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PARACHIOT MATTOT – MASSÊI

In Uncategorized on juillet 28, 2022 at 10:22
41 Mattot.

( Nb, 30, 2 et sq )

Les Bnei Israël sont à présent tout près de franchir le Jourdain pour investir la terre occupée par les Cananéens et la restituer à sa vocation abrahamique originelle. La Traversée du désert a duré pas moins de quatre décennies, quarante années éprouvantes, tumultueuses mais aussi profondément révélatrices des dispositions intimes de ce peuple voué au sacerdoce de l’Humain.
Moïse demeure l’unique survivant de la fratrie libératrice. Il sent la mort s’approcher et, comme tout homme, il doit faire la balance entre ce qu’il a su accomplir et ce qui lui aura échappé : il n’entrera pas en terre de Canaan pour la transformer en Erets Israël. Ses injonctions se font plus dures, ses ordres se veulent sans répliques. Son irascibilité est celle des agonisants. Certes Josué a été institué comme son légitime successeur. Moïse lui a dévolu non pas une part mais deux parts de l’Esprit qui l’invigorait depuis le Buisson ardent. Mais l’idée même de succession est ressentie comme un avant-goût de la mort. Comment se défaire d’une vie, si remplie, tellement que la Présence divine ne s’y est pas refusée ? En poursuivant son enseignement. De ce moment jusqu’à celui du grand départ, de la vie encore s’écoulera. De la vraie vie qu’il faut savoir féconder, jusqu’à l’instant ultime. Et sur quoi porteront son enseignement et la transmission infatigable de la Loi divine ? Sur le respect des vœux que l’on a cru devoir prononcer.
La loi juive n’encourage pas ces serments qui lient celui ou celle qui les prononce pour un avenir qui, de ce fait même, n’en est plus complètement un puisqu’il se trouve préempté par les obligations issues de pareils engagements. De même, elle encadre fortement les pratiques du « naziréat » qui tendent à s’imposer des restrictions supplémentaires, des interdits surnuméraires relativement à ceux que la Loi a prévus. Le Deutéronome le précisera : cette Loi-là, il ne faut rien y ajouter, et n’en retrancher rien. Interdits et permissions s’équilibrent par leur nombre et leur valence spécifiques, comparables en cela aux deux plateaux d’une balance. Cependant, dans le cas où l’on a cru bon de se lier pour l’avenir par un serment, à prononcer des vœux afin de s’obliger à accomplir une action en surnombre, à s’interdire ce qui ne se décompte pas dans les 365 prohibitions de la Thora, il faut respecter ce que l’on a proféré. Les mots qui sortent d’une bouche humaine ne sont pas assimilables aux sons qui sortent de la gueule d’une bête. Ils engagent celui qui les prononce. Aucun mot ne saurait être prononcé à la légère. On peut trouver cette prescription exagérée, et de nature à induire des comportements obsessionnels puisque selon le traité Nédarim du Talmud il n’est jusqu’aux onomatopées qui ne recèlent un sens et celui-ci engage bel et bien la personne qui les expectore.
Cette prescription se comprendra mieux lorsque l’on aura rappelé que le peuple qui va franchir le Jourdain est constitué d’anciens esclaves. Durant un temps innombrable de servitude il leur a été interdit de parler, de s’exprimer. L’accès à la parole enfin libre devait alors être régulé comme le serait l’absorption d’une boisson enivrante. Depuis l’histoire de Noé nul n’en ignore les suites.
L’usage de la parole ne saurait être pulsionnel, assimilable à un de ces « keri » qui suscite la pollution séminale, qui marque la prévalence du désir inconscient sur la faculté de jugement. La réflexion doit précéder l’usage de la parole non pour l’écrêter ou pour l’affadir mais afin qu’elle demeure interhumaine et par suite susceptible d’engager le dialogue avec le Créateur. L’usage de la parole reste ainsi assujetti à la conciliation de ces deux facultés constituantes et incessible de la conscience humaine : la liberté et la responsabilité, de sorte que la responsabilité soit assumée en pleine liberté et que, simultanément, la liberté vécue soit une liberté responsable.
Il importait de le souligner précisément à ce moment-là : juste avant de quitter le désert. N’est-ce pas par une parole satisfaisant à ces deux critères que la notion de Berith, d’Alliance trouve sa réelle signification ? L’Alliance du Sinaï n’a-t-elle pas déjà pris la forme, au sens juridique et indissociablement éthique, d’un serment, culminant dans le «Nous ferons et nous écouterons»? Au futur. L’Alliance paradigmatique passée au Sinaï avec le Créateur devient effective lors des engagements ordinaires de la vie quotidienne et qui en assurent la continuité. Sinon, elle resterait un schéma abstrait, ineffectif, le nichmâ sans le naâssé.
Dans ces conditions comment comprendre ce qui semble être une différence flagrante de traitement entre les vœux prononcés par les hommes et ceux prononcés par les jeunes filles, encore dans le ressort paternel, ou par les femmes mariées: deux versets pour les premiers, pas moins de quinze pour les autres ? Serait-ce une forme «légale» de discrimination? Il ne le semble pas. Le statut de la fille et de la femme durant cette période se justifie par la nécessité de leur sécurité. Il faut se souvenir du rapt de Saraï, de l’enlèvement de Rébecca, du viol de Dinah. Encore fallait-il en concilier les exigences avec celles précitées de la liberté des femmes comme des hommes d’Israël. N’ont-ils pas accueilli ensemble la révélation du Décalogue ?
L’hypothèse qui se forme pourrait se formuler ainsi : certes la fille comme la femme se trouvent engagées par les dits statuts. Cependant les clauses de ceux-ci ne sauraient les empêcher de former librement à leur tour des engagements licites et conformes à la dignité de l’Humain. Lorsqu’il s’avère que dans l’exercice de leur liberté le serment formulé ou le vœu décidé n’y satisfait pas, il convient de les en délier de sorte, une fois de plus, à respecter ces deux « standards », comme dirait les juristes.
La signification d’une disposition juridique et la nature d’une institution ne sont pas complètement réductibles aux conditions matérielles d’une époque. Elles en rendent compte néanmoins. Et s’il faut juger les institutions d’Israël, en ce temps-là, dans ces paysages physiques et mentaux, il faut le faire selon toutes les obligations que le peuple devait assumer. Et cela reste son indéfectible mérite de n’avoir pas sacrifié les unes au nom des autres. Qui peut en dire autant ?

 Raphaël Draï zal, 17 Juillet 2013

Apartheid – Arche Avril 2010

In Uncategorized on juillet 26, 2022 at 12:48

On a beau se croire cuirassé, blasé, vaccin , la vie intellectuelle et éditoriale n’en est pas moins prodigue de surprises. C’est donc sans me méfier aucunement que j’avais accepté de participer au numéro spécial d’une revue éditée dans le Midi, sous l’invocation conjointe de Valéry et de Camus, et consacrée au concept d’Humain en ce début de XXIème siècle .

En ouvrant ce numéro quelle ne fut pas en effet ma surprise d’abord puis ma consternation non pas bien sûr de m’y trouver en compagnie de véritables spécialistes en ce domaine mais de m’y voir dans le voisinage de l’historien israélien Shlomo Sand dont la célébrité est sur le point de surpasser en France celle de Michelet et de Braudel réunis.

Pourquoi cette réaction de surprise s’est elle muée en consternation ? Comme universitaire et chercheur, Shlomo Sand, a le droit d’écrire ce qu’il veut et en France le Conseil Constitutionnel a rappelé dans une décision célèbre le principe de l’indépendance absolue des professeurs  d’université. Sur le fond de son livre je n’aurais rien à ajouter aux analyses et commentaires tout aussi universitaires d’Eric Marty et de Mireille Hadas-Lebel et je laisse les spécialistes de l’Histoire, cette discipline controversée, en juger. En revanche j’ai quelques lumières en droit et en science politique et ma consternation s’explique non pas même par l’interview conjointement donnée par Shlomo Sand à une publication marocaine et à la revue en question mais par la fin de cet entretien, lorsque Sand condamne ce qu’il nomme la politique « d’apartheid » pratiquée par l’Etat d’Israël à l’encontre des palestiniens pour lesquels ses sentiments de fraternité apparaissent infiniment plus expressifs et expansifs qu’envers ses concitoyens qu’il méprise jusqu’aux moelles sous le prétexte de les éclairer.

« Apartheid » a une signification précise en droit en en science politique . Ce terme désigne la politique délibérée de mise à l’écart d’une population par un Etat sans autres motifs qu’idéologiques ou racistes dans lesquels le sentiment d’une supériorité congénitale occupe le premier rang, et cela sans que la population dominée considérée y soit pour rien, sauf d’être tout aussi congénitalement ce qu’elle est. C’est un régime de cette sorte qui a longtemps affligé l’Afrique du Sud jusqu’à sa récente mutation. Le terme d’apartheid est donc infamant. Lorsqu’il est appliqué sans discernement à un autre Etat, il préserve son étymologie et devient diffamatoire. C’est à cette diffamation brutale que se livre Shlomo Sand et à laquelle participe volens nolens la revue qui lui offre sa tribune. Il est alors vain de chercher à se consoler en se disant que la compétence historique de notre universitaire israélien, adonné à une si impressionnante auto-xénophobie, vaut ce que vaut sa compétence juridique ou politologique. La militance auto-persuasive n’a que faire de ces vétilles et ce que j’ai appelé naguère « la stratégie de la souillure » peut continuer de se donner libre cours  à l’encontre de l’Etat d’Israël en butte, lui, à une véritable et systématique tentative d’apartheid intellectuel et de boycott économique. Après cela l’on clamera urbi et orbi qu’il ne faut pas « importer » le conflit du Moyen Orient en France. Car au passage Israël est présenté par Shlomo Sand, de manière décidément tout aussi méprisante comme « la résidence secondaire » des Juifs français, sans doute parce qu’ils ne s’en laissent pas conter par ses reconstitutions.

Au delà de ces péripéties la même question revient : pourquoi tant de hargne vis à vis de l’Etat recréé en 1948 ? Pourquoi cette sale « bonne conscience » dès qu’il s’agit de le traîner dans la boue car j’imagine quel serait le sort du journaliste marocain ayant interviewé notre « nouvel  historien » s’il s’avisait de déclarer quelque part dans le monde, en outrances homologues, que le royaume de Mohamed VI est une théocratie dictatoriale et narco-trafiquante ! Si l’explication doit être cherchée dans la caractérologie des protagonistes il y a plus grave et plus profond. Cela fait presque deux millénaires que les caractérologies personnelles subissent les infiltrations toxiques de véritables fleuves culturels où l’image des Juifs est toujours liée à une condamnation divine, à la stigmatisation sociale qui s’ensuit et au déclassement sauvage ou subreptice des hommes et des femmes qui prétendent rester fidèles à la foi d’Israël. Lutter contre l’antisémitisme c’est s’engager dans cet immense chantier qui prendra beaucoup plus d’une génération et auprès duquel le nettoyage des écuries d’Augias paraîtra un jeu d’enfant. Je n’évoque pas ici les antisémites rabiques et à la plume exterminatrice, les Drumont, les Céline.

Je songe à des esprits de la plus haute qualité mais que l’on sent à cet égard perpétuellement en lutte contre eux mêmes. A Mauriac par exemple. Laisser penser une seule demi-seconde qu’il aurait été antijuif serait la plus grave des injures faite à la vérité. Contre les tropismes de son milieu Mauriac qui avait de ses yeux vu l’antisémitisme le plus atroce – celui des enfants – s’exercer contre les commerçants juifs de son quartier, Mauriac ne sera pas anti-dreyfusard. Dans l’évolution du catholicisme de son époque « Le Sillon » de Marc Sangnier rencontrera son accord politique et spirituel profond. Sur le fond de « la Question juive » – comme l’on a pris l’habitude de dire – en oubliant que s’il y a question il y a aussi des réponses, et quelle réponses (Buber, le rav Kook, Levinas, Neher, Fackenheim, Memmi  et tant d’autres …) ! – Mauriac restera néanmoins partagé. La ligne de partage qu’il trace entre deux mondes n’est ni politique ni culturelle. Elle est théologique et, osons le dire: divine. A ses yeux Le Christ est venu, le Christ est là. Plus rien n’est comme avant. Cette même ligne de partage le traverse  au plus intime de son esprit. Dans sa Vie de Jésus, dans Le fils de l’homme, et selon une ambivalence parfaitement décelée ailleurs par Eliane Amado Lévy-Valensi, les Juifs sont glorifiés pour avoir donné le Christ au monde. Cependant, sous cette même appellation ils sont dépouillés de cette gloire pour avoir laissé leurs juges supplicier et crucifier le Tout-Aimant qui est la Voie, la Vérité et la Vie. D’où, entre autres, les positions plus que réservées de Mauriac au lendemain de la guerre concernant la restitution des enfants Finaly à leur famille juive d’origine. Une véritable intelligence est celle qui débat et qui se débat. C’est pourquoi et en pensant à la déconvenue éditoriale qui a justifié cette mise au point, je crois utile de rappeler ce qu’il écrivait en 1953 dans Le Figaro au sujet de la gauche soviétisée et rémanente relativement aux persécutions antijuives de l’URSS en proie à cet antisémitisme qu’il qualifiait alors ironiquement de « dialectique », celui « qui substitue à l’antisémitisme passionnel et abominable (… ) un antisionisme légitime parce qu’il est logique , nécessaire , conforme à l’exigence de l’Histoire » : «  Finalement il a toujours fallu les abattre : Trotsky, Zinoviev, Radek, Kamenev et bien d’autres, étaient Juifs. De plus tout Juif relève en esprit de l’Etat d’Israël qui lui même relève des Etats-Unis (…) Aucun qui ne soit un traître en puissance (…) » Et Mauriac d’ajouter : «  Moscou a intérêt à s’appuyer sur les Arabes (…) où la haine du juif offre d’inépuisables possibilités ».

Voilà ce que permet la lucidité lorsqu’un écrivain digne de ce nom a su débarrasser son propre cœur de ses plantes carnivores afin d’être digne de son modèle.  Puisse t-il, longuement, faire école. Une école que – pour une fois- l’on souhaitera sans vacances. Surtout pour ces « nouveaux historiens » lorsqu’ils se veulent les hérauts de la vérité et ne font que recycler de bien vieux ressentiments. 

                                                                

Raphaël Draï zal, Arche Avril 2010

Commentaire Paracha Pinh’as

In Uncategorized on juillet 22, 2022 at 12:50
40 Pin'has .

(Nb, 25, 10 et sq)

Cette paracha est intimement articulée à celle qui la précède. La fin de la parachat Balak relate comment les Midianites, constatant que la tentative de malédiction ourdie par Balak et mise en œuvre par Bilaâm avait tourné court, et même qu’elle avait muté en bénédiction, décident d’employer, si l’on peut dire, les grand moyens. Ils font affluer vers le peuple d’Israël des escouades de prostituées afin d’inciter le peuple de l’Alliance à l’orgie sexuelle et ainsi de renier cette Alliance avec le Dieu qui la promeut et par laquelle s’atteste sa Présence. Un grand nombre de Bnei Israël s’y laissent aller dans la sidération des dirigeants du peuple, Moïse et Aharon compris, Moïse qui lui même avait décidé de se séparer de sa femme depuis le don de la Thora, sachant que la Parole divine pouvait lui être adressée à n’importe quel moment. C’est alors que Pinh’as, fils d’Eléazar, et  petit fils d’Aharon, mû par une autre passion: celle de Dieu, se saisit d’une lance et embroche le couple de meneurs qui fautait au regard de l’Eternel, comme s’ils avaient décidé de souiller sa Loi en toute impunité. Et le fléau qui avait entre temps frappé le peuple cessa, fléau physique et plaie mentale.

Il faut bien mesurer la gravité d’une pareille transgression. Elle afflige le peuple au moment où celui-ci après quarante années de pérégrination se trouve sur le point de franchir le Jourdain pour investir la terre de Canaan que le  Créateur avait originellement dévolue à ses Pères. Durant toutes ces années, ce peuple d’anciens esclaves a appris à réguler ses pulsions, à modérer ses emportements, à apprendre l’usage de la parole interhumaine. On le croyait sorti de l’état pulsionnel et voilà que les Midianites tentent de l’y replonger, et cela de manière irréversible puisque la prostitution à laquelle il est incité n’est pas seulement sexuelle. Elle implique aussi des pratiques idolâtriques. Dans de telles circonstance, si Pinh’as ne s’était trouvé là, lucide, attentif et zélé, ce que la Mer Rouge n’avait pu engloutir, les plaines de Moab l’eussent anéanti. Et c’est pourquoi Pinh’as en est loué par le Créateur, aux oreilles de Moïse  de sorte que celui-ci le proclame à tout Israël. La Tradition juive verra dans Pinh’as une préfiguration du prophète Elie, lui aussi brûlant de zèle pour Dieu face à Ah’ab et à Jézabel, le couple de rois oublieux de l’Alliance, au point de fermer les Portes de la pluie.

Et pourtant  Pinh’as n’est pas érigé en exemple par la Thora. Plus exactement, si son acte est jugé digne de louange, il doit demeurer une exception. Deux allusions scripturaires le donnent à comprendre. En premier lieu, le nom de Pinh’as lui même est transcrit, étonnamment, avec  un « youd » minuscule. Comme s’ilfallait en déduire une incomplétude constitutionnelle. On sait qu’en hébreu la lettre « youd », qui correspond au chiffre 10, est justement celle de l’accomplissement. Le Décalogue comporte à cet égard 10 lois, et non pas 9 ou 11. Cette réduction de taille atteste au passage à quel point dans la Thora, lue en sa langue originelle, la lettre est riche de sens et d’enseignements. Ce « youd » rapetissé est sans doute le signe que la connaissance de la Thora chez Pinh’as en était à ses commencements. Si le zèle est louable il est aussi symptôme d’immaturité. Pour le dire autrement, le comportement de Pinh’as est loué à cause des circonstances d’extrême urgence où il s’est produit  et à cause de la passivité des responsables institué du peuple d’Israël. Il ne saurait constituer un précédent ni un exemple à suivre pour les temps courants.

Une autre particularité de la transcription graphique du récit biblique le confirme. Le Créateur accordera à Pinh’as et à sa descendance une Alliance particulière : l’Alliance de paix: Bérith Chalom. Cependant, dans le Sépher Thora d’une part les mots bérith et  chalom ne sont pas reliés entre eux, ne sont pas interconnectés mais légèrement disjoints, d’autre part le vav de chalom est lui même brisé par le milieu et non pas écrit d’une seul trait, comme il aurait dû l’être. Même justifiée,  la violence n’est pas érigée en but ultime, en comportement ordinaire. Lorsqu’elle s’exerce, fût ce à juste titre, elle laisse des séquelles et des cicatrices. D’autant que Pinh’as est fils et petit fils de cohanim et que la fonction élective du cohen est la réconciliation, le recouvrement de la paix sociale après celle des esprits.

Et c’est sans doute pourquoi cette même paracha relate un épisode de sens opposé, celui qui concerne d’autres femmes, les filles de Tséloph’ad. Elles s’en viennent questionner Moïse, après le décès de leur père, et en l’absence de fils, sur les règles régissant l’héritage des filles. Cependant elles s’en acquittent sans violence, sans acrimonie, laissant à Moïse le temps d’y réfléchir et la possibilité de leur répondre de manière compréhensible pour les temps à venir également. Moïse en est si heureux qu’il décide d’« approcher » ( vayakrev ) leur demande face à l’Eternel ; de la considérer comme un véritable korban digne d’être présenté devant le Créateur. Les filles de Tséloph’ad ont démontré, au terme de cette si longue, tumultueuse et éprouvante Traversée du désert que le peuple d’Israël venait enfin- lui qui avait été condamné en Egypte esclavagiste à des siècles de mutisme – de recouvrer le sens de la parole dialoguée, la seule qui permette de fonder  et de faire vivre des ensemble humains dignes de ce nom.

Raphaël Draï zal, 26 juin 2013

Dernier Amphi (extrait)

In Uncategorized on juillet 17, 2022 at 5:51

Décembre 2008 

Dans l’amphithéâtre Montperrin de la Faculté de droit et de science politique d’Aix en Provence j’achève devant les travées bondées de la 1ère année le dernier cours de ma carrière. Depuis le début de celle –ci j’ai toujours eu à cœur d’assumer le cours d’introduction à la science politique devant des centaines d’étudiants et d’étudiantes dotés d’un baccalauréat qui le plus souvent ne les prépare pas ou qui les prépare mal à nos disciplines. Celle que j’enseigne leur était apparue au début de ce semestre inaugural, telle une langue étrangère. Il a fallu avant tout expliquer le sens des mots dont nous allions sans cesse user, et celui de leurs étymologies : le mot politique, le mot société, le mot science. Ensuite donner des indications pour la prise de notes de sorte que celles- ci ne véhiculent pas trop d’erreurs ou de contre- sens, et cela sans distraire leur attention qui doit rester concentrée sans se figer. Je leur avais indiqué également que le plan du cours serait structuré, comme il se doit, mais que sans doute, d’ici à la fin du semestre, des événements se produiraient qui mettraient à l’épreuve sa pertinence et sa solidité. Depuis que j’ai commencé d’enseigner en Faculté, j’ai veillé non seulement au contenu de mon enseignement, à sa constante actualisation, mais aussi à son étayage pédagogique. La trace sans doute de ma première année de Fac à Paris quand envahi par l’angoisse je ne réussissais plus à prendre mes notes comme il l’eût fallu, ce qui, au moment des révisions, accentuait et aggravait mon sentiment de perdition. Chaque fois, j’ai dû introduire un vocabulaire nouveau sans l ’exposer au jargon, suivant l’enseignement de Freud selon lequel il faut « savoir montrer clairement les choses obscures ». Je n’ai pas eu pour seule obligation d’introduire ces foules d’étudiants – au bout du compte plus d’une centaine de milliers, en « audience cumulée » – à la discipline dans laquelle j’ai obtenu mon agrégation : la science politique. Je me suis assigné deux autres objectifs : les initier à la construction d’un raisonnement, mettre en évidence avec eux les liens de cette discipline avec les autres formes de savoir auxquels je me suis formé : le droit, la psychanalyse, la science des religions mais aussi, et j’y insiste, la littérature. J’ai évoqué devant eux Balzac et Kafka, mais aussi Jean- Jacques Rousseau, Montesquieu, et plus prés de nous Raymond Aron, Lévi – Strauss, Foucault, tous les grands noms de sciences humaines et sociales à la prose magnifique et limpide malgré la complexité de leur sujet. Depuis 1976, mis à part quelques rares cas cliniques je n’ai jamais été mis en difficulté par ces auditoires effervescents alors que du haut de la chaire je ne pouvais percevoir, et encore, que les seuls visages des tous premiers rangs. Pour me rendre compte des angles de visions mais aussi des angles morts ménagés par cet amphi, je me s’y rendu par l’entrée du haut, celle des travées les plus lointaines. La chaire y apparaissait minuscule et le professeur réduit à un trait de craie. Les mots et les noms que j’ai tracés au tableau en lettres énormes sont à peine visibles et lisibles. Et pourtant, je n’ai enduré aucun de ces chahuts qui d’ordinaire laissent l’enseignant époumoné, déprimé, noir de ressentiment. Dès le premier cours j’ai fixé la règle : la Faculté n’est pas le Lycée. Aucun contrôle ne s’y exerce. Chacun est libre d’assister au cours ou de rester chez soi. Seulement, et d’expérience, le premier semestre file plus vite que l’éclair et l’on se retrouve début janvier devant la feuille d’examen, autant dire, ajoutai – je : « l’équivalent du Chemin des dames ». J’ai vivement recommandé la présence au cours, comparant chaque absence à une marche manquée dans un escalier glissant. Aux étudiants et étudiantes de choisir entre monter ces marches ou en dégringoler. Cependant, s’il m’était physiquement impossible de discerner le visage de chacun et de chacune, personnellement, je développais le cours à venir comme si je m’adressais à chacun et à chacune, personnellement. J’ai voulu éveiller leur sens des responsabilités autant vis à vis de la Faculté qu’à l’égard d’eux-mêmes, tout aussi personnellement. Les Facultés de droit et de science politique présentent ce point commun avec celles de médecine : on y parle directement des êtres humains. Les métiers auxquelles les étudiants et les étudiantes concernés se préparent dans ces deux sites sont des métiers de décision et in fine de sanction qui affectent parfois de manière irréversible l’existence d’autrui. C’est pourquoi il faut apprendre à respecter le sens des mots, à les lier entre eux, à lire attentivement les articles des codes, à argumenter, à ne jamais extirper un argument de son contexte, à faire droit aux arguments du protagoniste. Cette façon d’introduire à la science politique mais aussi à la science juridique a toujours porté ses fruits. D’autant que l’apprentissage d’une pareille responsabilité fera sentir ses effets en tout premier lieu vis à vis d’eux mêmes. Depuis 1980, le mot chômage est devenu obsédant. Dans toutes les professions les mots : compétition, concurrence, lutte, désignent des axiomes de conduite guerrière. Dans nos Facultés les enseignements dispensés conduisent heureusement à des diplômes qui débouchent sur de véritables professions. A eux et à elles de décider, sachant – et je le martèle – que contrairement à des slogans démagogiques, il n’y pas de « marché de l’emploi » digne de ce nom à « bac + zéro » ; que ce marché commence à s’ouvrir avec les maîtrises, devenues mastères, qui mènent au concours dont certains prestigieux comme ceux de l’ENA, de l’ENM, de la Direction des Hôpitaux, du Commissariat de l’Air, d’autre encore. Ces concours sont d’une extrême difficulté mais si l’on s’y prépare comme il convient l’on y réussit. Et puis, il y a une vie après la Faculté et en dehors d’elle. Mieux l’on se sera organisé, plus on aura travaillé régulièrement, plus on conservera du temps libre pour la détente, la lecture, le sport. Je fais allusion à des faits personnels qui m’ont concerné dans ces domaines de sorte que mes propos apparaissent incarnés, cela en veillant à ne jamais franchir la ligne vitale qui désigne la distance révérencielle qui doit être préservée entre nous, celle que j’ai constamment observée vis à vis de mes enseignants lorsque j’étais étudiant. Nos places dans l’amphi ne sont pas substituables. S’ils entendent occuper celle que j’occupe devant eux, il faudra qu’ils s’y emploient, et durement. Reste le plus important : la pensée. Dans la vie universitaire le principe de réalité se vérifie par le contrôle continu, dans les examens écrits et oraux, dans la réussite ou dans l’échec. Ce principe reconnu et respecté ne doit pas faire oublier l’autre principe : le principe de plaisir, celui d’apprendre pour comprendre l’univers dans lequel nous nous efforçons de vivre, un univers imprévisible mais qui de ce fait sollicite notre intelligence et lui fournit les occasions de démontrer sa validité. 

Ce soir de décembre, la nuit est déjà tombée sur Aix et sur la Provence. En commençant j’ai annoncé aux étudiants que vers 17 heures 40, 10 minutes avant la fin du cours, j’aurais quelques mots cette fois vraiment personnels à leur dire. Dès 17 heures 30 le silence se fait qui n’est pas le silence auquel je suis habitué, celui qui atteste d’une attention qui ne se relâche pas. C’est un silence qui se condense en fonction d’un événement. Durant la première partie de l’heure tandis que j’abordais le chapitre conclusif de cet enseignement semestriel, d’autres pensées me sont venues à l’esprit. Cette précoce nuit de l’avant Noël provençal me faisait ressentir la proximité physique et affective mais aussi l’éloignement sans doute irréversible de ma ville natale. Si j’y était resté serais – je devenu professeur de science politique … Les voies de la Providence nous seront-elles jamais expliquées. J’ai pensé également aux rues de Jérusalem, si fortement pentues qu’à les remonter l’on a le sentiment d’accomplir une ascension. Qui sait quels rendez-vous s’y préparent déjà aussi … Ce soir la Provence m’est douce et je suis comme un navire en vue du port. Ces amphis d’initiation ont désormais pris rang parmi mes pays les plus hauts. Durant ces décennies la question du Temps m’aura taraudé, le Temps qui passe, celui qui ne passe pas, celui qui revient, celui qui s’efface, celui qui nous efface et auquel nous résistons de toutes les forces de notre âme ; le Temps qui vanne les événements de nos vies, le Temps perdu et le temps regagné, le Temps nécrophage mais aussi le temps résurrecteur. Ce soir, dans cet amphi, pour ces derniers moments d’enseignement officiel, l’intuition du Temps qui me parcoure est celle de la durée infinie.. L’autre jour, une étudiante m’a abordé au sortir de l’amphi et m’a dit : « Monsieur, je crois que vous avez commencé votre carrière à la faculté de Nancy ? Savez-vous que vous avez compté mon père parmi vos étudiants ? » Nancy ? Je suis retourné le printemps dernier dans la capitale de la Lorraine pour y donner une conférence. J’ai voulu repasser devant la Faculté où j’ai porté pour la première fois la toge rouge et noire. J’ai eu de la peine à en reconnaître la façade. Je ne suis pas né en lointaine Lorraine. Au contraire la faculté d’Aix est la plus proche de ma ville natale. Lorsque je séjourne dans la salle des Professeurs ou lorsque je dois intervenir dans la salle des Actes je ressens en ces lieux un étrange sentiment de familiarité. Me sera-t-il donné un jour de franchir la Méditerranée dans l’autre sens, moins pour retrouver les lieux de mon enfance et de mon adolescence que pour boucler une boucle, démontrer à la Fatalité qu’en dépit de ses coups de hache elle n’aura pas eu le dernier mot … Dans ces amphis bondés, le Temps me sera devenue durée vivante parce que j’y aurai travaillé au relais des générations. Mon temps officiel d’enseignant s’approche de son terme administratif mais je ne doute pas qu’il se prolongera au-delà des mots que je vais à présent prononcer, après avoir passé le témoin d’un âge vers un autre âge. 

Le moment est venu de conclure, le moment est venu de partir. Dans l’amphi le silence se fait plus intense. Il est 17 heures 45. Exactement. Le cours est achevé. Je marque un léger temps d’arrêt. Les étudiants et les étudiantes ont compris. Ils ne rangent pas leurs affairer. Ils attendent. Mentalement j’accorde mes idées pour qu’elles tiennent dans les dix minutes qui viennent, pour les exprimer dans le ton qui convient qui doit marquer la continuité avec toutes ces semaines d’enseignement automnal et le passage à un autre temps. Je reprends la parole devant ce presque millier de visages et laisse parler ce qui en moi veut s’exprimer face à.otre amphi, face à tous les `amphis où il m’a fallu parler du pouvoir, de la violence, de la guerre, de la pulsion de mort, mais aussi de la parole compréhensive, de ha Loi juste, du choix de la vie, de la science politique et du droit tels que je les comprends au regard des événements heureux ou non dont mol existence m’aura fait leçon, de manière quelques fois impitoyable. Et les paroles qui me viennent et telles qu’elles me sont restées en mémoire, sont les suivantes : 

« Le moment est venu de prendre congé de vous. Je suis arrivé, vous l’aurez compris, au terme de mon parcours officiel d’universitaire. Je l’accepte, comme il se doit. Il est un temps pour tout. L’essentiel reste le passage de témoins. Avant de quitter cet amphi je me dois de vous dire ceci. Mon parcours aura été l’un des plus improbables qui puisse s’imaginer. Je vous le dis afin que dans votre propre itinéraire la notion d’épreuve, qui pourrait se révéler plus dure que la seule épreuve d’un examen écrit ou oral, ne vous effraie pas. Une épreuve met en lumière nos faiblesses. Elle fait également apparaître nos forces, souvent insoupçonnées. Je ne sais que trop à quelles occasions de découragements l’on se trouve exposé dès lors que l’on veut accéder, mû par le meilleur de nous-mêmes, à ce que j’appelle les Pays d’en haut. L’ambition sociale, l’ambition nue n’y suffit pas. Il faut avoir acquis, fût-ce en partie, le sens d’un universel humain. C’est ainsi que l’on choisit une autre voie que celle du Pouvoir qui est celle d’une autre forme d’asservissement. Il faut que vous le sachiez. Mes grands- parents faisaient partie de cette entité, sans aucun pouvoir, que dans la sociologie inspirée par Marx l’on aurait qualifié de lumpenprolétariat. Ma grand-mère maternelle ne savait pas parler le français. Ma grand-mère paternelle qui l’a appris par ses propres moyens était femme de ménage. C’est elle qui m’a conduit pour la première fois à l’école. Je dois vous dire que j’ai connu non seulement l’échec mais le sur- échec dans des circonstances dont grâce au Ciel vous n’avez pas idée et dont je prie le Ciel de vous les épargner. Pourtant, cette route bordée de précipices n’a cessé d’être une route montante parce que des êtres dont je dois aussi vous citer les noms m’ont été secourables. C’est leur bonté et leur lucidité qu’il me faut honorer devant vous. Vous comprendrez que je ne cite pas les noms des membres de ma famille. Vous les découvrirez si vous lisez mes livres. Je veux citer devant vous quatre noms, plus un cinquième. D’abord celui d’Henri Dorandeu qui en 1ère année fut l’un de mes chargés de TD à la faculté de Montpellier et qui le premier m’a donné confiance dans mes moyens en une période où je les sentais non seulement diminués mais annulés ; ensuite celui du Pr. Garagnon. En 2eme année à la faculté de Lyon il a écarté de moi le couperet de la guillotine ; ensuite celui du Pr. Eliane Amado Lévy-Valensi qui habitait l’été aux environs d’Aix, à Célony. Elle m’a réconcilié avec la philosophie et qui m’a fait découvrir les voies et les pièges de la psychanalyse ; enfin celui du Pr. Madeleine Grawitz qui fut, contre le courant, ma directrice de Thèse après en avoir accepté le sujet. C’est elle qui m’a projeté, le mot n’est pas trop faible, dans le Concours d’Agrégation, finalement le plus important de tous et auquel cette fois j’ai réussi du premier coup, sans préparation et sans équipier. C’est durant ce concours que j’ai rencontré la cinquième personne dont je veux prononcer le nom et qui m’a incité à rejoindre Aix en Provence : le Professeur Bruno Etienne, que son âme repose en paix. De lui je n’ai le temps que de vous dire ce qu’il m’a appris : la passion mais sans la volonté de nuire et surtout, comme il disait, la différence entre le chercheur et le cherchant. Seul le cherchant est capable de poser ces sortes de questions qui ne vous laissent pas en paix et vous maintiennent éveillé au-delà de minuit. Amateur d’amitié j’aurais pu citer bien d’autres noms, mais le temps presse. Pour finir – parce qu’il faut finir – je vous remercie de ne m’avoir jamais donné l’occasion de prononcer un mot, un seul parmi tous ceux dont j’ai usé : le mot « silence ». Le silence vous l’avez toujours préservé, sans doute parce que vous étiez convaincus que ce dont nous parlions intéressait votre avenir. Et c’est pour vous en remercier que, sans une once d’emphase, je voudrais vous dédier un autre mot. Lequel ? C’est celui qui qualifie le mieux mon état d’esprit chaque fois que je me suis présenté devant vous, comme je me suis présenté devant vos prédécesseurs et devant les prédécesseurs de vos prédécesseurs depuis mon cours inaugural : le mot bonheur. Il est lié à votre présence, à votre capacité d’attention. Vous êtes étudiants dans une grande Faculté, celle de Portalis, le père du Code civil, celle où enseigna aussi René Cassin, le père de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme. Cette faculté, à cette minute, de la place qui est encore la mienne pour un instant, je vous la confie. A vous de ne jamais hésiter devant les chemins qui montent. J’ai fini ».

C’est alors que le silence a été pulvérisé … 

Je me suis levé. J’ai parcouru une dernière fois du regard l’Amphi de 1ère année. J’ai perçu comme dans une brume les salves d’applaudissements des étudiantes et des étudiants dressés à leur place, me faisant des saluts, envoyant en ma direction des baisers soufflés dans le creux de leur paume. 

Je leur ai fait un signe de la main et aussitôt quitté l’amphi.

Extrait (Les Pays d’en Haut, 2011, Editions Michalon)

PARACHA BALAK

In Uncategorized on juillet 14, 2022 at 8:27
39 Balak.

( Nb,22, 2et sq )

Si toutes les parachiot de la Thora ont leur singularité, la paracha Balak conserve incontestablement celle de l’étrange. Elle relate la tentative de destruction du peuple d’Israël par la profération d’une malédiction dévastatrice à son encontre. Dans quelles circonstances? Le Roi moabite, Balak, ayant pris connaissance de l’avancée d’Israël et des succès de ses armes, tente de circonvenir le prophète Bilaâm afin qu’il mette un terme à cette progression inexorable. Dans ce but, il ne lui demandera pas de mobiliser des armées innombrables, ni de soudoyer des diplomaties entières. Il sollicite de sa part qu’il maudisse, qu’il rende arour, ce peuple sorti d’Egypte et qui à présent offusque la face de la terre. Etrange procédé! Il rebute la mentalité d’aujourd’hui qui n’adhère plus à cette sorte d’action où la magie et la superstition se mêlent pour former un produit quasiment hallucinogène. En allait-il ainsi de ce temps? L’on a souvent repris cette remarque de Lucien Febvre: le psychisme humain n’a pas été identique à lui même durant les siècles et les millénaires. Il faut sans doute former cette hypothèse: à l’époque où ces faits se déroulent, la magie était efficiente et l’esprit humain régissait fortement à ses opérations. Par quels éléments expliquer néanmoins la réaction paniquée de Balak? Certes par tous les prodiges qui ont précédé, accompagné et suivi  la sortie d’Egypte. Mais aussi et surtout par la défaite  des armées qui avaient prétendu barrer il y a peu le passage à Israël, lançant une guerre sans merci contre lui. Ainsi que le relate la paracha H’oukat, mal leur en a pris. La capture et l’entrée en possession par le peuple d’Israël de la terre qu’ils occupaient a sanctionné leur agression. Il est toujours possible de pratiquer à ce propos la stratégie du « soupçon » et d’interpréter les récits correspondants comme autant de justification a posteriori des actes de conquête et de captation imputables à ce peuple. Il faut simplement prendre garde que cette stratégie là ne s’abouche pas aux stéréotypes millénaires amassés autour de la figure d’Israël et qui conduisent à ne lui faire crédit de rien, à lui imputer le pire du pire de la condition humaine.

Quoi qu’il en soit, Balak ne se le fait pas répéter. Il veut atteindre Israël à l’endroit qu’il juge le plus vulnérable: la bénédiction dont le Créateur l’a doté. A aucun moment le roi moabite ne cherche à établir le contact avec le peuple d’Israël, en entrer en discussion avec lui. C’est pourquoi son attitude n’est pas substantiellement différente de celle des cananéens et des amorites. Elle se déploie sur un autre plan: le plan psychique et spirituel. Deux remarques s’imposent encore. La première concerne le nom même du roi de Moab: BaLaK. Les lettres qui le forment sont identiques à celle qui forment le mot « recevoir »: KaBeL, mais dans le désordre. Cette observation étymologique conforte la remarque précédente. Balak  récuse tout accueil du peuple d’Israël. Il choisit de pratiquer la guerre préemptive, comme l’on dirait de nos jours. De cette manière il pense remédier à la dissymétrie des forces en présence vis à vis de ce groupe humain dont il clame qu’il est « plus puissant » que lui. Etrange évaluation qui n’est pas sans rappeler celle, catastrophique, qu’avaient formulée les explorateurs envoyés par Moïse, comme le relate cette fois, la paracha Chelah’Lekha. Avant toute confrontation, le rapport des forces en présence est majoré pour les uns, minoré pour les autres, au point d’induire cette désespérance qui à son tour active les logiques du pire.

C’est dans ce but que Balak sollicite le prophète Bilaâm, quitte à le soudoyer et à le corrompre, afin qu’il obstrue par les malédictions dont il a le secret le chenal qui selon le roi de Moab conduit la force sur -naturelle dont fait preuve le peuple sorti d’Egypte. Etrangeté du personnage de Bilaâm dont le nom peut s’entendre également comme Bli-Âm: sans peuple ; individu réduit à lui même et ne sachant au bénéfice de qui exercer son don de prophétie. Le renversant sur lui-même il en corrompt la nature et en altère les effets. Cependant, l’on ne saurait être à la fois prophète, fût-ce de cette espèce, et ne pas être relié au Créateur au point d’en méconnaître les injonctions. Celles-ci ne tarderont pas: Bilaâm s’entend interdire de maudire le peuple d’Israël «parce qu’il est béni». La formulation de cette injonction drastique pourrait sembler redondante. Tel n’est pas le cas. Il faut entendre cette sentence selon sa structure logique: c’est parce que ce peuple est béni par Dieu qu’aucune malédiction ne saurait avoir prise sur lui. La bénédiction divine, insufflée notamment lors de la prière des cohanim, n’est ni superficielle ni de circonstance. Elle est d’essence et de durée divines, si l’on pouvait s’exprimer de la sorte. A force de corruption matérielle et psychologique, Bilaâm cédera toutefois aux objurgations de Balak et se mettra en position de maudire Israël. Pourtant, comme le bâton d’Aharon, transformé en serpent, avait englouti le bâton – boa des magiciens égyptiens, la malédiction proférée par Bilaâm, se heurtant à la bénédiction divine, se transformera en son inverse. Elle viendra renforcer celle-ci pour former les mots d’un des hymnes les plus fervents et les plus mémorables jamais conçus en l’honneur du peuple sinaïtique. Entre-temps c’est l’ânesse de Bilaâm, pourtant maltraitée, et sans doute à cause de cette maltraitance, qui l’aura remis dans la bonne voie. D’où cet enseignement: lorsque l’être humain n’assume pas sa vocation propre, il régresse en deçà même de l’animalité et se fait l’âne de son âne. La leçon ne se limite pas aux temps antiques.

Raphaël Draï zal, 19 juin 2013

PARACHA H’OUKAT – Par Raphaël Draï

In Uncategorized on juillet 8, 2022 at 12:01
38 Houkat.

Cette paracha, celle qui concerne ce qu’il est convenu d’appeler « la vache rousse », est sans doute, en son commencement, l’une des plus énigmatiques, pour ne pas dire l’une des plus impénétrables de tout le H’oumach. Comment comprendre cette liturgie qui incite le grand Prêtre Eléazar à se procurer une vache qui fût complètement de cette couleur mais aussi qui n’ait jamais porté ni faix ni joug pour ensuite la mener à l’extérieur du camp, et là, la réduire en cendres –  chair, os et peau- recueillir ces cendres, les répandre dans de l’eau, pour ensuite, en cas de faute portée à la connaissance du pontife, asperger de cette eau le transgresseur, de sorte à le purifier? Sauf qu’au terme de cette liturgie opaque et destinée à un acte de purification, le cohen deviendra temporairement impur ainsi que l’officiant qui l’aura assisté.  Parmi toutes les tentatives d’explication, et sans y insister ici, l’on se reportera surtout à celle qui nous semble la plus plausible, celle de Samson – Raphaël Hirsch  (ad. loc). Pour le présent commentaire deux éléments déterminants sont à souligner.

En premier lieu, et en prenant acte que le récit de la Thora ne procède pas par sauts, il faut se demander quel est le lien entre cette liturgie et la fin de la paracha précédente qui insistait à son tour sur les deux points suivants: la tribu de Lévi n’aura pas de part territoriale en Israël, ni de patrimoine, à proprement parler. Le Créateur sera cette part et constituera tout leur patrimoine. Une telle déclaration pourrait sembler ambiguë. Si la tribu de Lévi semble dépossédée d’une sorte de bien, la voici pourvue d’un bien sans doute inestimable: rien de moins que la part divine. La tentation qui se profile pour elle est de s’ériger en caste, elle aussi divinisée, coupée du peuple: une aristocratie pontificale. L’hypothèse se forme alors selon laquelle les règles concernant la vache rousse et qui font immédiatement suite à ces dispositions, si elles comportent une signification intrinsèque, ont sans doute également pour but de prévenir cette tentation puisque les gestes auxquels elles obligent le grand prêtre le rendent impur, ce qui atteste clairement qu’il n’est pas pur par nature, que de ce fait il reste lié au reste du peuple, qu’il n’est pas d’une essence différente de la sienne.

Quel peut être alors le sens profond d’une liturgie qui rend impur l’un pour purifier l’autre? Faut-il, en termes d’anthropologie des religions, concevoir que se produit à cette occasion un véritable transfert cathartique de l’un à l’autre? Il ne faut jamais oublier la remarque de l’historien Lucien Fèbvre selon lequel le psychisme humain n’a pas été identique à lui même au cours des siècles et des millénaires et que l’efficace des rites en dépend. Il n’en reste pas moins que cette dialectique là, entre le pur et l’impur, comporte elle aussi ses enseignements éthiques et sociaux.

Le pur et l’impur doivent être distingués, certes, mais pas au point de donner à penser qu’ils se rapportent mutuellement à deux créations différentes, ou à une création scindée, clivée, dont les deux parties ne pourraient plus jamais être réunies. L’étymologie du mot « diable » conduit à cette vision puisqu’elle signifie partition, division irrémédiable. Il n’est aucune pureté ou impureté pour ainsi dire d’état? L’une et l’autre sont liées au temps qu’elles marquent, sachant que le temps suivant peut les effacer ou les transformer en leur inverse. D’où à la fois l’extrême vigilance éthique requise par ces possibles commutations, et le rejet de toute forme de pensée obsessionnelle ou phobique  symptomatiques d’une religion du tabou. Il n’est pas impossible alors de relier la vache rousse et le veau d’or, comme si la révolte de Korah’ et ses suites devaient être imputées à une rémanence de cette dernière idole que l’on croyait avoir été pulvérisée par Moïse avant, l’on s’en souvient, qu’il ne la réduise déjà en poudre, noyée dans une eau  à boire, une eau de mise à l’épreuve de la fidélité envers le Créateur, donateur de la Loi.

Une dernière observation au sujet du caractère énigmatique de cette liturgie. La tradition juive affirme que le Roi en personne n’a su en discerner le sens véritable. Qu’est-ce qu’un despote, ou un tyran, ou un dictateur? Un individu absolutisé, qui prétend n’avoir rien ni personne au dessus de lui et qui s’identifie à la Loi totale dont il prétend être l’incarnation vivante, la source indiscutable. Les règles relatives à la vache rousse démentent cette prétention absolutiste. Il y est question non pas simplement de Thora mais de h’oukat hathora, littéralement de «Thora sous sa modalité légale», de h’ok. Qu’elle comporte une part qui d’elle même échappe à la plus haute des intelligences démontre bien son caractère non captable en totalité. Il en demeurera une part toujours accessible au questionnement et qui récuse par là même toute prétention à un éventuel pouvoir absolu. C’est bien cette part d’inexpliqué qui préserve la liberté de l’esprit et partant celle des corps.

A méditer pour les temps actuels, face aux dangers de la théocratie sachant que toutes les théocraties ne sont pas forcément confessionnelles.

Raphaël Draï zal, 12 juin 2013