- PENSER LA RESURRECTION, AVEC DISCERNEMENT.
Le judaïsme, pour le désigner par ce terme générique, a suscité tant de pensées aberrantes que le travail de plusieurs générations suffirait à peine pour en nettoyer les incuries. Parmi ces aberrations, l’affirmation obtuse selon laquelle le judaïsme n’admettrait pas la résurrection des morts, qu’il en a fallu lui en implanter l’idée par le moyen du christianisme et cela non sans qu’il continue de renâcler et d’en rabattre. Par où l’on peut une fois de plus mesurer la malfaisance des stéréotypes et continuer de s’interroger sur les mobiles de qui les invente, les promeut et les propage. Car de cette même pierre deux mauvais coups sont simultanément portés, d’une part contre la réalité de la pensée juive sur un tel sujet mais d’autre part sur la qualité morale d’un christianisme qui serait porté pour se faire valoir à soutenir une pareille contre-vérité. A n’en pas douter, la résurrection tient une place essentielle dans le christianisme mais d’où ce corps de croyance la tient-il, généalogiquement, sinon de la pensée d’Israël? Ce qui n’empêche pas de s’interroger sur ce que le judaïsme entend, le plus exactement possible, par cette expression érigée néanmoins en article de foi: « la résurrection des morts », en hébreu « téh’iat hamétim », littéralement la reviviscence des morts, leur re-vie, si l’on pouvait ainsi s’exprimer. L’on procèdera à cette investigation en trois temps: comment le judaïsme aborde t-il une question aussi « limite »? Ensuite, puisque la résurrection en question est bien celle des morts, que faut-il entendre par ce terme: méthim? Enfin, cela mieux compris, quelle est l’intentionnalité du concept de résurrection des morts, de téh’iat hamétim?
Est-il indispensable d’ajouter que les vues à venir en un tel domaine sont strictement exploratoires, qu’elles ne prétendent à aucune inculcation doctrinale. Elles se veulent strictes matière à penser mais à penser aussi juste qu’il soit possible, justesse factuelle et justice morale car l’on ne finira pas de s’étonner en songeant que la peuple qui s’est tant attaché à l’idée de « re-vie » a été celui que les menaces d’extermination ont sans cesse placé à rebours de ses dilections les plus fondamentales et les plus fondatrices.
Prenons en ce sens notre point de départ chez Maïmonide, l’auteur des « 13 articles de foi » par lesquels s’expriment les croyances et les espérances d’Israël, pour ne pas dire ses certitudes. La résurrection des morts fait partie de cette tabulation qui complète les dix Paroles du Sinaï. Ne pas donner corps à la certitude que cette résurrection assurément adviendra serait renier la foi juive, parjurer l’enseignement de la Thora et renier Dieu. Autant se le tenir pour dit: aborder un pareil sujet commande vraiment d’en discerner toute la portée. Qui peut ignorer que l’homme soit mortel? Que sa durée de vie, serait- elle celle de Mathusalem, n’est pas inextensible? Qu’elle est caractérisée par une finitude ontologiquement prédéterminée et biologiquement « programmée »? Ce fait une fois admis n’empêche pas d’en discerner les modulations, à commencer par celle-ci: certes l’homme est mortel, mais il l’est au degré individuel. Peut-on extrapoler cette mortalité au degré cette fois de l’Humain, car il faut bien distinguer dans le récit de la Genèse tout particulièrement, l’homme individuel, adam, et l’Humain, au sens générique: Haadam.
Grammaticalement, l’article défini fonde également toute la différence ontologique. Les hommes individuels meurent. L’Humain leur survit et se proroge par le biais de ce qu’il est convenu de nommer les générations: en hébreu toldot, et l’on observera que le mot est employé pour la première fois dans ce récit biblique non pas directement à propos de l’Humain mais à propos des engendrements des cieux et de la terre (Gn,2,4). Comme s’il était d’ores et déjà donné à comprendre que la vie – terme que nous allons retrouver maintes fois – n’était pas unimodale, unidimensionnelle, immuable, sans pour autant se faire inconstante et dissipative. Il convient de le relever sans tarder pour éviter l’erreur selon laquelle ce schéma aurait été élaboré après -coup et à titre rétroactif pour conjurer l’idée de mort apparue dans la Création en y provoquant perplexité, sidération et peur parfois panique.Ainsi pour Maimonide la résurrection des mort est partie intégrale de la foi d’Israël considérée comme attestation (êdout) relative à la consistance de la Vie, à ce qu’est la Création en tant que telle. Et pourtant, du même mouvement, ce sujet est de ceux auxquels l’auteur du « Michné Thora » recommande instamment de pas s’attarder, de ne pas s’y croire en promenade. Avec celui du Messie il faut en saisir la tonalité, les données essentielles, et puis s’occuper de tout ce qui constitue la vie présente, avec ses obligations, ses normes, ses règles, son intelligence. En quelque sorte vivre une vie pleine, exhaustive, si l’on osait dire comme s’il n’y avait pas de résurrection dont l’anticipation de l’idée risquerait de diminuer l’intensité de la vie présente mais savoir que cette résurrection est de volonté divine, qu’elle adviendra selon cette volonté et dans le temps de Dieu. Alors, modérantisme, pusillanimité, et pourquoi pas appréhension par le penseur de se confronter à l’idée de sa propre mort?
Il ne le semble pas puisque remontant de Maimonide à ses sources, il faut relever que l’affirmation du principe de la résurrection des morts se trouve explicitement dans le « Siddour », dans le livre des prières quotidiennes, au moins à trois reprises: lors des prières successives et complémentaires du matin, de l’après-midi et du soir, et cela dans les termes qui ne sont pas superficiels de la prière sans doute la plus axiale de tout le rituel: le Chemonéi Êsrei, « les 18 bénédictions », et l’on relèvera sans attendre que le chiffre 18 en cette numérologie correspond exactement au mot « vivant »: h’ay.
Le texte de la prière du matin, de chaha’rit, dispose ainsi exactement et structuralement:
« Tu es fort (guibor) universellement (léôlam) Maître (Adonaï), Tu fais revivre les morts, Toi … ».
Suivent deux modulations, l’une pour les saisons pluvieuses, l’autre pour la saison de rosée. Et la prière continue par ces mots:
« Tu sustentes la vie par bénévolence, tu fais revivre les morts par compassions nombreuses, tu soutiens ceux qui tombent, tu soignes les malades, tu libères les prisonniers, et tu relèves confiance en toi chez ceux qui gisent dans la poussière; qui est comme toi Maître des forces et qui pourrait être comparé, souverain qui fait mourir et qui fait revivre et qui fait germer les salvations ».
D’où ces deux axiomes emboîtés:
« Tu fais foi (nééman) au sujet de la résurrection des morts.
« Béni sois tu Eternel qui fait revivre (meh’ayé) les morts ».
Ce véritable paradigme se retrouvera dans toutes les autres prières de la journée et dans celles du chabbat. L’affirmation est loin d’être annexe, anecdotique ou allusive. Il s’agit d’une quintuple déclaration, d’une proclamation qui donne leur ton et leurs sens aux autres bénédictions qui vont se déployer désormais.
On aura néanmoins prêté attention à une formulation particulière et spécifique du principe: « Souverain qui fait mourir et qui fait revivre ». Elle est décisive puisqu’elle rapporte le fait de la mort au Créateur lui même, la résurrection apparaissant mais ensuite, comme s’il fallait que les deux choses fussent liées et qu’elles le soient de sorte que la mort, sans être déniée, fût immédiatement profilée dans l’affirmation corrélative de résurrection dont le contenu reste à élucider.
Une autre observation s’impose à propos de cette prière méticuleusement élaborée à l’époque du second Temple, lui même symbolique d’une reconstruction, si ce n’est d’une résurrection. La résurrection des morts n’y est pas évoquée de manière exclusive ou isolée: elle ouvre à une série d’affirmations qui concernent toutes la résistance de la vie, qu’elle soit corporelle ou spirituelle, individuelle ou collective, à ce qui la contre-bat: maladie, misère, captivité. Là encore, comme si la résurrection constituait une tête de chapitre dont tous les paragraphes fussent cohérents entre eux et synergisent les forces, les guévourot, dont le Créateur est la source, la guévoura désignant la force effective mais régulée, consciente: la force créatrice.
2. LA VIE ET LA MORT, LA VITALITE ET LA MORTALITE.
Parfois, pour se donner de meilleures chances de comprendre une question difficile, il vaut mieux se reporter aux processus qui la caractérisent qu’aux substantifs qui risquent de d’en figer l’intelligence. Ainsi en ira t-il des concepts de vie et de mort dont on étayera l’exploration par ceux, processifs, de vitalité et de mortalité[1]. Pour valider cette approche on se contentera d’observer qu’en hébreu le mot « vie », h’aym est un pluriel, et que le mot mort, maveth, au moins selon l’une de ses lectures primaires, est un singulier, pour ne pas dire un isolat. Dans ces conditions, et en rappelant l’observation précédente sur l’articulation de la mortalité et de la vitalité dans les « 18 bénédictions », l’on notera que si dans le langage courant d’origine grecque, les hommes sont considérées comme des « mortels », dans la terminologie d’Israël ils sont considérés comme des « vivants »: h’aym, d’où, et entre autres, ce principe générique (clal gadol): «.. et tu choisiras la vie » (Dt, 30) qui peut également se lire et se comprendre, selon Elie Wiesel: «.. et tu choisiras les vivants ». Et nous savons, selon les termes mêmes du chemonei êsrei, que ces « vivants » sont eux aussi exposés à la mortalité qu’il ne faut pas confondre comme on le verra avec la morbidité. Une fois encore, il ne s’agit pas d’une simple variation linguistique mais de deux façons, à tout le moins, de concevoir les formes de résistances, qu’elles soient conscientes ou instinctives, à la mort. Et c’est en ce point que se distinguent radicalement l’aspiration à l’immortalité et la foi en la résurrection des morts.
Les psychanalystes considèreraient que les deux situations se soutiennent d’un fantasme mais les fantasmes ne sont pas tous homologues même s’ils semblent issus d’un même terroir psychique. Pour l’exprimer en termes cursifs, selon la conception grecque l’humain aspire à l’immortalité, l’on ira jusqu’à dire à l’amortalité, car telle est la condition des dieux avec lesquelles il rivalise pour des mobiles que le personnage de Prométhée incarne. En somme, la conception grecque, ainsi entendue de nos jours, serait binaire: mortalité, immortalité, tandis que la conception hébraïque serait ternaire: vitalité, mortalité, reviviscence. Bien sûr et pour reprendre notre observation de facture psychanalytique, si l’on peut vérifier en l’occurrence la flagrance de la fantasmatique à l’oeuvre: celle d’un déni du réel et d’une exacerbation narcissique, il semble bien que l’appareil conceptuel et que l’outillage mental mobilisés ne soient pas tout à fait homologues dans les deux cas. C’est pourquoi, et puisque l’objet principal de cette exploration porte sur la pensée juive, il importe de revenir au récit de la Genèse relatif à l’apparition de la mort dans la Création, car il s’agit bien d’une survenue que l’on serait en droit de considérer comme accidentelle si l’Humain, Haadam, n’avait pas au préalable fait justement l’objet d’un avertissement, conçu en ces termes: « L’Eternel-Dieu prit l’homme et l’établit dans le Jardin d’Eden pour le cultiver et le soigner. L’Eternel-Dieu donna un ordre à l’homme en disant: « Tous les arbres du jardin tu peux t’en nourrir, mais l’arbre de la science du bien et du mal, tu n’en mangeras point car du jour où tu en mangeras, tu dois mourir » (Gn, 2, 15 à 17).
Cette traduction dite du Rabbinat appellerait bien des reprises et des commentaires. On y relèvera surtout la connexion causale entre nourrir et mourir, d’une part, et de l’autre la formulation grammaticale de la sanction annoncée. Selon la Bible du Rabbinat cette sanction n’est pas formulée au conditionnel ou à l’optatif: « tu en mourrais » mais bel et bien à l’indicatif sinon même à l’impératif: «Tu en mourras ». Assurément. Toutefois, comment devient mortelle une créature dont la Genèse vient d’affirmer qu’elle a été créée à la semblance de Dieu (betselem Elohim) et comme son représentant dans la Création (Gn, 1, 27)? Incohérence? Contradiction? Retour du réel refoulé par un fantasme de « théification »?
C’est en ce point qu’il faut sans doute distinguer la vie conçue comme état, et la vitalité, ou la « vivance » comme processus à préserver et à entretenir. L’Humain selon le récit biblique est formé et conformé à partir de l’humus fertile de la terre (âphar) qui est en somme sa matière première, celle de sa morphogenèse. Pourtant sa création ne s’y limite pas. L’Humain fait ensuite l’objet d’une insufflation, et pas de n’importe quel souffle: d’un souffle précisément de vie: nichmat h’aym, littéralement d’« une âme de vie », qui fait de lui, à la lettre un vivant: nephech h’aya (Gn, 2, 7). Pareille conception de la « vivance » correspond à une organisation en niveaux emboîtés les uns dans les autres et se conditionnant mutuellement. Si la morphogenèse est matérielle, mais d’une matérialité si l’on peut dire transcendante, transformable, l’Humain est défini surtout par son « âme de vie », locution qu’il faut tenter d’éclairer.
Pourquoi « âme » se dit en hébreu nechama? Ce mot en condense deux autres: chem, et cham. Chem veut dire « là-bas », et Chem désigne le nom. Un être vivant et viable doit pouvoir nommer et être nommé, la nomination et la dénomination l’inscrivant dans un projet, dans une trajectoire. C’est pourquoi selon une observation devenue classique, le Targoum, la paraphrase araméenne de la Thora, traduit nichmat h’aym par rouah’melalela: « esprit de parole ». En tant que tel l’Humain parle et parlant fait parler à son tour. Telles sont les données du chapitre 2 de la Genèse concernant la conception de l’Humain vivant et le principe de sa vie. Mais comment sa vitalité, au sens processuel, est elle assurée?
Par sa situation dans la Création en général. Tel est l’objet d’autres versets du même chapitre 2 de ce récit relatif à ce que l’on pourrait appeler la logistique de la Création et de la vitalité de l’Humain. Il s’agit en premier lieu de son site vital: « l’Eternel Dieu planta un jardin (gan) en Eden, vers l’orient, mikedem, et il y plaça (vayassem cham) l’homme qu’il avait façonné »(Gn, 2, 15). En ce verset revient assurément le mot cham dont nous connaissons le sens et la portée. C’est afin de demeurer « âme vivante » que l’Humain est situé à cet endroit de la Création caractérisé par ces deux coordonnées, en un lieu nommé à son tour « Gan Eden ». Au delà de l’imagerie traditionnelle que signifie cette locution?
On a maintes fois souligné la convergence des radicaux grec et hébraïque à ce propos. Dans les deux registres linguistiques, la racine GN correspond à l’étymologie du vivant en sa source même: du vivant générique, si cette expression ne formait pas pléonasme. D’où le mot souche: GeNèse lui même. Qu’implique alors KeDeM? L’antériorité, comme si l’influx vital conférant sa vitalité à l’Humain provenait d’avant la création de celui-ci en son amont, et que ce flux là devait être préservé pour préserver en même temps la vivance de la créature. Il est loisible de considérer ces données comme « littéraires » ou « fabuleuses », ne correspondant que fortuitement et de manière inégale à ce que la biologie actuelle enseigne ou ce sur quoi elle renseigne. On peut néanmoins les aborder aussi comme une construction de l’esprit élaborant les conditions de sa propre fondation. En tous les cas la perpétuation de la vie est conditionnée par le respect de ces principes vitaux lesquels se prolongent dans les considérations suivantes: « L’Eternel-Dieu fit surgir du sol toute espèce d’arbre beaux à voir et propres à la nourriture (tov lemaakhal) et l’arbre de vie au milieu du jardin avec l’arbre de la science du bien et du mal »(Gn, 2, 9). Que faut-il en comprendre sinon et entre autres que les arbres vitalement nourriciers, qualifiés de « propres à la nourriture » procèdent du même principe que celui qui assure, phase après phase, la vitalité de la Création scandée par le qualificatif: bon, tov, dès la création de la lumière (or) (Gn, 1, 2, 3).
Ce site présente néanmoins deux particularités: en son centre un dispositif qualifié « d’arbre de vie » est jouxté par un autre, qualifié lui « d’arbre de la connaissance du bien et du mal ». Et l’on se retrouve là en présence d’une des énigmes les plus profondes de la conscience humaine[2]. Au regard des conséquences à venir quelques remarques mêmes cursives importent.
Le premier des deux dispositifs ainsi présenté, celui qui conditionne le reste est donc bel et bien l’arbre de vie. Entendons le mort « arbre » (ÊTs) dans le sens d’une arborescence générique dont l’arborescence botanique n’est qu’une des configurations. C’est en lui et par lui que le site qualifié de Gan Êden trouve sa vivance et la draine dans le reste de la Création. Si la vivance propre de cet arbre est atteinte, toute la Création, à commencer par l’Humain, le sera ensuite et immanquablement. L’on pourrait presque affirmer à ce propos qu’il s’agit de la définition d’un principe de réalité qui, telle qu’elle est, doit être respectée. Comme on l’a dit, cet arbre de vie n’est pas le seul: il est jouxté par celui de la connaissance du bien et du mal dont il serait bien aventureux de conjecturer la nature, générique, botanique et même métaphorique sauf, une fois de plus, à observer qu’à la différence du précédent, parfaitement simple et homogène, ce êts là est composite et surtout contradictoire pour autant que le soient le bien, déjà rencontré, le tov, et son antonyme le mal, ici nommé râ.
Ce qui conduit selon ce récit à en prendre acte: la vie n’est pas viable de soi. Elle est contredite par un élément différent, hétérogène, dont il faut tenir compte et à propos duquel un avertissement, déjà rencontré, est délivré: « De tous les arbres du jardin tu peux t’en nourrir mais l’arbre de la science du bien et du mal, tu n’en mangeras point car du jour où tu en mangeras tu dois mourir » (Bible du Rabbinat). La suite du récit relatera comment l’Humain croira pouvoir passer outre à cette défense et comment il en deviendra en effet mortel, laissant béante la question portant sur le point de savoir en quoi la consommation du fruit de ce second arbre pouvait entraîner des conséquences létales. Faut-il admettre l’idée que ce second arbre, dans l’ordre où le récit biblique les mentionne, est en réalité le plus originel, ou le plus archaïque? Celui qui atteste du chaos antérieur à la Création et qui lui résiste, juxtaposant sans les synthétiser la valeur de vie et l’attraction de cela: tropisme, force, ou inertie, qui refuse qu’elle n’advienne?
Mais que faut-il exactement entendre par cette autre formule: mot tamout, traduite dans la BR par «tu dois mourir»? Cette traduction ne restitue pas complètement la formulation hébraïque originelle: mot tamout, que l’on peut mieux approcher ainsi: « de mort tu mourras ». La différence est notable. Dans la première traduction il s’agit d’un décret fatal, d’une issue inévitable opérant comme un couperet, tandis que dans l’autre il s’agit bien d’un processus lequel s’inscrit dans une temporalité récessive. En ce sens le verset en question énonce moins une sanction qu’il ne décrit une évolution ou plus exactement une involution, comme si, une fois cette transgression consommée, dans tous les sens du terme, le vecteur de la Création se rétro-versait ou même s’inversait, la Création devenant entropique.C’est sans doute pourquoi le récit enchaîne sans désemparer: « L’Eternel Dieu dit: « Il n’est pas bon que l’homme soit isolé (levado) » (Gn, 2, 18), sachant que l’entropie caractérise l’état de dégradation d’un système devenu clos et auto-consummatoire, auto- phage.
Une fois la transgression commise, et la mort instaurée dans la Création, celle-ci apparaîtra t-elle désormais comme en simple sursis? Quelle en serait alors la valeur intrinsèque, le bien-fondé et finalement la cause génératrice? A quoi bon la Création pour, dés l’origine et dans sa conception même, l’avoir exposée à un aléa aussi fatal?
C’est ici que réapparaît alors la formule rencontrée dans les « 18 bénédictions » à propos du Créateur: « Qui fait mourir (mémit) et qui fait survivre (ou meh’ayé) ». L’entropie n’est pas fatale. Elle est susceptible à son tour de s’inverser. La mortalité peut se transformer à nouveau en vitalité et la Création conserver sa prévalence irréfragable. Ce nouveau processus est nommé en hébreu téchouva: retour et revenance, réflexion et réparation. Quoi qu’il en soit, le contraire de l’irréversible et du « fatal-létal ». La transgression éloigne le vivant de l’arbre de vie. Elle le rétrocède au chaos. La téchouva l’y ré-oriente et l’y greffe à nouveau. A condition que la greffe fût compatible, ce qui forme tout l’objet des traités « agricoles » de la Michna et du Talmud de Jérusalem. La « remédiation, si l’on pouvait ainsi la qualifier, se déduit des « contre- mesures » qui suivent la transgression originelle pour pallier ses conséquences mortifères: le travail pour l’homme et la gésine et la gestation pour la femme. Il faut n’avoir rien compris au récit de la Genèse pour les interpréter comme sanction, punition ou pire encore: damnation.C’est tout le contraire que le Créateur met en oeuvre justement pour y remédier, que le Créateur devient médecin, rofé.Pour le Zohar dans le commentaire de la paracha intitulée précisément: « Ah’aré moth (Après la mort [3]) », s’agissant de la vision d’Ezéchiel, seul Raphaël (Dieu guérit) correspond non pas à une effigie emblématique d’animal (aigle, buffle, lion) mais simplement à l’Humain (adam).Tout remède procède de l’arbre de vie et de ce point de vue la médication s’inscrit non pas seulement dans l’ordre de la « réparation de l’univers » (tikkou haôlam) mais dans celui de sa création perpétuée (beriat haôlam). En ce sens encore, et comme l’explique le Zohar, suivant Le Cantique des Cantiques, le fruit de l’arbre de vie, nommé tapouah’, est le remède par excellence parce qu’il réunit tout à la fois belle apparence, sapidité, odeur suave et substance nourrissante. On remarquera que les lettres formant le nom de ce fruit sont les mêmes que celle formant le qualificatif d’« ouvert »: patoah’, d’où l’injonction du Deutéronome: « Ouvert (patoah’) tu ouvriras (tiphtah’) ta main [4]de peur qu’il n’y ait quelque chose (davar) avec ton cœur-connaissant (levavekha): sans ascendance (bli yaâl) ». Bliyaâl pourrait également se traduire par inerte, non- transcendant, « catamorphique « et non pas méta-morphique.
Car quelle est la condition de l’Humain après la première transgression? Le récit biblique le qualifie par ce mot difficilement traduisible: il est âroum, terme généralement rendu par « nu » (Gn, 3,7).Quelle sorte de nudité? Désespérante. Celle qui le prive de son sceau divin, de son tselem et de sa demout, de sa corrélation avec le Créateur. L’Humain est devenu en somme un mort- spirituel vivant, survivant matériellement, ou pour le dire dans la conceptualisation éthique hébraïque: un corps sans âme: gouf bli néchama. La question surgit alors: pourquoi le laisser ainsi survivre, pour ne pas dire végéter? Pour le Créateur, au titre de sa bonté créatrice, il s’agit maintenant de le ressusciter, non pas dans le sens ordinaire du mot résurrection mais dans son sens génésiaque: il faut susciter à nouveau ce qui en lui est resté compatible avec la Création divine.
Il faudrait alors s’interroger sur la « méthodologie » du Créateur pour qui la faute commise n’est imputable qu’à une partie de l’Humain, à un moment de son trajet. C’est pourquoi après les générations cosmiques, les toldot, apparaissent ici les générations, les engendrements proprement humains. La génération à venir relèvera la génération présente de ses défections ou de ses insuffisances. L’essentiel est que l’insufflation initiale se poursuive et que l’Humain finalement advienne comme co-créateur (choutaf) selon sa vocation première. Aussi, et là encore sans désemparer, apparaît le nom d’Eve « parce qu’elle est la mère de tous les vivants » (BR) ou plus exactement parce qu’elle est cause de tout ce qui vit (em col h’ay) (Gn, 3, 20). Les générations à venir procèderont des engendrements conjoints de l’homme, qualifié d’Adam, et de la femme, nommée Eve. Le vivant n’est plus générique ni anonyme: il est bel et bien personnalisé. Le relais des générations palliera la mortalité provoquée par l’une d’entre elles.
Mais par lui même le premier engendrement ainsi conçu ne réussit pas. Si l’Humain (haadam) enfin connut non pas Eve mais si l’on peut dire l’« évisme (eth- h’ava) » il en résulte un être qu’il ne faut pas se hâter de considérer comme parfait: Kaïn puisqu’il se révèlera l’auteur du premier fratricide. Tout se passe comme si la Création procédait par essais, erreurs et rectification. Le premier couple de (pseudo) frères non seulement ne sera pas résurrecteur mais il reproduira la mort dans la Création.Non pas la mort lente, par extinction et exténuation de l’énergie vitale, de la hachpaâ, mais de la mort violente, par assassinat. Serait- ce signifier que le remède envisagé par le Créateur vient à son tour d’échouer?
A ce moment l’on serait conduit à envisager la fin du sursis dont il a été fait état, le terminus de la Création. Or celle ci va reprendre à la suite d’une nouvelle tentative. Après les deux frères fratricides, un troisième advient qui présente trois caractéristiques absentes chez les deux précédents. Cette fois, et au regard du relais inter- générationnel précité, il est expressément qualifié de « fils », ou d’enfant, de ben; en plus il est doté d’un nom, d’un chem, donc d’une âme, d’une néchama, et il est nommé Chet, terme qui désigne la résonance, le retentissement, la réflexion, tout le contraire de l’impulsivité et de la décharge sensorielle (Gn, 5, 1 et sq).
Le récit biblique reviendra plus d’une fois sur la naissance de Chet. Les indications contenues au chapitre 5 sont capitales: « Adam ayant vécu 130 ans produisit un être à son image et selon sa forme (bidmouto betsalmo) et lui donna pour nom Chet » (Gn, 5, 3) ». Indications capitales puisque nous voyons reconstitué le sceau divin sur la Créature humaine enfin réinstaurée dans ses capacités et dans sa vocation initiales. En ce sens, il est possible de dire que l’Humain est re-suscité. Si la contre-création procède par itérations inlassables, la Création opère par insistance endurante[5]. Et les auteurs de la prière du matin, de chah’arit pourront y déployer cette action de grâce: «Béni sois tu Eternel qui par ta bonté renouvelle perpétuellement l’oeuvre de la Création (maâssé Beréchit) ». Ainsi l’Humain est à la lettre ressuscité dès lors que se reconstituent en lui ces dimensions créationnelles.
Et la question se pose: où Adam et Eve trouvèrent-ils les ressources de cette re- naissance? Il faut bien envisager à la suite du Zohar un regain, un surgeon, une repousse de l’Arbre de vie en dehors du Gan Eden, ce qui tendrait à démontrer que le séjour du premier couple en ce lieu vital, en ce topos, y avait laissé sa marque et sa semence. D’où la nécessité éthique cette fois pour chaque être humain de se préoccuper de son âme, homothétique du Gan Eden, de son vivant, au sens d’une chronologie primaire. Dans le fameux chapitre 11, le chapitre dit H’elek du Traité Sanhédrin les civilisations et générations qui n’ont pas accès « au monde qui vient » sont précisément celles pour lesquelles l’âme est ou a été quantité négligeable, alors qu’elle est à la vie ce que la mèche huilée d’huile pure (ner) est au Candélabre.
En l’Humain, répétons-le, l’âme seule, initialement vouée à l’éternité, est demeurée hors des emprises de la mort. Encore faut-il l’y maintenir et l’en préserver. L’être qui y parvient est qualifié de TaM, terme que l’on traduit généralement par « intègre ». Tout dépend de ce que l’on recouvre sous ce qualificatif dont on observera qu’en hébreu il est formé par les mêmes lettres que le mot « mort » (MeT) mais lues à l’envers. C’est en ce sens que des êtres comme Enoch, le premier fils de Seth, mais également Jacob ou Elie sont considérés comme n’étant pas morts pour signifier sans doute qu’en eux tout survit ou mérite de survivre.On relèvera à leur propos qu’ils sont tous considérés comme s’étant comportés selon l’observance divine. Le verbe HaLaKh est décisif ici puisqu’il désigne simultanément la façon si l’on ose dire dont le Créateur lui même se comporte (mithalekh) (Gn, 3, 8). Etre « mithalekh » c’est bel est bien se comporter de manière homologue au comportement du Créateur, donateur de la vie et dispensateur de la survie, du méh’ayé comme le désigne le Livre des Chroniques repris dans la prière du matin. Aussi dans le fameux chapitre 11 du Traité Sanhédrin du Talmud de Babylone est-il indiqué que tout ce qui dans le texte biblique s’énonce au futur grammatical se rapporte à la résurrection. Envisager l’avenir c’est bel et bien après avoir été re-suscité.
3. REVIVISCENCE ET RESURRECTION: LA VISION D’EZECHIEL.
Mais par de tels développements ne sommes-nous pas portés à biaiser avec la question véritablement posée: la résurrection des morts est elle concevable, non pas dans le sens qui vient d’être indiqué et qui, si l’on n’y prend garde, ne fait que déplacer la difficulté du plan individuel à celui de l’espèce pour mieux éluder les difficultés de l’interrogation sur le seul plan qui compte, le plan personnel? Pour l’exprimer en termes encore plus radicaux, est-il envisageable qu’un mort revienne à la vie, à la vie non pas au sens symbolique ou métaphorique mais à la vie « tout court »? En d’autres termes encore, la mort n’est-elle pas irréversible?
La question ne saurait être éludée puisque, hormis les personnages que l’on vient de mentionner, le récit biblique comporte plusieurs épisodes de résurrection et l’on retiendra ceux mentionnés à propos des prophètes Elie et Elisée et surtout le fameux chapitre de la prophétie d’Ezéchiel sur « la vallée des ossements » qui retournent effectivement à la vie conférant sa signification plénière à l’idée de téh’iat hamétim. Encore faut-il ne pas commettre d’erreur à propos d’un diagnostic de mort clinique comme l’enseignent précisément les épisodes précités d’Elie et d’Elisée et de retour non pas à la vie biologique disparue mais à la conscience de ceux que l’on croyait passés définitivement par les voies sans retour du trépas.
S’agissant du prophète Elie (IR, 17, 17), face à la « mort » proclamée de l’enfant qui pourtant fut tant attendu, le diagnostic est on ne peut plus précis. Le mal qui l’afflige ne laisse subsister en lui presque plus rien de sa néchama, donc comme on l’a dit, de son âme, au sens de la Genèse. Face à la révolte de la mère comment le prophète procède t-il? En tout premier lieu, il souligne face au Créateur en quoi la mort de l’enfant dans ces conditions serait moralement inacceptable. Après quoi interviennent des gestes thaumaturgiques dont le sens ne pourrait être restitué que par de véritables émules du prophète, notamment le « redimensionnement » de l’enfant moribond selon le corps et l’esprit d’Elie. Quoi qu’il en soit, la prière résurréctrice portera non pas sur la néchama proprement dite de l’enfant mais à un degré moindre sur son néphech, sur son principe vital. Et la prière d’Elie est exhaussée dans es termes exacts suivants: « L’Eternel entendit la voix d’Elie et la force de vie (nephech) de l’enfant revint en lui et il vécut ». Ce qui confirme clairement qu’en l’occurrence il s’agisse non pas d’une résurrection mais bien d’une reviviscence et il importait éthiquement qu’Elie ne fût pas surdimensionné tel un démiurge aux yeux de la mère et de son pauvre enfant.
Il n’en ira pas autrement dans l’épisode analogue concernant le disciple d’Elie, le prophète Elisée. Cette fois, l’enfant est frappé aux champs par une insolation et il mourut (vayamout). Une fois sollicité comment intervient le prophète? Selon la traduction de la BR, Elisée se munit de son bâton qu’il posa sur le visage de l’enfant mais « pas un souffle, pas un mouvement ». Le texte original ne dit pas exactement cela mais « pas de son (ein kol), pas de voix et pas de regard (ein kechev) » L’inertie et la perte d’attention deviennent les signes d’une perte de conscience mais celle-ci équivaut elle à une mort clinique? Quoi qu’il en soit l’enfant à ce moment ne revient pas à lui, il ne se réveille pas. C’est alors mais alors seulement que l’enfant est considéré mort (meth), « ayant été étendu sur sa couche ».
Suivent des gestes opératoires appelant les mêmes observations qu’à propos d’Elie. A la lettre, Elisée translate « son être vers celui de l’enfant considéré comme mort et celui ci « éternua par sept fois et ouvrit les yeux » avant d’être restitué à sa mère. Le plus significatif reste alors le verbe hébraïque rendu ici par « translaté »: « vayghar » construit sur la racine HR qui désigne la conception et la conceptualisation mais également une disposition particulière de l’esprit, sa disposition sans doute la plus vitale que restitue le proverbe de Salomon: « Le cœur empli de joie (lev saméah’) favorise la guérison (yetiv guéhé) (Pv, 17, 22). Et Radak de commenter, confortant une de nos précédentes notations: le cœur heureux est bénéfique pour le corps comme l’est la médication, la rephoua. Quels qu’en soient les degrés, la résurrection a partie liée avec la joie en ce que celle–ci est l’affect électif du vivant, son affect originellement inductif ou sinon reconstituant, selon les situations.
Ainsi en arrive t-on à la vision d’Ezéchiel dans « la vallée des ossements ». Le chapitre 37 d’Ezéchiel déploie à cet égard une des visions les plus quintessentielles de la conscience humaine. Un ouvrage entier ne suffirait point pour en rendre compte et l’on n’en proposera pas une analyse exhaustive dont in trouvera maints éléments dans d’autres commentaires encore qu’ils s’assujettissent tous aux considérations du Traité H’agiga du Talmud. Seuls nous retiendront les éléments de ce récit visionnaire relatifs à la résurrection des morts, expressis verbis, selon les termes mêmes de l’injonction divine lorsqu’elle eut disposé le prophète de l’exil face aux amoncellements d’ossatures en apparence plus sèches que du bois mort: « Il me dit: « Fils de l’homme (ben adam), ces ossements (âtsamot) peuvent-ils revivre (hatih’yéna)? ».L’interrogation est explicite: elle s’adresse à Ezéchiel en tant que « fils de l’Homme », replacé de la sorte dans l’interrogation initiale adressée alors à Adam «: « Où es tu? » et à laquelle il n’avait pas su ou n’avait pas cru devoir répondre, avec les conséquences que l’on sait.
Tout se passe comme si dans cet ossuaire, était élevé l’appel, au sens juridique et prophétique, contre la défection initiale relatée par la Genèse. Et cette fois le prophète de répondre, comme s’il se situait avant la consommation létale du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, devenus indiscernables: « Je répondis: « Seigneur Dieu, toi tu le sais ». La fauté générique, celle de la connaissance fallacieuse, ne se répètera pas. D’où ce qui suit: « Il me dit: « Prophétise sur ces ossements et dis leur: « Ossements desséchés, écoutez la parole de l’Eternel ». La réduction à l’état de squelette ne signifie pas l’extinction absolue de toute vie. Un reste subsiste perceptible pas un esprit doué de prophétie, de nevoua, ce qui conduit par cette voie à une autre définition de celle-ci qui ne l’associe pas exclusivement à la capacité de prédire ou d’annoncer mais à celle de discerner les moindres traces du vivant là où on l’y chercherait le moins. Car en hébreu si êtsem désigne l’os il désigne aussi l’essence non dégradable des êtres et des choses et l’on observera qu’une des étymologies possible de ce mot le relie à Êts(M): l’arbre.
Après quoi les opérations résurrectrices s’enchaînent. Plusieurs verbes qui interpellent directement ces ossements les décrivent. Ils forment entre eux, méthodiquement, une première séquence: « Voici je vais faire passer en vous un souffle (rouah’) et vous (re) vivrez (h’éytem) ». L’insufflation constitue l’opération princeps. Elle sera suivie de cinq autres: «Je mettrai (natati) sur vous des nerfs(guidim) et je ferai monter sur vous(vééâléti) de la chair (bassar), et je vous envelopperai (vékaramti) d’une peau (ôr) puis je mettrai en vous (natati) l’esprit (rouah’) et vous vivrez et vous saurez que je suis l’Eternel ». L’ordre dans lequel ces verbes sont successivement énoncés reconstitue celui des opérations résurrectrices. Dans le cadre de cette étude nous nous contenterons d’en prendre acte. On soulignera néanmoins que le dernier des verbes ainsi énoncés concerne la connaissance de Dieu qui relève l’Humain de sa propre pseudo- connaissance tandis que la connaissance vivante et proprement dite est remise à sa juste et pleine place.
Après quoi une deuxième séquence intervient, non plus anatomique, si l’on peut ainsi s’exprimer, mais phonique, langagière, sollicitant à nouveau l’Humain réduit à cette dessiccation, en cet être de paroles (rouah’melalela) qui atteste de l’apposition du sceau divin, du tselem elohim. Le prophète prophétise comme le Résurrecteur le lui a demandé et il en résulta « une voix (kol) et du bruit (raâch) » produisant une reconfiguration des ossements, un rajointement précis et non pas aléatoire des os épars: « un os en fonction de son os (êtsem el âtsmo) ». Cependant, si les opérations annoncés dans la séquence précédente se réalisent toutes, l’insufflation elle n’a toujours pas lieu, ce qui souligne fortement qu’elle reste la plus décisive, que les autres n’en sont que les préparatifs.
A cette fin, une nouvelle « injection » prophétique est indispensable dont il faut bien saisir le sens: il importe cette fois que le prophète prophétise sur l’esprit prophétique dont se découvre une échelle double qu’il faut apprendre à conceptualiser selon ses résonances: « Il me dit: Prophétise sur l’Esprit, prophétise fils de l’Homme ». Et le prophète met en oeuvre à ce degré, incommensurable, l’injonction résurrectrice: « Et je dis à l’Esprit (rouah’): « Ainsi parle le Seigneur Dieu: « Des quatre Esprits (ou directions): viens Esprit et inspire ces assassinés (harouguim) et ceux là vivront ».
Le prophète accomplit ce qui lui a été demandé: « Et il advint en eux l’Esprit et ils se mirent à vivre et ils se (re) dressèrent sur leurs pieds en une innumérable configuration de vie (h’ayl) ». La contiguïté alphabétique des mots h’ayl et h’aym est on ne peut plus frappante. Si la résurrection « technique » ou opérationnelle se parachève de la sorte, elle n’est pas encore accomplie selon sa signification, laquelle à présent doit se délivrer: « Alors il me dit: Fils de l’Homme, ces ossements c’est toute la Maison d’Israël ».
Deux niveaux de résurrection se discernent à cette fin et le second eût risqué de se réduire à une métaphore ou à une allégorie si le premier n’avait pas été décrit de manière aussi précise et aussi méthodique car il n’est de mort certaine, de mort absolue et cette fois irréversible que celle engendrée par le désespoir, l’abdication de toute espérance (avda tikvaténou) ». Il faudrait d’ailleurs en reconsidérer plus amplement et plus profondément qu’il n’est fait habituellement les incidences lors de la transgression originelle. La désespérance annihilatrice prendra fin et les tombeaux se rouvriront. De sépultures redeviendront des matrices de vie. Les corps individuellement ressuscités inciteront à la résurrection du peuple proprement dit, selon son échelle spécifique ; ce peuple né à nouveau qui s’en reviendra de l’exil létal auquel il semblait avoir été condamné sans aucune instance d’appel qui puisse l’entendre. Et là non plus, il ne s’agit pas d’allégorie ou de métaphore mais de résurrection plénière: « Je mettrai mon esprit (rouh’i) en vous et vous (re) vivrez (h’eytem) et je vous ferai trouver le repos (hinah’ti) sur votre terre et vous aurez connaissance (yadaâtem) que je suis l’Eternel qui a parlé et qui a accompli, affirmation de l’Eternel ».
On aurait pu penser que la vision prophétique d’Ezéchiel trouve elle aussi en ce point son parachèvement. Pourtant elle se poursuit et se prolonge, ce qui ne saurait avoir d’autre sens que de la raccorder à l’histoire du genre humain puisque c’est en lui et par lui que la mortalité s’est instituée dans l’humanité par la consommation du fruit létal de l’arbre que l’on sait. Ce sera donc en ce point d’origine qu’il faudra remonter.
La parole de l’Eternel advint à nouveau au prophète. Que lui enjoint elle? Il faut alors traduire aussi rigoureusement que possible: « Or toi fils de l’l’homme prends une pièce de bois (êts eh’ad) et écrit dessus: « Pour Juda et pour les enfants d’Israël ses associés (son compagnon): « h’avéro » (BR). Il est à craindre que pour aussi méritoire qu’elle soit cette traduction fût inexacte et source de contre-sens. Car à l’évidence ÊTs eh’ad ne veut pas dire « pièce de bois » mais « arbre unique » ou plus précisément encore: « arbre-un », sans équivalent. On voit mieux comment la traduction de la BR éloigne du récit de Béréchit et comment l’autre y reconduit directement. Ce que confirme la suite de la prophétie en cours puisque Ezéchiel est incité à prendre à nouveau non pas « une autre pièce de bois » mais un nouvel « arbre- un », relatif cette fois à Joseph et à Ephraïm, dans la fraternité difficultueuse de Juda, et d’y porter une mention homologue. N’assistons nous pas ici simplement à une opération de symbolisation? Certainement, à condition de ne pas en abraser le niveau puisque l’opération se poursuit en ce nouveau geste qu’il faut traduire conceptuellement sans se laisser déconcerter par les singularités grammaticales du verset qui les restitue et qu’il faut savoir entendre: « Rapproche ces pièces l’une de l’autre (karav otham éh’ad el éh’ad) pour n’avoir qu’une pièce unique (leêts éh’ad) et elles seront réunies dans ta main (véh’ayou laah’adim beyadehha) ». Retraduit conceptuellement et linguistiquement, le texte originel dispose en réalité: « Approche les l’un vers l’un pour avoir un arbre -un et ils seront unifiés en ta main ».
On mesure mieux à quel point en cette vision apparaît prégnante non pas l’obligation banale de complémentarité- l’un complétant l’autre, comme il se doit – mais celle de reconstituer de plus hauts degrés et de plus fortes densités de l’unité elle même puisque « l’un » doit se conjoindre non pas à l’autre mais à l’« un » pour former un « un » encore plus unifié qui ne se confonde avec nul isolat [6].Ce qui est destiné précisément à susciter le questionnement d’Israël en direction de l’Eternel: « Ne nous diras – tu pas ce que ceux là sont pour toi »? N’est- ce pas à ce moment précis que l’Humain est relevé de ce qui fut son désistement devant la toute première question que le Créateur lui adressa: « Où es tu? » et à laquelle il ne répondit pas? La réponse divine, elle, s’énonce maintenant en ces termes: « Je vais prendre l’arbre de Joseph qui est dans la main d’Ephraïm et des rameaux d’Israël son compagnon et je lui assignerai l’arbre de Juda et j’en ferai un arbre -un (êts éhad) et ils seront un dans ma main ».
N’eût été la récurrence de l’« arbre-un », il eût été loisible de trouver déjà en cette vision et dans le récit qui la restitue l’aspiration à la reconstitution ethnique d’un peuple se refusant de toutes ses forces à se dissoudre dans une histoire désespérée, dans un exil fatal. Les dimensions de cette vision sont telles qu’en réalité elles en font remonter les témoins en deça des survenues de la mort, lorsque l’Humain, plutôt que de consommer du seul arbre de vie, du seul « arbre-un », dirigea sa prise vers l’arbre contraire, diffractif et composite, vénéneux et rémanence du tohu-bohu, en lequel le bien et le mal » copulent, se mêlent au point de devenir indiscernables, le bien devenant mal et le mal se faisant « bien » ; vers cet arbre sans orient, agrippé au chaos: celui du « bien – et – du – mal », comme s’ils étaient équivalents, équipollents et homologues, aucune durée de vie ne suffisant plus pour en clarifier les opacités et en démêler les contre-sens.
Jusqu’au moment où à nouveau le Créateur vient faire prévaloir les droits imprescriptibles de la Création et de l’irréfragable bénédiction qui – ne l’oublions jamais – s’y attache. La mort marque un terme. Elle n’est pas un horizon et si elle venait à obscurcir celui de la vie, la résurrection y replacerait sa lumière première, bonne et incorruptible.
Raphaël Draï
[1]Cf. Alfred North Whitehead, Procès et réalité, Gallimard,1995.
[2] Cf. Raphaël Draï, Totem et Thora. L’énigme de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, Hermann, 2011.
[3] Celle des enfants d’Aaron, Nadav et Avihou (Lv, 16).Le commentaire du Zohar sur la paracha concernée(Ah’aré moth) est décisif au regard des questions ici abordées.
[4] Ici organe de l’emprise.
[5] Il faudrait reprendre sous cet angle l’institution du lévirat, du yboum et tout le Traité Yévamot du Talmud.
[6] Pour le Zohar (Kedochim) le Un ainsi entendu ne se conçoit que dans la complétude fructifère du masculin et du féminin, de même que sont considérés comme « Un » les téphiline, les phylactères complémentaires et coordonnés de la tête et du bras qui s’ajustent puis se détachent néanmoins dans l’ordre, le séder, suivant: pour les attacher l’on commence par celui de la tête et l’on finit par celui du bras,mais pour les détacher l’on commence par celui du bras. C’est cet ordre- là qui est transgressé par l’emprise exercée sur l’arbre de la connaissance (du) bien et (du) mal que précède dans l’implantation édénique l’arbre de vie, selon le schème suivant: 1) arbre de vie, 2) arbre de la connaissance, d’abord du bien et ensuite seulement 3) du mal.Le renversement de cette Loi aboutit à instaurer la prévalence du mal sur le bien, et celle de leur mixture sur l’arborescence de vie qui recommencera pourtant avec la conception, la naissance et la qualification de Chet, l’enfant de la connaissance et de la reconnaissance.