Article écrit dans le magazine l’Arche en Avril 1991, au lendemain de la Guerre du Golf
La maîtrise de soi dont le gouvernement et le peuple d’Israël ont su faire preuve face aux tirs de missiles Scud a provoqué l’étonnement de nombreux commentateurs. Israël aurait ainsi enfreint sa loi fondamentale plus essentielle que ses textes constitutionnels : la Loi du Talion qui inspire sa permanente théorie des représailles dans le conflit qui l’oppose au monde arabe. Cet étonnement révèle en fait |’extraordinaire méconnaissance de ce que sont la Loi et la culture juives. On la montré ailleurs à propos du mythe de la prétendue loi juive du Talion. Cependant la lecture de la Haggadah de Pessah fournit un exemple supplémentaire de la distance prise par la pensée juive vis-à-vis de la violence à quoi elle ne s’identifie pas, quand bien même elle aurait eu à en connaître le redoutable événement. Dans la Haggadah de Pessah, dans le récit hébraïque de la Sortie d’Egypte, de la libération des Bnei Israël des camps de concentration pharaoniques, chacun a lu, ou au moins a entendu lire, un passage relatant la série des miracles et bienfaits accomplis par Dieu pour la Libération de ce peuple qu’il appelle Mon Peuple (Âmi), série scandée 14 fois par la formule Dayénou: que l’on peut traduire par « cela nous aurait suffi », ou bien « cela eût été assez (day) « pour nous ». Autrement dit, le sens de la Libération ne se résorbe pas dans la violence que l’obstination de Pharaon avait rendue inévitable. Les Bnei Israël, témoins de la Grande Main de Dieu brisant celle que le Pharaon voulait maintenir fermée sur Son peuple, ne se prennent d’aucune manière pour la source ni pour le réceptacle de la puissance que cette violence extrême a révélée. Si Pharaon avait écouté la voix lui demandant – pour commencer sans le lui ordonner – de laisser aller ce peuple réduit en esclavage : Dayénou. cela aurait suffi. La violence fut en effet du refus pharaonique. Elle ne cherchait pas le prétexte de ce refus pour s’exercer aveuglement. Tel est le sens de la discussion qui s’engage dans la Haggadah, après l’énonciation des Dix Frappes, entre Rabbi Yossi Hagalili, Rabbi Eliêzer et Rabbi Akiba. De combien de plaies l’Egypte fut-elle réellement frappée. Dix? Cinquante? Deux cent cinquante? En d’autres termes, quelle fut l’ampleur exacte de la destruction infligée à l’Egypte qui avait entrepris le génocide des Bnei Israel? Le sens de ce comptage n’est pas strictement arithmétique. ll tend à rappeler qu’aucune violence n’est réductible à son seul choc immédiat. Vous pourriez penser qu’il n’y eut que dix frappes? Ceci est le point de vue de ceux qui n’eurent pas à les subir. Pour ceux-là, ces « dix frappes furent comme si elles avaient été cinquante, ou deux cent cinquante, ou mille car leurs conséquences furent incalculables. Mais les Juifs n’en tirent ni contentement ni gloriole. La Haggadah constate seulement qu’il est des potentats dont l’esprit de destruction finit par tourner en autodestruction. L’absence de résistance immédiate devant eux leur fait imaginer qu’ils n’en rencontreront jamais. Que le chemin de la divinisation est ouvert aux succès de leurs armes, à la terreur qui s’attache a leur nom. Mais pour aussi puissante que soit leur main, si elle sert à opprimer et à avilir, une autre Main s’en saisira qui la forcera de s’ouvrir sous peine de la broyer. Tragique confrontation de ces deux dimensions de la puissance, la première provoquant l’autre : celle de l’homme qui se prend pour Dieu et celle de Dieu se révélant comme force du Futur : Yad et Yad Haguédola. Le sens éthique de cette confrontation se trouve dans la façon dont la Haggadah de Pessah prend ses distances vis-a-vis d’une pareille violence une fois reconnue ses conséquences. En hébreu la valeur numérique de Yad est 14. Est-ce alors le hasard si l’expression Dayénou se retrouve également 14 fois, faisant immédiatement suite à la discussion rappelée précédemment sur le nombre exact des frappes infligées à l’Egypte pharaonique ? Comme pour enseigner que la violence doit être régulée non pas globalement mais à chacun des paliers de son apparition. ll y a plus de trente-cinq siècles que la pensée juive a dépassé le stade de l’identité fondée exclusivement sur la force brute, avec ses fascinations initiales, puis ses désastres irréversibles. Depuis, c’est dans l’état de droit et dans la justice économique, tsedek et tsédaka, qu’elle fore les sources de I’Histoire d’lsraël.
Raphaël DraÏ, zatsal, l’Arche Avril 1991