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Paracha Vayetse

In Uncategorized on novembre 26, 2020 at 8:51
7.Vayétsé

(Gn, et sq)

Peut on se fuir soi même? La terre ne serait pas si large! Et pourtant c’est bien ce conseil que Rebecca a donné au malheureux Jacob, confronté à la haine de son frère après qu’Esaü s’était délesté auprès de lui de son droit d’aînesse et après que ce frère, prenant ses apparences, avait obtenu par cette dissimulation la bénédiction paternelle Jacob se dirige donc vers le lieu-dit H’aran, lequel en hébreu ne comporte que des connotations négatives (ih’our signifie retard, h’or désigne le trou) mais au moins une indication positive puisque dans cette même langue ah’er désigne autrui, l’Autre, sur la voie de devenir le prochain: réâ.

Un grand esprit en fuite finit par se cogner à son contraire, à retrouver sa droite voie initiale. Sur ce chemin inversif, Jacob, la nuit venu se heurte ( vayphgâ ) en effet à l’on ne sait  trop qui ou quoi… Il s’endort, et de cette nuit s’engendre l’un des rêves les plus considérables jamais advenus à la conscience humaine et qui authentifie son désir véritable. Jacob rêve d’une échelle, d’un soulam, qui relie d’un seul tenant la terre et le ciel, comme si jusqu’à présent, et au moins dans son esprit, ils avaient été disjoints. Et cette échelle y est solidement maintenue, au sens là encore juridique et moral, puisque le verbe qui en rend compte: MouTsB(V) se trouve dans tsava, l’organisation cohérente, et dans mitsva, l’obligation  de faire ou de ne pas faire qui met en oeuvre le choix de la vie.

Le long de cette échelle-image de la mesure et de la gradation, l’une et l’autre ascensionnelles-montent et descendent des créatures divines, images de l’humain lorsqu’il consent à ne pas se réduire à son substrat matériel. L’« insight », la prise de conscience devient illuminatrice. Jacob comprend que ce lieu n’est rien de moins que « la porte des cieux » (chaâr hachamaïm) et que désormais, quoi qu’il fasse, son cheminement reliera, lui aussi et à son tour, le monde d’en-haut et le monde d’en-bas. Ce ne sera pas une mince affaire et comme le Créateur renouvelle avec lui, en cette vision programmatique, son Alliance, Jacob s’autorise à lui demander un viatique: de quoi manger et se vêtir. Ce viatique ne sera pas sans contre- partie puisque Jacob s’engage à restituer au Donateur un dixième – origine de la dîme –  de ce que la grâce divine aura bien voulu lui accorder.

Jusqu’à présent Jacob était doté d’un  droit d’aînesse spirituelle et d’une bénédiction paternelle «  théoriques ». Désormais il doit les mettre en pratique, et cela dans un milieu dont le moins que l’on puisse dire et qu’il ne lui sera pas favorable puisqu’il s’agit du clan de Laban, son oncle, à la réputation sulfureuse. Le frère de Rébecca professe l’escroquerie comme d’autres l’honnêteté. Aussitôt arrivé sur les terres de l’oncle pervers, Jacob s’éprend d’une de ses filles, la plus jeune, nommée Rachel. Par cette seule révélation, ce ne sont pas les cieux et la terre qui se conjoignent mais toutes les parties de son être. Cette femme sera sa femme, l’élue. Il en fait la demande à son oncle, s’offrant à le servir pas moins de sept années, de sorte que Laban en récupère un profit considérable. Celui-semble y consentir. Il a d’autres plans en tête.

Jacob le réalisera lorsque, grugé à son tour, dans le lit nuptial il découvrira non pas Rachel mais sa sœur aînée Léa, bien moins belle à ses yeux et correspondant moins aux aspirations de son âme. Un psychanalyste ferait alors observer que le récit biblique opère d’étrange manière. Si Jacob s’est retrouvé en ces lieux, à l’hospitalité douteuse, c’est parce qu’il fuit son aîné «biologique»: Esaü. Or, sur la couche nuptiale, c’est bien la première née des deux sœurs dont il consomme, sans le savoir, la nubilité.

Qu’à cela ne tienne: le désir fait loi surtout lorsqu’il prend le visage d’un amour sans pareil. Jacob ne rebute pas les raisons de son oncle et beau-père – et ici commence un entrelacs parental sans précédent, un écheveau appelé à devenir de plus en plus complexe, constitué de quatre épouses, mères de douze fils et d’une fille – mais il ne se désiste pas de son élection première. Il travaillera pour Laban, encore et encore, jusqu’au moment où Rachel et lui enfin s’uniront. Ce qui ajoute à la difficulté de la situation puisque si Léa est féconde Rachel s’avère stérile. La jalousie fraternelle qui avait incité Jacob à fuir la maison de ses père et mère le rejoint sous la forme de cette compétition entre deux  sœurs. Rachel, la sur-aimée, se trouve au bord du désespoir: elle enjoint à Jacob de lui donner une postérité, autrement la mort vaut mieux. Mais Jacob, ayant à l’esprit la vision de l’échelle, lui répond qu’il ne se prend pas pour Dieu. Un enfant lui adviendra: lorsque le Créateur l’aura voulu. Cependant, excédé par les exactions et les filouteries de Laban, Jacob qui a appris non seulement à les déjouer mais en les tourner à son avantage, réalise qu’il est temps de partir. Le trop long voisinage de gredins fieffés est contagieux! Laban n’entend pas en rester là. Il  poursuit le fuyard et le rejoint, avec toute sa famille et ses biens, en le menaçant d’un mauvais sort. Jacob, aidé de Rachel et du conseil divin,  l’en dissuade. Il passe avec Laban  un pacte de non-agression qui se scellera même par une bénédiction dont nul n’est dupe.

A ce moment l’on dirait, reprenant la vision de départ, que Jacob se retrouve douloureusement au bas de l’échelle prophétique. Ce n’est pas sûr: sur ses nouveaux chemins un nouveau heurt se produit du fait d’envoyés célestes (vayphgéôu bo malakhéi Elohim). Au heurt du début de la paracha correspond celui qui la conclut. Et Jacob comprend que son difficultueux chemin terrestre est la projection d’un tout autre chemin; que l’endroit où il se tient est le «camp de Dieu». Il nommera ce lieu: Mah’anaïm, au pluriel, pour  mettre en évidence sa bipolarité au regard du monde terrestre,  sur lequel il chemine avec tous les siens, et du monde céleste dont il ne doit pas détourner son regard.

Esaü le guette …

Raphaël Draï zal, 7 nov 2013

Paracha Toledot

In Uncategorized on novembre 20, 2020 at 12:48
DTolédoth

 ( Gn, 25, 19  et sq )

Le relais entre les générations a été assuré. Ith’ak et Rivka prennent celui d’Abraham et Sarah, inhumés à Hébron, dans le caveau de Makhpéla, auprès d’Adam et Eve. Le couple par lequel l’histoire humaine a commencé voisine, si l’on peut dire, avec celui par lequel elle a re-commencé. Au début de la nouvelle phase de cette histoire dans laquelle sans cesse la vie le dispute à son contraire, le réel à sa dissimulation, et par suite le révélé au recélé, Rivka ne pouvait donner d’enfant à son époux qui su prier pour elle. Elle conçut et durant sa gestation ressentit que deux êtres s’apprêtaient à sortir au jour dont la conciliation n’irait pas de soi. Et c’est ce qui advint, au point que ces deux nouveau-nés annonçaient deux formes de civilisation mais antagonistes incarnées dans l’aîné, nommé Esaü, et dans le cadet, Yaacov. Dès leur plus jeune âge, leurs prédispositions les séparent. Esaü recouvre une des caractéristiques de Nimrod: il chasse, s’épuise dans les courses à travers champs et bois. Yaacov, lui, est un être d’étude et de patience. Il ne cède pas aux premières impulsions, il réfléchit, il élabore, fait toute sa place à la pensée.

Un jour Esaü s’en revient de la chasse, épuisé jusqu’à la mort. Yaacov cuisine un certain plat dont son frère ne perçoit que la couleur: rouge, rouge-sang comme le sang de ses proies. Et de ce plat il veut manger goulûment, au point d’oublier qu’il est l’aîné, que cette primogéniture l’oblige à des comportements moins voraces que ceux qui dénient son aînesse spirituelle. Ce droit d’aînesse il n’en a plus cure, se sentant littéralement agoniser, et c’est sans difficulté qu’il le concède à Yaacov, quitte à réaliser un peu plus tard, dans l’après-coup, la bévue qu’il a  ainsi commise. L’affaire, on le sait, n’en restera pas là et Esaü en concevra une haine assassine à l’encontre de son – si peu – frère. Itération du conflit entre Caïn et Abel dont les causes ne sont donc pas dévitalisées… D’autant que deux dilections contraires renforcent l’antagonisme fraternaire: Itsh’ak chérit Esaü qui sait choyer son palais, Rivka chérit Yaacov qui répond à ses attentes spirituelles, à sa préoccupation de voir prolongé et aboutir le cheminement engagé par Abraham.

L’existence d’Its’hak et de sa famille se déroulera sur la terre que domine le roi Abimelekh. A l’instar de Pharaon, il tente de s’approprier Rivka malgré le stratagème conçu par Itsh’ak afin de protéger leur vie. Répétition de la mésaventure pharaonique? Pas tout à fait. Il semble que la conscience morale du roi de Guérar soit plus aiguisée que celle du maître de l’Egypte. Lorsqu’il découvre de qui Rivka est l’épouse, d’abord il fait reproche à Itsh’ak de l’avoir, en somme, induit à fauter, ensuite, il offre son hospitalité au fils d’Abraham qui s’était entendu intimer par Dieu l’interdit de se rendre en Egypte. C’est donc sur les terres d’Abimelekh qu’Itsh’ak déploiera son activité laquelle s’avèrera prospère au delà de toute espérance.

Cependant cette réussite provoque l’envie et l’animosité des sujets d’Abimelekh: toutes les fois que les bergers d’Its’hak ayant creusé des puits y trouvent de l’eau, élément vital, les bergers du lieu préfèrent les empierrer, les rendre inutilisables, les rendre non repérables, plutôt que d’en faire mérite à Itsh’ak, craignant qu’un tel acte de reconnaissance emporte titre de propriété. Une fois de plus Itsh’ak ne se décourage pas. Tout puits rendu inutilisable sera méthodiquement rouvert, rendu à sa destination  et renommé, jusqu’au moment où, de guerre lasse, les bergers aveuglés par la jalousie et par le ressentiment acceptent un pacte de commune utilisation. Il faut suivre ces péripéties l’une après l’autre pour comprendre la puissance de la patience face aux récurrences des propensions destructrices, selon le principe aberrant: «plutôt personne, et même moi, plutôt que lui».

Cependant, Esaü qui fait le tourment de sa mère à cause de sa violence, de sa vie dissolue, de son mépris des plus hautes valeurs lorsqu’elles contrarient ses emportements pulsionnels; Esaü, qui s’estime grugé, n’a pas désarmé et entend, malgré son désistement honteux, obtenir la bénédiction paternelle car celle-ci effacerait la transaction inconsidérée à laquelle il s’était abandonnée avec Yaacov. La vue d’Ish’ak a beaucoup baissé. Il identifie de plus en plus mal les êtres et les choses et commet aussi des erreurs d’appréciation spirituelles et morales. Rivka y veille. A son tour, estimant que la bénédiction d’Itsh’ak à celui qui reste son fils, certes mais sur lequel, elle, ne s’aveugle pas; estimant donc que cette bénédiction dispensée à Esaü irait à contre sens de la mission abrahamique, elle conçoit un nouveau stratagème. Yaacov devancera Esaü auprès de leur père, saura à son insu choyer son palais, et c’est lui qui obtiendra la bénédiction qui renforcera le droit d’aînesse auquel Esaü l’a subrogé. Et c’est ce qui advint même si Itsh’ak en dépit de sa malvoyance avait nourri quelque doute sur l’identité réelle de la personne qu’il croyait être son fils préféré.

Si les commentaires de la Thora, pour la plupart, justifient le comportement de Rivka et de Yaâcov, ils laissent ouverte la question portant sur la légitimité du stratagème. Etait-il loyal? Etait-il honnête? La Thora interdit de placer un obstacle sur les pas d’un  malvoyant. Mais un malvoyant – Isk’ak en l’occurrence – a t-il lui même le droit de placer un obstacle sur les pas d’un clairvoyant? La Thora n’a rien d’un récit édifiant. Ce n’est pas «La veillée des chaumières». Elle suscite plutôt l’insomnie des consciences vigiles. Bien des questions qu’elle soulève fouaillent les consciences jusqu’à nos jours. Surtout qu’Esaü découvrira le dit stratagème et qu’il voudra assassiner son frère à qui Rivka enjoint in extremis de prendre le large auprès de sa propre famille. Yaacov l’écoute et s’engage dans un chemin qui ne sera pas bordé de lys ni de roses. La fraternité reste un vain mot tant qu’elle ne s’est pas libérée de la tentation fratricide.

 Raphaël Draï zal, 30 Octobre 2013

Paracha Hayé Sara

In Uncategorized on novembre 12, 2020 at 5:21
Image  Sara-1

(Gn, 23  et sq)

Cette paracha fait partie de celles qui relatent la fin d’un parcours humain et le commencement d’un autre, en l’occurrence la mort de Sarah et ce qui s’ensuit, puis la rencontre conjugale de son fils Itsh’ak et de Rivka, l’épouse que son père a envoyé quérir en des terres lointaines.

Sarah donc rend l’âme après une vie bien remplie où les épreuves n’ont pas manqué, en particulier sa stérilité, son enlèvement par les rabatteurs de Pharaon, ses démêlées  avec Hagar, sa servante égyptienne. Pour le Midrach, sa fin a été hâtée par l’annonce, précipitée, que son fils, son unique, son aimé, avait été sacrifié par Abraham au nom d’un Dieu qui en avait pourtant décidé la naissance. Premier enseignement: après la mort de son épouse, Abraham s’emploie à trouver une sépulture digne d’elle afin que son souvenir se perpétue. C’est cette leçon qu’il faut en priorité retenir, au delà des péripéties de l’acquisition à fort prix d’argent de la caverne de Makhpéla dont Êphron le Hittite était le propriétaire légal à ce moment.

Tout être humain est mortel. Cependant la mort, on l’a vu avec Moïse, ne signifie pas le néant. Un être humain se survit avant tout dans et par le souvenir des siens, à condition que ce souvenir soit, comme l’on dit, entretenu. Cette obligation est celle-là même qui caractérise la condition humaine. Un animal ne se survit pas dans le corps ni dans le mental de ses petits. Il faut que la  vie de Saraï, devenue Sarah, fasse école auprès de ses descendants, qu’ils s’interrogent sur ce qui s’est accompli de cette vie au regard d’un projet qui sans doute la dépassait, et ensuite ce qu’il reste à en accomplir et qui sera relayé, en cas de besoin, de génération en génération. Les caractéristiques du lieu choisi par Abraham correspondent à l’ampleur de ce projet tel qu’il avait été formulé par le Créateur : le Lekh lekha initialement enjoint à Abram a changé d’échelle une fois que Saraï a eu pris part à sa réalisation. Il est devenu un Lekhou lakhem, un «Allez pour vous, vers vous» qui se transmettra de génération en génération jusqu’au peuple d’Israël, lorsque tous ses «enfants» proclameront à leur tour au Sinaï: « Nous ferons et nous écouterons ». Au pluriel. « Makhpéla » est un nom construit sur la racine CPhL qui désigne la dualité, la doublement. Indice que ce lieu là, pour des raisons que le Zohar explicite, reliait le Monde d’en-haut et le Monde d’en-bas ; l’humanité ayant déjà vécu et celle appelée à la vie afin de réaliser le projet d’un relèvement de l’humanité des abaissements et des effondrement qui ternissait sur sa face le sceau divin.

C’est dans cette perspective, une fois ce lieu acquis dans des conditions qui rendent cette acquisition incontestable et opposable aux tiers, quels qu’ils soient, qu’Abraham se préoccupe du lien conjugal de son fils, surtout après l’épreuve de la Âkeda. Il n’entend pas qu’Itsh’ak prenne femme en terre de Canaan, ce qui l’eût parfaitement désorienté spirituellement. Selon le droit matrimonial en vigueur il mandate son intendant, son homme de confiance, Eliézer afin qu’il aille discerner la future femme de son fils dans son milieu familial d’origine, ce qui au passage confirme bien que le Lekh lekha initial ne doit pas s’entendre comme une irréversible rupture avec ce milieu natal.

Eliezer se met en chemin dans cette direction, à la fois géographique et spirituelle. Arrivé physiquement à destination, il adresse sa prière vers le Dieu d’Abraham qu’il favorise sa mission. Auprès du puits ou les chameaux de son imposante caravane se sont groupés, il discerne une toute jeune femme dont il apprend le nom: Rivka, de la famille de Béthouel. Sa conduite retient son attention: elle puise l’eau du puits pour en abreuver ces bêtes de somme et de trajet au long cours, de sorte à en apaiser la soif mais une à une, comme si chacun de ces animaux constituait un être singulier nécessitant des soins différencies et une attention propre. Pour y satisfaire, il ne faut ni précipitation, ni impatience. Et Eliezer comprend que cette jeune femme est celle qui comblera le vœu d’Abraham parce qu’outre la sollicitude dont elle sait faire preuve vis à vis de ses bêtes, elle est animée par une  profonde intelligence du temps qu’elle sait dispenser comme l’eau apaisante.

Bien sûr il faudra ensuite que Rivka ayant consenti à l’accompagner auprès d’Abraham, qu’Eliezer obtienne le consentement de sa parentèle qui sait en faire mesurer le prix, comme Êphron l’avait fait à propos du caveau de Makhpéla. Cet accord obtenu, Rivka se met à son tour en route pour rejoindre les Abrahamides. Sa rencontre avec Itsh’ak sera comparable à celle des deux parties d’un symbole qui se réunissent pour que celui-ci irradie de toutes ses significations, telle une lampe perpétuelle.

Et c’est après et après seulement que son fils se sera marié avec cette femme porteuse du futur qu’Abraham lui même reprendra épouse, pour finir ses propres jours comme il les avait commencés: sans être à charge pour personne, ni pour les siens ni même pour l’Eternel, et il saura combler tous ses enfants de la part la plus ajustée à leur vie et à leur cheminement.

Pourtant le mot « épreuve » n’est pas près de disparaître du récit biblique puisque le couple formé par Itsh’ak et Rivka s’avère lui aussi stérile. Comment retrouver alors les voies de la fécondité, de la suite des générations sans laquelle aucune Histoire n’est concevable…

 Raphaël Draï zal, 23 octobre 2013

Génération Scission

In Uncategorized on novembre 5, 2020 at 12:42
YitzhakRabin

L‘assassinat d’Itzhak Rabin autant que les commentaires qui l’ont suivi sont sources d’une anxiété que, pour ma part, je ne cherche pas a dissimuler. Notre génération, contemporaine de l’Etat d’Israël, est-elle vouée à se casser au moins en deux parties, à faire scission idéologique et sécession politique ? Dans des circonstances aussi tragiques, ni la bonne conscience ni l’alarmisme ne sont de mise et chacun de nous a le devoir de parler net. Cependant, la fin de la sonnerie du chofar doit tout de même éveiller notre aptitude à l’espérance.

Le meurtre du premier ministre d’Israël par un citoyen israélien est une catastrophe en soi. La catastrophe se différencie de l’accident. Celui-ci n’affecte que le fonctionnement d’un organisme ou d’une institution. Celle-là met en cause conceptions et fondements.  Le geste d’Igal Amir a des mobiles. ll a aussi des causes qui ne relèvent pas du même plan de l’analyse. Les mobiles ? Le meurtrier les a déclarés : Rabin aurait trahi le peuple d’Israël et l’histoire du peuple juif. Les accords d’Oslo officialiseraient cette trahison. Ils aboutissent à l’abandon aux mains des ennemis d’Israël de terres et de cités dans lesquelles l’histoire juive est écrite. Les experts psychiatres et judiciaires donneront leur sentiment sur la personnalité du tueur, qui aura droit à un procès respectant toutes les règles de l’Etat de droit israélien. Mais pourquoi est-il impossible de se limiter à ses propres déclarations ? Parce que son geste s’inscrit dans un contexte de violence et dé dénonciations d’une plus vaste ampleur. Cet été, circulait une lettre-tract dénonçant en effet Rabin comme escroc et comme bradeur du territoire d’Israël, signée par des personnalités d’un tout autre standing social, religieux et universitaire, et invoquant force références bibliques à tonalité apocalyptique. Chacun de ses signataires se reconnaitra dans ces lignes. Mais la encore, une fois la prise de conscience suscitée, l’analyse doit s’élargir. Les signataires de cette lettre ne sont ni des voyous ni des fascistes. Durant ces années qui viennent de s’écouler, et plus particulièrement depuis les accords de septembre 1993, leur sentiment de solitude et d’abandon n’a fait que croître. Montés en Israël après la guerre dite des Six jours, puis marqués à vie par le froissement des talits, à la hâte repliés le jour de Kippour 1973, déchirés ensuite par la guerre du Liban, ils n’ont cessé de se demander si leur alyah n’avait pas été une tromperie sur l’identité juive. C’est en ce point que l’analyse des mobiles individuels d’un forfait devrait s’articuler à celle des causes plus globales qui ont pu le susciter ou à tout le moins le favoriser.

Car deux Israël (s) semblent désormais se faire face, presqu’à en découdre : l’Israël religieux de Kyriat Arba et l’Israël laïque de Tel-Aviv. Cette polarité n’est pas de mon fait. Je l’ai entendue martelée dans le film diffusé par La Cinquième le samedi soir 25 novembre. D’un côté, des Juifs affirment qu’au titre de l’histoire véridique d’Israël les territoires inaliénables afférents a cette histoire sont ceux qu’illuminent Jérusalem, Hébron et Bethléem, — Abraham n’ayant que fort peu fréquenté les salons de massage tel-aviviens ; de l’autre, des Juifs affirment que le mouvement sioniste a été laïque dès son commencement et que la modernité du peuple d’Israël se situe précisément du coté de Tel-Aviv – Hébron, sinon Jérusalem, étant le bunker et le terrier d’un messianisme destructeur. La radicalisation des opinions en présence s’appréciera par les perspectives suivantes : d’un côté, fonder un Etat autonome de Judée  » vraiment juif « ; de l’autre, préparer  » une guerre de sécession  » à l’encontre des  » colons irrédentistes « , à l’image de la guerre que menèrent en 1861 les Etats du Nord de l’Amérique contre les Etats esclavagistes et racistes du Sud. Naguère, ces positions se seraient disqualifiées par leur extrémisme même. Aujourd’hui, il n’est pas sûr qu’elles n’expriment pas une opinion plus large, qui n’ose encore s’exposer ouvertement. Autrement dit, à présent ce n’est même plus le principe d’une scission qui est à craindre, mais déjà ses conséquences, le principe étant peu ou prou entériné en maints esprits. Cette scission s’aggravera si ces antagonismes se radicalisaient plus durement, notamment parce que des universitaires, des intellectuels, des chercheurs et des commentateurs de la Torah, au lieu d’identifier l’engrenage et de s’en préserver, se laissaient happer par lui, comme si l’appartenance à un parti, quel qu’il fit, ou l’adhésion à une vision de l’avenir, quelles qu’en soient les promesses, étaient absolutisées au point d’être payables par la fracture du peuple juif.

L’exemple du patriarche Jacob

Les épreuves multiséculaires de tous les dirigeants d’Israël, depuis la traversée du désert jusqu’à l’après-Shoah, furent toujours à deux degrés : l’épreuve proprement dite et, dans son déroulement, le danger toujours à surmonter d’une irréparable déchirure interne préfigurant l’anéantissement du peuple. L’épreuve actuelle de la paix ne saurait être présumée franchie si elle conduisait à laisser au bord du chemin la moitié des Juifs de la fin du XXème siècle.

Avec le meurtre de Rabin, nous découvrons que Caïn sévit toujours au sein de ce peuple qui lui a opposé le « Tu ne tueras pas ». Nous découvrons aussi qu’Israël danse au-dessus du volcan lorsqu’il se livre à ces polémiques dont chaque terme pave la route du fratricide. Combien de fois n’ai-je pas été stupéfié d’entendre des responsables politiques israéliens de tous bords s’écharper comme s’ils voulaient se démontrer à quel point ils étaient mutuellement étrangers au sein d’un même Etat ! Pour des ouailles moins professionnelles, des idées toutes faites et des slogans unilatéraux ont mené de la tension à la cassure. Par exemple : « Le messie maintenant », Ou « L’on ne peut faire la paix qu’avec ses ennemi ». Certes, mais en attendant il faut veiller a ce que vos amis ne se retrouvent pas de ce fait en conflit avec vous. Lorsque des peuples entiers sont imprégnés depuis des décennies par l’idée de guerre, la conversion à la paix d’un seul gouvernant ou d’un seul parti ne suffit pas à établir la paix dans les esprits. Lorsqu’un exil a duré deux millénaires il devient une forme de vie. L’ignorer, c’est supposer le problème résolu et s’exposer à de terribles déconvenues. Ceux que l’on appelle « colons », pour les disqualifier et les stigmatiser, comme si l’Etat d’Israël était assimilable à l’Algérie française ou à la Rhodésie, ont été incités à s’établir dans les lieux qu’ils habitent à présent parce que ces lieux leur étaient désignés par les gouvernements successifs de l’Etat d’Israël comme des sites de mémoire prophétique et des points stratégiques. Il n’est que de reprendre les argumentaires de l’alyah des années soixante-dix. Aujourd’hui, les voici désignés, au sein même du peuple juif, comme des galeux, des parasites et des fous qui ne seraient plus dignes d’en faire partie. Et l’on voudrait, en même temps, que la paix en cours ne fut pas marquée par l’on ne sait quelle panique interne, et qu’elle se déroulât sans encombre ?

Dans une de ces périodes sombres ou la division nourrit l’angoisse qui l’alimente en retour, ou les références de la Torah semblent incongrues et participer à la guerre civile du peuple juif, il peut être utile de reprendre l’exemple du patriarche Jacob. Apres que le rêve prophétique lui avait fait découvrir la splendeur de sa descendance, ayant rencontré les messagers de Dieu en chemin, le lieu de la rencontre de l’humain et du divin fut nommé mah ’anaym: le « double camp », la résidence à double dimension (Gn, 32; 1). Lorsque pressé par la peur d’Esaü il fut contraint d’organiser sa périlleuse survie, alors, au contraire. il « coupa le camp en deux moitiés » (Gn. 32 ; 8). Deux moitiés de camp laissent chacune d‘elle amputée de son complément. Dans un camp à double dimension, chaque moitié se renforce de la force et des valeurs de l’autre.

Puisse la mort de Rabin, l’homme qui finit par chanter la paix en conscience, mais parfois avec la gorge nouée, nous engager dans cette seconde voie, de sorte que, sortant d’exil, nous fassions enfin sortir l’exil de nous.

Raphaël Draï zal, L’Arche Janvier 1996