Décembre 2008
Dans l’amphithéâtre Montperrin de la Faculté de droit et de science politique d’Aix en Provence j’achève devant les travées bondées de la 1ère année le dernier cours de ma carrière. Depuis le début de celle –ci j’ai toujours eu à cœur d’assumer le cours d’introduction à la science politique devant des centaines d’étudiants et d’étudiantes dotés d’un baccalauréat qui le plus souvent ne les prépare pas ou qui les prépare mal à nos disciplines. Celle que j’enseigne leur était apparue au début de ce semestre inaugural, telle une langue étrangère. Il a fallu avant tout expliquer le sens des mots dont nous allions sans cesse user, et celui de leurs étymologies : le mot politique, le mot société, le mot science. Ensuite donner des indications pour la prise de notes de sorte que celles- ci ne véhiculent pas trop d’erreurs ou de contre- sens, et cela sans distraire leur attention qui doit rester concentrée sans se figer. Je leur avais indiqué également que le plan du cours serait structuré, comme il se doit, mais que sans doute, d’ici à la fin du semestre, des événements se produiraient qui mettraient à l’épreuve sa pertinence et sa solidité. Depuis que j’ai commencé d’enseigner en Faculté, j’ai veillé non seulement au contenu de mon enseignement, à sa constante actualisation, mais aussi à son étayage pédagogique. La trace sans doute de ma première année de Fac à Paris quand envahi par l’angoisse je ne réussissais plus à prendre mes notes comme il l’eût fallu, ce qui, au moment des révisions, accentuait et aggravait mon sentiment de perdition. Chaque fois, j’ai dû introduire un vocabulaire nouveau sans l ’exposer au jargon, suivant l’enseignement de Freud selon lequel il faut « savoir montrer clairement les choses obscures ». Je n’ai pas eu pour seule obligation d’introduire ces foules d’étudiants – au bout du compte plus d’une centaine de milliers, en « audience cumulée » – à la discipline dans laquelle j’ai obtenu mon agrégation : la science politique. Je me suis assigné deux autres objectifs : les initier à la construction d’un raisonnement, mettre en évidence avec eux les liens de cette discipline avec les autres formes de savoir auxquels je me suis formé : le droit, la psychanalyse, la science des religions mais aussi, et j’y insiste, la littérature. J’ai évoqué devant eux Balzac et Kafka, mais aussi Jean- Jacques Rousseau, Montesquieu, et plus prés de nous Raymond Aron, Lévi – Strauss, Foucault, tous les grands noms de sciences humaines et sociales à la prose magnifique et limpide malgré la complexité de leur sujet. Depuis 1976, mis à part quelques rares cas cliniques je n’ai jamais été mis en difficulté par ces auditoires effervescents alors que du haut de la chaire je ne pouvais percevoir, et encore, que les seuls visages des tous premiers rangs. Pour me rendre compte des angles de visions mais aussi des angles morts ménagés par cet amphi, je me s’y rendu par l’entrée du haut, celle des travées les plus lointaines. La chaire y apparaissait minuscule et le professeur réduit à un trait de craie. Les mots et les noms que j’ai tracés au tableau en lettres énormes sont à peine visibles et lisibles. Et pourtant, je n’ai enduré aucun de ces chahuts qui d’ordinaire laissent l’enseignant époumoné, déprimé, noir de ressentiment. Dès le premier cours j’ai fixé la règle : la Faculté n’est pas le Lycée. Aucun contrôle ne s’y exerce. Chacun est libre d’assister au cours ou de rester chez soi. Seulement, et d’expérience, le premier semestre file plus vite que l’éclair et l’on se retrouve début janvier devant la feuille d’examen, autant dire, ajoutai – je : « l’équivalent du Chemin des dames ». J’ai vivement recommandé la présence au cours, comparant chaque absence à une marche manquée dans un escalier glissant. Aux étudiants et étudiantes de choisir entre monter ces marches ou en dégringoler. Cependant, s’il m’était physiquement impossible de discerner le visage de chacun et de chacune, personnellement, je développais le cours à venir comme si je m’adressais à chacun et à chacune, personnellement. J’ai voulu éveiller leur sens des responsabilités autant vis à vis de la Faculté qu’à l’égard d’eux-mêmes, tout aussi personnellement. Les Facultés de droit et de science politique présentent ce point commun avec celles de médecine : on y parle directement des êtres humains. Les métiers auxquelles les étudiants et les étudiantes concernés se préparent dans ces deux sites sont des métiers de décision et in fine de sanction qui affectent parfois de manière irréversible l’existence d’autrui. C’est pourquoi il faut apprendre à respecter le sens des mots, à les lier entre eux, à lire attentivement les articles des codes, à argumenter, à ne jamais extirper un argument de son contexte, à faire droit aux arguments du protagoniste. Cette façon d’introduire à la science politique mais aussi à la science juridique a toujours porté ses fruits. D’autant que l’apprentissage d’une pareille responsabilité fera sentir ses effets en tout premier lieu vis à vis d’eux mêmes. Depuis 1980, le mot chômage est devenu obsédant. Dans toutes les professions les mots : compétition, concurrence, lutte, désignent des axiomes de conduite guerrière. Dans nos Facultés les enseignements dispensés conduisent heureusement à des diplômes qui débouchent sur de véritables professions. A eux et à elles de décider, sachant – et je le martèle – que contrairement à des slogans démagogiques, il n’y pas de « marché de l’emploi » digne de ce nom à « bac + zéro » ; que ce marché commence à s’ouvrir avec les maîtrises, devenues mastères, qui mènent au concours dont certains prestigieux comme ceux de l’ENA, de l’ENM, de la Direction des Hôpitaux, du Commissariat de l’Air, d’autre encore. Ces concours sont d’une extrême difficulté mais si l’on s’y prépare comme il convient l’on y réussit. Et puis, il y a une vie après la Faculté et en dehors d’elle. Mieux l’on se sera organisé, plus on aura travaillé régulièrement, plus on conservera du temps libre pour la détente, la lecture, le sport. Je fais allusion à des faits personnels qui m’ont concerné dans ces domaines de sorte que mes propos apparaissent incarnés, cela en veillant à ne jamais franchir la ligne vitale qui désigne la distance révérencielle qui doit être préservée entre nous, celle que j’ai constamment observée vis à vis de mes enseignants lorsque j’étais étudiant. Nos places dans l’amphi ne sont pas substituables. S’ils entendent occuper celle que j’occupe devant eux, il faudra qu’ils s’y emploient, et durement. Reste le plus important : la pensée. Dans la vie universitaire le principe de réalité se vérifie par le contrôle continu, dans les examens écrits et oraux, dans la réussite ou dans l’échec. Ce principe reconnu et respecté ne doit pas faire oublier l’autre principe : le principe de plaisir, celui d’apprendre pour comprendre l’univers dans lequel nous nous efforçons de vivre, un univers imprévisible mais qui de ce fait sollicite notre intelligence et lui fournit les occasions de démontrer sa validité.
Ce soir de décembre, la nuit est déjà tombée sur Aix et sur la Provence. En commençant j’ai annoncé aux étudiants que vers 17 heures 40, 10 minutes avant la fin du cours, j’aurais quelques mots cette fois vraiment personnels à leur dire. Dès 17 heures 30 le silence se fait qui n’est pas le silence auquel je suis habitué, celui qui atteste d’une attention qui ne se relâche pas. C’est un silence qui se condense en fonction d’un événement. Durant la première partie de l’heure tandis que j’abordais le chapitre conclusif de cet enseignement semestriel, d’autres pensées me sont venues à l’esprit. Cette précoce nuit de l’avant Noël provençal me faisait ressentir la proximité physique et affective mais aussi l’éloignement sans doute irréversible de ma ville natale. Si j’y était resté serais – je devenu professeur de science politique … Les voies de la Providence nous seront-elles jamais expliquées. J’ai pensé également aux rues de Jérusalem, si fortement pentues qu’à les remonter l’on a le sentiment d’accomplir une ascension. Qui sait quels rendez-vous s’y préparent déjà aussi … Ce soir la Provence m’est douce et je suis comme un navire en vue du port. Ces amphis d’initiation ont désormais pris rang parmi mes pays les plus hauts. Durant ces décennies la question du Temps m’aura taraudé, le Temps qui passe, celui qui ne passe pas, celui qui revient, celui qui s’efface, celui qui nous efface et auquel nous résistons de toutes les forces de notre âme ; le Temps qui vanne les événements de nos vies, le Temps perdu et le temps regagné, le Temps nécrophage mais aussi le temps résurrecteur. Ce soir, dans cet amphi, pour ces derniers moments d’enseignement officiel, l’intuition du Temps qui me parcoure est celle de la durée infinie.. L’autre jour, une étudiante m’a abordé au sortir de l’amphi et m’a dit : « Monsieur, je crois que vous avez commencé votre carrière à la faculté de Nancy ? Savez-vous que vous avez compté mon père parmi vos étudiants ? » Nancy ? Je suis retourné le printemps dernier dans la capitale de la Lorraine pour y donner une conférence. J’ai voulu repasser devant la Faculté où j’ai porté pour la première fois la toge rouge et noire. J’ai eu de la peine à en reconnaître la façade. Je ne suis pas né en lointaine Lorraine. Au contraire la faculté d’Aix est la plus proche de ma ville natale. Lorsque je séjourne dans la salle des Professeurs ou lorsque je dois intervenir dans la salle des Actes je ressens en ces lieux un étrange sentiment de familiarité. Me sera-t-il donné un jour de franchir la Méditerranée dans l’autre sens, moins pour retrouver les lieux de mon enfance et de mon adolescence que pour boucler une boucle, démontrer à la Fatalité qu’en dépit de ses coups de hache elle n’aura pas eu le dernier mot … Dans ces amphis bondés, le Temps me sera devenue durée vivante parce que j’y aurai travaillé au relais des générations. Mon temps officiel d’enseignant s’approche de son terme administratif mais je ne doute pas qu’il se prolongera au-delà des mots que je vais à présent prononcer, après avoir passé le témoin d’un âge vers un autre âge.
Le moment est venu de conclure, le moment est venu de partir. Dans l’amphi le silence se fait plus intense. Il est 17 heures 45. Exactement. Le cours est achevé. Je marque un léger temps d’arrêt. Les étudiants et les étudiantes ont compris. Ils ne rangent pas leurs affairer. Ils attendent. Mentalement j’accorde mes idées pour qu’elles tiennent dans les dix minutes qui viennent, pour les exprimer dans le ton qui convient qui doit marquer la continuité avec toutes ces semaines d’enseignement automnal et le passage à un autre temps. Je reprends la parole devant ce presque millier de visages et laisse parler ce qui en moi veut s’exprimer face à.otre amphi, face à tous les `amphis où il m’a fallu parler du pouvoir, de la violence, de la guerre, de la pulsion de mort, mais aussi de la parole compréhensive, de ha Loi juste, du choix de la vie, de la science politique et du droit tels que je les comprends au regard des événements heureux ou non dont mol existence m’aura fait leçon, de manière quelques fois impitoyable. Et les paroles qui me viennent et telles qu’elles me sont restées en mémoire, sont les suivantes :
« Le moment est venu de prendre congé de vous. Je suis arrivé, vous l’aurez compris, au terme de mon parcours officiel d’universitaire. Je l’accepte, comme il se doit. Il est un temps pour tout. L’essentiel reste le passage de témoins. Avant de quitter cet amphi je me dois de vous dire ceci. Mon parcours aura été l’un des plus improbables qui puisse s’imaginer. Je vous le dis afin que dans votre propre itinéraire la notion d’épreuve, qui pourrait se révéler plus dure que la seule épreuve d’un examen écrit ou oral, ne vous effraie pas. Une épreuve met en lumière nos faiblesses. Elle fait également apparaître nos forces, souvent insoupçonnées. Je ne sais que trop à quelles occasions de découragements l’on se trouve exposé dès lors que l’on veut accéder, mû par le meilleur de nous-mêmes, à ce que j’appelle les Pays d’en haut. L’ambition sociale, l’ambition nue n’y suffit pas. Il faut avoir acquis, fût-ce en partie, le sens d’un universel humain. C’est ainsi que l’on choisit une autre voie que celle du Pouvoir qui est celle d’une autre forme d’asservissement. Il faut que vous le sachiez. Mes grands- parents faisaient partie de cette entité, sans aucun pouvoir, que dans la sociologie inspirée par Marx l’on aurait qualifié de lumpenprolétariat. Ma grand-mère maternelle ne savait pas parler le français. Ma grand-mère paternelle qui l’a appris par ses propres moyens était femme de ménage. C’est elle qui m’a conduit pour la première fois à l’école. Je dois vous dire que j’ai connu non seulement l’échec mais le sur- échec dans des circonstances dont grâce au Ciel vous n’avez pas idée et dont je prie le Ciel de vous les épargner. Pourtant, cette route bordée de précipices n’a cessé d’être une route montante parce que des êtres dont je dois aussi vous citer les noms m’ont été secourables. C’est leur bonté et leur lucidité qu’il me faut honorer devant vous. Vous comprendrez que je ne cite pas les noms des membres de ma famille. Vous les découvrirez si vous lisez mes livres. Je veux citer devant vous quatre noms, plus un cinquième. D’abord celui d’Henri Dorandeu qui en 1ère année fut l’un de mes chargés de TD à la faculté de Montpellier et qui le premier m’a donné confiance dans mes moyens en une période où je les sentais non seulement diminués mais annulés ; ensuite celui du Pr. Garagnon. En 2eme année à la faculté de Lyon il a écarté de moi le couperet de la guillotine ; ensuite celui du Pr. Eliane Amado Lévy-Valensi qui habitait l’été aux environs d’Aix, à Célony. Elle m’a réconcilié avec la philosophie et qui m’a fait découvrir les voies et les pièges de la psychanalyse ; enfin celui du Pr. Madeleine Grawitz qui fut, contre le courant, ma directrice de Thèse après en avoir accepté le sujet. C’est elle qui m’a projeté, le mot n’est pas trop faible, dans le Concours d’Agrégation, finalement le plus important de tous et auquel cette fois j’ai réussi du premier coup, sans préparation et sans équipier. C’est durant ce concours que j’ai rencontré la cinquième personne dont je veux prononcer le nom et qui m’a incité à rejoindre Aix en Provence : le Professeur Bruno Etienne, que son âme repose en paix. De lui je n’ai le temps que de vous dire ce qu’il m’a appris : la passion mais sans la volonté de nuire et surtout, comme il disait, la différence entre le chercheur et le cherchant. Seul le cherchant est capable de poser ces sortes de questions qui ne vous laissent pas en paix et vous maintiennent éveillé au-delà de minuit. Amateur d’amitié j’aurais pu citer bien d’autres noms, mais le temps presse. Pour finir – parce qu’il faut finir – je vous remercie de ne m’avoir jamais donné l’occasion de prononcer un mot, un seul parmi tous ceux dont j’ai usé : le mot « silence ». Le silence vous l’avez toujours préservé, sans doute parce que vous étiez convaincus que ce dont nous parlions intéressait votre avenir. Et c’est pour vous en remercier que, sans une once d’emphase, je voudrais vous dédier un autre mot. Lequel ? C’est celui qui qualifie le mieux mon état d’esprit chaque fois que je me suis présenté devant vous, comme je me suis présenté devant vos prédécesseurs et devant les prédécesseurs de vos prédécesseurs depuis mon cours inaugural : le mot bonheur. Il est lié à votre présence, à votre capacité d’attention. Vous êtes étudiants dans une grande Faculté, celle de Portalis, le père du Code civil, celle où enseigna aussi René Cassin, le père de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme. Cette faculté, à cette minute, de la place qui est encore la mienne pour un instant, je vous la confie. A vous de ne jamais hésiter devant les chemins qui montent. J’ai fini ».
C’est alors que le silence a été pulvérisé …
Je me suis levé. J’ai parcouru une dernière fois du regard l’Amphi de 1ère année. J’ai perçu comme dans une brume les salves d’applaudissements des étudiantes et des étudiants dressés à leur place, me faisant des saluts, envoyant en ma direction des baisers soufflés dans le creux de leur paume.
Je leur ai fait un signe de la main et aussitôt quitté l’amphi.
Extrait (Les Pays d’en Haut, 2011, Editions Michalon)