A propos de la commémoration de la réunion du Grand « Sanhedrin » par Napoléon 1er
Face à l’Histoire, il faut éviter deux écueils naufrageurs: la transformer en juge, ou la réduire au rang d’accusée. La manoeuvre n’est guère aisée. Qu’il soit psychologique ou historique, le temps coule de manière continue. Dans l’espace contracté d’une vie, ou dans le cadre d’une analyse, il incite aux liaisons d’apparence entre événements discontinus et, finalement, il pousse aux jugements à l’emporte pièce. Ainsi en va t-il de la réunion du grand Sanhédrin par Napoléon en février 1807. Quel jugement peut-on porter – il serait préférable de dire quelle appréciation est- il possible de formuler – sur un pareil événement deux cents ans après qu’il s’est produit et dans le décours d’une histoire de France parfois chaotique où les époques se tamponnent souvent comme les wagons d’un train qui déraille, comme on l’a vu à propos de l’histoire de Vichy et de la Collaboration? Un premier malentendu doit être évité qui lierait ensemble cette réunion opérée sous contrainte et la création de l’institution consistoriale pour les Juifs de France. Fallacieux serait le raisonnement suivant: à l’usage, il s’avère que l’institution consistoriale ne soit pas la pire de l’histoire des cultes en France puisqu’elle permet de concilier citoyenneté et appartenance confessionnelle avec une gestion plutôt démocratique – dans les périodes fastes – de l’institution en question ; par suite, il convient de louer son événement générateur, soit la réunion du dit Sanhédrin qui marque, certainement, la véritable entrée dans Juifs dans la société française et la mise en application des valeurs effectives de liberté et d’égalité proclamés en 1789. Un pareil malentendu conduit cependant à idéaliser pour ne pas dire à transformer en yddile ce qui ne fut en fait qu’une action de force. Rappelons que Napoléon Ier qui en fut l’instigateur avait mis un terme à la Révolution française et transformé le régime qu’elle avait tenté d’instaurer en rien de moins qu’un Empire. C’est explicitement que l’Empereur affiliera ce régime à la Rome antique dont il fera revivre le décorum et les concepts. A ses yeux, il ne pouvait régner dans l’Empire que la Loi qu’il voudrait bien lui donner. La France devait s’y plier et les peuples conquis en son nom s’y soumettre. En cas de doute sur cette adhésion exigée sans réserve, il fallait tirer les choses au clair. Ainsi en alla-t-il pour les Juifs de France. On peut s’étonner que l’Empereur eût voulu vérifier leurs intentions civiques et la réalité de leur attachement à la France. La Convention ne les avait –elle pas érigés en citoyens à part entière des 1791? Seulement deux profonds changements étaient intervenus. D’une part la forme de l’Etat avait changée. L’Etat napoléonien, Etat « maximal », n’avait plus rien de commun avec l’Etat de 1790 et de 1791, alors « Etat minimal » auquel les représentants de la communauté juive avaient demandé l’octroi du seul « état civil » qui permettait aux Juifs d’être considéré comme des personnes humaines. L’Etat fondé par Napoléon entendait régir les croyances et parfois, par sa police, pénétrer dans les consciences. D’autre part, Napoléon lui-même regardait toujours les Juifs non pas comme les citoyens qu’ils étaient devenus, fût- ce selon la doctrine Clermont-Tonnerre, mais toujours comme un peuple, et un peuple à part dont il fallait sans cesse vérifier la réalité de son adhésion politique aux principes du régime impérial. S’il s’avérait que les Juifs se considérassent encore comme une Nation dotée d’un droit propre, inassimilable aux règles du Code civil, et d’un projet dans l’Histoire qui ne se résorbait guère en la vision napoléonienne, la conduite à tenir était claire: ils devaient être confrontés au dilemme: s’en désister ou bien risquer de perdre la nationalité qui leur avait été octroyée, Napoléon estimant que toute concession de cette sorte était révocable par nature. D’où la réunion de cette assemblée que Napoléon qui tutoyait les siècles baptisera du nom emphatique, mais lui aussi usurpé, de Sanhédrin. La cause déclenchante fut cherchée dans des « troubles » qui affectaient les Juifs vivant dans l’est de la France et dont l’Empereur conclut qu’ils jetaient le doute sur la véritable appartenance de ce peuple à l’Empire. D’où la convocation de ce Sanhédrin, elle même précédée par une réunion de notables sur lesquels une forte pression commença de s’exercer dans le sens que l’on vient d’indiquer. En 1807 les membres de ce Sanhédrin ad hoc eurent donc à se prononcer sur la compatibilité des règles du judaïsme avec les Lois de l’Empire sous trois rubriques qui recouvraient en réalité trois chefs d’accusation virtuelle: la vie familiale, l’exercice du commerce, le projet politique. S’agissant des deux premières les membres du « Sanhédrin » n’eurent pas de peine à démontrer que chez les Juifs la polygamie ne se trouvait pas au principe du mariage et que la pratique de l’usure n’était pas à la source de leurs pratiques commerciales. Mais s’agissant du retour à Sion, ils esquivèrent la difficulté en transformant ce principe identitaire, rappelé à chaque Seder de Pessah, en vague espoir, différable aux calendes… L’Empereur s’estima satisfait puisque Moïse venait en somme de lui faire allégeance, et les Juifs conservèrent leur nationalité. Qui peut douter que la marge de manœuvre des membres de ce groupe fût alors d’une étroitesse extrême? Qu’ils agirent du mieux possible? Qu’ils évitèrent la régression de la position des Juifs à la période d’avant la Convention? D’où nos remarques initiales concernant l’usage de l’Histoire à longue distance des événements originels. Cependant, l’usage de cette même Histoire interdit qu’on la mythifie, fût-ce pour les besoins d’une commémoration. Drôle d’Histoire que celle dans laquelle la mémoire se diviserait d’avec elle-même! Il faut alors rappeler que, s’agissant du « Sanhédrin » réuni il y deux siècles par un homme qui en était arrivé à interdire dans les conversations courantes qu’on le prît non pas pour César mais pour Dieu en personne, cette appellation est abusive. Ni dans sa composition, ni dans ses procédures, ni dans son ordre du jour, ce groupe de personnalités rabbiniques et de notables anxieux ne peut être assimilé à l’institution sinaïtique dont le Talmud, précisément dans le Traité intitulé Sanhédrin, précise l’origine, les règles de fonctionnement et les missions. En particulier ce groupe-là n’avait aucune compétence pour se désister d’une partie cruciale de l’identité juive, celle qui le relie à la terre de la promesse divine – que Bonaparte avait tenté de conquérir militairement!- et où son droit immémorial trouve une grande partie de son application. Il faut d’ailleurs noter que Napoléon se comportera avec la même rudesse vis à vis de l’Eglise catholique mais celle-ci avait à sa tête Pie VII, un pape qui ne payait pas de mine face au nouveau César mais qui sut s’opposer efficacement à ses volontés impérieuses. De cela que résulta-t-il? Sans doute les Juifs étaient reconduits dans la nationalité française mais avec, si l’on peut dire, un bail précaire. Face à Napoléon les membres d’un Sanhédrin de circonstance ramenèrent l’identité juive à un rang accessoire, au point que l’on ne comprit plus qu’aussi fossilisée elle veuille se perpétuer. D’où, notamment, la reviviscence des soupçons anciens. L’antisémitisme ne disparut pas de France. Au contraire. Il s’exacerba puisque désormais, muni de ce viatique, les Juifs, malgré leur faible nombre, étaient « partout ». Moins d’un siècle après la convocation de 1807, quelques années à peine après la célébration du premier centenaire de la Révolution française, l’affaire Dreyfus éclatait. Et c’est sous l’effet des chocs psychiques et politiques qui en résultèrent que le retour à Sion, mis sous le coude en 1807, fit violemment retour dans la conscience d’Israël comme ouvrant la voie élective de sa sauvegarde. Et c’est le 20 août 1897 que se tint à Bâle, sous l’impulsion de Theodor Herzl qui avait assisté à la dégradation d’Alfred Dreyfus dans la cour de l’Ecole militaire et qui avait entendu, stupéfait, les cris de « Mort aux Juifs », le premier Congrès sioniste mondial. Il y avait longtemps que Napoléon était mort à Sainte Hélène, laissant en héritage à la France une série d’institutions dont certaines sont demeurées vivaces et d’autres sont devenues spectrales, la lumière de l’Histoire traversant à grand peine les ombres de l’Exil.
Raphaël Draï zal, L’Arche Mars 2007