1- Bascule d’un ancien comique.
Comment, en ce début 2014, devient t-on « Dieudonné M’Bala M’Bala », l’ennemi public n°1 de la communauté juive de France, stigmatisé par le Ministre de l’Intérieur avec l’appui de la Garde des Sceaux et le soutien du Président de la République, mais réunissant des milliers de spectateurs payants et faisant son gras des « produits dérivés », comme l’on dit, tout en ayant organisé son insolvabilité afin de ne pas acquitter les amendes prononcées à la suite d’au moins quatre condamnations pénales pour incitation à l’antisémitisme?
La question vaut d’être posée car on ne peut oublier que ce triste pitre a longtemps formé tandem avec Elie Semoun lequel ne dissimule pas plus son judaïsme que Djamel Debbouze ne cache son identité musulmane. Comment – et surtout pourquoi? – passe t-on de sketches plutôt amusants, dans lequel le comique Juif et le comique Noir se moquaient des travers de notre temps, à cette véritable guerre, menée en solo contre les Juifs en général et la communauté juive de France en particulier, faisant feu de tout bois, sans aucun respect pour ce qui semblait hors d’atteinte des quolibets et dérisions: la Shoah, avec ce qu’elle implique? Comment en arrive t-on à être happé par cette logique du pire qui incite à des provocations cyniques sur des thématiques pénalement réprimées et, à la suite des plaintes judiciaires inévitables et des condamnations qu’elles entraînent le plus souvent, à en rajouter, en rajouter encore, et toujours plus, jusqu’à heurter les consciences à leurs racines mêmes et susciter des souhaits de disparition complète de la scène publique du pitre en cause; car il y a longtemps, bien longtemps, que Dieudonné ne fait plus rire.
Comme pour Youssouf Fofana ou Mohamed Mérah, il faut s’interroger sur les antécédents de ces personnages et sur ce moment de bascule vers « l’autre côté », celui dont on ne revient en général que menottes aux poignets, et parfois, à l’instar de Mérah, les pieds devant. La comparaison entre Mérah et Fofana d’un côté et Dieudonné de l’autre est-elle excessive? Dans le climat actuel on pourrait le penser, sachant que Dieudonné a fait l’objet de plusieurs condamnations au pénal au motif d’antisémitisme. Dans tous les cas il y a passage à l’acte, pour Merah et Fofana avec des armes létales, pour Dieudonné par l’usage de mots empoisonnées et d’images assassines, avec la circonstance aggravante, s’agissant de Dieudonné, qu’il se produit en public, exporte ses délires et les commercialise mettant ainsi en danger la vie d’autrui. Faut-il en chercher la cause dans une rivalité mal assumée face à son binôme d’alors qui s’est mis à voler de ses propres ailes puis à conquérir une notoriété de meilleur aloi que celle d’un comparse laissé pour compte et qui cherche désormais à se venger comme un amoureux dépité? Pourtant, si tous les concurrents malheureux, les époux trompés et les amants largués se convertissant à titre cathartique à la haine antijuive la planète serait mise en danger plus mortel qu’avec les émissions de CO2! De ce point vue la logique du pire reste bien une logique puisque par cette véritable descente aux enfers Dieudonné démontre lui même son absence de vrai talent et justifie que son binôme de naguère n’ait plus voulu poursuivre une route commune. Il y a en effet longtemps que le personnage n’amuse plus les vrais amateurs de rire dont on sait à quel point, pratiqué avec esprit, il est salutaire pour l’âme et pour le corps. Les batailles de tarte à la crème ont fait rire aux éclats les enfants que nous avons été. Les insultes ricanantes, les injures à se tordre, le détournement du rire et de l’humour à des fins haineuses n’appellent que le mépris. Sauf qu’avec Dieudonné, il ne s’agit pas d’agressions commises dans l’obscurité de ruelles malfamées. Ses agressions sont perpétrées à la lumière des sunlights et des projecteurs, préparées par le tout-à-l’égout du pire de l’Internet et des réseaux dits « sociaux ». Car Dieudonné l’a compris: la démocratie se contourne et se détruit par ces procédés pervers qui consistent à jouer la loi contre elle même, à profiter de la liberté d’expression pour insulter et injurier, en plaçant les institutions de la République devant des dilemmes quasiment insolubles: n’en rien dire favorise la propagation de cette malfaisance, la combattre c’est contribuer gratuitement à sa publicité. C’est ici qu’apparaît le deuxième élément, décisif, du système Dieudonné: la présence d’un public qu’il réussit à amalgamer devant sa bouche d’ombre.
2- Le rire des complices.
Dieudonné ne serait rien sans son public. Bien sûr il est fait état à son sujet d’autres aides occultes ou inavouables qui expliquent, dit- on, ses passages en Iran et sa barbe «salafisante». Pourtant le triste pitre ne serait rien sans ce public addictif qui lui apporte soutien psychique et financier, lui procurant ce sentiment d’impunité qui lui permet de récidiver, tout en se laissant happer chaque fois un peu plus par cette logique qui s’avèrera, n’en doutons pas, destructrice. Qui donc compose non pas à proprement parler ce « public » mais l’engeance, au sens de la sociologie des bandes, qui le porte? Les quelques reportages ou fragments de reportages disponibles ne permettent d’en avoir qu’une idée elle même fragmentaire. Il y a d’abord le «noyau dur»: les antijuifs invétérés, rabiques et incurables, à propos desquels même la psychiatrie ne sait que dire. On y discerne ensuite les antijuifs islamistes qui lisent le Coran après de fortes inhalations des « Protocoles des Sages de Sion »; et les antisionistes idéologiques, auto-convaincus que l’Etat d’Israël est une création du Lobby Sioniste Mondial dont le CRIF est l’émanation française; et puis les antijuifs empiriques, ou d’occasion, qui ont eu un différent avec un voisin ou un collègue juif, ou présumé tel, et qui viennent chez Dieudonné exhaler leur rancoeur homicide parce qu’il n’y pas plus de Kommandantur ou de Commissariat aux Affaires Juives à qui adresser des lettres de délation. Sans parler des belles âmes prédisposées, pour lesquels les images à sens unique en provenance du Moyen Orient causent ce que l’on pourrait appeler des « préjudices mentaux médiatiques ». Pourquoi s’en étonner? Dans « Le Figaro » du 4 mai 1948 – donc trois ans à peine après la découverte des camps de la mort, François Mauriac pouvait écrire: « L’antisémitisme est loin d’avoir disparu depuis que l’écroulement du nazisme a interrompu la proscription de la race infortunée ». On a bien lu: pour Mauriac il ne s’agit que d’une interruption. Cependant, il n’y pas que le noyau dur, il y a les autres, tous les autres, ceux qui n’hésitent plus à faire le geste de ralliement que l’on sait, ceux qui viennent inhaler un air empuanti pour s’encanailler, par jeu, pour passer un bon moment ludique, par bravade, par esprit de transgression, pour se prouver qu’ils n’ont peur de rien, qu’ils ne respectent personne, qu’il n’y a plus de tabou; tous ceux et celles dont le « moi » pour employer une caractérisation plus savante est un moi « désencombré », désencombré de normes, de valeurs, de scrupules, de limites et aussi de vrai courage. A cet égard, et sans abuser de ce terme, ils forment la symptomatologie de ce qu’Alain Touraine, nomme, dans un autre ordre d’idées, l’« après- social » contemporain, celui des individus qui ne se sentent liés par rien et par personne, pour lesquels la notion d’interdit relève du crime de lèse- majesté. Ces individus qui s’imaginent «souverains» et «résistants» ne font en réalité que céder à ces formes de contagion psychique d’où naissent régulièrement les refrains entêtants, les mots sans signification mais auto-magnétisés (« allô quoi »), les opuscules pavloviens, sans contenu réel, vendus à des millions d‘exemplaires et dont on se demande, tant ils manifestent de débilité mentale et de panurgisme décérébré, pourquoi ils sont si largement repris. Il y faut néanmoins des relais et des des-inhibiteurs majeurs. A moins de se reporter à une pathologie personnelle, comment expliquer que Nicolas Anelka, que Tony Parker, que Mamadou Sakkho, s’y soient laissés allés? Cependant ils ne sont pas les seuls et ils ont été épinglés à cause d’une célébrité qui, au contraire, aurait dû les en dissuader. Il ne faut pas se tromper: laissée à sa propre pente cette contagion aurait tôt fait de transformer le métro en champ de bataille.
Tout cela noté, et conscients que l’indignation n’a jamais remédié en tant que telle à quoi que ce soit, quelles sont les issues? Elles apparaissent de trois ordres, sachant également que l’antisémitisme est une pathologie trans-générationnelle qui se transmet de mémoire en mémoire. La première est d’ordre judiciaire et policier. Il importe que disparaisse le sentiment d’impunité qui incite Dieudonné à parader, à signer et à persévérer. Ses condamnations ne sauraient plus longtemps rester ineffectives. Puisque le pervers joue avec la loi, il faut lui en inculquer, comme il se doit, et avec persistance, les obligations. Par ailleurs, et dès lors que le triste pitre est sous le coup de plusieurs condamnations, ceux qui l’hébergent, qui accueillent ses spectacles et favorisent ses récidives en deviennent les complices et appellent solidairement à leur encontre les sanctions du Code pénal. C’est lorsqu’il n’a plus trouvé d’hébergement qu’Abdelhakim Dekkar, le tueur de Libération, s’est rendu à la police. Reste le «public» de Dieudonné. Là encore, les individus qui le constituent doivent être persuadés que leur présence à ses « spectacles » les rend à leur tour complices des instillations collectives de haine antijuive qui s’y produisent et qu’à tout le moins ils aient le courage de s’y réunir à visage découvert.
Une société ne choisit pas toujours les maux qui la minent. Une fois qu’elle les a décelés, si elle ne les combat pas pour s’en guérir, il est rare qu’elle n’en paye pas le prix. Les « retours » calamiteux de l’Histoire sont toujours annoncés par l’impunité toxique de délinquants récidivants, émerveillés par leur audace et qui finissent par se prendre pour des héros.
Raphaël Draï zal
Ces éléments d’analyse reprennent en les développant les thèmes d’une chronique diffusée par Radio J, le 6 janvier 2014.