danieldrai

Archive for avril 2018|Monthly archive page

PARACHAT A’HARE MOTH

In Uncategorized on avril 26, 2018 at 11:36

Lv, 16 et sq.28 A'hareï moth.

Après les développements relatifs aux plaies affectant la peau, celle, anatomique, des individus ou celle de leurs habitations, et qui se rapportent également aux mésusages de la parole humaine, à son dévoiement dans la médisance, le texte de la Thora revient sur les conséquences de la mort de deux des enfants d’Aharon, Nadav et Avihou. Il s’ensuit une série de prescriptions qui s’articulent à celles déjà rencontrées concernant l’interdit de toute boisson enivrante avant le Service Saint.

Cette fois il est prescrit aux cohanim d’abord de ne pas se croire autorisés à pénétrer en tous temps dans le Saint des Saints. Autant la fonction judiciaire doit s’exercer sans intermittence, selon les besoins du peuple en ce domaine, autant le Service Saint doit s’exercer selon des règles qui assurent l’approche progressive de la Présence divine, de sorte que ne se déclare pas brutalement l’incommensurabilité, à ce niveau, du Divin et de l’humain lorsqu’ils sont sans transition mis en contact. Les cohanim ne sauraient passer d’emblée de la PaRoKhet, du rideau qui distingue les aires de sainteté à l’intérieur du Sanctuaire, à la KaPoReth, au couvercle de l’Arche sainte. Et l’on observera que ces deux mots sont formés des mêmes lettres, recombinées autrement, pour bien faire comprendre qu’il s’agit ici d’un ordre vital, d’un séder à respecter. Car cette Présence se manifeste du cœur d’un ânan, mot généralement traduit par « nuée » alors qu’il est construit sur la racine ÂN qui caractérise la terminologie de la communication, au sens non trivial de ce terme dont on sait l’inflation dans le vocabulaire contemporain.

La Présence divine est bien communicante, allant de l’un à l’autre des interlocuteurs en présence, sans réserves, ni ambiguïté car c’est par cette communication que se transfuse l’esprit prophétique, le rouah’ hakodech.

Que ces nouvelles prescriptions soient transmises une nouvelle fois par Moïse à son frère atteste que dans la tragédie précitée c’est bien le sens de la fraternité qui s’est trouvé mis en cause, avec la tentation récurrente du fratricide à la racine duquel il faut aller patiemment, méthodiquement et sans demi- mesures. L’approche du divin par les cohanim requiert ainsi leur propre préparation. Ils doivent s’assurer de leur propre ductilité spirituelle afin d’oeuvrer ensuite comme il se doit à celle de chaque Bnei Israël. D’où l’obligation pour les cohanim de s’acquitter d’abord de deux korbanot spécifiques, l’un délictif ( h’atat ), l’autre d’élévation ( ôla ), afin que soient préalablement liées les deux dimensions de l’être humain et celle de la Création en général. Et surtout ils devront se revêtir de leurs habits sacerdotaux. Il ne s’agit pas ici de « rituel » mais d’insister sur le fait que la communication de la Présence divine, de la Chékhina, n’est ni un exercice d’exhibitionnisme de la part du Créateur, ni de voyeurisme de la part de l’humain. Dieu se révèle. Il ne se dénude pas. Le vêtement ainsi conçu et confectionné prémunit contre l’impudeur de l’exhibition et l’obscénité du passage à l’acte.

Après quoi intervient la liturgie des deux boucs qualifiés d’émissaires qui a fait couler tant d’encre. Pour bien en comprendre les intentionnalités, il convient de se reporter aux Commentaires traditionnels mais surtout au Traité « Yoma » du Talmud. On se limitera à une conjecture à ce propos en attente de sa vérification.

L’animal requis par cette liturgie est bien un bouc, l’animal qui symbolise la résistance, le fait d’être rétif. Disposition qui se décline de deux manières selon qu’elle se rapporte à la constance et à la fidélité, d’une part, ou à l’obstination aveugle d’autre part. Aussi deux boucs sont-ils indispensables pour son accomplissement, l’un dédié à la Présence divine, l’autre voué au désert. Aucun être n’est constitué d’une seule pièce, n’est dénué d’ambivalence, n’est exposé plus gravement encore au clivage psychique et à la duplicité morale s’il n’y prenait garde. Cependant et quand bien même il y aurait en chacun deux parts, aussi contrastées, si ne n’est antinomiques, il faut y exercer notre discernement afin que la première trouve sa véritable affectation et que l’autre soit vouée à une forme de traversée du désert au cours de laquelle elle se transmuera, peut être. D’où, au passage l’enseignement de Maimonide, dans ses Hilkhot téchouva, selon lequel une téchouva digne de ce nom doit s’accomplir dans la discrétion et dans le retrait.

Relevons enfin que la liturgie dite du « bouc émissaire » ne met en jeu que des animaux ; que son extrapolation aux êtres humains, par exemple selon la théorie du « Pharmakos » chère à René Girard, la fait déborder de son cadre initial et lui ôte son sens, tant légal que moral.

Raphaël Draï zal, 18 avril 2013

Parachiot Tazria – Metsora

In Uncategorized on avril 20, 2018 at 7:07

26 Tazria.

Aucun fait, aucun événement de la vie humaine ne va de soi au titre de « lois de la nature » s’assimilant à l’on ne sait quel ensemble de processus quasiment mécaniques. L’engendrement et la naissance doivent être inscrits sans tarder dans une Loi, au sens vital, marquant la relation de l’Humain avec un sens transcendant qui fasse du nouveau- né autre chose qu’un bout de chair. C’est pourquoi cette Loi dispose : «Lorsqu’une femme ayant  » ensemencé  » (tazriâ) et engendré un enfant mâle (zakhar) elle sera impure durant huit jours, période d’indisposition (nidda) à cause de cette période d’impureté pulsionnelle (dota titma). Et le huitième jour la chair de son excroissance sera ( re) tranchée ( ymol bassar ôrlato) ».

Il peut paraître étrange que les faits physiologiques de l’ovulation et de l’engendrement ne soient pas considérés comme purement « naturels » et entérinés en tant que tels ; qu’il faille aussitôt et une fois de plus les insérer dans l’ordre d’une temporalité particulière, en trois phases, dont on examinera la troisième un peu plus loin.

Durant les sept jours qui suivent immédiatement la naissance d’un garçon, la mère est considérée comme si elle se trouvait dans sa période menstruelle. Par suite, elle ne peut pas avoir de rapports sexuels. Une distance, un intervalle sont ainsi immédiatement constitués dont la durée: sept jours, est significative déjà au premier degré puisqu’elle évoque la séquence intégrale de la création cosmique: les six «jours» de création active puis le septième, celui de la réflexion, de la pensée redevenue possible. Ces sept jours-là ne se rapportent pas à une «simple» période de séparation, durant laquelle la femme serait« taboue». A l’évidence, il faut aussi qu’après le travail de la gestation puis de l’enfantement elle ait la possibilité de reprendre souffle, si l’on peut dire, et de se consacrer au nouveau- né qui se trouve dans une totale impotence et une complète dépendance. Cependant, une autre dimension apparaît selon laquelle la femme créatrice, loin de se renfermer sur elle même, de se considérer comme un monde en soi, doit se relier à la Création en général dont elle intériorise, sans tarder non plus, les étapes et les rythmes. D’où l’acte de symbolisation qui se tient le huitième jour et qui ne peut être accompli que ce jour là: la mila . Nul n’ignore l’amas de stéréotypes et d’idées parfois délirantes proliférant à ce sujet dans le sens commun qui n’épargne pas les esprits les plus cultivés. La mila n’est ni une amputation locale, ni une castration bio-psychique. Pour la Loi d’Israël, même la castration d’un animal est prohibée.

Néanmoins, toutes les images de corps impliquent une certaine conception de la mesure, de la proportion, de l’harmonie, quand ce n’est pas du fameux « Nombre d’or » cher aux peintres et aux architectes. Pour la pensée juive, lorsqu’un garçon naît le prépuce qui tout à la fois allonge fallacieusement son sexe mais le dissimule est bel et bien une ex-croissance, le signe d’une dis- proportion, d’un excès que l’humain lui même doit ramener à sa dimension intrinsèque et visible. D’où le double geste de son ablation, aussitôt suivi du dévoilement décisif du gland, avant que ne soient prononcées les paroles d’insertion dans l’Alliance d’Abraham. Par ce geste, le mohel, devient le porte -fort, au sens juridique, de l’enfançon qu’il insère dans l’ordre vivant du langage, du parl’être, avant même que la conscience n’en naisse, et comme une condition de son apparition et de sa confortation. Par là même, le porte – fort affirme le primat d’une responsabilité qui conduise le nouveau né, totalement dépendant, du stade de la naissance ponctuelle à celui de la viabilité durable.

Comme la fille n’est pas dotée d’un prépuce au sens anatomique, les durées de rétention puis d’indisposition de la mère seront alors respectivement de deux semaines et de soixante six jours, chiffres qui comportent également leur projection corporelle et leur coefficient symbolique.

Et c’est pourquoi, dans les deux cas, la femme, mère devenue ou redevenue, doit se rendre enfin au Temple et s’acquitter de deux korbanot, au sens indiqué dans les parachiot précédentes. En premier lieu un mouton (kévess) qui se trouve dans sa première année: liturgie d’élévation, de transcendance et de futurition, laquelle se rapporte certainement au bélier qui se substitua à Isaac lors de sa ligature, de sa âkéda, par son propre père; puis une colombe ou une tourterelle comme propitiatoire, comme h’atat. Le mouton symbolise le monde d’en-bas et la colombe le monde d’en-haut, une nouvelle fois conjoints. Ces liturgies corrélées doivent être accomplies en lien avec le cohen d’une part, et d’autre part à l’entrée (pétah’) de la Tente de la rencontre.

C’est de la sorte que l’enfant qui vient de naître entre ouvertement dans l’existence, à partir de l’huis corporel maternel, au sein d’un peuple qui a fait de la vie le choix déterminant.

Raphaël Draï zal, Avril 2013

ANALYSE D’UN MIRACLE ( SUITE )

In Uncategorized on avril 18, 2018 at 5:25

Knesset

« Analyse d’un miracle » est le titre d’un livre qui a fait date d’Arthur Koestler consacré à la naissance de l’Etat d’Israël. Qu’est ce qu’un miracle? Un événement qui outrepasse les lois de la nature. Qu’est-ce que la nature en matière politique? La statistique. Statistiquement parlant, après sa destruction par les armées de Titus, l’équivalent en ce temps de l’Etat juif était voué à la disparition complète, dans l’impossibilité, méthodiquement organisée par la puissance romaine, de se reconstituer jamais. D’où la subrogation du nom de Palestine, récurrent jusqu’à nos jours, à celui de Judée. Presque deux millénaires plus tard, en 1948 de l’ère chrétienne et la Rome de César se survivant seulement à titre fantomatique, l’Etat d’Israël ressuscitait miraculeusement puisque sa (re)création déjugeait les supputations de la statistique théologiquement puis idéologiquement interprétée. Cependant, si un miracle transcende les lois naturelles, il ne les méconnaît pas. La résurgence de l’Etat d’Israël ne se comprend pas sans l’improbable rencontre de deux trajectoires temporelles. La première est relative à l’histoire spécifique du peuple juif, lequel malgré les vicissitudes et les persécutions, n’a pas renoncé à son être ni abandonné l’espérance de recouvrer un jour sa pleine souveraineté. Au cours des siècles, sa liturgie, son droit, son éthique, sa littérature en témoignent même si en chemin il y eut beaucoup, beaucoup trop de déperditions et de reniements. L’essentiel avait été sauvegardé d’une identité persistante qui attendait pour se rétablir son croisement avec une autre trajectoire: celle de l’Histoire mondiale. Cette trajectoire commence de se dessiner aux XIXème siècle avec la promotion du principe nationalitaire contre les Empires et les tyrannies. Durant la seconde guerre mondiale, la guerre des dits Empires leur fit chercher des coalitions et des concours qui permirent au mouvement sioniste mondial, créé à Bâle en 1897, de faire prévaloir ses vues selon les trois orientations capitales de Herzl: dans le respect de la légalité internationale; sans céder sur la localisation géopolitique du futur Etat au Moyen Orient; tout en veillant à l’expression de l’ensemble des sensibilités du peuple juif. L’histoire de cette période est trop connue pour qu’on y revienne. Enfin, en 1948, l’Assemblée générale des Nations Unies vota en faveur de la création d’un Etat, seul de son genre et aussitôt qualifié de Juif, dont les Etats arabes qui l’entouraient jurèrent la perte.

De multiples guerres, à multiples visages, s’ensuivirent qu’ils ne gagnèrent pas mais qui sans doute les firent entrer dans un temps de déclin et de régression. En rendront compte les historiens de l’avenir. Depuis, c’est peu de dire que cet Etat, ressuscité et résurrecteur, a connu autant de métamorphoses internes qu’il a affronté de conflits armés et d’assassinats terroristes.

Depuis les « Hovevei Tsion », plusieurs mouvements, courants, partis, ont affirmé leur propre vision du visage que devait revêtir cet Etat si longtemps espéré. Croyants ou non, halakhiques ou laïcs, aucun ne voulait proroger la mentalité de l’exil. Chaque juif, sur cette terre tellement antique et si neuve, devait contribuer de ses propres mains, avec son propre esprit à l’oeuvre de la réédification. Les grands penseurs du sionisme, dont la nostalgie reste prégnante et les œuvres vivaces, parmi lesquelles le Rav Kook ou Aharon David Gordon, surent allier l’exigence des corps libres à l’inspiration de la pensée prophétique. C’est notamment en Israël, avec les kibboutsim, et non pas en URSS, avec les kolkhozes, que s’incarna le socialisme véridique.

Depuis 1992, l’Etat d’Israël, démographiquement métamorphosé, a su prendre la tournant de la mondialisation. Du socialisme utopique, il a également muté vers un libéralisme parfois débridé. Son armée est devenue l’une des plus puissantes du monde et sait retenir ses coups. Il lui faut désormais relever deux autres défis capitaux: construire avec ses voisins une paix juste qui ne soit pas d’abdication; continuer à construire une société qui ne déjuge pas les valeurs inscrites dans la Déclaration d’Indépendance et dans le Décalogue sinaïtique.

S’agissant de l’Etat d’Israël d’aujourd’hui, indissociablement juif et démocratique, nul ne doit se départir de son esprit critique mais chacun doit aussi conserver le sens de l’émerveillement.

Le propre du vrai miracle est d’en engendrer d’autres.

Raphaël Draï zal, Avril 2013

Parachat Chemini

In Uncategorized on avril 12, 2018 at 9:12

                 ( Lev, 9, 1 et sq )

25 Chémini.

On l’a vu dans la parachat Vayakhel, une fois le Sanctuaire construit et monté selon l’ordre même, le séder, des prescriptions divines, la Présence de Dieu l’investit tout entier, au point de ne plus laisser place à Moïse en personne. Dans la parachat Chemini, il n’en va pas autrement mais il s’agit maintenant de l’ordre prescrit pour l’accomplissement des sacrifices, compris au sens hébraïque des korbanot, des liturgies de rapprochement. Cette fois encore Moïse sert pour ainsi  dire de moniteur à Aharon, non pour conforter son pouvoir sur lui mais pour signifier l’importance en ces actes là de la relation fraternelle pleinement vécue. C’est probablement pour cette raison que le tout premier des ces korbanot consistera dans un « veau adulte  et expiatoire ». Si la référence  à l’épisode du Veau d’Or dans laquelle Aharon s’est impliqué dans les circonstances que l’on sait est patente, elle indique aussi que cet épisode est dépassé, que la réparation spirituelle est sociale en est à présent parachevée. C’est pourquoi aussi,alors que le Veau d’Or avait été singularisé parmi tous es éléments symboliques du moment, au point d’être transmuté en idole, le veau du korban actuel s’insère parmi d’autres animaux symboliques et purs, c’est à dire corrélés à la présence humaine et formant site de vie avec elle.

Bien sûr les actes et gestes subséquents accomplis en ce sens par Aharon et par ses fils comportent chacun un sens spécifique que les grands commentateurs, les mépharchim, de la Tradition sinaïtique éclairent. C’est aussi leur enchaînement qui revêt une signification intrinsèque. Comme le fait observer Benyamin Lau, en recevant la Thora sur le mont Sinaï et en la transmettant à tout Israël, Moïse consignait l’en-haut avec l’en-bas. En accomplissant  à présent les gestes  sacerdotaux pour lesquels ils avaient été désignés, Aharon et ses fils, conjoignent réciproquement l’en-bas avec l’en- haut de telle sorte que l’espace spirituel fût ouvert et praticable dans les deux directions, comme l’était l’échelle vue en songe par Jacob. Les anges y reliaient également les deux univers non pas séparés depuis les commencements de la Création mais différenciés pour que celle-ci sorte décidément du chaos, du tohou vavohou originel.

Cette gestuelle liturgique ne suffit pas à elle seule. Elle doit se conclure par un autre geste qui en collige toutes les étapes et indique ses véritables destinataires: « Aharon étendit ses mains vers le peuple et le bénit (lev, 9, 22) ». Sans cette bénédiction, les rituels antérieurs auraient été mécaniques et incantatoires. Cependant, une fois cette bénédiction  prononcée, rien ne se passe. Le récit évoque une seconde bénédiction prononcée  conjointement par Moïse et par Aharon. Alors et alors seulement  se produit la révélation divine annoncée dès le début par Moïse: «Ils ressortirent et ils bénirent le peuple et la Gloire divine se révéla à tout le peuple». S’ensuit la validation de cette liturgie: «Un feu s’élança de devant  le Seigneur et consuma sur l’autel le  sacrifice d’élévation et les graisses. Et tout le peuple vit et chanta et ils tombèrent sur leur face» (Lev, 9, 24). Le contenant s’avère adéquat au contenu et les deux voies corrélatives ainsi ouvertes par les deux frères, individuellement puis ensemble, permet à la Présence divine de se manifester au sein du peuple, ce qui transmute les tlounot, les récriminations habituelles, en chants de joie.

Une joie de courte durée. Deux des fils d’Aharon, Nadav et Avihou, saisis d’enthousiasme, croiront devoir accomplir leurs propres liturgies hors de cet espace là, ainsi  déterminé, hors de ce séder. Il en résulte qu’un feu s’élança également de devant l’Eternel mais pour les dévorer. De nombreux commentaires tentent d’éclairer les causes de cette tragédie. L’un d’entre eux retient l’attention: Nadav etAvihou n’auraient pas supporté que leur père ait eu à nouveau besoin de Moïse afin que la Présence divine se manifeste. Rivalité destructrice. Mais la cause principale doit sans doute être déduite de la prescription qui s’ensuit  dans  le récit même du Lévitique: «L’Eternel parla ainsi à Aharon: «Tu ne boiras ni vin ni liqueur forte, toi ni tes fils, lorsque vous pénétrerez dans la Tente de la rencontre, afin que vous ne mourriez pas, règle perpétuelle pour vos générations, et afin de pouvoir distinguer (lehavdil) entre le sacré et le profane, entre l’impur et le pur  et instruire les enfants d’Israël dans toutes les lois que l’Eternel leur a fait transmettre par Moïse » ( Lev, 10,  8 à 11 ).

Le service divin, la Âvodat hakodech, ne requiert aucune de ces attitudes par lesquelles l’esprit s’obscurcit et s’oblitère mais au contraire une pleine capacité de discernement. Et chacun doit se trouver à la place qui lui est indiquée non par son désir personnel mais par l’accomplissement de ce service même: Aharon et ses fils à leur place, et Moïse à la sienne, confirmée, de même que seront confirmées les places d’Aharon et de ses fils survivants lors de la révolte de Korah.

Raphaël Draï zal 4 Avril 2013

Shoah, Silence de Dieu, Silence des hommes

In Uncategorized on avril 11, 2018 at 9:26

ECLIPSE DE DIEU OU DÉSERT HUMAIN?

Capture d_écran (61)

La commémoration du cinquantième anniversaire de la libération des camps ravive des blessures qui sont autant des blessures physiques que des plaies de pensée. A propos de la Shoah, on croyait avoir tout appris des extrêmes de la pensée meurtrière ; de nouveaux témoignages font repousser les limites de l’horreur auxquelles on pensait être enfin arrivé[i].

Ainsi, comment comprendre le silence de Dieu lors de l’extermination d’une partie de l’humanité pourtant créée à sa semblance ? Dieu peut-il s’éclipser tel un soleil en concurrence avec la lune, ou filer à l’anglaise tel un hôte indélicat ou un archange couard ? Où trouver les mots et les concepts pour tenter de se représenter cette absence divine au monde et donc à elle-même, au moment où l’idée de délivrance, de guéoula, doit se justifier dans son principe ? Le hester panim évoqué dans le Deutéronome (Dt. 31, 18) ne correspond pas à une pareille situation : « rétraction » et « rétractation » de la présence divine, il est annoncé au sujet précis des ruptures de l’Alliance (de la Berith) par le peuple sorti d’Egypte et conduit au Sinaï pour y accepter les Dix paroles[ii]. L`éclipse divine, au sens que lui donnent ceux que Fackenheim appelle « les théologiens de la Shoah »[iii], est inconcevable dans la cohérence du récit biblique originel, lequel relate au contraire l’intervention directe et continue de Dieu – pour mettre un terme au scandale par exemple de la société pré-diluvienne ou de la civilisation babélique, ou des inversions de valeurs à quoi Sodome et Gomorrhe ont attaché leur nom. Et Dieu ne s’est pas non plus désisté de son Alliance passée avec les Pères lorsque leurs descendants furent menacés d’extermination dans une Egypte transformée pour eux – déjà – en immense camp de la mort.

Par le flux des témoignages concernant la survie dans les camps, l’on n’ignore plus que des Juifs très pratiquants n’y ont jamais ressenti l’anéantissement d’un Dieu qui les aurait abandonnés aux chiens, chiens animaux excités par des molosses humains[iv]. Mais nous savons aussi que, depuis le premier Pourim, Dieu n’intervient plus directement dans l’histoire humaine, qu’il se trouve vis-à-vis d’elle en situation de tsimtsoum, de « retrait », analogue au tsimtsoum initial qui rendit possible la création de l’univers et de l’humain. Levi-ltzhak de Berditschev compare cet éloignement de Dieu à celui du père et de la mère, lorsqu’ils se mettent à distance de l’enfant pour qu’il s’élance, fasse ses premiers pas dans l’espace et dans l’existence.

Ce rappel n’est certes pas destiné à invalider ni à clore le questionnement sur le silence tangible de Dieu, le désespérant vacuum divin éprouvé par d’autres durant la Shoah, mais à rappeler qu’il est deux sortes de silences : lorsqu’aucune parole n’est émise, et lorsque, étant proférée, elle se heurte à la surdité de celui ou de celle à qui elle s’adresse. En délimitant ce questionnement, il s’agit surtout d’éviter ce que l’on osera nommer une diversion de la pensée à propos de la Shoah. S’interroger sur le silence ou l’absence de Dieu pendant que sévissait le malheur intégral des humains – hommes, femmes, vieillards, enfançons, embryons – ne doit pas nous épargner de nous interroger sur le silence et l’éclipse de l’humain durant cette même période.

De ce silence humain, à la fois désertique et de désertion, la Torah évoque des cas qu’elle tente de réguler par autant d’injonctions juridiques. Ainsi, lorsqu’on vient à trouver un objet perdu, il importe de le rapporter à son propriétaire et non pas de « s’en cacher » (Dt. 21, 22). Une défection à cet égard confinerait à une effective désertification de l’humanité: l’on fait comme si l’objet et la personne à qui il appartient n’étaient pas là. La malveillance, ou l’effondrement du sens de la responsabilité, aboutit à un effacement de la présence humaine à l’endroit où elle doit être consistante et agissante.

C’est pourquoi – autre règle -, lorsqu’un meurtre a été commis aux abords d’une cité, les responsables de celle-ci doivent accomplir la liturgie de la êgla âroupha (Dt. 21, 4) par laquelle ils attestent qu’ils ne sont pour rien dans la commission du meurtre, et que celui-ci n’est pas imputable à leur négligence, à une éclipse ou à une syncope de la présence nécessaire de chaque homme à l’existence d’autrui lorsque celui-ci se trouve dans la dépendance ou la détresse.

Toutes ces règles procèdent de la proclamation génésiaque d’Abraham, lorsque Dieu le convoque pour structurer plus solidement et plus solidairement la présence humaine : hineni, « Je suis ici ». Ce hineni a paru lorsque Moïse découvre la violence exercée à l’encontre de son peuple réduit en esclavage : « Il se tourna là et là il vit : car il n’y avait pas d’homme (ein ich) » (Ex. 2, 12). Pas d’homme. Et non pas Dieu. En Pharaonie génocidaire, l’humanité égyptienne s’était abrogée. Aucun recours humain n’était plus possible ou concevable. L’humain, haadam, s’était absenté de lui-même, comme la végétation disparaît d’une terre délaissée puis abandonnée.

Le désert des êtres résulte de la désertion, de l’abandon de poste en humanité, lorsque l’on s’adresse à vous parce que l’on pense vous trouver et que la parole d’appel, au lieu d’être reprise, au lieu qu’il lui soit répondu, tombe dans le vide intérieur. Mais pour déserter l’humanité, ne faut-il pas avoir au préalable abandonné ce Dieu qui fait obligation de ne pas se cacher d’autrui, qui fait de la présence d’autrui le réceptacle de sa propre Présence : « Ils me feront un sanctuaire et je résiderai au milieu d’eux » (Ex. 25,8)? La proximité cordiale de l’humanité est le véritable sanctuaire de la Présence divine. Au sein du sanctuaire, l’autel, le mizbea’h, battait comme le muscle cardiaque du peuple-un ( Bavli, Eroubin ).

C’est pourquoi science politique et théologie doivent concourir pour comprendre l’ampleur et la profondeur de la désertification et de la désertion humaines durant l’entre deux-guerres. En septembre 1938, la négociation de Munich ne fut pas qu’un événement diplomatique. Elle fut également un événement catastrophique, cataphysique – le contraire, l’envers de la dimension métaphysique de l’humanité, celle dont le mouvement intrinsèque est la montée et l’élévation.

Durant la Traversée du Désert, lorsque Moïse doit faire face à rien moins qu’à une tentative de putsch, le mot d’ordre des rebelles est bien lo naâlé : « Nous ne monterons pas » (Nb. 16, 9).

A Munich, les représentants des démocraties ont cédé face aux revendications d’Hitler et de Mussolini, de Moloch et de Behemot. Ils se sont désistés de leur responsabilité vis-à-vis de l’humanité entière ainsi reléguée à l’état de désolation. Il en ira de même en 1939 avec le pacte germano-soviétique : le contrat hitléro-stalinien marqua le comble du cynisme et du machiavélisme sans vergogne. Et comment ne pas évoquer aussi le silence de l’Eglise, silence dont elle ressent aujourd’hui douloureusement l’écharde dans sa chair et dans la véracité du message évangélique ? La désertion de l’humanité guetta Moïse lui-même, lorsqu’il ajoutait objection sur objection à Dieu qui lui demandait d’aller requérir de Pharaon qu’il laisse partir d’Egypte le peuple des Bnei Israël. Au point que Dieu doit concevoir une alternative, une autre option : « Et Dieu s’irrita contre Moïse et lui dit: « Voici Aaron, ton frère, le lévite, je sais que lui parlera vraiment et aussi le voici sortant à ta rencontre et il te verra et aura joie en son cœur »  (Ex. 4, 14). Alors que guette la sécheresse humaine germe la semence qui ressuscitera l’homme. La terre humanisante, la adama, donne naissance à un humain plénier, sans restrictions, lequel présente, outre son nom propre qui désigne la faculté supérieure de conception ( hara ) – le contraire de la stérilité -, quatre caractéristiques. Il est frère, ah’, autrement dit homme relié, qui ne se veut pas unique et isolé, réduisant l’univers à sa personne.

Cette fraternité est lévitique, au sens originel, fondée sur le sens du lo, du pronom personnel Lui, lequel désigne l’attention non pas au seul Tu, cher à Buber, mais à l’autre désigné du doigt ; non pas celui à qui l’on parle mais celui dont on parle comme s’il était absent et interdit de parole. Et ce frère fructueux n’attend pas qu’on l’appelle après avoir laissé le chagrin et la mort occuper le terrain à sa guise. Il s’en vient sans attendre à la rencontre du frère dans l’épreuve, se porte à son secours. Enfin, cette décision n’est pas prise la mort dans l’âme, comme si la fraternité était une corvée et l’éthique un boulet de forçat. Dans le cœur du frère la joie décèle les sources de la force et de l’endurance. Voilà pourquoi Aaron fut capable d’être le cohen gadol, l’homme fraternel assigné à la Présence divine dans le peuple d’Israël.

Un demi-siècle après la découverte de l’horreur absolue, chacun est porté à des spéculations diverses sur le pensable et l’impensable. Il faut sans cesse se rappeler que la terre humaine, la adama, vomit qui la violente ou qui la nie dans son essentielle nature. La Shoah contraint à sonder en nous le niveau réel de notre fraternité féconde, spontanée, heureuse. Si la présence de l’être dans le besoin plonge notre visage dans l’ombre, nous oblige à une clandestinité honteuse, c’est signe que la désolation est en train de gagner sur la création. La Shoah oblige à nous questionner sur notre véritable dimension lévitique, sur l’aptitude à ne pas accepter qu’un homme en batte un autre en toute impunité, qu’il tente de l’humilier parce que sans défense, qu’il dénie sa conformation à la semblance divine.

Peut-on aller plus loin? Il faudrait alors réentendre la Parole : « N’invoque pas le nom de l’Éternel ton Dieu en vain » (Ex. l9, 7). « En vain » se dit en hébreu lashav. Samson Raphaël Hirsch l’explique : shav désigne l’indifférenciation organique et l’indifférence affective; on notera sa connexion avec shoah. Leçon terrible : c’est effacer le nom de Dieu que de l’invoquer alors que sévit l’indifférence et que l’effacement corrélatif de l’homme progresse. Dieu est absent dans notre absence. Dans notre présence diffusive, sa Présence, pour autant qu’on la souhaite est accueillie. Et en nul autre lieu.

Raphaël Draï (zal), l’Arche, Juillet 1995

 

—————————————————————————————————————————————–

[i] Anton Gill, The Journey back from Hell, Conversations with Concentration Camp Survivors, Grafton, 1988.
[ii] Raphaël Draï, La communication prophétique, Tome l: Le Dieu caché, Fayard, 1991
[iii] Emil L. Fackenheim, To Mend the World, Foundations of Post-Holocaust Jewish Thought, Shocken, 1989.
[iv] Célébrations dans la tourmente, Ed. Verdier, 1993.