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PARACHA A’HAREI MOT

In Uncategorized on avril 28, 2022 at 10:41
28 A'hareï moth.

Lv, 16 et sq.

Après les développements relatifs aux plaies affectant la peau, celle, anatomique, des individus ou celle de leurs habitations, et qui se rapportent également aux mésusages de la parole humaine, à son dévoiement dans la médisance, le texte de la Thora revient sur les conséquences de la mort de deux des enfants d’Aharon, Nadav et Avihou. Il s’ensuit une série de prescriptions qui s’articulent à celles déjà rencontrées concernant l’interdit de toute boisson enivrante avant le Service Saint.

Cette fois il est prescrit aux cohanim d’abord de ne pas se croire autorisés à pénétrer en tous temps dans le Saint des Saints. Autant la fonction judiciaire doit s’exercer sans intermittence, selon les besoins du peuple en ce domaine, autant le Service Saint doit s’exercer selon des règles qui assurent l’approche progressive de la Présence divine, de sorte que ne se déclare pas brutalement l’incommensurabilité, à ce niveau, du Divin et de l’humain lorsqu’ils sont sans transition mis en contact. Les cohanim ne sauraient passer d’emblée de la PaRoKhet, du rideau qui distingue les aires de sainteté à l’intérieur du Sanctuaire, à la KaPoReth, au couvercle de l’Arche sainte. Et l’on observera que ces deux mots sont formés des mêmes lettres, recombinées autrement, pour bien faire comprendre qu’il s’agit ici d’un ordre vital, d’un séder à respecter. Car cette Présence se manifeste du cœur d’un ânan, mot généralement traduit par « nuée » alors qu’il est construit sur la racine ÂN qui caractérise la terminologie de la communication, au sens non trivial de ce terme dont on sait l’inflation dans le vocabulaire contemporain.

La Présence divine est bien communicante, allant de l’un à l’autre des interlocuteurs en présence, sans réserves, ni ambiguïté car c’est par cette communication que se transfuse l’esprit prophétique, le rouah’ hakodech.

Que ces nouvelles prescriptions soient transmises une nouvelle fois par Moïse à son frère atteste que dans la tragédie précitée c’est bien le sens de la fraternité qui s’est trouvé mis en cause, avec la tentation récurrente du fratricide à la racine duquel il faut aller patiemment, méthodiquement et sans demi- mesures. L’approche du divin par les cohanim requiert ainsi leur propre préparation. Ils doivent s’assurer de leur propre ductilité spirituelle afin d’œuvrer ensuite comme il se doit à celle de chaque Bnei Israël. D’où l’obligation pour les cohanim de s’acquitter d’abord de deux korbanot spécifiques, l’un délictif (h’atat), l’autre d’élévation ( ôla ), afin que soient préalablement liées les deux dimensions de l’être humain et celle de la Création en général. Et surtout ils devront se revêtir de leurs habits sacerdotaux. Il ne s’agit pas ici de « rituel » mais d’insister sur le fait que la communication de la Présence divine, de la Chékhina, n’est ni un exercice d’exhibitionnisme de la part du Créateur, ni de voyeurisme de la part de l’humain. Dieu se révèle. Il ne se dénude pas. Le vêtement ainsi conçu et confectionné prémunit contre l’impudeur de l’exhibition et l’obscénité du passage à l’acte.

Après quoi intervient la liturgie des deux boucs qualifiés d’émissaires qui a fait couler tant d’encre. Pour bien en comprendre les intentionnalités, il convient de se reporter aux Commentaires traditionnels mais surtout au Traité « Yoma » du Talmud. On se limitera à une conjecture à ce propos en attente de sa vérification.

L’animal requis par cette liturgie est bien un bouc, l’animal qui symbolise la résistance, le fait d’être rétif. Disposition qui se décline de deux manières selon qu’elle se rapporte à la constance et à la fidélité, d’une part, ou à l’obstination aveugle d’autre part. Aussi deux boucs sont-ils indispensables pour son accomplissement, l’un dédié à la Présence divine, l’autre voué au désert. Aucun être n’est constitué d’une seule pièce, n’est dénué d’ambivalence, n’est exposé plus gravement encore au clivage psychique et à la duplicité morale s’il n’y prenait garde. Cependant et quand bien même il y aurait en chacun deux parts, aussi contrastées, si ne n’est antinomiques, il faut y exercer notre discernement afin que la première trouve sa véritable affectation et que l’autre soit vouée à une forme de traversée du désert au cours de laquelle elle se transmuera, peut être. D’où, au passage l’enseignement de Maimonide, dans ses Hilkhot téchouva, selon lequel une téchouva digne de ce nom doit s’accomplir dans la discrétion et dans le retrait.

Relevons enfin que la liturgie dite du « bouc émissaire » ne met en jeu que des animaux ; que son extrapolation aux êtres humains, par exemple selon la théorie du « Pharmakos » chère à René Girard, la fait déborder de son cadre initial et lui ôte son sens, tant légal que moral.

Raphaël Draï z »l, le 18 avril 2012

Nous dédions ce commentaire à un ami intime de l’auteur, Pierrot Boublil, que son souvenir soit source de bénédictions

SORTIR COMPLETEMENT D’EGYPTE

In Uncategorized on avril 14, 2022 at 10:12

Considérations sur « l’esclavage prolongé » dans le récit biblique 

Dans la Tradition juive, se souvenir que l’on fut esclave en Egypte et que seule la puissance de l’Eternel nous en a sauvés est une obligation non pas annuelle mais bel et bien quotidienne. C’est chaque jour que se remémorer de la traversée à pied sec de la Mer Rouge, celle qui, autrement, était destinée à devenir le tombeau liquide des Hébreux sortis d’Égypte la nuit du 14 Nissan et qui ne se doutaient pas que le cœur de Pharaon allait subir un nouveau, ultime et fatal revirement. Mais que signifie exactement « sortir d’Egypte » ? Si l’on se reporte à l’énoncé des Dix Paroles, la première d’entre elle proclame : «  Je suis L’Éternel qui t’ai fait sortir du pays d’Egypte, de la maison des esclaves… ». Étonnante redondance… Ne savions nous pas que l’Egypte en question était, en effet, celle de la réduction en esclavage des descendants de Joseph, de ses frères et de leurs enfants ; Pourquoi cette répétition, une fois rappelé que le récit biblique évite les redites. Cette double localisation devrait alors se comprendre ainsi : la libération de l’esclavage ne se réduit pas à ses aspects externes, à ses dimensions physiques et corporelles pour aussi essentielles qu’elle soient. Dans la terminologie biblique le mot « maison », Bayt, désigne également la demeure intérieure, l’habitus, une manière d’être. Près de quatre siècles d’esclavage violent, méthodique, mutique, cela laisse des traces non seulement sur les corps, certes, mais également dans les esprits. La longue durée de l’asservissement transforme les comportements en habitudes. L’esclavage des hébreux sous la coupe du despotisme pharaonique en est devenue une. Et cette habitude là, si profondément incrustée, rien n’assure qu’elle disparaîtra en une seule génération. Dans l’une de ses études testamentaires : “Analyse avec fin et analYse sans fin” Freud avance le concept énigmatique – et inquiétant- de « transfert héréditaire ». L’esclavage passé en force d’habitude relève sans doute de cette approche. Autrement, répétons le, comment expliquer le rythme quotidien de l’anamnèse relative à la sortie d’ Egypte ? Une célébration annuelle, à Pessah’, eût suffit. Mais une attitude invétérée doit se remanier de manière non moins continue si l’on entend s’en défaire réellement et durablement. C’est sous cet angle que pourrait s’envisager la prescription classique : « Souviens toi que tu as été esclave en pays d’ Egypte ». D’ordinaire cette prescription est entendue comme suit : «  Que ta condition d’homme libre ne t’assujettisse pas à une mémoire courte ou – pire encore – à une perte de mémoire laquelle entraînerait une abrogation de ta véritable histoire ».Toutefois, ce commandement pourrait s’entendre d’une autre manière encore, probablement inhabituelle, mais qui se relie directement à la persistance de la mentalité d’esclave : «  N’essaie pas d’oublier que tu as été esclave en pays d’ Egypte ». Selon cette interprétation, il s’agirait de se prémunir contre une tentation délétère  : le déni des événements dont la ressouvenance risque d’assombrir non plus l’histoire réelle d’un individu ou d’un groupement humain mais le roman qui l’enjolive et qui, en même temps, la dénature. Bien des éléments du récit biblique mais aussi des liturgies et des prières d’ Israël confortent cette écoute là. 

Oublier Pitom et Raâmses…

Pour mieux le comprendre, il importe de revenir à un premier épisode du récit biblique, celui qui relate les circonstances de l’emprisonnement de Joseph avec le Maître échanson et le Maître panetier de Pharaon ( Gn ; 40). On sait que ces deux ex – hauts dignitaires font deux rêves homologues dont la compréhension leur échappe. Jusqu’au moment où Joseph leur en livre l’interprétation dont seule est favorable celle qui concerne le Maître échanson. C’est en vertu de ce pronostic faste que Joseph croit ensuite devoir s’adresser à ce dernier en ces termes : «  Que si tu te souviens de moi ( im zekhartani ithkha )  lorsque tu seras heureux, rends moi de grâce un bon office : parle de moi à Pharaon ( vehizkartani ) et fais moi sortir de cette demeure  (Gn, 40 ; 14). Cette traduction empruntée à la Bible du Rabbinat est bien approximative. Elle souligne bien que Joseph sollicite de son actuel co-détenu, appelé à un sort plus favorable, un bon mouvement, un geste de reconnaissance. Mais elle arase presque complètement le vecteur mnésique ainsi sollicité à un double degré : d’une part le Maître échanson devra se souvenir de Joseph mais en outre, une fois rétabli dans ses prérogatives, il ne devra pas se contenter d’évoquer en paroles seulement le sort du jeune hébreu devant le Maître de l’ Egypte. A un degré plus grand de profondeur il devra faire également le Pharaon se souvenir de lui. Activement. Or si la suite de événements confirme bien l’interprétation de Joseph, le Maître échanson, lui, aura quelque maille à partir avec sa propre mémoire, comme l’indique toujours le récit biblique, de manière quasiment clinique : «  Mais le Maître échanson ne se souvint pas de Joseph ( lo – zakhar ) et il l’oublia ( vaychkah’ehou ) ( Gn, 40, 23 ). 

Ce verset témoigne de l’ingratitude du Maître échanson. Mais ce faisant, il nous place devant une autre question qui nous rappelle au principe de non-redondance du récit biblique: pourquoi ces deux formulations  : « il ne se souvint pas »  et « il l’oublia » ? Le verset souligne un processus psychique en deux phases : l’une d’omission, l’autre, plus active, de renforcement – l’on dirait presque de refoulement – de cette omission là. Par suite, l’explication psychologisante par l’ingratitude ne suffit pas. Il faut la pousser plus avant en formant l’hypothèse suivante. La demande formulée par Joseph auprès du Maître échanson plaçait celui ci en situation de «  double bind » : d’une part  il devait honorer son devoir moral en faisant preuve de reconnaissance, mais d’autre part, se disposer à s’en acquitter, c’était ré- évoquer son incarcération, faire revivre le temps affreux de sa disgrâce. Le lien entre ces deux éléments est d’ailleurs indiqué par un élément du verset 14, là encore arasé par la traduction précédente. Car Joseph ne dit pas au Maître échanson : «  Souviens-toi de moi ( vezakartani ) mais souviens-toi de moi avec toi ( vezakhartani ithkha ). C’est ce lien et cette connexion psychique dont s’est gardé le Maître échanson. Le verset 23 précise la « cursion » mentale en cause du dignitaire déchu puis rétabli, selon son degré de secondarité : a) ne s’étant pas souvenu de Joseph – à qui au demeurant il n’avait rien promis, au moins explicitement – au moment où il devait le faire, sans doute lors de sa re-comparution devant Pharaon en vue de reprendre son office –, b) il s’efforça de l’oublier, cet oubli affectant autant la personne de son co-détenu hébreu que l’obligation morale qui était née de sa demande. Tout cela pour bien comprendre que le mécanisme de l’oubli n’est pas unimodal mais bel et bien secondaire, réverbérant, ce qui implique pour le dénouer une anamnèse elle aussi secondarisée à laquelle Freud nous a introduit en évoquant précisément, et entre autres, dans sa Métapsychologie les degrés secondaire et primaire du refoulement.

C’est à l’occasion cette fois des rêves de Pharaon en personne que le récit biblique, avec un remarquable esprit de suite clinique – relatera les circonstances de la levée d’un tel refoulement et du retour de mémoire du Maître échanson. A la cour de Pharaon nul ne s’est trouvé qui fût capable de donner une interprétation pertinente et touchant juste des rêves et des cauchemars du Maître de l’ Egypte. Et c’est en butant contre cet obstacle dirimant que la mémoire revient au Maître échanson et qu’il évoque enfin l’existence de Joseph dans des termes auxquels il faut être attentifs au regard de nos précédentes observations : «  … Mes fautes ( eth h’ataa’y ) je les rappelle ( ani mazkhir ) aujourd’hui ( hayom )( Gn, 41, 9). Il est hors de propos de reconstituer ici l’intégralité du processus de levée du refoulement dont le serviteur de Pharaon a été l’objet jusque là. On se contentera d’observer que celle ci se produit dans un moment où le désarroi de Pharaon risque de mettre de nouveau en danger la situation du dignitaire – dans un moment donc où il y va de son plus grand intérêt – mais que pour ce faire il doit à nouveau ré- évoquer, quoi qu’il lui en coûte, ce qu’il avait voulu chasser de son propre esprit : le souvenir déplorable de rien moins que ses fautes. Il lui a fallu à cette fin remanier tout un dispositif mental dont le récit biblique nous a montré la force et la prégnance. Toute anamnèse relève d’un travail analogue accompli non pas à l’encontre de faits extérieurs mais à l’encontre d’une image de soi intensément narcissique, au sens à la fois générique et réactionnel, que l’on s’efforce de préserver à tout prix. Jusqu’au moment où ce dispositif se révèle réellement trop onéreux, inadapté si ce n’est catastrophique … 

S’agissant du peuple sorti d’Egypte, et non encore hors d’atteinte des chars de Pharaon et de ses cavaliers- bouchers, un tel dispositif opère pour ainsi dire instantanément. Comment les adversaires de Moïse et d’Aaron s’expriment –ils dans l’imminence du danger ? «  Est-ce faute de trouver des sépulcres en Egypte que tu nous a conduits mourir dans le désert ? Quel bien nous as-tu fait en nous tirant de l’Egypte ! ( … ) De fait, mieux valait pour nous être esclaves des égyptiens que de périr dans le désert «  (Ex, 14, 11 et sq ). Rhétorique invraisemblable ! Face au danger, à aucun moment l’idée de combattre et d’ainsi mériter une libération sans retour n’est envisagée. A la place surgit une série de dilemmes terriblement égocentrés en termes de coûts et avantages comparés, des avantages reconstitués de manière fantasmatique pour ne pas dire hallucinatoire, comme si dans l’Egypte des maîtres de corvée, les esclaves avaient droit à des funérailles en bonne et due forme, à des sépultures dignes de ce nom, plutôt que d’être jetés et mélangés dans des fosses communes ou noyés au fond du Nil, leurs cadavres étant dévorés par la poissonnaille nilotique Des siècles plus tard, Hegel expliquera avec sa « dialectique du Maître et de l’esclave », que le véritable esclave est celui qui préfère sa survie végétative, son ego résiduel, au risque du combat … 

Dès l’engagement dans le désert et tout au long de sa traversée, un même schéma opère . Les anciens esclaves, asservis durant quatre cents ans à des maîtres impitoyables, sitôt réchappés à leur main-mise immédiate, en adoptent le ton et les manières. Ils en prorogent les comportements, par un renversement dérisoire des rôles à visée rétroactive. A cet égard, ils n’ont pas complètement quitté les rives de la Mer Rouge que, la soif se faisant sentir et ne trouvant pas d’eau à portée de main, ils s’ameutent contre Moïse et Aaron et commandent, sur un ton comminatoire «  Que boirons nous ! »( Ex, 1(, 24 ). Comme s’il allait de soi qu’ils fussent servis sur le champ, que la coupe d’eau fraîche leur fût portée immédiatement aux lèvres. D’où la réaction ultérieure de Moïse et d’Aaron qui se situe bien au plan des enjeux narcissiques en cause : «  Et nous, que sommes nous ! ( ve nah’nou mah ) ». Les commentateurs de la Tradition juive font observer la formulation défective de ce pronom personnel  privé du aleph initial : nah’nou, et non pas anah’anou. Et l’on ajoutera que Moïse et Aaron n’emploient même pas pour eux mêmes le pronom personnel « qui ( mi) » mais simplement le pronom d’objet : « quoh », ou « que » ( mah). 

Relativement à La première émeute de la soif, Dieu indiquera si l’on peut dire la bonne méthode . Il enjoint à Moïse de projeter telle  branche de tel bois – qui se trouve non loin – dans de profond des eaux jugées imbuvables. Elles en deviendront potables. Comme si la liberté exigeait non pas que l’on fût servi sans se  préoccuper du pourquoi ni du comment de ce que l’on boit et mange mais bel et bien que l’on se soucie de la manière dont eau et nourriture ont été obtenus, produits, élaborés, en un mot travaillés. Car tel est l’objet électif de la répulsion des anciens esclaves qui veulent oublier leur condition antérieure : ne plus avoir à travailler, jamais. Comme si tout travail était avilissant en son principe même. Comme s’il ne s’exhaussait pas également à la hauteur d’une œuvre, d’une melakha, à l’instar de Dieu dans l’œuvre de la Création. Telle apparaît cette «  maladie d’Egypte », cette mah’alat mitsraïm, dont Dieu espère que le geste de Moïse apprendra au peuple des anciens asservis à se guérir, à se libérer, au sens plein et complet du mot. 

Sans désemparer, sitôt l’eau de Marah adoucie, le récit biblique enchaîne sur une autre émeute, non plus celle de la soif mais celle de la faim, laquelle fait intervenir le même ressort mental, hallucinogène : «  Toute la communauté des enfants d’Israël murmurèrent contre Moïse et Aaron, dans ce désert et les Enfants d’Israël leur dirent : «  Que ne sommes nous morts de la main du Seigneur, assis près des marmites de viande et nous rassasiant de pain ; tandis que vous nous avez emmenés dans ce désert pour faire mourir de faim tout ce peuple » ( Ex, 16 ; 2, 3).Il ne suffit pas de qualifier cette revendication d’hallucinogène au regard, une fois encore, de la condition non pas même des esclaves mais des ouvriers journaliers des chantiers pharaoniques dont les «  menus » nous sont désormais connus. Il faut également comprendre qu’elle configure, a posteriori, la nature d’un certain désir et la violence de sa frustration in situ. Il est possible que les esclaves d’hier étaient assis près de marmites de viandes et des paniers de pain. Y toucher était une autre affaire… Mais c’est à présent que ce désir là, intensément frustré, sollicité maintenant par l’affect ordinaire de la faim venant à son heure, d’un coup se débride, se fait impérieux et réclame le règlement de ses arriérés… Le moment venu, la thérapdupique divine consistera dans un gavage vomitoire ( Nb, 11 ; 30 et sq).

Toute la suite de la Traversée du désert, avec ses crises récurrentes, pourrait être envisagée sous cet angle de vue, qu’il s’agisse de la Transgression du Veau d’or (« Fais nous un Dieu » ) ou du «  putsch » de Kora’h ( C’en est trop… ) Les enfants d’ Israël sont sortis physiquement de l’Egypte géographique. Ils ne sont pas sortis de la « maison des esclaves », de la blessure narcissique que l’esclavage leur a infligée et q’ils prolongent en la dénialt par ces revendications ne supportant aucun délai aucune limitation. Ce n’est pas que l’inconscient ne connaisse pas le temps, selon un adage plus souvent cité que vraiment compris. En fait il n’en connaît qu’un seul : celui du perpétuel retour à l’instant de la déflation, si ce n’est de la déflagration narcissique, de l’enfouissement du moi nié dans le non – être. Autrement comment expliquer la valeur axiale, l’importance axiomatique de l’ humilité, de la ânava, dans la structure de l’identité biblique que Moïse sut incarner jusqu’à la fin, au témoignage de Dieu ( Nb, 12 ..Rien ne sert de vouloir oublier que l’on fut esclave en Egypte. Ne pas chercher à gu`lier n’est pas la même chose que se souvenir …

Anamnèse et subjectivité libre

La structure interne de la Haggada de Pessah’ le démontre amplement. L’étude reste à faire qui suivrait dans le détail comment le récit liturgique de la sortie d’Egypte est destiné à une véritable anamnèse des circonstances et des finalités de cet événement. L’anamnèse annuelle commence sans tarder par une véritable destitution narcissique : «  Hier ( ethmol ), nous étions esclaves ( âvadim ) au pays d’ Egypte ; aujourd’hui nous sommes libres ; aujourd’hui ici et l’an prochain à Jérusalem » . Les deux vecteurs du temps vécu sont liés immédiatement, celui de l’antériorité remémorée et celui de l’avenir projeté. Aucun déni n’est de mise en la matière. Esclaves, nous le fûmes et sans doute le resterons-nous encore. Cependant, il ne faut pas confondre une situation donnée et datée avec une manière d’être, intemporelle ( Si nous fûmes esclaves, – et il nous faut l’admettre – il faut reconnaître du même mouvement que Nous sommes Libres, et que nous sommes libres parce que nous avons été libérés. Cette reconnaissance bijective de la servitude passé et de l’affranchissement actuel fait d’ailleurs et rapidement l’objet d’une reprise : « Esclave ( âvaDim ), nous l’étions de Pharaon au pays d’Egypte et l’Eternel notre Dieu nous en fit sortir par une Main forte, et par un bras déployé ». Aussitôt l’anamnèse s’assujettit ipso facto à un exercice d’humilité, de dénarcissisation : «  Et si le Saint béni soit-il n’ avait pas fait sortir nos pères d’ Egypte, nous serions encore, nous, nos enfants et les enfants de nos enfants, asservis à Pharaon au pays d’ Egypte ». Pourtant cette dénarcissisation ne confine pas à une humiliation, celle-ci devant être considérée comme un narcissisme inversé, si l’on peut ainsi le qualifier . 

De cet exposé des -motifs doit surtout résulter un effort d’analyse, un surcroît de lucidité, un approfondissement de l’interprétation. : «  Et quand bien même nous serions tous sages, tous intelligents, tous connaisseurs de la Thora, obligation nous incombe de relater la Sortie d’Egypte, et quiconque la développe, celui là est digne d’éloges ». Et dans la suite du récit cette dénarcissisation se poursuivra par l’insistance mise sur le fait que la libération des anciens esclaves n’est imputable ni à un ange, Ni à toute autre créature, céleste ou terrestre, ni à soi même, mais à Dieu seul, en sa transcendance et dans son essence : « bikhbodo oubâtsmo ». L’ensemble des facteurs de la libération doivent restés liés entre eux afin que celle-ci conserve son sens et son énergétique. 

L’anamnèse en cours va se prolonger en s’approfondissant. L’antériorité de l’asservissement ayant été reconnu pleijement, l’évocation, pour le moins inattendue, d’une autre forme d’esclavage intervient. Non plus l’esclavage physique, ni même mental mais bel et bien l’esclavage spirituel sous la forme de l’idolâtrie primaire. Cela aussi il faut l’admettre et pleinement le reconnaître : « Au début ( météh’ila ) nos pères étaient idolâtres (ôvdim âvoda zara) ». Est–il affirmation plus radicale dans le sens d’une démythification éventuelle de la libération d’Egypte ? Toute tentation se trouve, par là même, interdite qui conduirait à élaborer un « roman des origines » destiné à aveugler dans une fausse lumière les événements et les péripéties, les incidents et les accidents qui ne seraient pas portés à la « gloire » du peuple anciennement asservi mais dont l’asservissement perdurerait dans le refus et le déni de faire face à son histoire réelle et véridique. Il est peu de peuples qui ont pratiqué cette non complaisance à soi, cette forme d’hygiène mentale profonde, et qui se sont prémunis contre la reconstruction fallacieuse d’un passé asservi au besoin de paraître, lui même résultant de ce que fut la peur térébrante de disparaître Et en même temps, il ne s’agit pas non plus de se vautrer dans ce rappel .Celui ci est aussitôt et à son tour mis en perspective : «  Et l’Eternel nous a rapprochés de son Service », comme il commença de le faire avec Abram, antérieurement dégagé d’Our Casdim et de son idolâtrie, aussi violente qu’infantilisante, de sorte qu’il devînt Abraham, par insertion dans son nom initial de la lettre Hei qui symbolise les modalités de la reconnaissance entre l’humain et le divin et entre l’ homme et son prochain.

Naturellement la Haggada de Pessah est susceptible d’être lue de nombreuses autres manières mais celle que nous éclairons est congruente au grave problème auquel nous sommes confrontés puisque, comme on l’a vu, le déni de la condition d’esclave ne fait qu’en proroger les dévastations sociales et psychiques. Et c’est pourquoi, avant le Hallel, précédant la série de Psaumes lus en actions de grâce, la dite Haggada relate par le menu, sous tous les angles imaginables,  dans toutes les dimensions identifiables du corps et de la conscience, ce que fut réellement l’esclavage pharaonique et les échelles de violence qu’il aura fallu déclancher afin de faire céder le Maître de l’ Egypte. Récit de violence qui comporte néanmoins, si l’on n’y prenait garde, et une fois de plus, son propre effet pervers puisqu’il pourrait inciter le peuple libéré à s’identifier à la puissance divine, à s’y subroger comme s’il en avait été la source originelle. D’où le fameux passage récapitulatif scandé par la formule «  Dayénou », «  cela nous aurait suffit ». Si la libération du pays des esclaves a nécessité pas moins de 14 interventions de la puissance divine, à la fois successives et cumulatives, ce n’est pas l’occasion de s’adonner à un récit de puissance orgiaque. La Haggada y insiste : une seule de ces opérations, la toute première, la moins violente, la non-violente, eût suffi. Seuls les individus ou les peuples qui ne se sont toujours pas relevés de leur auto- déchéance sont portés à nourrir des fantasmes d’omnipotence, à se gaver de récits de force titanesque. Au demeurant, la finalité de cette action violente est elle aussi soulignée en cas de besoin . Au terme des dix Frappes, il n’était pas question de prendre le pouvoir en Egypte, de s’y ériger en nouveaux maîtres en y permutant les positions de dominés et de dominants . L’objectif était de se diriger vers le lieu que Dieu préciserait pour y recevoir sa Loi, en vue d’édifier ce temple particulier que la Haggada nomme Beth Habéh’ira : littéralement la Maison du Choix car seul est vraiment libre l’ être en mesure de choisir entre plusieurs voies possibles, en exerçant pleinement son discernement. 

Ce qui conduit à ces observations conclusives concernant la structure de la subjectivité et la dialectique de la volonté dans la pensée juive, adossée au récit de la Haggada. On a déjà reconnu l’interaction destructrice entre le sentiment d’humiliation, autrement dit la blessure ou l’injure narcissique antérieurement infligée, et la surcompensation, inflationniste, infinie, insatiable, du narcissisme ainsi offensé. Au point que l’univers ne semble plus assez vaste pour contenir une pareille subjectivité d’abord forcée à se contracter puis incitée à se dilater extrêmement, le Titan s’efforçant de camoufler le nabot. C’est pourquoi, on l’a vu également, Moïse et Aaron qui, eux, non pas souffert de cette capitis diminutio, ou pour le dire encore plus brutalement et crûment d’une pareille castration, sont en mesure de parler d’eux mêmes en usant d’un pronom personnel quiescent, diminutif : non pas anah’nou mais nah’nou. Aussi les Pirkei Avoth, élaborés au temps où la Haggada le fut, disposeront avec Hillel : «  Si je ne suis pour moi ( ani ) qui le sera ? Et ( mais) quand je ne suis que pour moi seul ( leâsmi ) qui est ce « moi » ( ani )  ? Et si ce n’est maintenant quand sera-ce ? » . Là encore l’interrogation de Hillel est susceptible de nombreuses interprétations. 

Concernant le débat qui nous occupe l’on mettra surtout en évidence sa structure ternaire et l’interdépendance des éléments qui la constituent.D’autant que l’épistémologie contemporaine éprouve souvent de la peine à trouver l’articulation adéquate entre le Sujet présumé souverain et cet Autre présumé, à l’opposé, pâtir de ses prétentions absolutistes. Sans trop forcer le sens du cogito cartésien, celui-ci donne à croire que le sujet qui pense est bien le Sujet en majesté, à la première personne : le Je. A condition bien sûr que sa pensée en soit une et qu’elle constitue rien de moins que son existence laquelle, sinon, serait dangereuse illusion. L’apothéose conceptuelle récente de l’ « Autre », si elle a eu le mérite de nous mettre en garde contre l’hyperbolisme élevé au cube du « Moi – Je –Me » , n’en comporte pas moins deux effets contraires, pour ne pas dire là encore pervers : d’une part elle coule à nouveau ce fameux Autre, hypostasié, dans le moule du Moi – la posture d’altérité indiquant seulement le chemin détourné emprunté par un Moi méconnu pour se faire enfin adouber –  comme Nietzsche l’avait déjà parfaitement indiqué -, d’autre part, elle finit par disqualifier cet Autre, abusivement érigé en nouveau moyeu de l’éthique, au titre de son hypocrisie fondamentale. 

On mesure dans ces conditions l’importance de la formulation décidée par Hillel en ce qu’avant tout elle fait droit, sans rechigner, à la légitimité initiale du moi. La subjectivité primordiale ainsi présentée est de pure nécessité. Elle ne doit pas se refuser à elle-même sous le prétexte ou dans l’idée que quiconque, à part elle, serait en mesure, par contrainte ou par charité, de la constituer en ses propres lieux et place. Dieu lui même l’enseigne à Moise aux rives de la Mer Rouge, alors que le peuple, entendant le grondement des roues des chars pharaonique et le cris de guerre de ses lanciers, est menacé par la panique : ce n’est le moment ni de crier ni de prier mais celui de décider si l’on existera ou non ( Ex ; 14, 15 ). Cependant, lorsque le moi est constitué, en soi et pour soi ( leâtsmo), il ne saurait être à lui-même sa propre fin. L’esclave libéré ne doit pas se complaire dans le récit ressassé et jouissif de sa libération. Il a été libéré afin de poursuivre sa route vers un ailleurs qui ne soit pas de dissolution, vers une altérité qui ne fût pas d’aliénation, dans le creuset de l’ Histoire, dans l’épreuve de la contestation : «  Et nous, que sommes nous que vous vous ameutiez sur nous » ( se) demandent Moïse et Aaron qui, certes, ne doutaient pas de leur être, eux qui avaient mis en œuvre la volonté divine. 

Dès lors que le Je et le Tu interagissent, nul ne doit douter à quel point l’interaction devienne complexe, comme l’indique toujours dans les Pirkei Avot rabban Gamliel, le fils de rabbi Yehouda Hanassi : «  Fais Sa volonté comme ta volonté de sorte qu’il fasse ta volonté comme Sa volonté ; renonce à ta volonté devant Sa volonté de sorte qu’il fasse renoncer la volonté des autres devant ta volonté ( II, 4) ». Si le terme de dialectique a un sens, c’est bien à cette assertion considérée dans sa structure et dans son mouvement, une fois de plus ternaires, qu’il s’applique. Car la première phase, considérée en elle-même, pourrait se rapporter à un énoncé de théologie primaire, obédientielle : le sujet humain doit faire sienne la volonté divine de même que le serviteur fait siens les ordres de son maître. Sauf que dans la formulation de Rabban Gamliel la prime obligation induit sa réciproque divine : il faut accomplir la volonté de Dieu de sorte que Dieu accomplisse la nôtre. L’interaction ne peut manquer de surprendre : s’agirait-il d’un troc ? Ou d’un simple retour à l’envoyeur ? Le propre de la dialectique consiste dans la transvaluation des termes qu’elle met en mouvement. Accomplir la volonté de Dieu, ce n’est certes pas se comporter en esclave docile. C’est engager le processus même de l’humanisation de la volonté divine, de sorte que son Auteur, impliqué dans la relation humaine à son tour s’y reconnaisse. N’est-ce pas dans cette perspective qu’il faut entendre l’exergue de nombreux chapitres bibliques dans lesquels s’énonce initialement la volonté de Dieu  : “L’Eternel parla à Moïse afin qu’il dise..” A D.ieu la thématique, à Moïse l’explicitation, de sorte que la volonté divine, « chenalisée » dans l’Alliance, devienne bien la volonté homologue de ses Serviteurs selon l’engagement proclamé de leur propre chef au Sinaï : «  Nous ferons et nous entendrons … » 

La seconde formulation de Rabban Gamliel ne laisse pas pourtant d’étonner. Le sens de la première n’était-il donc pas assez clair ? Pourquoi, à présent cette formulation négative ? Il faut sans doute y voir une préoccupation d’éthique pratique qui postule d’abord un schème idéal puis qui l’assortit, en cas d’impossibilité, d’une alternative : s’il n’était pas possible de corréler positivement la volonté du sujet humain et la volonté de Dieu, qu’au moins le sujet humain sache s’effacer devant la volonté de Dieu redevenue générique, de sorte aussi que cet effacement là crée, si l’on peut dire également, un précédent puisque aucune volonté humaine ne pourra plus s’ériger à soi seule en Loi suprême pour les autres . La volonté précitée devant laquelle les « autres » s’effaceront n’est justement pas celle qui aurait prétendu s’imposer à toutes les autres mais celle qui leur aura donné l’exemple en s’effaçant devant la volonté de Dieu, autrement dit celle qui aura disjoint volonté de servir et volonté de puissance. 

Telle est sans doute l’une des destinations de la sortie d’ Egypte, de la Maison des esclaves : assujettir la volonté du Sujet libéré à la Loi qui le fait compagnon et le coopérateur de ce Dieu qui s’est présenté comme futur de futur : «  Je serai ce que je serai », au lieu de se repaître du souvenir fallacieux de marmites plantureuses dont il suffit de soulever le couvercle pour constater à quel point elles sont vides. 

                                   Raphaël Draï zal dans Pardes Février 2009 – N°46 (Sortir d’Egypte)

LA GUEULE DU FAUVE ET LA BILLE D’ACIER

In Uncategorized on avril 10, 2022 at 12:21

Les responsabilités de chaque être humain se déterminent au croisement de deux axes, celui des valeurs dont il est le réceptacle et qui lui ont été transmises parfois du fond des âges, et les circonstances du temps présent. Mais nul ne peut s’y soustraire surtout lorsqu’il a prétendu exercer ces responsabilités à un degré encore plus élevé que celui de son existence individuelle et quotidienne. Ainsi s’énonce la règle fondamentale pour les dirigeants de la communauté juive au commencement de l’année 2011. Certes, s’agissant des vœux requis à l’occasion, il faut rappeler pour les Juifs de France et pour la communauté nationale que le pire n’arrive pas toujours mais  cet adage se vérifie précisément lorsque  l’on s’est préparé à ce pire là et qu’on  apprend à le combattre avant qu’il ne se produise. Sous l’éclairage de  tels principes, il faut mettre en évidence ce que les stratèges qualifieraient « d’horizon de menaces » pour la communauté juive française. Le terme de menace n’est pas outré. L’on sait par exemple que nombre de ses membres sont contraints de quitter certaines localités de la banlieue parisienne ou certains quartiers de villes de Province non seulement à cause de l’insécurité générale qui y règne mais aussi en raison de l’antisémitisme béhémotique qui s’y manifeste, parfois chez de très jeunes personnes. Depuis deux décennies au moins, depuis l’affaire dite du foulard, la France est en butte à la question de l’islamisme. Gouvernement de gauche ou de droite, elle  ne sait comment surmonter les obstacles qui en procèdent. Le récent débat sur l’identité nationale s’y est embourbé entre la volonté de préserver les normes républicaines du vivre-ensemble et l’exigence de ne pas  reproduire  les mentalités de l’époque vichyssoise. Il n’empêche : la France est confrontée à la difficulté pour l’instant inextricable d’intégrer une population de plusieurs millions de personnes professant une religion dont nul ne  jurerait qu’elle est compatible avec l’état de droit défini par les articles 1 et 2 de la Constitution ainsi que par les deux grandes lois de 1901 sur la liberté d’association et celle de 1905 sur la séparation entre la religion et l’ Etat. Après l’affaire du foulard, celle de la burka l’a brutalement mise en évidence. Agissent sur le sol de France et en Europe des individus regroupés en mouvances, si ce n’est en mouvements d’ores et déjà hiérarchisés, dont les articles 1 et 2 précités sont le dernier des soucis et qui se font fort de transformer la République française en république islamique. Ni le parlement français, ni le parlement belge ne s’y sont trompés.  A l’instar du « simple » voile, le port de la burka opère comme un marqueur d’identité religieuse mais aussi de territoires  peu à peu et de facto soustraits à la souveraineté de la République. Au  point qu’il ait  fallu légiférer  pour interdire ce véritable signe de ralliement. Néanmoins, interdire n’est que refouler si la décision politique ne se porte pas jusqu’à la cause même de la difficulté. L’islamisme progresse en France parce que ses sectateurs opèrent dans une population que les démographes  hésitent à qualifier de minorité. Ce terme était pertinent en 1905 s’agissant des protestants et des Juifs d’alors. Il ne l’est plus au regard de la population musulmane «  intra muros » qui compte plusieurs millions de personnes, une population qui pour n’être pas encore majoritaire n’est pas minoritaire non plus, au sens habituel, puisqu’elle adossée en outre à des bassins potentiellement migratoires que sont, entre autres,  le Maghreb, les Balkans et la Turquie. Les troubles qui affectent la Tunisie et l’ Algérie ajoutent à cette anxiété démographique. En même temps, ce que l’on pourrait qualifier d’ islam républicain peine à se formuler et à se faire entendre. Ce n’est pas qu’il soit inexistant mais, à tort ou à raison,  et alors que la France compte deux millions de citoyens français professant l’islam, fût-ce à des degrés divers de pratique, cet islam là ne semble pas prévaloir contre l’islamisme militant décidé à imposer la Loi coranique sur toute terre «  libérée » par ses soins, un islam  mono-idéïque qui se fait fort, si les moyens lui en étaient donnés, de ramener les  partisans de l’Islam républicain dans « le droit chemin ». Et c’est en ce point que l’engrenage s’enclenche avec l’extrême droite. Face aux slogans de l’islamisme, elle oppose les siens qui ne sont pas moins simplistes. Et de même que l’islamisme fanatisé propose des solutions lapidaires aux maux de notre temps, l’extrême droite propose les siennes pour mettre un terme aux maux de  l’islamisme. Les « indicateurs » politiques et sociaux l’attestent : ces deux propagandes s’aimantent et se renforcent réciproquement. Plus de 60% des électeurs de l’ UMP se disent sensibles aux propos de la fille et héritière politique de Jean-Marie Le Pen et il n’est pas rare d’entendre des membres de la communauté juive avouer la même réceptivité tant ils sont excédés par la progression de l’islamisme anti-juif et par l’impunité dont jouissent ses nouveaux « djounouds ».  Car l’on ne saurait masquer une autre difficulté non plus : celle qui discrédite de plus en plus la notion de droits de l’Homme dans leur opposabilité à l’islamisme tant ceux-ci ont été dénaturés à des fins idéologiques et démembrés pour servir d’arme de guerre diplomatique et juridique principalement contre l’ Etat d’ Israël. Ainsi en va t-il de la création récente de ce CALAS qui milité pour rien de moins que l’abolition de toute la législation  actuelle contre le terrorisme. Où l’on mesure une  fois de plus les méfaits de l’éthique asymétrique, fallacieuse,  dangereuse  et suicidaire alors que doit prévaloir l’éthique de la réciprocité qui seule correspond à l’éthique de la  responsabilité, si ces mots ne sont pas trop redondants. Au demeurant c’est également au nom des droits de l’homme, désormais « amis des bêtes » que sont lancées des campagnes visant à l’interdiction de la cheh’ita, de l’abattage selon les règles de la Halakha au motif qu’elles seraient  « barbares ». On reviendra sur ce débat car il suffit d’ouvrir le Traité Zevahim du Talmud pour aboutir à  la conclusion contraire :  la barbarie est du côté des « amis des bêtes » qui  militent pour que celles-ci soient assommées avant que d’être égorgées, qui prônent donc ce que l’on qualifiera de « double peine » à leur encontre. « Seigneur protégez moi de mes amis, mes ennemis je m’en charge » devraient  prier dans leur langage ovins  et bovins !  Même la pratique de la mila est ouvertement mise en cause  Cela commence à faire beaucoup… 

Face à cet horizon de menaces, les devoirs des dirigeants de la communauté juive se dictent d’eux-mêmes. En attendant une unification des quatre grandes institutions concernées, il doit aller de soi qu’aucun des dirigeants  d’aucune d’entre elles ne cherche à avoir le pas sur les autres. Le Consistoire, le Grand rabbinat, le CRIF, le FSJU, sans parler de l’AIU, toutes ces institutions ont été créées à des époques différentes pour répondre à des défis nouveaux dont la survie de la communauté  était l’enjeu récurrent. Aujourd’hui faire évoluer la communauté juive entre  ces deux écueils naufrageurs que sont l’islamisme et l’extrême -droite doit être  la Loi des Lois. Rappelons que la Communauté juive n’est pas un terrain à lotir pour entrepreneurs prédateurs ni non plus un stand d’autos-tamponneuses, que la Loi dictée au Sinaï fait obligation religieuse et juridique dirimante à tout dirigeant du « tsibour » d’agir « lechem chamaym », dans un total désintéressement psychologique et social mais aussi dans la discrétion et la pudeur qui ne sont pas moins exigibles dans la vie publique que dans la vie privée. Entre eux le mot de « guerre », s’il était justifié, les désignerait à la stigmatisation des historiens à venir. Dans la traversée de l’année 2011 et face à l’année 2012,  l’unité au sens du Chéma israël  doit déterminer leurs premières pensées et leurs derniers gestes de la journée, sachant que la mâchoire d’aucun fauve ne  pourrait broyer une bille d’acier. 

Raphaël Draï z’l, Arche Février 2011

PARACHA METSORA – Le Sens des Mitsvot

In Uncategorized on avril 7, 2022 at 8:18
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« Voici quelle sera la règle imposée au lépreux lorsqu’il redeviendra pur: il sera présenté au cohen. Sur l’ordre du cohen on apportera pour l’homme à purifier deux oiseaux vivants, purs, du bois de cèdre, de l’écarlate et de l’hysope… »

Lévitique, 2 à 5. Traduction de la Bible du Rabbinat.

Les règles et les liturgies présentées dans cette paracha, comme dans la paracha précédente, peuvent paraître parmi les plus étranges, les plus « ritualistes » et les moins accessibles à l’analyse de toute la Thora. Est-ce tellement sûr, non seulement en prenant en compte les nombreux commentaires qui leur ont été consacrées au cours des siècles mais en raison même de leur signification la plus contemporaine?

Deux interrogations s’inscrivent en cette direction. La première tient à l’exigence même d’une démarche particulière y compris en cas de plaie non lépreuse. Et l’on pourrait assurément s’interroger sur son bien-fondé et sur son utilité. A quoi pourrait-elle servir puisque en l’occurrence la chair est déclaré saine et non affectée par les risques de pathologie dont il a été déjà question? Le diagnostic certain ne se suffit-il pas?

En réalité tout dépend de la conception que l’on se forge d’un trouble, quel qu’il soit. En l’espèce le trouble redouté n’est pas confirmé mais il n’empêche qu’il ait eu lieu. Etre rassuré ne veut pas dire que l’on n’ait pas été inquiet et que cette inquiétude ne risque pas de laisser ses séquelles. C’est pourquoi il faut s’assurer de la réelle liquidation du trouble, la confirmer, la valider et ainsi inaugurer une période nouvelle de pleine santé. La crainte liée à la lèpre est tellement forte et insistante qu’il s’agit d’en libérer non seulement le corps mais l’esprit et cela ne saurait se faire à part soi. D’où une fois de plus l’intervention nécessaire du cohen. Car la plaie de la lèpre constitue une mésalliance entre le corps et l’esprit qui assujettit la chair à ce qui la corrompt dans le désordre des valeurs et la dislocation des conduites. Par ces rites, le cohen restaure l’Alliance, la Berith entre ce corps et cet esprit, entre l’individu isolé par un langage de dé-liaison et la communauté qui le restitue à ses propres dimensions relationnelles. D’où le contenu particulier des prescriptions requises en ce sens et leur fonction non seulement symbolique, au sens général, mais véritablement transférentielle .

L’être dont la purification est en attente de confirmation doit se pourvoir de deux oiseaux vivants et purs, autrement dit ayant profondément partie liée avec le vivant, et aussi, entre autres, de bois vifs affectés des mêmes significations. L’un des deux oiseaux sera sacrifié le premier au-dessus d’un réceptacle d’argile mais sur de l’eau également vive afin de clairement signifier d’une part que le trouble à l’origine de cette démarche a bien été identifié, qu’il pas été refoulé, et d’autre part qu’il est désormais procédé, ainsi que l’on vient de l’indiquer, à sa liquidation patente de sorte à inaugurer non pas un temps post-traumatique placé dans l’ombre du précédent mais un temps véritablement nouveau. Et c’est pourquoi la liturgie doit se dérouler sur cette eau vive. De sorte que prévale la symbolique du vivant et du fluent dans laquelle s’insère et se délimite la phase de liquidation complète du trouble antérieur. Car il n’est de bonne thérapeutique que celle qui ne laisse traîner ni résidus ni infections latentes. Une guérison qui mérite ce nom doit être exhaustive ou sinon ne pas être qualifiée en tant que telle pour prévenir les désillusions de la rechute[1].

Mais cette liturgie comporte un autre volet. L’oiseau resté vivant doit être plongé dans le sang de l’oiseau préliminairement égorgé avant d’être relâché et d’être remis en liberté, lancé à nouveau à travers champs. Les deux phases de la liturgie sont alors profondément intégrées. Le déni du trouble et celui plus large encore de la pathologie ne doivent pas entraîner celui de la vie elle-même. Celle-ci doit se poursuivre parce qu’elle est la première des créations et quelle se configure dans la mitsva la plus générique.

De sorte que le choc psychologique initial se résorbe vraiment, laisse place à une mémorisation spécifique qui sera moins celle des vulnérabilités qui ont produit le trouble identifié que celle des forces qui ont permis de le surmonter.

Raphaël Draï, zal, 2 Avril 2014

[1] Cf. l’étude de Freud, Analyse avec fin et analyse sans fin.

PARACHA TAZRIA

In Uncategorized on avril 1, 2022 at 12:38
26 Tazria.

Aucun fait, aucun événement de la vie humaine ne va de soi au titre de « lois de la nature » s’assimilant à l’on ne sait quel ensemble de processus quasiment mécaniques. L’engendrement et la naissance doivent  être inscrits sans tarder dans une Loi, au sens vital, marquant la relation de l’Humain avec un sens transcendant qui fasse du nouveau-né autre chose qu’un bout de chair. C’est pourquoi  cette Loi dispose : «Lorsqu’une femme ayant  » ensemencé  » (tazriâ) et engendré un enfant mâle (zakhar) elle sera impure durant huit jours, période d’indisposition (nidda) à cause de cette période d’impureté  pulsionnelle (dota titma). Et le huitième jour la chair de son excroissance sera (re)tranchée ( ymol bassar ôrlato) ».

Il peut paraître étrange que les faits physiologiques de l’ovulation et de l’engendrement ne soient pas considérés comme purement « naturels » et entérinés en tant que tels ; qu’il faille aussitôt et une fois de plus les insérer dans l’ordre d’une temporalité particulière, en trois phases, dont on examinera la troisième un peu plus loin.

Durant les sept jours qui suivent immédiatement la naissance d’un garçon, la mère est considérée comme si elle se trouvait dans sa période menstruelle. Par suite, elle ne peut pas avoir de rapports sexuels. Une distance, un intervalle sont ainsi immédiatement constitués dont la durée: sept jours, est significative déjà au premier degré puisqu’elle évoque la séquence intégrale de la création cosmique: les six «jours» de création active puis le septième, celui de la réflexion, de la pensée redevenue possible. Ces sept jours-là ne se rapportent pas à une «simple» période de séparation, durant laquelle la femme serait «taboue». A l’évidence, il faut aussi qu’après le travail de la gestation puis de l’enfantement elle ait la possibilité de reprendre souffle, si l’on peut dire, et de se consacrer au nouveau-né qui se trouve dans une totale impotence et une complète dépendance. Cependant, une autre dimension apparaît selon laquelle la  femme créatrice, loin de se renfermer sur elle même, de se considérer comme un monde en soi, doit se relier à la Création en général dont elle intériorise, sans tarder non plus, les étapes et les rythmes. D’où l’acte de symbolisation qui se tient le huitième jour et qui ne peut être accompli que ce jour là: la mila . Nul n’ignore l’amas de stéréotypes et d’idées parfois délirantes proliférant à ce sujet dans le sens commun qui n’épargne pas les esprits les plus cultivés. La mila n’est ni une amputation locale, ni une castration bio-psychique. Pour la Loi d’Israël, même la castration d’un animal  est prohibée.

Néanmoins, toutes les images de corps impliquent une certaine conception de la mesure, de la proportion, de l’harmonie, quand ce n’est pas du fameux « Nombre d’or » cher aux peintres et aux architectes. Pour la pensée juive, lorsqu’un garçon naît le prépuce qui tout à la fois allonge fallacieusement son sexe mais le dissimule est bel et bien une ex-croissance, le signe d’une dis- proportion, d’un excès que l’humain lui même doit ramener à sa dimension intrinsèque et visible. D’où le double geste de son ablation, aussitôt suivi du dévoilement décisif du gland, avant que ne soient prononcées les paroles d’insertion dans l’Alliance d’Abraham. Par ce geste, le mohel, devient le porte -fort, au sens juridique, de l’enfançon qu’il insère dans l’ordre vivant du langage, du parl’être, avant même que la conscience n’en naisse, et comme une condition de son apparition et de  sa confortation. Par là même, le porte – fort affirme le primat d’une responsabilité qui  conduise le nouveau né, totalement dépendant, du stade de la naissance ponctuelle à celui de la viabilité durable.

Comme la fille n’est pas dotée d’un prépuce au sens anatomique, les durées de rétention puis d’indisposition de la mère seront alors respectivement de deux semaines et de soixante six jours, chiffres qui comportent également leur projection corporelle et leur coefficient symbolique.

Et c’est pourquoi, dans les deux cas,  la  femme, mère devenue ou redevenue, doit se rendre enfin au Temple et s’acquitter de deux korbanot, au sens indiqué dans les parachiot précédentes. En premier lieu un mouton (kévess) qui se trouve dans sa première année: liturgie d’élévation, de transcendance et de futurition,  laquelle se rapporte certainement au bélier qui se substitua à Isaac lors de sa ligature, de sa âkéda, par son propre père; puis une colombe ou une tourterelle  comme propitiatoire, comme h’atat. Le mouton symbolise le monde d’en-bas et la colombe le monde d’en-haut, une nouvelle fois conjoints. Ces liturgies corrélées doivent être accomplies en lien avec le cohen d’une part, et d’autre part à l’entrée (pétah’) de la Tente de la rencontre.

C’est de la sorte que l’enfant qui vient de naître entre ouvertement dans l’existence, à partir de l’huis corporel maternel, au sein d’un peuple qui a fait de la vie le choix déterminant.

Raphaël Draï zal, 9 avril 2013