Mon cher Président, cher Theodor,
1906-2006, voici un siècle tout juste que tu es soit-disant mort. Cela fait cent ans que tu as quitté corporellement ce monde, à l’âge de 44 ans, à l’âge où le commun des mortels commence à jouir de sa vraie vigueur et de la sagesse nourrie par l’expérience. Tu t’étais physiquement épuisé à la tache. Depuis, tu es plus vivant que bien des vivants réputés tels puisque ton oeuvre te survit et que ton exemple impressionne toujours. Il est vrai que nous vivons un temps de mondialisation géographique mais de réduction des échelles de la valeur humaine. Chacun fixe la norme à ce qu’il est capable d’en assurer, c’est-à-dire à peu de choses. La fabrication des images, images de soi, image de l’autre, permet de faire l’économie de tous les dépassements réels. L’on dissémine ensuite la médiocrité en affirmant que « nul n’est indispensable », sauf naturellement les adeptes de ce denier apophtegme. J’ai la faiblesse de penser le contraire. Il est des êtres indispensables et nécessaires sans lesquels l’Histoire demeurerait larvaire. Tu fais partie du nombre. Lorsque tu vins au monde, le peuple juif s’y trouvait dispersé depuis prés de dix-huit siècles. Une fausse éternité! De cette dispersion, les théologiens sadiques, amour en berne, déduisaient qu’il était haï de Dieu; les philosophes, intelligence repliée, qu’il était hors de la Nature tandis que les Rois et les Sultans, écoutant trop les uns et les autres, exerçaient régulièrement à son encontre leurs fantaisies bouchères. Déjà, jeune étudiant, la violence ambiante ne t’impressionnait pas. Tu savais faire face à la pointe de l’épée ou de la plume. Mais tu sentais bien que l’issue d’un destin collectif ne se trouverait pas dans la volonté privée ni dans la détermination individuelle, qu’il fallait accéder souverainement à l’échelon du droit public et de l’Etat. Bien des pensées écorchées vives t’ont accablé au long de jours plus sombres que des soirs d’hiver et durant d’interminables nuits insomniaques. Tes « Carnets » en témoignent. Jusqu’à ce matin terrible de janvier 1895 où le capitaine Dreyfus fut cassé de son grade, à Paris, dans la cour de l’Ecole militaire. Tu compris que cette dégradation plus que militaire, perpétrée dans la patrie des droits de l’Homme, juste quelques années après la célébration du premier centenaire de la Révolution, n’était pas un acte de ton propre temps mais une sorte de mystère médiéval et qu’il allait couler beaucoup de sang encore. Des certitudes longtemps méditées naissent les intuitions irrésistibles. Celle d’un Etat des Juifs te saisit, à jamais, si forte, si communicative, qu’alliée à ta stupéfiante patience, elle eût raison de la tiédeur des somnolents, des petits calculs qui peuplent la cervelle des Arrivés, de la peur qui paralyse aussi les plus persécutés des persécutés. C’est dans la mise en oeuvre de cette intuition que tu sondas en sa réelle profondeur la misère du peuple juif avec son espérance inaltérée. Pourtant il ne suffisait pas de laisser l’intuition se déployer puis de se communiquer, d’esprit à esprit, jusqu’à ce que l’ensemble du peuple juif la fît sienne. Il fallait l’étayer. Pas plus que tu n’avais étudié le Talmud, tu n’avais été ministre ou diplomate. Ton intuition te fit prophète, non pas au sens banal mais au sens biblique. Il ne s’agissait plus de prédire l’avenir mais de le dire, et de le construire. Toi qui aimas tant les Lettres françaises tu dois te souvenir de la phrase de Mme de Sévigné : « Il faut bien que l’avenir devienne présent ». C’est en 1897, deux ans à peine après l’infamie commise dans l’enceinte de l’Ecole militaire, que s’ouvrit sous ta présidence, à Bâle, le premier Congrès sioniste mondial. Mesure t-on à quel point la tache fut exorbitante? Moi qui suis de la génération de l’Etat d’Israël reviviscent, projeté vers d’autres avenirs encore, je te sais gré d’avoir mis en œuvre ce jour là une autre intuition non moins décisive que la première : l’intuition non pas d’un parti unique, eût-il été baptisé « d’avant-garde », mais d’un mouvement, fluviatile, dans l’espace et dans le temps, rassemblant toutes les composantes, toutes les sensibilités d’un peuple multiple, d’un peuple à la nuque roide – sans cette roideur eût-il traversé les siècles? – mais aux membres épars de la France à l’Ethiopie, de Lwow à Constantine – puisque deux délégués de cette ville te rejoignirent à ce moment crucial. Je te sais gré d’avoir lancé, ce jour là, inscrit dans les deux calendriers, celui de ce Monde – ci et celui du Monde qui vient, vers la haute histoire comme l’on dit la haute mer, l’embarcation de l’Etat juif en nous épargnant l’on ne sait quelle impudente « République juive démocratique et populaire » qui eût été, à brève échéance, fort peu juive et fort peu démocratique mais fort impopulaire. Bien sûr il a fallu affronter les puissances diplomatiques qui dévalaient la pente vers la première guerre mondiale et leur antisémitisme, patent ou latent. Tu n’ignorais pas qu’il fallait composer avec leurs forces spécifiques, montantes ou déclinantes, et parfois avec la fétidité de leur idéologie parce que l’on ne sort pas un véritable Etat d’un monde tellement erratique comme un lapin de son chapeau. Tu rencontras le Kaiser, le Pape le Sultan et l’Empereur en te comportant avec eux non pas tel un solliciteur mais déjà comme leur alter-ego. Chacun d’eux représentait beaucoup de territoires conquis par l’épée, mais tu incarnais tant d’Histoire irréfragable, inscrite sur une terre à la mémoire plus résistante que le diamant! Il fallait bien qu’un jour où l’autre l’on fît là un peu de place à ce peuple d’Israël qui en deux mille ans n’en avait obtenu aucune autre, sinon révocable d’un moment à l’autre. Et ce jour pointa en novembre 1917, en plein conflit planétaire. La lumière trouvait tout juste son chenal dans ces horizons sanglants.
Durant ces temps de doute et de sortie du tombeau tu as su être souple et inflexible, chaque fois au bon moment, avec le bon interlocuteur. Quelle clarté intérieure faisait reculer le découragement et fondre la pusillanimité autour de toi? Stefan Zweig nous l’a raconté: ni le fanatisme religieux, ni le fanatisme anti-religieux, ni l’ambition personnelle, ni le goût faisandé du pouvoir si féroce chez les esclaves qui veulent oublier qu’ils l’ont été. Cette clarté trouvait sa source dans cela qui se nomme l’amour et qui se vit sans s’étaler sur les murs ou sans se chanter sous les balcons. Tu as aimé d’un amour surgénérateur le peuple juif voué à la détestation des autres peuples qui n’étaient rien que des « païens mal baptisés », selon la formule du Pr. Freud qui t’admirait et te soutenait, qui endurait la haine systématiques des philosophes mécaniciens de l’Esprit absolu, qui souffrait de l’abdication des Juifs renoncés. Tu l’as aimé d’un amour contagieux comme tes intuitions, en lui donnant la force d’inscrire peu à peu le rêve dans la réalité, en dépit des crises et malgré les guerres sans cesse recommencées, vers une paix dont il n’aurait pas démérité. Quiconque veut mesurer les péripéties et l’incidence majeure de ton action non seulement sur le peuple juif mais sur l’Histoire contemporaine peut se reporter à tes biographies. Il en est d’excellentes. Nous vivons encore les répliques du séisme dont tu as été l’hyper-centre depuis 1895. En grec Théodore veut dire don de Dieu. Au bout de ce siècle, que Dieu soit béni pour ce don, pour ce que, par toi, il a nous donné et n’a pas repris.
Raphaël Draï, L’Arche Novembre 2006