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Le Sens des mitsvot : Parachat TEROUMA

In Uncategorized on février 23, 2023 at 10:42
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(Ex, 25, 23 à 30)

À la mémoire de notre ami Alain Nabet (zal), du groupe des EIF de Montpellier, recréé  en 1963.

«  Et tu feras ensuite une table en bois de « chtitim », longue de deux coudées, haute d’une coudée et demie, tu la recouvriras d’or pur (…) Et tu placeras sur  cette table des  pains de propositions (leh’em panim), en permanence devant moi (lephanai tamid) » (Ex, 25, 23 à 30). (Bible du Rabbinat).

Sans disjoindre ces différents plans de l’existence charnellement humaine mais vouée à une transcendance, la paracha Michpatim concernait les règles de la « société civile hébraïque », avec son état de droit primordial et sa représentation de « l’être ensemble ». La paracha Térouma, elle, concerne la sainteté du peuple.

Ce n’est pas que la vie sociale ou que l’immanence soient des niveaux secondaires ou triviaux de l’être, mais l’humain n’est pas statique, ni corporellement ni intellectuellement. Il se déplace et il se dépasse. La coexistence civile est à la fois une fin en soi, pour éviter le « tous contre tous » (P.A. III, 2) et le point de départ d’une vie d’un niveau encore supérieur, celui de la sanctification, de la kedoucha, selon la proposition faite plus haut: « Vous serez pour moi une souveraineté de pontifes et un peuple sanctifié (goï kadoch) (Ex, 19, 6). En quoi consiste cette sanctification pour qu’elle n’apparaisse pas «  mystique » ou éthérée ?

Les versets précédents l’indiquent avec les mitsvot qu’ils énoncent. La « Table » dont il est question est à double dimension, comme le Sanctuaire, le « Mikdach » dont elle est un élément, avec l’Arche de la Loi et la Ménorah, le Luminaire. Le « Mikdach » doit être construit et agencé selon un modèle, un tavnit, qui s’inscrit dans le Monde d’En-haut. Il doit opérer la translation, au sens quasi-mathématique, de sa structure et de ses fonctions dans le Monde d’En-bas afin de le transcender. Le mot « table » (choulh’an) est donc à entendre selon deux sens, au sens matériel et au sens conceptuel lorsque l’on parle par exemple de table d’orientation ou de table de logarithmes. Construit sur la racine ChLH’, ce terme désigne non pas un plan fixe mais un plan dynamique et vectorisé, littéralement « mandaté » comme l’est le chaliah’, l’envoyé, en droit hébraïque. On relèvera aussi les  contiguïtés phonétiques et de signification entre les racines ChLH’ et ChLKh, la seconde désignant le « tien », l’appropriation légale, moralement légitime. Que cette table soit recouverte d’or, qui représente le matériau pur par excellence,  marque la connexion entre  la pureté ( tahara ) et la sainteté ( kedoucha ); et l’on sait en outre qu’il s’agit là de deux des six Traités de la Michna, de la Loi Orale.

Sur cette Table située au Sud du Sanctuaire, et sanctifiant cette direction qui n’est plus exclusivement topographique ou tellurique, doivent être disposées deux rangées de six pains chacune. Donc, dans le Sanctuaire sont mis en relation les éléments les plus immatériels de la Création: la pensée, avec l’Arche de la Loi et la lumière, avec la Ménorah d’une part; et l’élément le plus matériel: le pain, symbole de toute nourriture humainement élaborée et cela, soulignons le aussi, lors de la période même du don de la manne, de la nourriture la plus spiritualisée durant la Traversée du désert. Une nouvelle fois les Pirkéi Avot insisteront sur cette connexion profonde « S’il n’y pas de Thora, il n’y a pas de farine; s’il n’y pas de farine, il n’y pas de Thora » (P.A.III, 21), exemple type de cognition «simultanée» dont les termes doivent être posés l’un après l’autre dans l’espace pédagogique mais qui doivent être pensés ensemble.

C’est dans le Lévitique que seront données d’autres indications relatives à ces pains immédiatement qualifiés de « pains de visage » pour bien indiquer qu’il s’agit non pas exclusivement d’une nourriture « physiologique » mais bien d’une nourriture à visée sociale et, à la lettre, conviviale (Lev, 24, 5 à 9). Ces pains, appelés aussi h’alot, doivent être au nombre de douze, autant que le nombre des tribus d’Israël. Ils doivent non pas constituer un amas compact mais être distribués en deux rangées de six, chacune correspondant aux six jours «oeuvrables» de la semaine. Chaque pain est donc l’élément particulier d’un ensemble cohérent, séparé des autres par un intervalle distinctif mais en même temps relié à l’ensemble des douze. Sur chaque rangée devait brûler de l’encens, lequel indique la dimension de sublimation de cette alimentation ainsi sanctifiée.

Les pains étaient changés chaque chabbat de la manière suivante: sur un groupe de huit prêtres, deux portaient les pains nouveaux (six chacun) et deux  portaient des encensoirs. Les autres avaient les mains libres. Les deux premiers devaient disposer ces pains nouveaux sur la Table du Sanctuaire au fur et à mesure que les prêtres  aux mains libres ôtaient ceux de la semaine passée de sorte que la Table ne se trouve jamais vide. Puis l’on procédait au renouvellement de l’encens selon la même gestuelle. Il fallait ainsi que les mouvements des uns et des autres fussent parfaitement coordonnées[1]. Cette fois le lien n’est plus établi entre l’élément particulier et l’ensemble auquel il appartient, mais entre le discontinu et le continu. La succession des semaines, scandée par le jour du chabbat, est évidemment discontinue mais la coordination des mouvements de deux sizaines de prêtres rétablit  par elle même la dimension de continuité.

Enfin, les pains ôtés chaque semaine devaient être consommés à l’extérieur du Saint des Saints, six en priorité par les grands prêtres, par les cohanim, en raison du degré de sainteté auquel ils étaient d’ores et déjà dévolus depuis Aharon. Les autres étaient distribués aux prêtres ordinaires qui eux mêmes formaient transition et continuité avec le peuple tout entier en vue de sa sanctification propre.

Raphaël Draï zal, 29 janvier 2014


[1] Cf.Abraham Chill, The Mitsvot, Keter, Jérusalem, 2000, p. 119.

Quel dialogue avec les homos juifs et juives ?

In Uncategorized on février 19, 2023 at 9:59

A la lecture de ce seul titre, certains lecteurs de L’Arche seraient en droit de se demander si le ciel ne va pas leur tomber sur la tête avant que le feu du ciel ne foudroie les locaux du 36 rue Broca. Et pourtant, le dialogue avec les homosexuels et les homosexuelles de la communauté est plus que jamais à l’ordre du jour. Faudrait-il le récuser au regard de son objet même? En France, un tel déni n’est plus de mise et pourrait paraître discriminatoire. Comment! L’on commenterait du matin au soir les pensées cumulées de Buber, de Levinas et de Rosenzweig ainsi que le corpus des Droits humains et puis l’on se déroberait à l’apparition de l’Autre dans toute son « autreté », sitôt qu’elle vient à se manifester? Lors de la Gaypride du début de l’été des chars à l’enseigne des homos juifs et juives se joignent maintenant à la parade et font d’une telle déclaration publique, en général largement médiatisée, un coming out souvent irréversible puisque chaque famille concernée, sans qu’elle le sache toujours, pourvue qu’elle soit dotée d’un poste de télé, peut y reconnaître un des siens. Il faut se rendre à l’évidence: l’homosexualité se déclare à présent ouvertement dans maintes familles juives, y compris dans quelques une de celles qui se veulent les plus orthodoxes en matière de Halakha. Plutôt que de vivre cette «révélation» dans l’effondrement puis la fureur propice aux excommunications jupitériennes, n’est-il pas préférable d’engager un dialogue digne de ce nom avec des hommes et des femmes qui assument leur identité sexuelle pour ce qu’elle est: portée vers un partenaire du même sexe? Car ces mêmes homos, comme l’on dit, se veulent complètement, irréductiblement juifs et juives. A ce titre, ils revendiquent un accès normal aux lieux de culte et de prière, si ce n’est une représentation dans les organisations les plus officielles de la Communauté qui souvent, se met sur répondeur. Cependant, pour ne pas risquer d’échouer lamentablement, au risque d’aggraver le fossé qu’il se proposait de combler, les partisans d’un dialogue digne de ce nom, en ce domaine particulièrement miné, se doivent de vérifier préalablement et son objet et sa méthode, en évitant d’entrée de jeu une tentation délétère: la démagogie. Celle-ci incite chaque fois à en rajouter sur ce qui se produit dans l’espace public, simplement parce que cela s’y produit, et qu’en matière «d’événementiel» l’on s’en voudrait d’avoir un char de retard dans la prochaine Gaypride. D’autant, que la société française et que le droit de la République ont largement entérine le fait homosexuel. La loi de 1999 sur le PACS a suscité de violentes polémiques. Qui voudrait les relancer aujourd’hui? La société post-moderne présente ce trait caractéristique: d’abord elle s’offusque, ensuite elle banalise le scandale avant d’en balayer les feuilles mortes. Faut –il ajouter que de ce point de vue la Cour suprême de l’Etat d’Israël, à l’instar du Législateur et des tribunaux français, fait prévaloir la citoyenneté qui relève de la sphère des libertés publiques sur l’appartenance sexuelle qui, elle, se ramène à la vie privée, protégée en tant que telle, de chacun et de chacune[1]. Quoi qu’il en soit, l’objet d’un pareil dialogue ne se réduit pas non plus à ces considérations de droit et de sociologie, si ce n’est d’économie politique. La Thora, qui est également une législation structurant un modèle social, prohibe strictement l’homosexualité: «Et un mâle (zakhar) ne couchera pas à la façon de la femme; C’est une abomination(toêva) » (Lev, 18, 22). Être juif, ou juive, homosexuel(le) ou non, c’est se confronter inévitablement à cet interdit majeur qui, dans le chapitre XVIII du Lévitique est encadré par l’interdit de sacrifier sa progéniture à Moloch puis par l’interdit de la zoophilie! Pour la Thora, ces pratiques sexuelles – là, légalisées en Egypte et en Canaan, ne relèvent pas de la sphère intime. Laissées à leur propre pente, elles aboutissent à la destruction de la société qui les naturalise et qui les encourage, une société qui dénature la terre qui la porte, laquelle finit par la vomir! Des interdits de cette sorte ne sont ni aménageables, ni négociables. Et ils se rapportent sans exception à l’interdit générique par excellence: celui de l’inceste. Dans ces conditions, dialoguer avec les homos juifs et juives, ne trouve t-il pas en ces injonctions sans méandres ni fioritures une limite infranchissable, et cela pour autant que l’épithète juif ou juive comporte un sens et un contenu? Françaises ou israëliennes, les lois parlementaires et les décisions de justice qui régissent la citoyenneté peuvent elles, enjamber, si l’on peut dire, les lois du Créateur qui sont censées régir l’identité humaine en tant que telle? Etre juif ou juive, n’est-ce pas faire sa loi personnelle de ce que prescrit le Livre de la Genèse, le Sepher Berechit à propos de cette identité primordiale: « Dieu créa l’Humain avec sa semblance, à la semblance de Dieu il le créa, mâle (zakhar) et femelle (nekeva) il les créa (bara otham) (Gn; 1, 27) »? Après la proclamation à l’échelle cosmique de cette différenciation sexuelle, intervient la création de l’homme (ich) et de la femme (icha), l’un et l’autre, et l’un avec l’autre, intuitu personnae (Gn ; 2, 23 et 24). Cette différenciation personnalisée conduit les deux être formés selon la Loi de Dieu à se conjoindre de sorte qu’ils constituent, littéralement, une chair-Un(e) (bassar Ehad); qu’ils incarnent ce que l’Unité créatrice signifie. Comme l’explique Rachi, c’est dans l’enfant à venir, celui qu’ils concevront ensemble et qu’ensemble ils feront advenir à la vie, que cette unité plénière se réalisera. La cause n’est-elle pas entendue? D’aucune manière l’homosexualité qui dénie le paradigme inhérent à la Création divinement voulue ne saurait être justifiée ou admise.C’est pourquoi ce passage du Lévitique est relu lors de l’impressionnante Minha de Yom Kippour. Aucune plaidoirie ne saurait être reçue qui tenterait d’en modifier les termes. Et pourtant, un dialogue, ne se réduit pas à son objet brut. Celui ci n’est habilité entre êtres humains que si le dialogue qui le promeut en est réellement, et inconditionnellement, un. A cet égard la Thora s’avère aussi indivisible.Pour le comprendre, il ne suffit pas de citer les Pirkei Avot lorsqu’ils enseignent qu’il n’est pas de Thora sans attention envers les êtres (derekh erets), elle dont toutes les voies sont présumées d’aménité (noâm) et les avenues signalisées de paix (chalom). Il faut revenir aux interdits eux-mêmes tels qu’ils sont énoncés dans ce crucial chapitre XVIII du Lévitique. Ce chapitre ne débute pas de plain pied par une salve de prohibitions. Celles-ci sont justement précédées par deux versets dont il faut également comprendre la fonction et le sens, juste à cette place: « L’Eternel parla (vaydaber) à Moïse pour dire (lemor). Parle (daber) aux Enfants d’Israël, et tu diras à leur intention (veamarta alehem): Je suis l’Eternel votre Dieu (Elohekhem) « (Lev ; 1, 1 et 2). Apres quoi, intervient, en effet, la série des interdits majeurs portant sur l’homosexualité mais aussi sur l’hétérosexualité incestueuse et adultérine. Pourquoi souligner ces deux versets introductifs? Les commentateurs de la Thora savent distinguer entre le verbe ledaber: parler, exprimer, et le verbe, lemor, dire, expliquer, expliciter, rendre acceptable et compréhensible.Les quelques 25 interdits dont il sera question au chapitre XVIII ne doivent pas être assénés à coup de gourdin. Pour aussi interdicteur qu’il soit, un interdit doit être entendu, compris, accepté par son destinataire, surtout lorsque celui-ci fait partie de ce peuple à qui Dieu s’adresse comme « votre Dieu», sans discrimination. Contrairement à l’idée reçue, un interdit et une défense ne sont pas soustrait par nature au dialogue: ils y sont assignés. Car dans un dialogue digne de ce nom, chacun et chacune, s’expose. S’exposer dans un tel domaine n’est pas un verbe vain. Du côté homo, il faut en effet s’expliquer sur l’étrange revendication d’un « droit à la différence » qui aboutit à rien de moins que l’indifférenciation de l’homme et de la femme dans une relation sexuelle où chaque partenaire du même sexe fait comme s’il n’était pas ce qu’il est. Et du côté hétéro, il faudrait s’expliquer sur l’origine lointaine et sur les causes plus proches de la dilection homosexuelle, qui n’est pas toujours surdéterminée par l’ingénierie génétique de la personne qui y est portée ou qui y cède. Au sens biblique un couple, un zoug, est constitué, certes, d’un homme et d’une femme. Cela ne suffit pourtant pas. Ce couple ne se parachève qu’à une condition: qu’un véritable amour unisse cet homme et cette femme qui se sont choisis et qui par l’échange de leur consentement reconstituent l’Humain tel qu’issu de l’Idée divine.. Le rappellent les 7 bénédictions qui sanctifient cet amour.

Qu’en dites vous?

                 Raphaël Draï zal, L’Arche Juin 2004

[1] Cf. les développements consacrés à ce sujet dans notre ouvrage, Grands problèmes politiques contemporains, Presses Universitaires d’Aix Marseille, 2001.

LE SENS DES MITSVOT : MICHPATIM

In Uncategorized on février 16, 2023 at 10:49

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Qu’est ce qu’une mitsva? La traduction la plus approchée proposerait « règle » ou « norme » de conduite. Ce qui implique la définition préalable de ce que « norme » signifie. Il n’est pas question d’entrer dans les débats nés de cette tentative de définition. Une norme est-elle exclusivement juridique ou comporte telle également des dimensions morales? Dans la Thora, la mitsva est bien une norme mais qui ne divise pas le droit et l’éthique. Elle est indissociablement juridique et morale, fin et moyen. Son principe générique remonte au « Gan Eden » lorsque le récit de la Genèse relate que le Créateur y disposa l’Humain auquel il enjoignit la première mitsva, explicite( vaytsav): consommer de tout ce que le Jardin produira, sauf de l’Arbre de la connaissance du Bien et du Mal ( Gn,2, 16).

Par où l’on comprend déjà que toute mitsva se rapporte à ce tout premier acte de discernement: entre le Bien – qui conforte le processus de la Création; et le Mal, qui lui fait obstacle. Dans ces conditions que signifie michpat? Ce mot éclaire la dimension  proprement prescriptive de la mitsva, la manière dont il importe assurément de s’exprimer et de se conduire de telle sorte que le mouvement de la Création l’emporte sur la propension contraire. C’est pourquoi, immédiatement après la paracha « Ytro » dont on pourrait dire qu’elle définit d’une part le droit constitutionnel d’Israël et d’autre  part les grands principes de l’institution judiciaire, la paracha « Michpatim » décline les principales normes concrètes de droit civil, de droit pénal, et de droit social inhérentes au peuple des anciens esclaves, tout juste libérés de leur servitude et qui doivent faire l’apprentissage simultané de la liberté et de la responsabilité. Afin d’illustrer ce que michpatim veut dire à cet égard l’on prendra un exemple.

Le Sepher Chemot dispose – nous suivrons pour commencer la traduction de la Bible du Rabbinat: «  Si des hommes se prennent de querelle et que l’un frappe l’autre (ich eth réêhou) d’un coup de pierre ou de poing sans qu’il en meure mais qu’il soit forcé de s’aliter, s’il se relève et puisse sortir appuyé sur un bâton, l’auteur de la blessure sera absout (venékka ). Toutefois il paiera le chômage (chivto yten ) et les  frais de la guérison ( vérapo  yérapé ) » ( Ex, 21, 18, 19).

En quoi ce michpat concerne t-il les différentes branches du droit que l’on vient de mentionner? Pour bien le saisir, il faut reconnaître l’une des lignes de force de cette paracha qui ressemble, en première vue, à un catalogue de permissions et d’interdits sans logique interne. En réalité cette logique apparaît dans la distinction capitale entre droit civil et droit pénal, le droit social et le droit médical intervenant à titre médiateur. A bien les lire, les versets précédents mêlent des données civiles et des données pénales. Frapper son prochain, es qualités et non pas simplement « quelqu’un d’autre », avec une pierre ou avec le poing, relèverait du droit pénal. Il s’agit bien d’une agression ou à tout le moins d’un passage à l’acte. Comment expliquer que l’auteur d’un acte de cette sorte puisse s’en acquitter par un simple dédommagement?

Les michpatim en question se distribuent, on l’a dit, en deux premières catégories: ceux qui relèvent du droit civil, lequel  se rapporte aux incidents et accidents de la vie quotidienne, et ceux qui relèvent d’une intention délibérée, parfois préméditée, de nuire. Pour un peuple libre, la première catégorie doit recevoir une application extensive, la seconde s’avérer d’interprétation stricte et même « strictissime  ».

La question se pose ainsi à propos des deux versets précités puisque le passage à l’acte pris en compte aurait pu causer la mort de la victime mais que, par chance, cette issue fatale ne s’est pas produite. L’intrication de ces deux  champs juridiques: civil et pénal, dans ces deux versets, ouvre à la nécessité pour le tribunal compétent de différencier déjà ces deux domaines. Ce n’est pas parce qu’un acte aurait pu avoir des conséquences fatales qu’il doit être immédiatement rangé dans la catégorie pénale, avec le risque encouru de la peine capitale, si elle pouvait s’appliquer. Dans tous les cas, le droit civil doit prendre le pas dès lors que les causes du fait générateur d’un tel dommage rendent cette primauté possible, légalement parlant.

Seulement, ce n’est pas parce que l’auteur du dommage serait acquitté – sous- entendu de l’intention criminogène – qu’il en a fini avec son jugement. Sitôt le dommage matériellement constaté – notamment par une claudication visible – il doit être objectivement et subjectivement réparé, d’abord au regard de l’arrêt de travail et ensuite au regard des soins engagés par la victime. L’important reste la réparation et le retour autant que possible à une vie normale, le lien social ( réoût ) se trouvant par là – même lui aussi réparé, autant qu’il puisse l’être. On sait, suivant le commentaire de Rachi ( ad loc ) que c’est à partir de l’axiome « vérapo yrapé » que se développe tout le droit médical d’Israël dont on trouvera les bases essentiels dans les traités talmudiques concernés, notamment Baba Kamma (85 a)[1].

Une dernière observation à ce propos soulignera cette fois les intrications du droit positif avec les grands principes organisateurs de la vie du peuple. L’arrêt de travail de la victime est désigné par l’expression chivto. Il n’est pas impossible que cette expression se réfère à un degré encore plus élevé  de significations. Le mot « arrêt » (ChiB (v) To)est construit sur la même racine que le mot ChaBbaT. Tout se passe comme si cette  identité de racine indiquait que la cause la plus « générique » du dommage se trouvait aussi dans un dysfonctionnement de l’institution chabbatique – avec ce qu’elle comporte de scansion des énergies physiques  et d’incitation à la réflexion –  ayant causé une contrariété de l’esprit et un trouble du comportement prédisposant au passage à l’acte  porté devant le tribunal. Car – et l’on n’y insistera jamais assez – l’existence même des michpatim, distribués comme ils le sont dans cette paracha, conforte l’interdit majeur et originel de se faire justice soi même.

Raphaël Draï zal, 20 janvier 2014


[1] On se permettra de renvoyer aux « Topiques sinaïtiques », tome III, « La Justice, le droit et la vie », Hermann, 2013.

PARACHA YTRO

In Uncategorized on février 9, 2023 at 9:26
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 (Ex, 18, 1 et sq)

Après la traversée de la « Yam Souf », la « Mer de la fin » – fin de l’esclavage externe – cette paracha est essentiellement dévolue au don de la Thora, à l’événement sinaïtique par excellence. Pourtant l’ascension spirituelle du Sinaï n’y est pas décrite immédiatement.

La paracha débute par le récit des circonstances dans lesquelles, Ytro, le pontife de Midian et beau-père de Moïse, rejoint ce dernier et tout le peuple des Bnei Israël. Rencontre physique autant que spirituelle. Ytro se joint désormais de cœur avec le peuple libéré parce qu’il fait sienne l’histoire de la libération des champs de corvée et qu’il reconnaît pour sien le Dieu libérateur et rédempteur. En même temps, il ramène à Moïse ses deux fils et son épouse restés auprès de lui pendant tout le temps qu’a duré la première phase de cette libération en Egypte même. Pourquoi cette précision qui pourrait paraître secondaire? Justement pour souligner que durant tout le temps qu’a duré également la séparation de Moïse d’avec Tsipora et d’avec Guerchom et Eliêzer, le lien conjugal et paternel a été préservé. Ytro n’est pas Laban. C’est pourquoi Moïse se porte à sa rencontre et qu’ensuite les Anciens, les Zekénim, Aharon en tête, participent avec lui aux sacrifices d’actions de grâce (Ex,18, 12). Ce qui au passage fait justice du stéréotype multiséculaire relatif à l’enfermement religieux d’Israël, à l’atrophie de son sens de l’Universel. La paracha consacrée au don de la Thora commence précisément par ce récit de conjonction entre êtres qui ne partagent pas d’emblée les mêmes croyances mais qui finissent par se rejoindre parce qu’un sens transcendant les chevilles à présent les uns aux autres. C’est sous cette lumière que le peuple s’approche du  » Har Sinaï « , désignation sur laquelle on reviendra. La leçon d’universalisme n’est pas achevée. Elle se poursuit par un autre enseignement, un autre apport de Ytro à l’organisation vitale du peuple d’Israël.

Le pontife de Midian constate que Moïse siège seul en permanence au tribunal, du soir jusqu’au matin. A ses yeux, ce n’est pas bonne justice. Il recommande à son beau-fils d’adopter une autre manière de procéder : déléguer la compétence juridictionnelle qu’il semble détenir exclusivement à une véritable institution judiciaire qui puisse juger sans désemparer, dans les meilleurs délais et au plus proche des justiciables. Moïse l’écoute, quitte à reformuler cette recommandation selon les exigences spécifiques du peuple d’Israël. Pour souligner une fois encore que le don de la Thora ne replie pas ce peuple sur lui-même, que ce peuple comporte une dimension assurément universaliste puisque, on ne le relèvera jamais assez, l’organisation d’une institution judiciaire efficiente est le préalable au don des dix Paroles.

Ce don lui-même est conditionné par d’autres avertissements concernant la position du peuple au moment où les dix Paroles vont être révélées. Le peuple ne doit pas se précipiter pour « voir » ou pour « toucher ». A l’évidence, ces avertissements qui donnent le sentiment que le peuple se trouve devant un lieu électrifié à haute tension, font écho à la toute première paracha de la Thora et au récit de la première transgression lorsque, en dépit du commandement divin, H’ava avait porté la main sur l’Arbre de la connaissance du bien et du mal et qu’elle s’était saisie de son fruit pour en consommer instantanément (Gn 3, 6). Cette fois, la dimension du temps, de l’attente, est inculquée au peuple. Car la Thora ne se réalisera pas d’un coup. Il y faudra de la patience et de l’endurance ainsi que le relais des générations.

Il faut alors revenir sur la signification du lieu dit Har Sinaï. En première acception cette expression désigne un lieu géographique, un site topographique. Mais l’on sait également que HaR désigne la conception au sens biologique et la conceptualisation, dans l’exercice de la pensée. Le don de la Thora, selon cette dernière acception, implique une ascension intellectuelle et spirituelle, un dépassement de soi, la sortie décisive des conditionnements corporels et mentaux de l’esclavage. La Thora devient ainsi le but et le moyen de cette délivrance pérenne. Et c’est lorsque le peuple a satisfait à ces préalables que le don de la Thora déclinée en dix Paroles se produit effectivement et collectivement. Elles seront désormais inscrites dans la conscience universelle et chacun en connaît le contenu (Ex, 20, 1 à 17). Il serait vain d’indiquer tous les ouvrages consacrés à l’Evénement. S’il fallait n’en retenir qu’un, l’on citera bien sûr le «Tif’éret Israël» du Maharal de Prague.

Ces dix Paroles ne sont pourtant pas isolées dans le H’oumach. Si elles comportent un sens intrinsèque, elles se relient structuralement aux dix Énonciations (Maamarot) par lesquelles l’Univers a été créé, comme les premiers chapitres du livre de la Genèse en rendent comptent. Les dix Paroles ne se réduisent pas à dix assertions juridiques ou même morales isolées de l’ensemble de la Création. Chacune comporte un prolongement génésiaque et permet d’éviter l’opposition et parfois l’antagonisme stérile qui affecte la théorie du droit entre partisans du droit positif et partisans du droit naturel. On en prendra un seul exemple: la IVème Parole relative à l’observance du chabbat  (Ex, 20, 8 à 11) se relie directement au chabbat de la Création divine (Gn, 2, 3). Cette corrélation structurale atteste qu’une Alliance (Berith) conjoint le Créateur au peuple d’Israël et qu’ensemble ils coopèrent désormais à la délivrance du genre humain des voies contraires à la vie dans lesquelles il a pu s’engager.

C’est sans doute pourquoi, la paracha Ytro s’achève sur une prescription dont la signification et la portée doivent également s’élucider: ne pas accéder à l’Autel divin par «marches» afin que ne se dévoile pas « la nudité » de la personne. Que faut-il en comprendre sinon que la révélation divine se distingue complètement d’une forme d’exhibitionnisme, qu’elle récuse « l’esprit de l’escalier », qu’elle implique progression continue  et donc esprit de suite. Ce sera, logiquement, l’objet de la paracha suivante.

Raphaël Draï zal – 16 Janvier 2014

* Avec le commentaire de la paracha Ytro s’achève le premier cycle annuel de nos commentaires du Pentateuque.


[1] Pour les prolongements de cette approche, on pourra se reporter au tome I des «  Topiques Sinaïtiques » : «  L’Alliance du Sinaï », Hermann, 20013.

PARACHA BECHALA’H

In Uncategorized on février 2, 2023 at 11:45
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« On fit savoir au Roi d’Egypte que le peuple s’était enfui ; alors le cœur de Pharaon et de ses serviteurs fut inversé (yéapekh) à l’égard du peuple et ils dirent : « Qu’avons nous fait là d’avoir renvoyé Israël de notre servitude! » (Ex, 14, 5).

« Ainsi (az) chantera Moïse et les Enfants d’Israël … » (Ex, 15, 1).

Depuis que la confrontation a commencé entre le Pharaon et le Dieu dont Moïse et Aharon rapporte les demandes, la question morale d’une très forte intensité est posée. Comment expliquer sinon justifier le comportement de Pharaon, d’abord hautain et cassant, puis accommodant et même repentant pour ne pas dire manœuvrier? Ce dernier revirement l’atteste. Après avoir autorisé, fût-ce la mort dans l’âme, le départ des Hébreux, voici que sur un simple renseignement concernant leur localisation, et estimant qu’ils s’étaient d’eux mêmes fourrés dans un piège, l’état d’esprit du Pharaon et de ses principaux conseillers les incite à un revirement ultime. Le verbe yéaphekh est encore plus fort. Il marque une complète inversion (hipoukh) comme si le passé ne s’était pas produit, comme s’il n’avait pas été constitué par des événements ayant une signification propre.

Voici qu’une nouvelle fois le jugement de Pharaon se réduit à l’instant actuel, qu’il se trouve dans l’incapacité de relier passé, présent et futur. Son jugement est obnubilé par son désir de toute puissance. Tout l’autorise à nourrir ce désir, même et surtout s’il a été fortement contrarié jusqu’ici. En termes de psychologie contemporaine l’on dirait que la personnalité de ce pharaon est une personnalité « alternante », qu’elle oscille sans cesse entre deux pôles contraires sans pouvoir trouver la juste voie laquelle en l’occurrence serait celle du respect de la réalité. Pharaon se montre incapable d’esprit de suite, ce que la langue hébraïque rend par le vocable ÊKeV que l’on retrouve dans le nom de Jacob: YaÂKoV. C’est pourquoi, l’esprit obscurci par le dernier élancement d’un désir comparable à un raptus, il croit devoir se lancer à la poursuite des Enfants d’Israël pour tirer d’eux d’abord une sanglante vengeance puis en ramenant les rescapés hébétés sur la terre d’Egypte afin de pérenniser le système esclavagiste dont elle vivait largement.

On sait ce qu’il en adviendra: après que l’armée de Pharaon s’était lancée dans le chemin à sec de la Mer Rouge dont les eaux s’étaient partagées en plusieurs chenaux, la destruction complète de cette armée transformée en une horde de bouchers décidés à exercer une vengeance mémorable et à obtenir une victoire rétroactive qui eût fait oublier jusqu’à la première des dix Plaies.

Relevons ainsi l’opposition entre la personnalité de Pharaon et celle de Moïse au contact précisément de cette même réalité. Un autre mot: az la dénotera. Lors de la révélation du Buisson ardent, l’on se souvient que Moïse n’avait pas déféré spontanément à la demande divine relative à la Sortie d’Egypte. Il avait plutôt accumulé les objections et les réserves, estimant cette mission hors de ses moyens d’alors. Une de ces objections mérite d’être soulignée: « Et Moïse dit à Dieu: « De grâce mon Seigneur, je ne suis pas homme éloquent et cela ni d’hier, ni d’avant hier, ni depuis toujours (méaz) (Ex, 4, 10) ». Le sens de cette objection doit être bien compris à partir de ce dernier terme: méaz. Moïse objecte d’une incapacité qui ne date pas d’aujourd’hui et qui ne s’est pas manifesté dans un passé à peine récent. Dire que ce handicap date depuis toujours laisse entendre qu’il durera toujours, qu’en somme il est incurable et que rien ne sert de l’ignorer. A ce moment là Moïse, tout grand qu’il soit et appelé à l’être encore plus, commet une erreur face à son interlocuteur divin: il extrapole de sa situation présente à la suite des temps, comme si l’avenir n’existait pas en soi, qu’il n’était qu’un simple prolongement du passé. La réplique divine sera bien celle de ce Dieu justement appelé Eternel. L’Eternité n’est pas la simple expansion indéfinie d’un temps antérieur, fixé une fois pour toutes et qui de ce fait pourrait être celui du désespoir absolu. L’Eternité est celle du Créateur qui « par sa bonté renouvelle chaque jour et perpétuellement l’œuvre de la Création ».

Depuis, Moïse s’est laissé convaincre et d’objecteur à la Parole divine il en devient le réalisateur effectif et patient. Cette transformation personnelle se verra consacrée après la traversée de la Mer Rouge. Face à l’évidence de la libération du peuple hébreu dans son ensemble c’est bien le mot az qui advient aux lèvres de Moïse mais dans un sens complètement transformé, placé cette fois en perspective d’avenir. Et c’est sans doute pourquoi le traité Sanhédrin du Talmud s’appuiera notamment sur ce verset écrit au futur pour attester de la résurrection des morts et sur la prévalence de la vie.

Raphaël Draï zal, 29 janvier 2015