(Gn, et sq)
Peut on se fuir soi même? La terre ne serait pas si large! Et pourtant c’est bien ce conseil que Rebecca a donné au malheureux Jacob, confronté à la haine de son frère après qu’Esaü s’était délesté auprès de lui de son droit d’aînesse et après que ce frère, prenant ses apparences, avait obtenu par cette dissimulation la bénédiction paternelle Jacob se dirige donc vers le lieu-dit H’aran, lequel en hébreu ne comporte que des connotations négatives (ih’our signifie retard, h’or désigne le trou) mais au moins une indication positive puisque dans cette même langue ah’er désigne autrui, l’Autre, sur la voie de devenir le prochain: réâ.
Un grand esprit en fuite finit par se cogner à son contraire, à retrouver sa droite voie initiale. Sur ce chemin inversif, Jacob, la nuit venu se heurte ( vayphgâ ) en effet à l’on ne sait trop qui ou quoi… Il s’endort, et de cette nuit s’engendre l’un des rêves les plus considérables jamais advenus à la conscience humaine et qui authentifie son désir véritable. Jacob rêve d’une échelle, d’un soulam, qui relie d’un seul tenant la terre et le ciel, comme si jusqu’à présent, et au moins dans son esprit, ils avaient été disjoints. Et cette échelle y est solidement maintenue, au sens là encore juridique et moral, puisque le verbe qui en rend compte: MouTsB(V) se trouve dans tsava, l’organisation cohérente, et dans mitsva, l’obligation de faire ou de ne pas faire qui met en oeuvre le choix de la vie.
Le long de cette échelle-image de la mesure et de la gradation, l’une et l’autre ascensionnelles-montent et descendent des créatures divines, images de l’humain lorsqu’il consent à ne pas se réduire à son substrat matériel. L’« insight », la prise de conscience devient illuminatrice. Jacob comprend que ce lieu n’est rien de moins que « la porte des cieux » (chaâr hachamaïm) et que désormais, quoi qu’il fasse, son cheminement reliera, lui aussi et à son tour, le monde d’en-haut et le monde d’en-bas. Ce ne sera pas une mince affaire et comme le Créateur renouvelle avec lui, en cette vision programmatique, son Alliance, Jacob s’autorise à lui demander un viatique: de quoi manger et se vêtir. Ce viatique ne sera pas sans contre- partie puisque Jacob s’engage à restituer au Donateur un dixième – origine de la dîme – de ce que la grâce divine aura bien voulu lui accorder.
Jusqu’à présent Jacob était doté d’un droit d’aînesse spirituelle et d’une bénédiction paternelle « théoriques ». Désormais il doit les mettre en pratique, et cela dans un milieu dont le moins que l’on puisse dire et qu’il ne lui sera pas favorable puisqu’il s’agit du clan de Laban, son oncle, à la réputation sulfureuse. Le frère de Rébecca professe l’escroquerie comme d’autres l’honnêteté. Aussitôt arrivé sur les terres de l’oncle pervers, Jacob s’éprend d’une de ses filles, la plus jeune, nommée Rachel. Par cette seule révélation, ce ne sont pas les cieux et la terre qui se conjoignent mais toutes les parties de son être. Cette femme sera sa femme, l’élue. Il en fait la demande à son oncle, s’offrant à le servir pas moins de sept années, de sorte que Laban en récupère un profit considérable. Celui-semble y consentir. Il a d’autres plans en tête.
Jacob le réalisera lorsque, grugé à son tour, dans le lit nuptial il découvrira non pas Rachel mais sa sœur aînée Léa, bien moins belle à ses yeux et correspondant moins aux aspirations de son âme. Un psychanalyste ferait alors observer que le récit biblique opère d’étrange manière. Si Jacob s’est retrouvé en ces lieux, à l’hospitalité douteuse, c’est parce qu’il fuit son aîné «biologique»: Esaü. Or, sur la couche nuptiale, c’est bien la première née des deux sœurs dont il consomme, sans le savoir, la nubilité.
Qu’à cela ne tienne: le désir fait loi surtout lorsqu’il prend le visage d’un amour sans pareil. Jacob ne rebute pas les raisons de son oncle et beau-père – et ici commence un entrelacs parental sans précédent, un écheveau appelé à devenir de plus en plus complexe, constitué de quatre épouses, mères de douze fils et d’une fille – mais il ne se désiste pas de son élection première. Il travaillera pour Laban, encore et encore, jusqu’au moment où Rachel et lui enfin s’uniront. Ce qui ajoute à la difficulté de la situation puisque si Léa est féconde Rachel s’avère stérile. La jalousie fraternelle qui avait incité Jacob à fuir la maison de ses père et mère le rejoint sous la forme de cette compétition entre deux sœurs. Rachel, la sur-aimée, se trouve au bord du désespoir: elle enjoint à Jacob de lui donner une postérité, autrement la mort vaut mieux. Mais Jacob, ayant à l’esprit la vision de l’échelle, lui répond qu’il ne se prend pas pour Dieu. Un enfant lui adviendra: lorsque le Créateur l’aura voulu. Cependant, excédé par les exactions et les filouteries de Laban, Jacob qui a appris non seulement à les déjouer mais en les tourner à son avantage, réalise qu’il est temps de partir. Le trop long voisinage de gredins fieffés est contagieux! Laban n’entend pas en rester là. Il poursuit le fuyard et le rejoint, avec toute sa famille et ses biens, en le menaçant d’un mauvais sort. Jacob, aidé de Rachel et du conseil divin, l’en dissuade. Il passe avec Laban un pacte de non-agression qui se scellera même par une bénédiction dont nul n’est dupe.
A ce moment l’on dirait, reprenant la vision de départ, que Jacob se retrouve douloureusement au bas de l’échelle prophétique. Ce n’est pas sûr: sur ses nouveaux chemins un nouveau heurt se produit du fait d’envoyés célestes (vayphgéôu bo malakhéi Elohim). Au heurt du début de la paracha correspond celui qui la conclut. Et Jacob comprend que son difficultueux chemin terrestre est la projection d’un tout autre chemin; que l’endroit où il se tient est le «camp de Dieu». Il nommera ce lieu: Mah’anaïm, au pluriel, pour mettre en évidence sa bipolarité au regard du monde terrestre, sur lequel il chemine avec tous les siens, et du monde céleste dont il ne doit pas détourner son regard.
Esaü le guette …
Raphaël Draï zal, 7 nov 2013