en tant que de besoin. Si Jacob n’est plus physiquement présent, son image, sinon son âme reste bel et bien vivante. Elle n’a pas quitté Joseph au cachot ni lors des avances lubriques de l’épouse de Poutiphar. Ce n’est pas maintenant qu’il s’en désistera. Dans ces circonstances, le langage dont il use est quasiment identique à celui de Jacob  «Suis-je à  la place de l’Eternel !» (Gn, 30, 2) et (Gn, 50, 17)

Trois générations de Bnei Israël vont alors naître et prospérer en Egypte, dans ce pays où, on l’a noté, une fêlure, à peine discernable, ne s’en est pas moins produite, et surtout un pays dont toute la population, on l’a également rappelé, s’est de son propre mouvement réduite à l’asservissement, s’est assujettie comme un seul homme aux volontés du Maître, quel qu’il soit, et quelles que fussent ses intentions.

La suite va dramatiquement le démontrer.

Raphaël Draï zal, 11 décembre 2013