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 LE SENS DES MITSVOT : PARACHA MICHPATIM

In Uncategorized on janvier 31, 2019 at 10:58

                                    18Michpatim14

Qu’est ce qu’une mitsva? La traduction la plus approchée proposerait « règle » ou « norme » de conduite. Ce qui implique la définition préalable de ce que « norme » signifie. Il n’est pas question d’entrer dans les débats nés de cette tentative de définition. Une norme est-elle exclusivement juridique ou comporte telle également des dimensions morales? Dans la Thora, la mitsva est bien une norme mais qui ne divise pas le droit et l’éthique. Elle est indissociablement juridique et morale, fin et moyen. Son principe générique remonte au « Gan Eden » lorsque le récit de la Genèse relate que le Créateur y disposa l’Humain auquel il enjoignit la première mitsva, explicite( vaytsav): consommer de tout ce que le Jardin produira, sauf de l’Arbre de la connaissance du Bien et du Mal ( Gn,2, 16).

Par où l’on comprend déjà que toute mitsva se rapporte à ce tout premier acte de discernement: entre le Bien –qui conforte le processus de la Création; et le Mal, qui  lui fait obstacle. Dans ces conditions que signifie michpat? Ce mot éclaire la dimension  proprement prescriptive de la mitsva, la manière dont il importe assurément de s’exprimer et de se conduire de telle sorte que le mouvement de la Création l’emporte sur la propension contraire. C’est pourquoi, immédiatement après la paracha « Ytro » dont on pourrait dire qu’elle définit d’une part le droit constitutionnel d’Israël et d’autre  part les grands principes de l’institution judiciaire, la paracha « Michpatim » décline les principales normes concrètes de droit civil, de droit pénal,  et de droit social inhérentes au peuple des anciens esclaves, tout juste libérés de leur servitude et qui doivent faire l’apprentissage simultané de la liberté et de la responsabilité. Afin d’illustrer ce que michpatim veut dire à cet égard l’on prendra un exemple.

Le Sepher Chemot dispose – nous suivrons pour commencer la traduction de la Bible du Rabbinat: «  Si des hommes se prennent de querelle et que l’un frappe l’autre (ich eth réêhou) d’un coup de pierre ou de poing sans qu’il en meure mais qu’il soit forcé de s’aliter, s’il se relève et puisse sortir appuyé sur un bâton, l’auteur de la blessure sera absout (venékka ). Toutefois il paiera le chômage (chivto yten ) et les  frais de la guérison ( vérapo  yérapé ) » ( Ex, 21, 18, 19).

En quoi ce michpat concerne t-il les différentes branches du droit que l’on vient de mentionner? Pour bien le saisir, il faut reconnaître l’une des lignes de force de cette paracha qui ressemble, en première vue, à un catalogue de permissions et d’interdits sans logique interne. En réalité cette logique apparaît dans la distinction capitale entre droit civil et droit pénal, le droit social et le droit médical intervenant à titre médiateur. A bien les lire, les versets précédents  mêlent des données civiles et des données pénales. Frapper son prochain, es qualités et non pas simplement « quelqu’un d’autre », avec une pierre ou avec le poing, relèverait  du droit pénal. Il s’agit bien d’une agression ou à tout le moins d’un passage à l’acte. Comment expliquer que l’auteur d’un acte de cette sorte puisse s’en acquitter par un simple dédommagement?

Les michpatim en question se distribuent, on l’a dit, en deux premières catégories: ceux qui relèvent du droit civil, lequel  se rapporte aux incidents et accidents de la vie quotidienne, et ceux qui relèvent d’une intention délibérée, parfois préméditée, de nuire. Pour un peuple libre, la première catégorie doit recevoir une application extensive, la seconde s’avérer d’interprétation stricte et même « strictissime  ».

La question se pose ainsi à propos des deux versets précités puisque le passage à l’acte pris en compte aurait pu causer la mort de la victime mais que, par chance, cette issue fatale ne s’est pas produite. L’intrication de ces deux  champs juridiques: civil et pénal, dans ces deux versets, ouvre  à la nécessité pour le tribunal compétent de différencier déjà ces deux domaines. Ce n’est pas parce qu’un acte aurait pu avoir des conséquences fatales qu’il doit être immédiatement rangé dans la catégorie pénale, avec le risque encouru de la peine capitale, si elle pouvait s’appliquer. Dans tous les cas, le droit civil doit prendre le pas dès lors que les causes du fait générateur d’un tel dommage rendent cette primauté possible, légalement parlant.

Seulement, ce n’est pas parce que l’auteur du dommage serait acquitté – sous- entendu de l’intention criminogène – qu’il en a fini avec son jugement. Sitôt le dommage matériellement constaté – notamment par une claudication visible-il doit être objectivement et subjectivement réparé, d’abord au regard de l’arrêt de travail et ensuite au regard des soins engagés par la victime. L’important reste la réparation et le retour autant que possible à une vie normale, le lien social (réoût ) se trouvant par là – même lui aussi réparé, autant qu’il puisse l’être. On sait, suivant le commentaire de Rachi ( ad loc ) que c’est à partir de l’axiome « vérapo yrapé » que se développe tout le droit médical d’Israël dont on trouvera les bases essentiels dans les traités talmudiques concernés, notamment Baba Kamma (85 a)[1].

Une dernière observation à ce propos soulignera cette fois les intrications du droit positif avec les grands principes organisateurs de la vie du peuple. L’arrêt de travail  de la victime est désigné par l’expression chivto. Il n’est pas impossible que cette expression se

PARACHA YTRO

In Uncategorized on janvier 24, 2019 at 10:03

17 Yitro 1

 (Ex, 18, 1 et sq)

Après la traversée de la « Yam Souf », la « Mer de la fin » – fin de l’esclavage externe– cette paracha est essentiellement dévolue au don de la Thora, à l’événement sinaïtique par excellence. Pourtant l’ascension spirituelle du Sinaï n’y est pas décrite immédiatement.

La paracha débute par le récit des circonstances dans lesquelles, Ytro, le pontife de Midian et beau-père de Moïse, rejoint ce dernier et tout le peuple des Bnei Israël. Rencontre physique autant que spirituelle. Ytro se joint désormais de cœur avec le peuple libéré parce qu’il fait sienne l’histoire de la libération des champs de corvée et qu’il reconnaît pour sien le Dieu libérateur et rédempteur. En même temps, il ramène à Moïse ses deux fils et son épouse restés auprès de lui pendant tout le temps qu’a duré la première phase de cette libération en Egypte même. Pourquoi cette précision qui pourrait paraître secondaire? Justement pour souligner que durant tout le temps qu’a duré également la séparation de Moïse d’avec Tsipora et d’avec Guerchom et Eliêzer, le lien conjugal et paternel a été préservé. Ytro n’est pas Laban. C’est pourquoi Moïse se porte à sa rencontre et qu’ensuite les Anciens, les Zekénim, Aharon en tête, participent avec lui aux sacrifices d’actions de grâce (Ex,18, 12). Ce qui au passage fait justice du stéréotype multiséculaire relatif à l’enfermement religieux d’Israël, à l’atrophie de son sens de l’Universel. La paracha consacrée au don de la Thora commence précisément par ce récit de conjonction entre êtres qui ne partagent pas d’emblée les mêmes croyances mais qui finissent par se rejoindre parce qu’un sens transcendant les chevilles à présent les uns aux autres. C’est sous cette lumière que le peuple s’approche du «Har Sinaï», désignation sur laquelle on reviendra. La leçon d’universalisme n’est pas achevée. Elle se poursuit par un autre enseignement, un autre apport de Ytro à l’organisation vitale du peuple d’Israël.

Le pontife de Midian constate que Moïse siège seul en permanence au tribunal, du soir  jusqu’au matin. A ses yeux, ce n’est pas bonne justice. Il recommande à son beau-fils d’adopter une autre manière de procéder : déléguer la compétence juridictionnelle qu’il semble détenir exclusivement à une véritable institution judiciaire qui puisse juger sans désemparer, dans les meilleurs délais et au plus proche des justiciables. Moïse l’écoute, quitte à reformuler cette recommandation selon les exigences spécifiques du peuple d’Israël. Pour souligner une fois encore que le don de la Thora ne replie pas ce peuple sur lui-même, que ce peuple comporte une dimension assurément universaliste puisque, on ne le relèvera jamais assez, l’organisation d’une institution judiciaire efficiente est le préalable au don des dix Paroles.

Ce don lui-même est conditionné par d’autres avertissements concernant la position du peuple au moment où les dix Paroles vont être révélées. Le peuple ne doit pas se précipiter pour « voir » ou pour « toucher ». A l’évidence, ces avertissements qui donnent le sentiment que le peuple se trouve devant un lieu électrifié à haute tension, font écho à la toute première paracha de la Thora et au récit de la première transgression lorsque, en dépit du commandement divin, H’ava avait porté la main sur l’Arbre de la connaissance du bien et du mal et qu’elle s’était saisie de son fruit pour en consommer instantanément (Gn 3, 6). Cette fois, la dimension du temps, de l’attente, est inculquée au peuple. Car la Thora ne se réalisera pas d’un coup. Il y faudra de la patience et de l’endurance ainsi que le relais des générations.

Il faut alors revenir sur la signification du lieu dit Har Sinaï. En première acception cette expression désigne un lieu géographique, un site topographique. Mais l’on sait également que HaR désigne la conception au sens biologique et la conceptualisation, dans l’exercice de la pensée. Le don de la Thora, selon cette dernière acception, implique une ascension intellectuelle et spirituelle, un dépassement de soi, la sortie décisive des conditionnements corporels et mentaux de l’esclavage. La Thora devient ainsi le but et le moyen de cette délivrance pérenne. Et c’est lorsque le peuple a satisfait à ces préalables que le don de la Thora déclinée en dix Paroles se produit effectivement et collectivement. Elles seront désormais inscrites dans la conscience universelle et chacun en connaît le contenu (Ex, 20, 1 à 17). Il serait vain d’indiquer tous les ouvrages consacrés à l’Evénement. S’il fallait n’en retenir qu’un, l’on citera bien sûr le «Tif’éret Israël» du Maharal de Prague.

Ces dix Paroles ne sont pourtant pas isolées dans le « H’oumach ». Si elles comportent un sens intrinsèque, elles se relient structuralement aux dix Énonciations (Maamarot) par lesquelles l’Univers a été créé, comme les premiers chapitres du livre de la Genèse en rendent comptent. Les dix Paroles ne se réduisent pas à dix assertions juridiques ou même morales isolées de l’ensemble de la Création. Chacune comporte un prolongement génésiaque et permet d’éviter l’opposition et parfois l’antagonisme stérile qui affecte la théorie du droit entre partisans du droit positif et partisans du droit naturel. On en prendra un seul exemple: la IVème Parole relative à l’observance du chabbat  (Ex, 20, 8 à 11) se relie directement au chabbat de la Création divine (Gn, 2, 3). Cette corrélation structurale atteste qu’une Alliance (Berith) conjoint le Créateur au peuple d’Israël et qu’ensemble ils coopèrent désormais à la délivrance du genre humain des voies contraires à la vie dans lesquelles il a pu s’engager.

C’est sans doute pourquoi, la paracha Ytro s’achève sur une prescription dont la signification et la portée  doivent également s’élucider: ne pas accéder à l’Autel divin par «marches» afin que ne se dévoile pas « la nudité » de la personne. Que faut-il en comprendre sinon que la révélation divine se distingue complètement d’une forme d’exhibitionnisme, qu’elle récuse « l’esprit de l’escalier », qu’elle implique progression continue  et donc esprit de suite? Ce sera, logiquement, l’objet de la paracha suivante.

Raphaël Draï zal – 16 Janvier 2014

 

Paracha Bechala’h

In Uncategorized on janvier 17, 2019 at 10:54


16 Béchala'h
( Ex, 13, 17 et  sq )

Cette paracha est une paracha – clef dans l’histoire du peuple d’Israël puisqu’elle relate les suites immédiates de la Sortie d’Egypte au regard du pouvoir pharaonique – ou de ce qui en subsiste,  et déjà les premières épreuves de la Traversée du désert. Car il semble bien que la dixième frappe, la mort des premiers nés ait eu raison de l’obstination du Roi d’Egypte, que sa volonté de puissance soit bel et bien brisée. Pourtant, sitôt le dernier Hébreu passé, son « cœur se renverse », ses pulsions primitives le réinvestissent avec la violence des crues trop longtemps contenues et il décide d’aller se ressaisir  de cette masse humaine afin de la réduire à nouveau à la condition servile. Dans sa toute-sagesse, le Créateur l’avait entrevu et c’est la raison pour laquelle il fait emprunter au peuple un itinéraire qui ne favoriserait pas ses paniques éventuelles. Pourtant l’ultime passage à l’acte se produit.

Pharaon lance ses six cents chars de guerre à la poursuite du peuple. Il  refuse de toutes ses forces que le Principe pharaonique, avec l’esclavagisme qui en est l’épine dorsale, soient atteints mortellement. D’autant qu’à ses yeux, ce peuple s’est de lui-même enfermé dans une nasse. La position qu’il occupe depuis son départ constitue un véritable piège. Le voici pris entre le désert et la mer. Le massacre s’annonce immense. Le peuple l’a perçu et, comme il fallait s’y attendre, s’en prend à Moïse.

D’un coup, comme un remugle d’égout, la mentalité servile s’exprime sous forme de véhémentes protestations: l’Egypte manquait elle de tombeaux que Moïse ait cru devoir mené le peuple dans le désert pour l’y faire massacrer! Eclate l’anti-parole humaine, celle qui dénie le fait même de la délivrance et du nouvel état d’esprit qu’elle devrait entraîner: mieux vaut la servitude que la mort!  Mieux vaut la mort de l’âme et de l’esprit que celle du corps. Ce ne sera pas l’unique fois où une telle parole se fera entendre dans la suite de la traversée des mers  de sable et de pierraille.

Moïse tente de calmer cette houle, de rassurer les esclaves-en-esprit et de dissuader leurs meneurs. Le Créateur n’abandonnera son peuple menacé d’extermination. Il combattra pour lui. Cependant, Dieu le fait comprendre à Moïse: le temps n’est pas aux cris vers le ciel ni aux prières introverties. Il faut faire mouvement, prendre la première décision, s’engager résolument dans les eaux. Elles livreront un passage compatible pour le seul peuple à pied et non pas pour une armée de chars lancés à fond de train. Et c’est ce qui advint. Encouragé par la tribu de Benjamin qui la première s’était avancée vers la masse liquide, le reste l’imite.

Commence l’angoissante traversée de la Mer Souf pour atteindre l’autre rive, celle dont il faut être sûr que l’armée égyptienne ne l’atteindra pas. Au premier acte de courage qu’avait représenté l’acquisition des agneaux du sacrifice pascal en Egypte même, fait suite ce nouveau témoignage courageux: le peuple progresse au milieu des eaux, mais chemine sur des voies de terre ferme. Tout sentiment de crainte paraît enfin l’avoir quitté. Vient le moment fatidique, celui que le Pharaon, plus chef de guerre que jamais, croit enfin venu, triomphal, pour se revancher des dix plaies qui ont brisées le verrou de servitude.

Imaginant que le piège s’est hermétiquement refermé sur les Hébreux il engage la bataille finale, l’extermination qui fera leçon pour les autres peuples sous la face de cieux. Ce devint, en vérité, la bataille de trop. Engagé à son tour au milieu des eaux, sur les mêmes voies que celles empruntées par les anciens esclaves mais qui n’étaient pas destinées au roulement des chars, l’armée égyptienne est surprise jusqu’à la mort par le reflux sur elle des masses liquides. Pas un seul poursuivant n’en réchappera. Et c’est lorsque le moindre des fugitifs voit sur le rivage de la mer agoniser ses bouchers qu’il comprend qu’une nouvelle histoire commence.

Elle sera inaugurée par un Cantique dont les termes sont repris chaque matin dans toutes les  synagogues du monde, jusqu’aujourd’hui: La « Shira », le Cantique de la Délivrance, le premier hymne à la liberté conçu par la conscience humaine. Et ce Cantique sera redoublé  par les voix des femmes, repris par Myriam la prophétesse, celle qui avait contribué par sa vigilance au sauvetage sur le Nil de ce frère qui à présent doit mener le peuple non plus hors de l’Egypte territoriale mais de l’Egypte mentale, celle qui s’est sédimentée durant près de trois siècles dans l’âme étrécie des Hébreux. Ce frère, celui de Myriam et celui de tous les « sortants d’Egypte » (yotséi Mitsraïm), devra faire preuve d’une infinie patience et d’un amour sans limites pour conduire les ex-esclaves d’abord au lieu que le Créateur lui indiquera pour y recevoir sa Loi et y consacrer son Alliance, ensuite vers la terre promise aux Pères, cette terre « bonne et large » sur laquelle le peuple nouveau-né devra construire une civilisation de liberté et de responsabilité conjointes, un pays où prévaudra l’axiome des axiomes:  «  et tu aimeras ton prochain comme toi: Je suis l’Eternel ».

La tâche s’annonce écrasante, surhumaine. Presque trois siècles d’esclavage ont détruit les structures mentales des Hébreux.  Ils ne savent plus parler, compter, raconter. Lorsque les besoins du corps deviennent lancinants, ils ne savent pas encore les  convertir en demandes et attendre que leur soit indiqué comment les satisfaire. Leurs oreilles n’ont jamais entendu que les ordres sans réplique, jappés par les maîtres de corvée. C’est dans ce langage-là qu’ils sont portés à s’exprimer à présent, qu’ils reproduisent. Ils ont soif? Qu’on leur apporte à boire! Ils ont faim? Qu’on leur serve les mets plantureux dont l’Egypte les a, comme chacun sait, gratifiés. Ils ont faim de viande hallucinée. Ils ont faim de pouvoir.

La thérapeutique consistera d’abord à les en gaver avant de recevoir la manne, la nourriture à la fois corporelle et spirituelle adéquate au mouvement d’ascension qui sera requis de leur être: l’ascension du Sinaï. Car tel est l’objectif. Moïse et Aharon les en ont avertis: eux mêmes, par eux mêmes, que sont-ils (nah’nou mah)( 16, 8)! Un peuple dont le Pouvoir ne soit pas le principe fondamental de son existence est-il concevable ? Est-il viable?

Les premiers enseignements sont dispensés en ce sens mais la Traversée du désert ne fait que commencer.

Raphaël Draï zal, 8 janvier 2014

Paracha Vaéra

In Uncategorized on janvier 3, 2019 at 9:16

14 Vaéra

(Ex,  6, 2 et sq)

Pharaon et sa cour n’ont pas voulu entendre la demande transmise par Moïse et Aharon, au nom  du Créateur, de laisser le peuple hébreu quitter la terre d’Egypte sans encombres. Pharaon prétend ne pas connaître ce Dieu prétendument libérateur. Et puis comment l’Egypte survivrait-elle sans ces myriades d’esclaves si durement asservis qu’ils en ont presque perdu l’usage de la parole, et dont la conscience s’est tant étrécie…

A la demande  formulée de telle manière qu’elle ne porte atteinte à aucune des prérogatives du Pharaon, celui-ci a répliqué par une aggravation sans précédent des conditions de l’esclavage. Au point que Moïse en arrive à mettre en cause le sens de son insistant envoi par le Créateur auprès du Maître de l’Egypte. On pourrait ainsi penser que la réaction du Dieu des Hébreux s’assimile au courroux d’une divinité défiée dans son existence même par un être de chair et de sang, déifié, lui, par un peuple à peine moins esclave que les hébreux qui piétinent du soir jusqu’à la nuit dans les champs de boue. Une autre lecture, là encore, s’ouvre devant l’interprète. Est-il possible de contenir, de refouler une force de vie incommensurable et qui tend à se révéler irrésistiblement au plein jour? Quel barrage lui résisterait longtemps?

Bien des égyptologues considèrent que les récits de L’Exode sont des légendes idéologiquement orientées, quand ils ne sont pas traités de billevesées par ces spécialistes qui n’en trouvent pas trace dans le sol égyptien. Pourtant n’est-il pas arrivé que le Sphynx fût ensablé au point de devenir invisible? Et puis qu’appelle t-on «trace»? Par quelle aberration méthodologique faudrait-il considérer que les récits de L’Exode n’en portent pas aussi, qu’il  faut savoir discerner et suivre? Quoi qu’il en soit, une épreuve de force est maintenant engagée entre d’une part le Pharaon et les divinités qui l’inspirent, et d’autre part le Dieu des hébreux s’exprimant par le chenal fraternel de Moïse et d’Aharon, Moïse qui ne minimise en rien les pouvoirs du maître de l’Egypte, qui sait combien celui-ci sait se montrer intraitable, surhumain, et doué de ruse… Cependant le Créateur l’en assure: Sa main puissante fera s’ouvrir les frontières de l’Egypte carcérale. Alors, il eût mieux valu pour elle que son maître du moment se montre accessible à la demande initiale qui lui avait été adressée.

Vont suivre huit prodiges destinés à forcer ce verrou fermé de l’intérieur qu’est l’esprit de Pharaon. Répétons le: ces prodiges-là peuvent être récusés par d’autres esprits, non moins verrouillés du dedans à leur tour, qui se réclameront d’un positivisme expérimental. Comment croiraient-ils à des « miracles » que l’on serait bien en peine de reproduire expérimentalement aujourd’hui pour établir la preuve de leur véracité! A n’en pas douter, cette preuve serait difficile à administrer telle quelle. Pour cela il faudrait reproduire tout aussi expérimentalement et positivement les conditions à la fois géologiques, sociales, psychiques, de langage et de croyance qui furent celles de ce temps. Toutefois, sachons écouter un récit pour ce qu’il dit et ne pas le récuser pour les éléments qu’il ne contiendrait pas à nos propres yeux. Bien des hypothèses sont concevables et acceptables concernant les causes de ces prodiges et autres « frappes », avec les modes opératoires qui leur ont donné un effet finalement décisif. On s’en est expliqué dans «  La Sortie d’Egypte, l’invention de la liberté [1]». L’essentiel du récit biblique n’en procède pas. Il porte sur deux faits, autant mentaux, qu’éthiques et politiques. Comment un homme – car quoi qu’il prétende Pharaon est un humain – peut-il vouloir en asservir d’autres, les réduire à l’état d’automates terreux et terrifiés? Par ailleurs, et suivant les termes de ce même récit, comment le Dieu qualifié de Créateur peut-il en arriver à endurcir  intentionnellement le cœur de cet homme afin qu’il ne défère pas à Sa parole, qu’il s’enferme dans une  obstination auto-destructrice pour sa personne, pour sa progéniture et pour le peuple qui l’a divinisé? Comment le Dieu de la Thora peut-il avoir créé la capacité originelle de repentir, de téchouva, avant même que l’univers n’advienne, et comme une  condition de son apparition à partir du Rien, et la refuser à  celui qui reste une de ses créatures?

A la stratégie du pire que Pharaon déploie, Dieu répond-il par une théologie de l’omnipotence? D’autres hypothèses notamment psychanalytiques ont également été formées à cet égard et l’on se reportera  particulièrement à celles d’Eric Fromm. Mais ne faut-il pas reconnaître dans cette épreuve de force une dislocation de l’Alliance, de la Berith originelle que constitue la création de l’Humain à la semblance de Dieu, ou en corrélation avec Lui (betsalmo ou bedemouto) (Gn, 1, 26)? Lorsque cette Alliance est pleinement vécue, comme elle l’a été entre Dieu et Moïse, la relation qui en découle est un dialogue, mené face à face, à l’instar d’« un homme qui parle à son ami », précise un commentateur de la Thora. Au contraire, lorsqu’elle est déniée, lorsque un homme, serait-il Pharaon, récuse l’existence du Créateur, celui-ci ne disparaîtra pas pour autant mais il vivra, dans l’esprit du négateur, d’une vie refluant à rebours  de la Création, possiblement destructrice, tant cette négation verbale s’assimile à un refoulement psychique d’une extrême violence, propice aux cauchemars,  aux hallucinations, à ce qu’Elias Canetti qualifie de «rétromorphoses ». Des siècles plus tard, Nabuchodonosor et Balthazar en seront les impressionnantes illustrations babyloniennes.

En attendant, la paracha « Vaéra », au début de laquelle est annoncée la commutation du nom de Dieu d’El Chaday au Tétragramme, ce qui constitue un incommensurable changement d’échelle, relatera pas moins de sept prodiges introduits par la transformation en serpent du bâton de Moïse  (Ex, 7, 9): le sang, les grenouilles, les poux, les bêtes fauves, la peste, les ulcères, la grêle. A l’évidence, le  chiffre 7 n’est pas aléatoire. On sait ce qu’il représente dans la structure de la Création, à quelque niveau qu’elle soit considérée. Refuser de libérer le peuple hébreu réduit à un esclavage inhumain et prétendre détenir en Egypte le Dieu créateur du ciel, de la terre et de l’humain, serait vouloir enfermer le feu du monde d’en-haut et du monde d’en-bas dans une coquille de noix. Cela, Pharaon, manœuvrier comme jamais, semble ne pas le comprendre.

Raphaël Draï zal, 26 décembre 2013


[1] Fayard, première édition 1986.