Extraits des « Pays d’Avant », 2008, Editions Michalon
Constantine, mars 1956, rue Henri Martin
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Et mon cousin suggéra : « Pourquoi ne pas inscrire Pierrot aux EIF? ». Ces initiales désignaient les Eclaireurs Israélites de France dont Rolland Draï était l’un des principaux responsables à Constantine. Mes parents me transmirent cette suggestion. J’acceptai. Cette acceptation allait modifier le cours de ma vie à tel point que je le ressens encore aujourd’hui aussi fortement que ce jour du printemps 1956 quand je franchis le portail de l’ancien palais de Justice de Constantine, place Négrier, où se trouvaient les locaux des EIF avec ceux des autres mouvements de la jeunesse juive constantinoise. Mon itinéraire quotidien s’en trouva complètement renversé. Désormais, une fois revenu du collège et mes devoirs finis, je quittai quotidiennement la rue Henri Martin et le quartier « européen » et m’orientai, pour le coup, vers le quartier juif
Découverte des E.I.F.
Le mouvement des Eclaireurs Israélites de France avait été officiellement fondé en 1924 par Robert Gamzon et par Edmond Fleg. Longtemps, les Eclaireurs Unionistes, de confession protestante, avaient accueilli une branche juive. L’envol s’était produit peu après la première guerre mondiale. Les fondateurs des EIF se proposaient la préservation et l’illustration de l’Etre juif, de ses valeurs, de la culture qui lui était attachée. Depuis 1917 et la Déclaration Balfour, le sionisme devint l’une de ses principales préoccupations. Cependant, ces mêmes fondateurs avaient décidé d’exprimer ces valeurs, cette culture et ces préoccupations dans un cadre particulier : celui du mouvement scout mondial fondé par l’anglais Baden Powell. La culture scoute comportait des normes strictes, à la fois éthiques et sociales : le respect de la parole donnée, le respect d’autrui, la solidarité, la découverte du monde de manière qu’il n’en subisse aucune atteinte : d’où la pratique d’un camping que l’on qualifiera d’écologique avant l’heure. A l’évidence, il est possible de reconnaître dans ce mouvement une idéologie ou des pratiques politiques, pour employer un langage sorbonnard. Pourtant la camaraderie que j’allais y découvrir n’avait rien de commun avec la « camaraderie » des partis proprement politiques. Elle se voulait directement affective, relevant d’un pacte d’assistance mutuelle, soutenue par une promesse qui engageait à ne pas faire le chien crevé au fil de l’eau, à placer le cours du temps sous la toise d’engagements proprement moraux. Pour ses fondateurs, les EIF devaient contribuer à lutter contre la judéopathie forcenée et contre l’antisémitisme démentiel par la fierté d’être juif, une fierté non pas vaniteuse mais qui s’autorisait de la très longue histoire du peuple d’Israël, de ses multiples apports au genre humain et aux autres religions du Livre. Il fallait lutter contre les maux du siècle : la violence des paroles et des idées, l’intolérance, l’indifférence, l’injustice, la xénophobie. On concevra sans peine la réverbération de ces valeurs dans l’Algérie insurrectionnelle et de plus en plus militarisée.
En arrivant Place Négrier, dans l’ancien palais de Justice, je découvris au rez-de-chaussée la belle synagogue où officiait Rabbi Sion Chekroun, figure lumineuse que j’aurais l’occasion d’évoquer plus loin. En entrant, à gauche, se trouvait une grande salle de conférences. A droite commençait un escalier sombre défendue par une femme dont je n’ai jamais aperçu le visage, mi- mégère, mi- cerbère. Il menait aux locaux des mouvements de jeunesse juive. A ma grande surprise ces mouvements étaient nombreux et ne partageaient pas la même idéologie, cette fois bien nommée. Se trouvaient là le « Bné Akiva », sioniste et religieux, mais aussi le « Bétar », sioniste, nationaliste et religieux également et le « Gordonia », sioniste-ouvriériste- tolstoïen. Je ne sais plus si le « Hachomer Hatsaïr », mouvement sioniste de gauche et non religieux, était représenté aussi. Constantine était trop religieuse pour qu’un tel mouvement pût y recruter plus qu’un quarteron de joueurs de belote. Faut-il s’étonner de la présence de ces mouvements sionistes? Depuis 1948 et la Guerre d’Indépendance de l’Etat d’Israël, les représentants de l’Agence juive, et les chlih’im, les Envoyés de ces formations de jeunes qui, sans exception, se rattachaient étroitement à un parti politique israélien, prospectaient l’importante communauté juive d’Algérie dans laquelle la communauté de Constantine occupait une place considérable tant son identité était forte, dense, active. Depuis l’abrogation du décret Crémieux et l’expulsion des élèves juifs des écoles françaises, le sionisme et la construction d’un Etat juif avaient été érigés en véritables idéaux de substitution. Déjà deux Juifs constantinois avaient assisté au Congrès de Bâle en 1897 dans les commencements de l’Affaire Dreyfus qui avait provoqué des troubles si graves. Là-bas, ils avaient rencontré ou entendu Théodor Herzl en personne et donc avaient participé à rien de moins qu’à la fondation du Mouvement Sioniste Mondial. Les horreurs de la deuxième Guerre mondiale renforcèrent cette orientation. De nombreux juifs de Constantine avaient émigré en France depuis les années 30 et y furent raflés avant d’être déportés et gazés comme les autres juifs d’origine ashkénazes. Parmi eux se trouvait le champion de natation Alfred Nakache qui devint un de nos héros, sportif et humain. Des juifs constantinois s’étaient engagés dans la France combattante. D’autres, pour les mêmes raisons, s’engagèrent dans la guerre d’Indépendance de l’Etat d’Israël. Il en résulta qu’à partir de 1945, le judaïsme à Constantine ne se dissociait plus de l’aspiration sioniste. On en verra les suites en 1961 et en 1962 avant une autre indépendance, celle de l’Algérie cette fois.
Les EIF représentaient à Constantine le mouvement de jeunesse juif de loin le plus nombreux. Il était constitué d’un « district », placé sous la responsabilité de Rolland Draï, « totémisé » Bélier. Ce district était lui-même formé de deux « Groupes », l’un situé dans les quartier de Saint Jean et de Bellevue, le groupe Samy Klein, du nom d’un des aumôniers EI arrêtes et torturés par la Gestapo, et l’autre, situé dans le centre-ville, au cœur du quartier juif, le groupe « Robert Munnich », autre figure juive de la Résistance. C’est ce groupe que j’avais rejoint. Il était formé à son tour de deux « Troupes », l’une de garçons, la Troupe Gédéon, sous l’autorité de Jean Pierre Melki, « totémisé » Mustang, l’autre de filles, la troupe Déborah, sous la responsabilité, de Rachel Zerbib, « totémisée » Raksha. Le groupe comportait aussi une troupe de Louveteaux. A la troupe Gédéon, je rejoignis la patrouille des Chamois dont le cri de ralliement était « Sur la piste ».
Lecteur de Kipling, je ne fus pas surpris par ces dénominations totémiques. Elles attestaient que ces chefs avaient été longuement et durablement testés au regard des valeurs et des normes que l’on vient d’évoquer. Mon acclimatation au Groupe Munnich ne fut pas longue. Certes chacun et chacune d’entre nous y apportait les aptitudes de sa jeune personnalité. Pour ma part, j’y apportais… le Quartier saint Jean. Autrement dit, la culture de ce quartier européen, au moins dans un domaine particulier : celui de la musique. Au Quartier saint Jean la chanson française, des Frères Jacques à Tino Rossi, la radiophonie de Jean Nohain, les sketchs de Pierre Dac, de Francis Blanche et les chansonniers parisiens étaient fort prisés. Je les importais dans ma troupe scoute et les y greffais par des adaptations qui les transformaient peu à peu comme son patrimoine propre. Des airs de valse ou de rock n’roll entrèrent dans notre répertoire avec des paroles qui respectaient toutefois les valeurs des EI. Et l’on se mit à chanter « Dans les plaines immenses.. » ou « J’aime Pourim » sur des airs venus de radio Alger. J’adaptais aussi des musiques de film comme celle de « Sans famille » : « Sur la route, route, route, s’en allait sifflant gaiement, une troupe scoute, scoute, scoute, cheveux fous et nez au vent », ou d’opérettes russes : « À la troupe Gédéon on est vraiment de braves garçons… ». J’y apportais encore des aptitudes pour le dessin et la peinture dont j’eus l’imprudence de faire état et que mes chefs exploitèrent jusqu’à leur quasi-épuisement pour la décoration de panneaux de patrouille – la mienne et celles qui la concurrençaient -, d’emblèmes et de fanions, de journaux de bord mais aussi de murs entiers dans les locaux de réunion ou dans les réfectoires des colonies de vacances organisées l’été dans la Drôme. En retour, j’y recevais la manne d’une amitié inconditionnelle et désintéressée que je n’ai plus jamais oubliée.
A Constantine, la fréquentation de l’Alliance cessait pratiquement le lendemain de la bar mitsva au risque d’une déperdition complète de l’enseignement reçu jusqu’à la célébration de cette solennité. Aux EIF, selon les directives du Commissariat général de l’Avenue de Ségur à Paris, chaque activité devait être précédée par un office religieux allégé mais comportant les principales prières du Rituel quotidien. Les fêtes juives étaient également célébrées, accompagnées de jeux et de concours qui sollicitaient notre plus vive créativité. Je franchis rapidement les étapes initiales de la formation au scoutisme EIF et fus admis à prononcer la « Promesse ». (..)
Camper en France
Tandis que les soldats débarquaient en Algérie, nous nous embarquions pour la France, dans des conditions qui n’étaient guère plus confortables que les leurs. Je fus malade durant presque toute la traversée. Dans la cale où nous étions rangés sur des chaises longues qui accentuaient les pires mouvements du bateau, j’acquis la conviction que le mal de mer était vraiment le mal d’enfer et que le siège de l’âme se trouve au fond de l’estomac. Pourtant, lors d’un moment de répit, après que mon chef de patrouille m’eût fait grimper sur le pont pour y respirer l’air du large je recouvrai suffisamment de lucidité pour prendre acte des beautés de la Création. Le navire fendait une mer d’un bleu indicible, presque noir. L’écume y faisait un contraste nacré, mouvant, dispersif, surtout lorsque le regard tentait de suivre la course des marsouins. À l’aube, l’approche de Marseille se signala par les consignes de plus en plus pressantes de notre encadrement : faire notre toilette à fond et arranger notre tenue pour un débarquement impeccable, fanions au vent. Qui n’a pas vu Marseille du large apparaître au soleil levant ne sait pas ce qu’est l’apparition de la France…. Le sol continua de tanguer longtemps sous mes pieds après que nous eûmes débarqués pour nous diriger vers la gare Saint Charles. Pourquoi avais-je été si malade? Pourquoi un aussi atroce mal de mer? Par deux fois déjà j’avais effectué cette traversée mais c’était avec mes parents. Tout « breveté » que j’étais c’était d’en être séparé qui me fit si violemment ressentir ce que j’oserai nommer mon mal de mère …
De Marseille à Valence puis de Crest et à Die, la route n’est pas longue. Aussitôt arrivé à Valence je fus assigné à un petit groupe dit de « précurseurs » qui ne se dirigea pas immédiatement vers le lieu assigné à notre campement mais vers Crest où était attendue pour la semaine suivante une colonie d’enfants constantinois. Beaucoup appartenaient à des familles très pauvres. Sur place, je reçus ma première mission : décorer les murs du réfectoire. Par chance, ces murs étaient presque blancs. Mes craies de couleurs, rehaussées parfois de plus fins pastels, les couvrirent de vols d’oiseaux et d’amas de fleurs laissant reconnaître dans le lointain, à la fois comme ce que nous avions quitté et comme ce que nous étions appelés à retrouver, le Pont de Sidi M’cid. Après quoi je rejoignis Die et la Chamarge pour mon premier véritable camp EIF.
J’appris à monter notre tente de patrouille, en relation avec les autres parties du campement au centre duquel se trouvait le mât aux couleurs tricolores avec …le drapeau bleu et blanc à l’étoile de David. Ensuite à monter les installations nécessaires pour la préparation de nos repas quotidiens, chaque fois en utilisant les moyens du bords, rondins, cordes, et un minimum d’outillage mécanique. Puis j’appris à creuser les « feuillées » pour la bonne hygiène du camp entier. Ces « activités », comme elles étaient dénommées, ne demandaient pas seulement une grande habileté manuelle et parfois une extrême dextérité. Elles sollicitaient aussi une véritable coopération dont l’absence ou les faiblesses étaient aussitôt sanctionnées par la fragilité de l’installation en chantier et par son effondrement rapide. Cette coopération s’obtenait grâce à une non moins extrême attention au projet commun d’une part, d’autre part aux aptitudes et aux compétences des autres membres de la Patrouille ou de la Troupe. Ainsi chacun de nous fut incité à prodiguer le meilleur de soi et, de ce fait, à être reconnu dans ce qu’il avait d’irremplaçable. Chaque journée était ainsi organisée en activités de découverte de soi et des autres par la découverte de nouveaux paysages et par l’accomplissement de nouvelles entreprises. A Die la Chamarge, j’appris à faire la cuisine, et une cuisine mangeable pour moi-même et pour mes camarades, à laver mon linge sans l’abîmer, à faire la vaisselle sans rechigner et de telle sorte qu’elle soit réutilisable. Se révélait entre nous « le liant », les amitiés naissantes ou qui se confortaient, l’admiration pour nos aînés avec le sentiment croissant d’une véritable reconnaissance pour ce qu’ils nous enseignaient et pour ce qu’ils nous transmettaient. Il faut apprendre à recevoir ce que la vie nous donne, le temps qu’elle nous rassemble, le temps qu’elle nous le donne avant que les routes bifurquent, mais sans jamais se séparer complètement, parce qu’aucune histoire humaine n’est comparable à une autre, parce qu’aucune existence ne saurait en dupliquer une autre. Comme l’enseignait Fernand Braudel au Lycée de Constantine, les durées de l’Histoire ne sont pas uniformes.Certaines sont brèves, certaines plus longues, quelquesunes trop longues. La durée étale compte moins que l’intensité des événements pleinement vécus, partagés, mis en mémoire. Parfois l’on s’est quittés la veille et le lendemain nous trouve étrangers. Il arrive aussi que l’on se soit séparés depuis un demi- siècle et que l’on se retrouve sur un quai de gare comme si l’on ne s’était jamis quittés.
Outre la vie quotidienne au camp de la Chamarge, deux autres « activités » ne se sont plus effacées dans ma mémoire : le premier rallye en auto-stop et la visite dans le Vercors. Dans le dernier tiers de notre séjour, lorsque nos chefs nous estimèrent suffisamment aguerris et capables de nous « débrouiller », ils nous formèrent en binômes pour nous lancer dans un tour de la Drôme en auto-stop, à charge pour nous de passer par des endroits obligés, clairement balisées sur les cartes routières que nous avions appris à lire, puis d’en donner une description fidèle sur des « cahiers de route » impeccablement rédigés et si possibles illustrés de croquis. Nous partîmes ainsi deux par deux, à peine âgés de quatorze ou quinze ans, disposant d’une somme d’argent minime, sur les routes de ce département qui s’élargissait à nos yeux et sous nos pas à la France entière. Ces années-là, les routes étaient sûres et les automobilistes parfaitement hospitaliers. Je n’ai pas le souvenir de marches épuisantes dans l’attente d’une Peugeot miraculeuse ou d’une providentielle Citroën. Au contraire, non contents de nous prendre à leur bord des automobilistes modifiaient leur itinéraire pour nous conduire directement à destination. Naturellement ils nous demandaient d’où nous venions. Lorsque nous leur répondions : « de Constantine » ils redoublaient d’attention à notre endroit. Pas une seule fois nous fumes rebutés ni n’essuyâmes d’observations insultantes ou désobligeantes. Nous découvrions s la France que l’ère gaulliste a un peu fait oublier. Une France qui tanguait beaucoup, qui doutait de son avenir mais qui se reconstruisait malgré les avanies, en dépit des défaites et qui maintenait un semblant de cap même si ses gouvernements successifs lui donnaient le tournis et souvent des hauts le cœur. C’était la France qui conférait des dimensions supplémentaires, une chair consistante, des cieux du bleu qui est le sien, une langue aux accents qui ajoutaient à sa musique propre, aux images de nos livres de classe. Et lorsque après avoir lu et relu les aventures tragiques de la chèvre du trop naïf Monsieur Seguin, qui devait être quelque peu d’ascendance algérienne, ou celles de Tartarin, nous traversions la gare proprement dite de Tarascon, et que nous foulions les collines herbeuses de la Drôme, nous étions comme ces pèlerins qui reprennent souffle aux abords de la Ville sainte qu’ils n’ont d’abord connue que par les images pieuses de leur livres de prières.
Le message de la Chapelle en Vercors
20 août 1956, montagnes du Vercors
Les autobus qui transportent les participants et les participantes au camp d’été grimpent le long de routes en lacets qui nous en rappellent d’autres. Sauf qu’ici nous ne risquons pas de tomber dans une embuscade. Nous chantons ou nous écrivons lettres et cartes postales à nos parents et à nos amis. Les autobus stoppent et sont garés en contre bas de la route. Nous voici près du lieu-dit la Chapelle-en-Vercors. Nos chefs nous demandent de descendre. Ils ont à nous parler. Intrigués, nous les écoutons. Ils nous disent : « En 1940 la France a été vaincue militairement par l’Allemagne hitlérienne. Puis occupée par les troupes allemandes. Au lieu de résister, les responsables de l’Etat dirigé par le Maréchal Pétain ont choisi de collaborer avec l’Occupant. Ils ont déclenché une politique antisémite sans précédent dans l’histoire de la France. Très vite, les Juifs ont été livrés aux nazis. Ils ont été raflés, déportés, en vue d’une complète extermination. A Londres, le 18 juin 1940 le général de Gaulle appela tous les Français dignes de ce nom à la résistance afin de libérer au plus tôt le territoire national. Les EIF ont pris part à ce combat. Lorsqu’ils virent leurs familles livrées comme du bétail à la Gestapo, ils résolurent de prendre les armes. Leur principal maquis s’organisa dans ces montagnes du Vercors. Là, ils firent la guerre aux troupes allemandes qui exercèrent des représailles impitoyables, comme sur tous les autres maquis de la région. Depuis ces années, chaque matin, les EIF ont levé ensemble le drapeau français et le drapeau bleu et blanc à l’étoile de David. Depuis ces années, la défense de la République et l’existence de l’Etat d’Israël fondent notre propre existence. Sachez qu’il y eut des temps où les camps EI n’ont pas été des camps de vacances. Nous espérons et prions Dieu pour que des temps pareils ne reviennent plus. Si par malheur ils revenaient, souvenez-vous des maquis EIF du Vercors ».
Force physique, force morale
Constantine, 10 juin 1957, Ancien Palais de Justice.
Je viens d’être sélectionné pour la délégation des EIF d’Algérie au Jamboree de Sutton Fields. Les épreuves pas été de tout repos. Il a fallu d’abord présenter nos résultats scolaires et produire l’appréciation de nos professeurs concernant notre conduite en classe. J’ai été jugé vivace mais enclin a trop donner au chahut organisé par mes camarades. Sans doute parce que, le plus jeune de la classe, je ne veux pas apparaître en reste. Ensuite, il a fallu réussir aux épreuves scoutes proprement dites : les nœuds, les épissures, les relevés Gilwell pour la lecture des cartes, les jeux de Kim, le langage morse. Beaucoup de ces épreuves se sont déroulée en lieu clos à cause des menaces d’attentat. L’une de ces épreuves m’a particulièrement marquée : l’épreuve sportive. Elle aura des suites.
J’avais décidé de passer ce qu’il est convenu d’appeler le brevet – encore un – « sports de combats ». Je me croyais suffisamment préparé par les leçons de Bernard Cattuogno auxquelles s’était ajoutée la lecture de livres spécialisés. J’avais également soigneusement révisé les schémas de prises de judo reproduits dans « Lectures pour tous ». L’épreuve devait se dérouler dans la salle de sports de l’EJC. « L’Etoile Juive Constantinoise » avait été fondée à la fin des années 40 pour développer la pratique du sport parmi la jeunesse juive et plus particulièrement celle des sports de combat afin de faire face aux antisémites qui, hélas, avaient durement sévi à l’époque de Pétain. Je connaissais à peine par leur nom quelques-uns des moniteurs de la salle dont je n’avais cependant aucune idée précise.
Le jour fixé pour l’épreuve je pensais me retrouver devant l’un d’entre eux qui m’aurait fait accomplir quelques exercices classiques et répéter quelques schémas de mon niveau. À ma grande surprise, une fois enfilé le kimono réglementaire que je portais pour la première fois, je fus invité à monter sur le « tatami » et à me placer devant l’ensemble des moniteurs. Je venais d’avoir 15 ans et la plupart de ces derniers étaient des adultes taillés en d’armoires à glace ou affûtés en lame de sabre. Celui qui les dirigeait m’invita, tout de go, à « les prendre un par un » en vue d’un assaut de trois minutes chaque fois. L’épreuve correspondant au dit brevet devait durer une demi- heure en tout. C’est peu de dire qu’au bout du second assaut j’avais épuisé l’intégralité des schémas reproduits dans « Lecture pour tous » et sondé dans les tréfonds de mes réserves physiques. Le quart d’heure qui suivit, au terme duquel il fut décidé d’arrêter prématurément l’épreuve, me vit passer pratiquement d’une extrémité du « tatami » à l’autre sans que je l’eusse décidé vraiment et pour tout dire à mon corps défendant. En conclusion, ce brevet ne me fut pas accordé mais je fus tout de même invité à le repasser en raison de mon « honorable résistance ». J’avais simplement commis l’erreur de confondre le dessin de l’affrontement avec le corps à corps réel. Leçon à retenir. Je retournerai à la salle pour la rentrée d’octobre. En attendant il me fut conseillé de m’entraîner
Frères du Monde : le Jamboree de Sutton Fields
Le 15 août 1957, sur le ferry- boat entre Dieppe et l’Angleterre
Voilà plusieurs jours que nous avons quitté Constantine pour le « Jamboree ». L’avant-veille du départ, nous avons bien cru que nous ne partirions pas : nous avions simplement oublié de faire établir nos passeports ! Heureusement, le frère d’un de nos amis, employé pour l’été à la Préfecture, nous a sortis d’affaire. À Philippeville nous avons embarqué pour Marseille. Cette fois je n’ai pas souffert du mal de mer. Puis nous avons traversé la France en chemin de fer après une halte à Paris, avenue de Ségur, QG du Mouvement, où nous avons rejoint les EI de Métropole, pour ne former qu’une seule délégation. A Dieppe, l’on nous a remis des sacs hermétiquement fermés contenant des sandwichs « cacher ». Déjà sur les quais nous avons découvert, émerveillés, cette foule de centaines et de centaines d’Eclaireurs composant toutes les variétés et religions du scoutisme français. Sur le ferry nous nous enhardissons à nous adresser la parole, découvrant nos insignes distinctifs et respectifs ainsi que nos grades. Pour ma part je suis passé du grade d’« aspirant » à celui de « deuxième classe » juste après les épreuves de sélection. Embarqués par temps brumeux mais chaud, nous nous sommes répartis sur les ponts dans une grande pagaye chantante. Je ne quitte pas une unité de Scouts de France qui compte deux guitaristes. Un peu à part de la cohue ils interprètent des chants du répertoire scout classique. Leurs deux guitares se complètent à merveille. Et puis, soudain, en pleine Manche, alors que la mer est d’un gris plombé, que le ciel ne comporte pas une seule échappée de bleu, que les mouettes ont pris l’accent du Grand Nord, ils attaquent la chanson de Bécaud : « La Méditerranée » reprenant à l’unisson le refrain que le vent hachure : « Et pendant ce temps là, la Méditerranée, qui se trouve à deux pas, joue avec les galets ». Les guitaristes jouent à présent comme s’ils étaient des adeptes du flamenco. L’on dirait que l’Algérie n’entend pas nous quitter d’une semelle. Avec ses propres paroles, conscientes ou non :
« Et pendant ce temps là, la Méditerranée, di da di da da da, transporte des armées … ». Les chants traditionnels reprennent. Le ferry chante à pleine voix au milieu de la Manche. Je reste admiratif devant les compétences musicales de ces chorales et de ces orchestres. Nous aurons beaucoup à apprendre et nous aurons beaucoup à transmettre. Débarqués sur le sol d’Angleterre nous nous donnons rendez vous pour le surlendemain dans les champs de Sutton Fields, une fois que chacune de nos unités aura établi son campement. Nous y resterons jusqu’au 25 août.
Sutton Fields, le 24 août 1957
Aujourd’hui est le jour anniversaire commun de mon père et de mon frère Guy. C’est aussi l’avant-veille de la fin du « Jamboree ». Pour les membres de notre délégation, ç’aura été un séjour exceptionnel. Nous nous trouvions dans le camp baptisé « Copenhagen ». Pour y accéder il fallait passer sous un portique dominé par une embarcation viking ! Heureusement je ne suis plus sujet au mal de mer ! Le matin après le lever des couleurs et l’accomplissement de nos activités spécifiques, les journées se sont passées en rencontre avec les délégations scoutes venues du monde entier. Nous nous rencontrions très tôt dans les grandes installations de l’Intendance. Je me suis lié d’amitié – à nos âges cela va vite – avec des scouts du…Nigéria. Chaque matin nous nous retrouvions dans la tente aux approvisionnements et chaque matin le scout préposé aux distributions confondait nos deux délégations en confondant leurs dénominations, respectivement, et en prenant l’accent anglais, Aldjiria, pour l’Algérie, et Naydjiria pour le Nigéria. Cette confusion nous donnait l’occasion d’en plaisanter puis de poursuivre notre conversation. A la fin du séjour j’étais incollable en matière de lancers de bans africains tandis que mon ami nigérian parlait presque couramment un « pataouète » assaisonné de Pagnol. Moments profondément heureux et parfois surréalistes lorsque nous avons reçu la visite d’abord de je ne sais quel Duc, Président honoraire du Mouvement scout international puis de la reine Elisabeth en personne. De belles excursions nous ont fait découvrir Birmingham et Londres. Combien de fois ai-je pensé avec reconnaissance à Mrs Ferrandi et Filloux, mes professeurs d’anglais du Collège de Constantine, puisque je réussissais à me faire comprendre clairement et même à jouer les interprètes pour mes camarades d’excursion ! Miracle et splendeur de l’amitié. Ce soir une gigantesque veillée est organisée pour prendre congé les uns des autres. L’Etat-major du « Jamboree » qui s’étend sur plusieurs hectares a décidé que chaque troupe allumerait un feu de camp.
Le soir tombe. Le ciel n’est pas couvert. Vers 20 heures les feux s’allument les uns après les autres dans la plaine en y formant de véritables avenues lumineuses. L’on dirait que Sutton Fields reflète la voûte céleste. A moins que ce ne soit l’inverse. Et lorsque tous les feux ont été allumés, alors que le bruissement du campement s’est atténué et qu’un grand silence s’est étendu, monte de milliers et de milliers de poitrines, dans l’ensemble des langues parlées durant ces jours si clairs, même par temps de brume, le chant des chants de l’amitié : « Ce n’est qu’un au revoir mes frères, ce n’est qu’un au revoir … ». Pour oublier de tels moments, il faudrait n’avoir pas été créé à l’image du Créateur. L’Algérie l’a-t-elle entendu ?