Comment éviter les lieux communs en évoquant Jérusalem? Aucune ville au monde ne se trouve autant au confluent de la politique et du spirituel pour ne pas dire de la mystique. Cependant, si les trois religions dites du Livre la revendiquent pour leur capitale, le langage a ses contraintes que l’on ne peut nier qu’en se coupant du réel. Qu’on le veuille ou non, Jérusalem correspond à un nom hébraïque: Yérouchalaïm, la Ville de la paix double, celle des corps et des cœurs, celle du monde d’en-haut et du monde d’en-bas, une paix toujours à construire et à parachever. Il est probable que sur ce site d’autres peuples aient vécu mais à l’opposé de ces significations qui engagent l’idée même de l’humain et ses tensions vers ce qui le dépasse. Lorsque le peuple juif revendique Yérouchalaïm pour capitale, il ne revendique pas un lopin de terre seulement. Il demande que soient reconnues ce qui en Yérouchalaïm fait sens à partir de lui pour l’univers des hommes. Et c’est précisément afin de signifier au peuple juif qu’il n’existait plus en tant que tel, qu’il était exproprié de sa terre, de son histoire et de sa pensée, que la Rome impériale détruisit le Temple attestant de la Présence d’un Dieu qui n’était pas le Dieu Mars, puis le recouvrit par d’autres édifices et monuments voués à effacer cette mémoire là. Le peuple juif n’a jamais consenti à une pareille oblitération. Si Rome avait vaincu grâce à sa force militaire, un jour elle serait détruite par une force qui outrepasserait celle de ses légions. Ainsi d’autres puissances lui succédèrent, chrétiennes ou musulmanes. Chacune tenta d’imposer à cette ville des rites, des cultes, des droits antagonistes ayant pourtant ce point commun: les Juifs n’y disposeraient jamais d’autre place que celle concédée par la commisération envers ceux qui semblent plus démunis que des bêtes abandonnées. En découvrant la Jérusalem turque et la condition des «dhimmis» qui y végétaient Pierre Loti écrit: « Nous pleurerions avec eux s’ils n’étaient Juifs ». Pour souligner à quel point la disqualification théologique engage la dégradation des sentiments d’humanité… La constance et la force d’âme d’Israël s’avérèrent à la mesure de ces dénis. Aucun substitut de la Ville magnifiée par David ne fut jamais accepté. Lorsqu’à la fin du XIXème siècle, le peuple juif, mû par Herzl, revint dans l’histoire du monde afin de rétablir sa souveraineté politique, Jérusalem demeurera le point de ralliement des sensibilités que le journaliste autrichien aux intuitions fulgurantes su fédérer en y épuisant sa jeune vie. Les puissances du temps n’y consentirent jamais spontanément, ni sans arrière pensées. La géopolitique était toujours déterminée par ses tropismes confessionnels. Les Juifs à nouveau maîtres de Jérusalem? C’eût été déjuger deux millénaires d’« enseignement du mépris » à leur encontre, qu’il fût dispensé en grec, en latin ou en langue coranique. Les responsables du mouvement sioniste mondial se sentaient néanmoins dans leur droit. Ils ne réclamaient ni Rome, ni Constantinople, ni la Mecque mais uniquement la cité-source de leur mémoire vivace, le phare de leur espérance. Ils tinrent bon en dépit des circonstances adverses, avec un sens aigu du temps politique et des fautes commises par leurs ennemis, des fautes qui n’étaient imputables qu’aux contre-sens que ces derniers ne cessaient de commettre sur l’orientation de l’histoire d’Israël et sur l’attachement à ce lieu comme à nul autre. En juin 1967, à la suite d’une guerre que l’Etat d’Israël n’avait pas cherchée, la partie Est de la Ville que la Jordanie s’était illégalement appropriée en 1948 fut enfin réunie à sa partie Ouest. Comme il fallait s’y attendre, le religieux dictant la ligne consciente ou non du politique, ce qu’il est convenu d’appeler la société internationale refusa de reconnaître cette réunification et se réservait Jérusalem-Est à titre de dot pour un Etat palestinien recevant son nom propre directement de la Rome qui avait déjudaïsé cette terre. L’Etat d’Israël y réagit en 1980 par une Loi fondamentale établissant Jérusalem pour sa capitale unie et éternelle. Loi fondamentale que ni le Conseil de sécurité ni l’Assemblée générale des Nations unies, avec ses majorités automatiques et grégaires, ne reconnaissent. Quoi qu’il en soit, c’est bien la première fois depuis deux mille ans qu’au titre de la souveraineté d’Israël, les trois religions coexistent réellement à Yérouchaïm, enfin la bien-nommée. La Ville-Monde mérite ainsi le sceau de la sainteté. Pourquoi ne pas l’admettre loyalement? Et qui oserait la démembrer à nouveau?
Raphaël Draï zal , L’Arche Mai 2013