PARACHA BALAK
( Nb,22, 2et sq )
Si toutes les parachiot de la Thora ont leur singularité, la paracha Balak conserve incontestablement celle de l’étrange. Elle relate la tentative de destruction du peuple d’Israël par la profération d’une malédiction dévastatrice à son encontre. Dans quelles circonstances? Le Roi moabite, Balak, ayant pris connaissance de l’avancée d’Israël et des succès de ses armes, tente de circonvenir le prophète Bilaâm afin qu’il mette un terme à cette progression inexorable. Dans ce but, il ne lui demandera pas de mobiliser des armées innombrables, ni de soudoyer des diplomaties entières. Il sollicite de sa part qu’il maudisse, qu’il rende arour, ce peuple sorti d’Egypte et qui à présent offusque la face de la terre. Etrange procédé! Il rebute la mentalité d’aujourd’hui qui n’adhère plus à cette sorte d’action où la magie et la superstition se mêlent pour former un produit quasiment hallucinogène. En allait-il ainsi de ce temps? L’on a souvent repris cette remarque de Lucien Febvre: le psychisme humain n’a pas été identique à lui même durant les siècles et les millénaires. Il faut sans doute former cette hypothèse: à l’époque où ces faits se déroulent, la magie était efficiente et l’esprit humain régissait fortement à ses opérations. Par quels éléments expliquer néanmoins la réaction paniquée de Balak? Certes par tous les prodiges qui ont précédé, accompagné et suivi la sortie d’Egypte. Mais aussi et surtout par la défaite des armées qui avaient prétendu barrer il y a peu le passage à Israël, lançant une guerre sans merci contre lui. Ainsi que le relate la paracha H’oukat, mal leur en a pris. La capture et l’entrée en possession par le peuple d’Israël de la terre qu’ils occupaient a sanctionné leur agression. Il est toujours possible de pratiquer à ce propos la stratégie du «soupçon» et d’interpréter les récits correspondants comme autant de justification a posteriori des actes de conquête et de captation imputables à ce peuple. Il faut simplement prendre garde que cette stratégie là ne s’abouche pas aux stéréotypes millénaires amassés autour de la figure d’Israël et qui conduisent à ne lui faire crédit de rien, à lui imputer le pire du pire de la condition humaine.
Quoi qu’il en soit, Balak ne se le fait pas répéter. Il veut atteindre Israël à l’endroit qu’il juge le plus vulnérable: la bénédiction dont le Créateur l’a doté. A aucun moment le roi moabite ne cherche à établir le contact avec le peuple d’Israël, en entrer en discussion avec lui. C’est pourquoi son attitude n’est pas substantiellement différente de celle des cananéens et des amorites. Elle se déploie sur un autre plan: le plan psychique et spirituel. Deux remarques s’imposent encore. La première concerne le nom même du roi de Moab: BaLaK. Les lettres qui le forment sont identiques à celle qui forment le mot « recevoir »: KaBeL, mais dans le désordre. Cette observation étymologique conforte la remarque précédente. Balak récuse tout accueil du peuple d’Israël. Il choisit de pratiquer la guerre préemptive, comme l’on dirait de nos jours. De cette manière il pense remédier à la dissymétrie des forces en présence vis à vis de ce groupe humain dont il clame qu’il est « plus puissant » que lui. Etrange évaluation qui n’est pas sans rappeler celle, catastrophique, qu’avaient formule les explorateurs envoyés par Moïse, comme le relate cette fois, la paracha Chelah’Lekha. Avant toute confrontation, le rapport des forces en présence est majoré pour les uns, minoré pour les autres, au point d’induire cette désespérance qui à son tour active les logiques du pire.
C’est dans ce but que Balak sollicite le prophète Bilaâm, quitte à le soudoyer et à le corrompre, afin qu’il obstrue par les malédictions dont il a le secret le chenal qui selon le roi de Moab conduit la force sur -naturelle dont fait preuve le peuple sorti d’Egypte. Etrangeté du personnage de Bilaâm dont le nom peut s’entendre également comme Bli-Âm: sans peuple ; individu réduit à lui même et ne sachant au bénéfice de qui exercer son don de prophétie. Le renversant sur lui même il en corrompt la nature et en altère les effets. Cependant, l’on ne saurait être à la fois prophète, fût-ce de cette espèce, et ne pas être relié au Créateur au point d’en méconnaître les injonctions. Celles ci ne tarderont pas: Bilaâm s’entend interdire de maudire le peuple d’Israël «parce qu’il est béni». La formulation de cette injonction drastique pourrait sembler redondante. Tel n’est pas le cas. Il faut entendre cette sentence selon sa structure logique: c’est parce que ce peuple est béni par Dieu qu’aucune malédiction ne saurait avoir prise sur lui. La bénédiction divine, insufflée notamment lors de la prière des cohanim, n’est ni superficielle ni de circonstance. Elle est d’essence et de durée divines, si l’on pouvait s’exprimer de la sorte. A force de corruption matérielle et psychologique, Bilaâm cédera toutefois aux objurgations de Balak et se mettra en position de maudire Israël. Pourtant, comme le bâton d’Aharon, transformé en serpent, avait englouti le bâton – boa des magiciens égyptiens, la malédiction proférée par Bilaâm, se heurtant à la bénédiction divine, se transformera en son inverse. Elle viendra renforcer celle-ci pour former les mots d’un des hymnes les plus fervents et les plus mémorables jamais conçus en l’honneur du peuple sinaïtique. Entre-temps c’est l’ânesse de Bilaâm, pourtant maltraitée, et sans doute à cause de cette maltraitance, qui l’aura remis dans la bonne voie. D’où cet enseignement: lorsque l’être humain n’assume pas sa vocation propre, il régresse en deçà même de l’animalité et se fait l’âne de son âne. La leçon ne se limite pas aux temps antiques.
Raphaël Draï zatsal, 19 juin 2013