DE L’E(GO)COLOGIE IDOLÂTRE
A
L’ECOLOGIE EDENIQUE
Introduction: Grandeur et misères de l’écologie contemporaine
Les mots parlent parfois d’une voix qui les fait se ressembler, qui permet qu’on en joue mais qui ne les empêche guère d’avoir des signification différentes, si ce n’est opposées. Ainsi des vocables trans et transe[1]. Le premier désigne le passage d’un état à un autre, si possible selon un mouvement continu, eurythmique et ascensionnel ; l’autre, au contraire, désigne la crispation, la secousse épileptoïde, le fait de ne plus s’appartenir. Appliqués à une problématique des sociétés déclarées en crise et des régimes politiques qui hésitent à qualifier leur nature réelle [2], ces deux termes ne leur assignent pas le même mouvement: dans le premier cas il s’agira d’une transformation consciente, qualitative ; dans l’autre d’une agitation aussi furieuse et véhémente que stérile. Il importe donc que le jeu de mots, une fois ses bénéfices primaires assurés, cesse pour ouvrir la voie à l’analyse. Celle –ci doit s’appliquer à ce qu’il est convenu d’appeler la mouvance écologique dans les sociétés contemporaines. Si les préoccupations qu’elle exprime ont été longtemps déniées ou caricaturés, à présent elles nourrissent les excès d’une idéologie aussi péremptoire que moutonnière sous le coup de laquelle chacun tient à se montrer plus « vert » que son voisin. Bien des composantes souvent contradictoires, pour ne pas dire incohérentes, entrent dans la composition de cette idéologie au nom de laquelle ne se recyclent pas, tant bien que mal, des déchets industriels ou nucléaires mais aussi de nombreux militants d’autres causes déclarées perdues, en y transportant d’ailleurs leurs illusions et désillusions mêlées avec leurs habitudes invétérées, sans parler de ceux et celles qui y trouvent un boulevard pour leurs ambitions politiques. Cette idéologie là nourrit de nouvelles formes de croyances, quasiment religieuses,si le mot religion pouvait être défini de façon claire et univoque Et c’est pourquoi il importe de se demander si cette nouvelle croyance en la « Nature », quasiment mythifiée et théifiée, n’est pas également une forme non moins nouvelle d’idolâtrie au nom de laquelle la dite Nature est considérée comme entité en soi, un être à part, qu’il faut aborder avec encore plus de précautions obsessionnelles que l’Arbre de la vie et de la mort, bouturé sur celui de la connaissance du bien et du mal, dans le jardin d’Eden. Car l’une des caractéristiques de la croyance idolâtre, serait elle « laïcisée », est de se constituer en croyance autonome que nulle autre croyance ou pensée n’aurait précédée avec des préoccupations communes mais des issues différentes.
C’est le moment de rappeler que le récit biblique et plus particulièrement le livre de la Genèse, en ses premiers chapitres, comporte bel et bien une écologie fondamentale qu’il faut découvrir ou redécouvrir non pour affirmer l’on ne sait qu’elle priorité hégémonique mais pour attester que le mouvement écologique contemporain n’est pas sans précédent, loin s’en faut, et qu’il y aurait bénéfice collectif à engager le dialogue à ce propos.Pour qui est familier avec le corpus biblique, bien des catastrophes récentes dont on dit qu’elles se sont « produites » ne sont à leurs yeux que des « re-productions », des itérations d’un courant ou d’une propension-pour ne pas dire d’une pulsion-« catastrophogène » dont il ont conservé la mémoire longue. C’est donc à la reconstitution de cette information que l’on qualifiera de « biblique » pour en souligner le support et l’esprit à quoi l’on s’attachera dans la présente étude. A chacun et chacune de la rapporter ensuite, s’il ou si elle en a le désir, à propres vues « écologiques » du moment. On s’attachera d’abord à la présentation des principales caractéristiques du site édénique, avant de montrer comment s’y fomente et s’y produit la régression idolâtrique en question, ainsi que les enseignements qui en ont été tirés.
I. VOCABLES, NORMES, CONCEPTS
Les investigations étymologiques sont à la fois nécessaires et hasardeuses. Il faut néanmoins s’en acquitter pour savoir a minima de quoi nous parlons et ce qui s’y dit, souvent à notre insu. Deux observations préliminaires s’imposent à ce propos.
D’abord le mot « écologie », dont on peut repérer l’émergence sinon la naissance en de nombreux lieux de la sémantique contemporaine [3], est construit sur deux vocable: « éco », qui désigne la gestion cohérente d’un ensemble d’éléments dont aucun n’est minoré a priori, et bien sûr « logie » qu’il n’est plus besoin de commenter. De ce point de vue: il est deux façons de concevoir et donc d’user du mot ou du concept d’écologie, l’une pluridisciplinaire et conviviale, qui prenne place parmi d’autres facteurs d’organisation et de gestion des sociétés, l’autre maximale qui lui subordonne tous ces autres facteurs, au risque d’en faire une idéologie totalitaire. Dans le premier cas la contrainte écologique s’imposera à l’économie, au droit, à la culture et même à la religion ; dans l’autre, elle leur garantira un mode d’application aussi sécurisé que possible et une plus-value non seulement financière mais si l’on peut dire temporelle, de longue durée. Il faut alors se résoudre à mettre au cœur de l’écologie deux priorités corrélatives: la préservation de la nature et la survie de l’humain, comme si ces priorités là n’habitaient pas, ou plus, les autres domaines de l’organisation des sociétés devenues de ce fait aveugles, prédatrices et auto-destructrices[4]. La difficulté commence à partir du moment où l’on s’attache à définir de manière plus précise ce que l’on entend par « nature », ou par « l’humain », le propre des notions dites « holiste »s étant de ne pas avoir de périmètre déterminé et reconnaissable, ce qui les expose finalement à l’auto-dissolution [5].Pour y parer, il faudrait concevoir une écologie par objectifs, la détermination de ceux-ci se faisant de manière démocratique, autrement dit, et là encore a minima, par délibérations sans fins préconçues et par votation à la majorité[6]. Car non seulement les concepts de « nature » et d’« humain » ne sont pas simples mais ils sont aussi profondément disjonctifs selon la croyance ou la non-croyance philosophique ou confessionnelle dans laquelle ils se réfractent et où ils s’assortissent très souvent de normes contraignantes.
Ensuite, l’on relèvera que l’équivalent du mot « nature » ne se trouve pas explicitement et directement dans le vocabulaire biblique hébraïque. Le mot tévâ, utilisé en ce sens, attend un véritable historique. Il apparaît dans la sémantique post-biblique avec des connotations conjecturales, non validées. Ainsi de celles qui le relient au verbe TBÂ, s’enfoncer, couler (Ex, 15, 4), racine qui se retrouve dans le mot TaBÂ, le sceau, sans doute ainsi désigné parce qu’il s’enfonce dans l’argile ou dans la cire. Quoi qu’il en soit, le mot tévâ, devenu d’usage courant dans le vocabulaire de la pensée juive d’inspiration biblique, avant d’être intégré à l’ivrit contemporain, se pose non exactement à l’opposé mais en face (négued) du mot rouah ’: l’esprit. Prononcer ce mot, c’est aussitôt désigner un état de choses qui justement ne saurait rester dans sa disposition première, qui en appelle à une transformation, et à une transformation spirituelle. C’est pourquoi, le mot hatévâ, comme le font observer les exégètes de la Thora, est de même valeur numérique que le mot Elohim qui désigne Dieu, ou plus exactement une modalité de l’intervention divine dans sa propre création, dans sa béria. En ce domaine, le concept proprement générique est en effet celui de béria, de création ex nihilo, dont la nature, ne sera qu’un élément, qu’une modalité, ainsi qu’une longueur d’onde l’est au son.
Le récit de la Genèse commence par la relation de cette création et insiste sur son rythme initial dont les résonances écologiques sont manifestes: elle s’opère en deux « périodes », l’une active, comportant six phases opérationnelles (péoûlot), chacune voyant l’apparition d’un élément distinct puis relié aux autres de l’univers, et au terme desquelles l’humain (haadam) est créé ; et l’autre interruptive, analytique et réflexive. Ce séquençage s’impose au Créateur lui même (Boré) avant que d’être prescrit à l’humain, conçu et configuré à l’image de celui –ci. Ce qui signifie que toute action à venir, quel qu’en soit le champ, devra se concevoir selon cette articulation générique: production-réflexion afin de ne pas être emportée par son propre élan et se couper du reste de la Création.Cependant articulation ne signifie pas séparation. Aussi, l’être humain: haadam, et l’élément qu’il devra travailler: la terre, adama, sont-ils placés l’un par rapport à l’autre en position d’inhérence, au moins linguistique.L’homme, créé en corrélation avec le Créateur (Gn, 1, 26) est issu de l’élément qu’il devra transformer conformément à cette corrélation. Cette transformation implique un double viatique
D’abord celui d’une bénédiction, elle aussi générique, pour dire que dès le commencement l’humain est doté d’une propension vitale qui lui permet d’assumer son programme initial: « Dieu créa l’homme à son image, c’est à l’image de Dieu qu’il le créa (bara). Mâle et femelle furent créés à la fois.Dieu les bénit en leur disant: « Croissez et multipliez ! remplissez la terre et soumettez là, commandez aux poissons de la mer, aux oiseaux du ciel, et à tous les animaux qui se meuvent sur la terre »(Gn, 1, 27, 28)[7]. Le programme une fois défini, suit l’indication des moyens, l’on dirait presque de la logistique nécessaire pour y parvenir: « Dieu ajouta: « Or je vous accorde tout herbage portant graine sur toute la face de la terre et tout arbre portant des fruits qui deviendront arbre par le développement du germe, ils serviront à votre nourriture » (Gn,1, 29). Cette traduction, dite du Rabbinat, appelle deux remarques. En premier lieu l’on pourrait montrer dans le programme assigné à l’humain en quoi elle ne rend pas compte exactement des verbes qui apparaissent dans le texte hébreu, en quoi elle les déporte, vollens nollens, du côté de la domination et du pouvoir. Et l’on doit ensuite insister sur le caractère particulier de l’alimentation prescrite à cette fin, une nourriture non carnée, provenant de sources germinatives, germes sur le développement quantitatif et qualitatif desquels ils faudra veiller[8].
L’autre élément du viatique sera celui de la parole: « L’Eternel-Dieu façonna (vayytser) l’homme – poussière détachée du sol-fit pénétrer dans ses narines un souffle de vie et l’homme devint un être vivant (Gn, 2, 7) ». A ce stade l’homme n’est plus crée – il l’a déjà été-: il est façonné, formé, configuré. Il faut mettre en regard les indications littérales du texte hébraïque et sa paraphrase dans le Targoum d’Onkelos. Le verbe vayytser porte l’accent sur l’essence pulsionnelle (yetser) de l’humain ainsi configuré, avec ses deux pulsions, l’une patente et l’autre latente, l’une pulsion de vie et l’autre y résistant [9]. Il faut le souligner car si l’homme est assigné à travailler la Création, l’instrument, si l’on peut ainsi le qualifier, n’apparaît pas immédiatement, spontanément ni complètement accordé à cette tâche. Et c’est sans doute pourquoi le Créateur le dote de ce souffle animé et animant qu’Onkelos rend par la formule «rouah’mélalela», « esprit de parole ». Pour l’exprimer dans une autre terminologie, l’humain ainsi créé et doté devient à la fois homo laborens, homos loquens et de ce fait homo sapiens, sans que la coordination entre ces trois dispositions ou facultés fût donnée par avance.
Une fois ce viatique constitué, l’humain est disposé sur ce que l’on appellera le théâtre des opérations: à savoir le Gan Eden (Gn, 2, 15). Que faut-il entendre par cette expression ?
II. ASPECTS DE LA LEGISLATION EDENIQUE
En ce domaine l’imagerie biblique d’Epinal risque de provoquer une forte déperdition d’informations au regard du récit de la Genèse dont la traduction puis la compréhension relèvent de l’exercice infini. Quoi qu’il en soit, l’on dira que si le chapitre Ier de ce livre rend compte de la situation cosmique de l’humain, le chapitre 2-qui fait mention précisément du Gan Eden-en précise la situation proprement anthropologique: littéralement l’adresse.Cette fois l’humain est bel et bien situé dans un lieu,un topos, un makom, qui présente plusieurs caractéristiques.
Ce lieu apparaît à l’interface du monde céleste et du monde terrestre, conduisant de l’un à l’autre, et inversement [10].S’y trouvent toutes espèces d’arbres qui présentent eux mêmes deux autres caractéristiques, englobées dans les précédentes: ils sont beau à voir – ce qui signifie que l’esthétique est une qualité vitale du vivant, et ils sont propres à la consommation, ce qui signifie que le vivant doit avoir accès à une alimentation préservant sa viabilité. Enfin il est multiplement irrigué, ce qui est en fait un lieu ouvert sur une circulation d’eaux et de minéraux. L’humain est disposé en ce lieu par le Créateur non pas comme une chose passive et inerte mais avec une double fonction: (se) travailler (léôvdah) et (se) préserver(léchomrah) (en) ce lieu(Gn, 2, 15).Cette disposition typographique voudrait restituer la double signification du texte hébraïque à cet égard. On l’a souligné ailleurs [11], dans sa lecture littérale le récit biblique ne dit pas que le Créateur disposa l’Humain en ce lieu pour qu’il le travaille et pour qu’il le préserve. Le texte hébreu est au féminin: afin qu’il la travaille et afin de la préserver. De nombreux commentaires tentent d’expliquer les raisons de cette syntaxe. Celle-ci se rapporte à la stéréophonie du récit en question qui nous donne à entendre simultanément que l’humain est assigné à ce lieu pour le travailler et pour le préserver-articulation sur laquelle on reviendra-mais qu’en travaillant ce lieu il devra ipso facto et travailler la terre qui s’y recueille et se travailler lui même puisqu’il en est tiré.Ce qui laisse entendre que sa propre création n’était pas achevée, qu’une partie lui en revenait, non pas qu’il eût été créé imparfait mais parce qu’il l’a été ouvert sur une part au moins de création de soi.
Et c’est sans doute également ce qui justifie la loi dont il est aussitôt doté, avec pour la première fois la formulation d’une défense-terme préférable à celui d’interdit. Pour en mieux comprendre le contenu et la portée, il importe de revenir sur les deux obligations inhérente à la situation édénique. On l’a dit, l’humain n’y est pas disposé tel une chose parmi les choses mais à la fois et indissociablement comme « oeuvrant » (ôved) et gardien (chomer). Que s’ensuit –il ? Le mot âvoda désigne le travail et l’oeuvre en leur double dimension: l’oeuvre pratique, pragmatique, avec le souci de discerner le sens de l’oeuvre en cours au regard de ce qui, en l’humain, oblige au dépassement de soi. Et c’est pourquoi le mot âvoda est également utilisé pour désigner le Service divin. Autrement dit, comme l’oeuvre principale de Dieu jusqu’ici a été la création de l’univers et de l’humain, le travail en question ne peut concerner que la poursuite et le parachèvement de cette oeuvre créatrice, ce qui, d’ores et déjà, fait défense, tacitement à l’humain de toute action prédatrice, de toute oeuvre fallacieusement dénommée de ce nom là dès lors qu’elle s’avèrerait destructrice, dé-créatrice.Cette première obligation est couplée à une autre obligation: celle de la (sauve) garde du Gan Eden.Aucune action ne renferme son sens dans son déroulement factuel. Aucune ne se réduit à ses effets immédiats. Chacune entraîne des conséquences qui la constituent en tant que telle et qu’il faut anticiper au moment même de son engagement[12]. D’où une première approche, sinon une première définition de la responsabilité dont on sait l’importance qu’elle a prise dans tous les débats sur l’écologie et la bio-éthique contemporaines,débats dont le livre de Hans Jonas demeure l’un des plus notables repères [13].
Il importe de comprendre cette caractéristique là dans toute son amplitude et dans toute sa résonance.Selon le récit biblique, ainsi compris, dès le commencement l’humain doit être capable de penser et de faire deux choses à la fois: travailler, transformer, métamorphoser,s’il se doit et s’il le peut, certes, mais cela d’une part sans jamais se laisser emporter, enfermer, résorber, l’on dirait presque identifier dans cet acte singulier, et d’autre part en intégrant par avance les conséquences prévisibles de son action dans la conception et dans la mise en oeuvre de celle –ci. Le début du chapitre 2 l’avait déjà éclairé qu’il faut citer intégralement pour bien discerner en quoi la bi-norme dont il vient d’être question en est la conséquence: « Ainsi furent achevés les cieux et la terre ainsi que toutes leurs structures. Et Dieu (Elohim) acheva par le jour « le septième « l’oeuvre qu’il avait faite. Et Dieu bénit le jour « le septième » et il le sanctifia car en (par lui) lui il fait repos de toute son oeuvre qu’il avait créée pour (par) faire. Telles sont les générations des cieux et de la terre en ce qu’elles furent créées, le jour du faire (par) l’Eternel-Dieu terre et cieux »(Gn, 2, 1 à 4). La traduction de ce passage engendre des difficultés sémantiques et conceptuelles tellement inouïes qu’elle ne saurait être considérée autrement qu’une proposition de travail, précisément. Sur quoi l’attention est elle attirée ? L’oeuvre divine ne se produit pas d’un coup, d’une seul tenant, en une séquence linaire, mais bel et bien en deux phases, l’une opératoire, l’autre de repos réflexif et d’une telle importance qu’elle est considérée comme une phase en soi désignée à cette fin par l’article défini: ha. Le récit biblique ne dit pas que Dieu fit repos(chabbatisa) « le septième jour (yom chéviî) », suivant un décompte ordinal, mais « le jour le septième (yom hachéviî) ».Cette séquence bi-phasée conclue,et à propos de ce même jour en lequel se récapitulent les six précédents, interviennent alors les deux opérations suivantes: l’une de valorisation qualitative, consistant en une bénédiction (bérakha), l’autre étant une sanctification (kédoucha). La bénédiction atteste de la créativité de cette oeuvre,ainsi conçue et conclue, et sa sanctification témoigne de son inhérence, de ce fait, avec le Créateur, une inhérence dont elle ne saurait déroger. A quoi il faut ajouter ce point décisif: dans ce processus se discerne la loi de sa sauvegarde, laquelle comporte les données principales suivantes: a) effectuation de la Création en six phases, b) évaluation « chabbatique » réflexive, c) vérification de l’adéquation de cette Création avec le principe de vie, d) élévation de celle –ci au degré de la sainteté. Et c’est alors et alors seulement que deviennent possible les générations et les engendrements (toldot) de cette Création, sa fécondité et que son Histoire s’engage.
Ainsi, relativement à la disposition édénique de l’Humain, les indications selon lesquelles: « L’Eternel-Dieu [14]acquit l’Humain et le disposa dans le Gan Eden afin qu’il le (se) travaille et qu’il le (se) sauvegarde) » (Gn, 2, 15), ces indications constituent elles la projection homologique des indications contenues dans la citation précédente: Dieu oblige l’humain par la même loi dont lui même s’oblige sachant l’Humain créé corrélativement au Créateur: créature créatrice. Cette loi là est structurellement une Alliance (Berith). Et c’est à ce titre que la loi se prolonge et devient effective en droit: « Et l’Eternel Dieu fit commandement (vaytsav) sur l’humain disant (lémor): « De tous les arbres du Jardin (min col êts-hagan) tu te nourriras ; et de l’arbre de la connaissance bien et mal tu ne t’en nourriras pas car le jour où tu en mangeras tu mourras de mort » (Gn, 2, 16, 17). En cette disposition édénique et relevant déjà d’une législation générique l’humain voit cette loi se configurer pratiquement dans deux injonctions spécifiques: une incitation initiale assortie d’une défense.Pourquoi évoquer une incitation ? La formulation du commandement: « de tout arbre du jardin tu t’en nourriras » peut se lire selon deux modes grammaticaux: à l’indicatif et à l’impératif.L’alimentation de l’humain devra se faire universelle comme lui même, en tant qu’humain est universel. Mais il doit déjà percevoir dans ce commandement global l’un de ses modalités restrictives: il ne pourra consommer que des « arbres-du-Jardin(êts-haGan), autrement dit des arbres qui procèdent des caractéristiques sus-mentionnées du Jardin, dont en quelque sorte eux-mêmes se nourrissent. Or un arbre particulier y fait exception et, en tant que tel, n’est pas justement pas considéré comme « arbre –du-jardin »: l’arbre qualifié de « la connaissance du bien et du mal », arbre « toxique » dont la consommation provoquerait cela qui est nommé pour la première fois mais dans une formulation redoublée: la mort, et la mort certaine (mot tamout). Au cours des siècles, la « nature » de cet arbre et par suite la « nature de la Nature » ont donné lieu à tant de conjectures et tant de spéculations qu’il faut prendre garde à en pas en augmenter la masse et l’opacité.Que pourrait on encore en dire dans le seul prolongement des analyses précédentes ?
D’abord cequi concerne également la condition humaine et la constitution de sa conscience ainsi que les modalités de fonctionnement de son esprit: de même qu’il doit concevoir son oeuvre en deux phases, l’une active et l’autre réflexive, il doit être capable de l’étayer par une bi-norme: l’une d’action, l’autre de sauvegarde qui à son tour se prolonge en deux dispositions juridiques-et juridiques parce que sanctionnées: une permission incitative, d’une part, assortie d’une exception en forme de défense d’autre part.
Ensuite ce qui a trait à la nature de cet arbre singulier qui n’est pas a priori « arbre-du-jardin », qui y fait donc exception, sans que l’on sache clairement la cause et la raison d’être de celle –ci. Ce qui soulève alors l’énigmatique question du mal puisque l’arbre de la connaissance est qualifié exhaustivement « arbre de la connaissance bien et mal », comme si en lui le bien et le mal – le mal considéré comme l’antinomique de la création et, à ce titre, ne pouvant être ni béni ni sanctifié-coexistant avec le bien, en somme à parité avec lui, un mal brut, si l’on pouvait ainsi le qualifier, n’ayant encore subi aucune transformation et, de ce fait, mis à distance de ce qui est immédiatement et globalement compatible avec la viabilité de l’être humain [15]. Il semble à ce moment que ce dispositif soit optimal et que l’histoire humaine, articulée à celle des cieux et de la terre puisse commencer.
Et c’est l’inverse qui arriva.
III. DE LA TRANSGRESSION ORIGINELLE A L’IDOLÂTRIE DE LA « NATURE »
Pourquoi cela arriva t –il est moins aisé à résoudre que le comment d’un tel enchaînement. Pour le comment, il n’est d’autre voie que celle du récit biblique dans lequel intervient soudain une créature nommée nah’ach, terme traduit par « serpent »(Gn, 3, 1). Cependant le mot traduit ne rend pas compte expressément des significations du mot hébreu lequel est construit sur la racine H’Ch qui désigne la sensorialité, le toucher, sinon la sensualité. Il est donc possible d’engager une interprétation strictement mythologique-ou mythosophique-à ce propos. Une autre interprétation, concomitante, reste également possible pour laquelle le passage à l’acte qui va suivre est induit par une activation irrépressible de la sensualité laquelle pour se faire jour et se donner cours remanie et sape la loi qui doit la réguler, cela par une reformulation des permissions et des défenses qu’elle contient: » Le serpent dit à la femme qu’il a incitée à manger du fruit de l’arbre toxique: « Non vous ne mourrez point mais Dieu sait que du jour où vous en mangerez vos yeux seront dessilés et vous serez comme Dieu, connaissant le bien et le mal (Gn, 3, 4).L’incitation, pour ne pas dire la tentation opère par dé-légitimation de la loi en mettant en cause ses intentionnalités et ses finalités: la loi est vouée à préserver le Pouvoir exclusif de Dieu et à en interdire l’accès à l’Humain. Cette loi n’en est pas une – et l’on remarquera au passage que tel sera également la « stratégie « adoptée par Caïn après le meurtre d’Abel son frère (Gn, 4, 13). Elle n’en est que le simulacre. Cette déconnexion ouvre alors l’angle de la sensorialité pure: « La femme vit, que l’arbre était bon comme nourriture, qu’il était attrayant à la vue (taavah-hou) et précieux pour l’intelligence »(BR).La vue personnelle, sensoriellement déterminée, se substitue à la loi générique et par là même substitue son économie et son écologie, singulières et parcellaires, à celle que cette loi étayait jusqu’à présent au regard de la Création tout entière. Le point focal demeure cependant l’attrait qu’exerce cet arbre là. Le qualificatif « attrayant »est trop faible. La taava dont il est question ici désigne plus précisément et plus fortement: la convoitise, autrement dit, pour le dire de manière cursive, le désir de s’approprier l’objet de l’Autre et partant son propre désir. L’arbre se confond avec l’affect qui s’y projette. Il n’est pas objet de convoitise. Il « est-convoitise » (taava – hou) Sans abuser de la psychanalyse, l’on dirait que si la femme, en l’occurrence, convoite cet arbre ce n’est pas parce qu’il est interdit en soi mais parce que cet interdit le valorise, en fait celui dont l’Autre veut disposer pour soi seul, en en diminuant d’autant qui ne le possède pas à part égale. On soulignera en ce sens une particularité étonnante du vocabulaire biblique. En hébreu le même mot:OTH, différemment vocalisé, désigne mêmement la lettre, au sens graphique, et l‘appétit puis l’appétence (avath). Le mot convoitise taava s’obtient alors en préfixant le mot OTh par un Thav, soit la dernière lettre de l’alphabet, comme si la conclusion permutait impérativement avec le commencement dans l’abrogation de tout processus élaboratif.
S’ensuit comme on l’a dit la levée de toutes les inhibitions inhérentes aux interdits, l’hyperesthésie de cette seule vision et donc le passage à l’acte: « Elle prit de son fruit et en mangea » Dans sa formulation même ce premier moment du passage à l’acte consomme la transgression, terme à terme, de l’interdit formulé plus haut:
« Vous n’en mangerez pas »
« Elle en mangea »,
puis, dans l’enchaînement des gestes qui apparaît, là encore, comme l’exact opposé de la supputation intellectuelle et morale de l’action en cours et de ses conséquences, l’élévation de la transgression au carré, si l’on peut ainsi s’exprimer: « Elle en donna aussi à son mari, et il mangea ». L’emprise, au sens psychanalytique et au sens juridique, l’emporte sur le comportement autorisé, sur la conduite validée au regard de l’économie et de l’écologie exhaustives de la Création [16]. Toutefois, il y aura bien une conséquence mais ce ne sera pas celle prévue: « Leurs yeux à tous deux se dessillèrent et ils connurent qu’ils étaient nus: ils cousirent ensemble des feuilles de figuier et s’en firent des pagnes. Ils entendirent la voix de l’Eternel Dieu parcourant le jardin du côté d’où vient le jour » (Gn, 3, 7, 8). Le passage à l’acte et la conduit d’emprise se sont produits pour ainsi dire dans une sorte d’ébriété, d’ivresse des sens surexcités. Une ivresse sans autre objet qu’imaginaire et sans autre saisie que celle du vent parce que cette transgression a été induite par la vision unilatérale de l’arbre interdit dont seul le bon côté a été perçu et le mauvais scotomisé. Or une fois les sens dessaoulés, après dissipation de ce « bon côté » imaginaire, seul le mauvais demeure qui devient le réel impitoyable et persécuteur, à son tour sur-perçu. D’où la mention de cette voix divine-pour ne pas dire du surmoi-qui s’en vient(mithalekh), qui se perçoit du côté la clarté, autrement dit du côté d’un retour de la loi et d’un réveil de la conscience, d’une conscience qui ne peut être que celle de ce réel là: désastreux, ruiné sans que ce désastre ne consomme à son tour un anéantissement total.
La suit du récit biblique relate comment le Créateur procède au rétablissement de l’humain et à sa reconstruction: par la mise à distance hors du jardin d’Eden et par l’injonction de taches impliquant un apprentissage de l’élaboration (culture du sol, enfantement, certes, mais par gestation longue, etc) (Gn, 3, 14 et sq). Pour aussi complète que se veuille cette réparation, il semble que le pli soit pris d’un rapport direct, sans médiation, au seul vu des objets concernés et selon l’unique point de vue de qui les convoite, avec ce qu’il est convenu d’appeler la nature. C’est par ce biais qu’apparaît à proprement parler la conduite idolâtre nommé en hébreu âvoda zara: «travail ou service étranger», erratique, déconnecté de sa source et de ses buts effectifs. A commencer par l’idolâtrie de soi, comme le Créateur l’avait perçu: « L’Eternel – Dieu dit: « Voici l’homme devenu comme l’un de nous en ce qu’il connaît le bien et le mal. Et maintenant il pourrait étendre sa main et cueillir aussi du fruit de l’arbre de vie ; il en mangerait et vivrait à jamais (h’ay léôlam)» (Gn, 3, 22). Il faut souligner que cette observation à lieu après qu’ont été indiquées, avec la sanction des protagonistes de la transgression originelle, les modalités de sa réparation.Pour indiquer que cette transgression générique, quelle qu’ait pu être la mansuétude du Créateur, a provoqué une sorte de métamorphose ou de mutation de l’humain, définitivement sorti de sa nature initiale, devenu une quasi ou une simili divinité. Et c’est sans doute la motivation principale de sa mise hors du Jardin d’Eden dont il n’a pas observé si l’on peut dire la Constitution, au sens juridique de ce terme: travailler et préserver ce makom. Le passage à l’acte sur l’arbre interdit était justement tout le contraire du travail requis, de même qu’il méconnaissait gravement l’obligation de sauvegarde qui lui était connexe. Par les procédures de réparation et de rétablissement exposées auparavant, il faut comprendre que désormais « l’humain nouveau » est astreint à une double tache dont l’on ne sait pas s’il pourra y satisfaire: travailler la terre dont il a été tiré initialement, et travailler ce qui en lui a produit la défection que l’on sait à propos de cette tâche, sachant aussi que désormais la structure de l’Alliance première – celle qui procède de la Création de l’humain corrélativement (betsélem) au Créateur – est pour ainsi dire déformée, que l’Humain est désormais enclin à s’affubler de son propre tsélem, autrement dit de ne pas considérer qu’il a été créé « à l’image de Dieu », pour reprendre cette formulation là, mais que Dieu a été créé à la sienne.
Ce qui semble se vérifier aussitôt avec le premier engendrement du fait de l’Homme nouveau: « Or l’homme s’était uni à sa Eve, sa femme. Elle conçut et engendra et enfanta Caïn en disant: « J’ai fait naître un homme conjointement avec l’Eternel (kaniti ich eth YHVH) » (Gn, 4, 1). Proclamation à double entente: soit qu’Eve reconnaisse qu’elle n’est pas la donatrice exclusive de la vie, que Dieu y intervient, comme il se doit, dans la modalité élective de la Création telle qu’elle se poursuit, on l’a vu, par les engendrements d’abord des cieux et de la terre, puis des humains; soit à l’opposé qu’elle se déclare en effet à parité avec Dieu dans cette naissance, ce qui du point de vue de l’économie biblique de la Création la décentre en la forçant à s’orbiter vers la Génitrix et elle seule puisque, on le constate, l’humain en sa modalité paternelle n’est même pas mentionné dans la naissance de Caïn.
Les engendrements ainsi engagés vont s’avérer catastrophiques. Caïn, qui n’est même pas un fils doté d’un nom, qui est un produit de cet accouplement imaginaire, sera le premier meurtrier, celui de son propre frère, et cela parce que toute idée de partage lui est inconcevable: que la Création globale est à l’image de l’engendrement dont lui même procède.
Pourtant, là encore, après cette catastrophe plus qu’écologique-au moins sur un plan métaphorique, un quart au moins de l’humanité existante est anéantie-une réparation s’engage et même aboutit, une réparation véridique puisque les manques, les carences et les fantasmes de l’engendrement initial y sont palliés: « Adam connut de nouveau sa femme, elle enfanta un fils et lui donna pour nom Seth: « Parce que Dieu m’a accordé une nouvelle postérité au lieu d’Abel, Caïn l’ayant tué » (Gn, 4, 25). Cette fois, l’enfant né est bien celui du couple humain et non pas celui du couple imaginaire divin. Dieu, si l’on peut dire, est remis à sa place vraie. Seth est à présent expressément qualifié de fils (ben), il a un nom (chem) et ce nom (Chet – qui nomme à présent le retentissement, la réflexion, la secondarité) se rapporte expressis verbis au BeréChit inaugural et programmatique.
Il n’empêche que le réalisme du récit biblique fût impressionnant: la propension primaire reste toujours présente et prégnante, à mille lieues d’avoir été liquidée: «A Seth aussi, il naquit un fils; il lui donna pour nom Enos. Alors on commença d’invoquer (ouh’al) le nom de l’Eternel » (Gn, 4, 26). Le Midrach l’entend comme le début de la propagation de l’idolâtrie, telle qu’elle a été précédemment définie. En effet ouh’al ne signifie pas exclusivement « invoqué » mais peut être entendu comme profané (h’iloul), le contraire de la sanctification. Profaner signifie mettre à portée discrétionnaire de soi, ce qui n’est possible que par des représentations disposées à regard- touchant, des matérialisation à portée de main qu’il faudra conjurer toutefois par le tabou.
Pour le Midrach cette nouvelle régression allait en provoquer une autre, d’une ampleur corrélative, aboutissant à des matérialisations à des représentations partielles et purement projectives de la divinité, résorbées dans tel ou tel élément de la nature en fonction de tel ou tel affect, de peur ou de jouissance – ou des deux – qui s’y investit. Ce qui mène à une véritable « privatisation » de l’idée divine et une appropriation anarchique de ce qu’elle est censée symboliser avec des répercussions immédiates sur la Création envisagée comme éco-système non seulement terrestre, au sens local, mais véritablement cosmique. L’emprise y redevient la règle et l’arbitraire la loi du plus fort. Le récit biblique en rend compte selon ce processus dont toutes les phases s’enchaînent inexorablement vers une catastrophe quasiment finale. Cela commence par un déséquilibre, par une déstabilisation démographique, désastreuses pour les conduites en cours: « Or quand les hommes eurent commencé à se multiplier sur la terre et que des filles leur naquirent, les fils de la race divine trouvèrent que les filles de l’homme étaient belles et ils choisirent pour femmes toutes celles qui leur convinrent » (Gn, 6, 1 et sq). Au delà de cette sélection par la loi du plus fort et de l’arbitraire sexuel, frappent en l’occurrence les éléments de stricte répétition du premier passage à l’acte tel qu’il s’était produit dans le jardin d’Eden: induction de la pulsion par le regard, passage à l’acte prédateur puis transformation des êtres convoités en objets de pure consommation. Il s’ensuit une formidable et irrésistible rétrogression de l’humain, sa dé-spiritualisation et, en conséquence, l’accourcissement de sa durée de vie limitée désormais si l’on peut dire à 120 ans, durée jugée suffisante au regard de sa nuisance maximale. La naissance des surhommes (haguiborim) ne suffit plus à masquer la rétro-morphose dont ils procèdent, comme si leur gigantisme ou que leur hyper-puissance n’avaient pour but que de conjurer leur proche et inéluctable disparition. Une disparition qui se manifestera par ce Déluge, en hébreu ce « maboul », dont tout le genre humain semble avoir conservé la mémoire planétaire, comme en témoignent ses vestiges reconnaissables sur tous les continents.
Un seul homme en réchappa: Noé avec un petit échantillon du vivant.
III. L’ECOLOGIE POST-DILUVIENNE
A la lettre la catastrophe du Déluge, telle qu’elle est mémorisée par la Bible et par la tradition midrachique, ne fut pas seulement une catastrophe météorologique mais une catastrophe écologique.Si tout le système du vivant d’alors s’est littéralement liquéfié ce n’est pas que le Cosmos en général et la terre en particulier aient déjugé les intentions du Créateur. Devenues prédominantes, les conduites humaines, prédatrices et a-normiques[17], avaient compromis la viabilité entière de la Création. Ces conduites là s’identifient à partir de ce qu’il est convenu d’appeler les sept lois de Noé, celles qui vont constituer l’Alliance qu’il passera de nouveau avec le Créateur au sortir de l’Arche alors que face au vide total de la terre il eût pu s’en déclarer le Maître exclusif: reconnaître l’existence du Créateur, ne pas profaner son nom, ne pas tuer, ne pas voler, ne pas commettre l’inceste, refuser l’idolâtrie, ne pas prélever le membre d’un organisme vivant, ne pas se faire justice à soi même mais confier tout différent à un arbitre ou à un tribunal.L’on peut induire du contenu de ces lois la nature des transgressions qui les ont rendues nécessaires et comprendre en quoi elles rétablissent l’Alliance par laquelle le Créateur s’est associé l’humain pour parachever l’oeuvre de la Création. Ainsi est instaurée une véritable écologie post-diluvienne, étayée par un état de droit, là encore avant la lettre, dont il faut comprendre les particularités.
L’on peut estimer que celles de ces lois qui concernent Dieu relèvent de la pure et simple théologie, sauf qu’elles ont pris précisément forme et force de lois et que le Dieu en cause n’est ni un concept ni une vague entité mais comme on l’a dit le Créateur, engagé dans et par la poursuite d’une oeuvre qui soit oeuvre de vie. C’est de lui que procèdent les autre lois que l’on pourrait qualifier de sociales ou de juridictionnelles. Cependant celle qui concerne l’interdit de prélever le membre d’un animal vivant appelle d’autres observations et des commentaires spécifiques puisqu’en l’occurrence les lois qui constituent l’Alliance noachide instaurent une véritable écologie de l’esprit qui complémente les dispositions concernant l’écologie naturelle.
Cet interdit se dit en hébreu: « éver min h’ah’ay » soit: « un membre à partir du vivant ». Il peut se comprendre tout d’abord dans sa finalité première: l’interdit de découper sur un animal encore vivant l’un de ses membres, de le mutiler à des fins alimentaires, utilitaires ou ludiques et de l’abandonner en l’état.Cet interdit se rapporte à son tour à d’autres régulations qui prennent leur sens au regard des pratiques contraires qui prévalaient dans l’humanité pré-diluvienne et qui l’ont conduit à cette catastrophe planétaire, notamment deux d’entre elles: l’avortement dissociant méthodiquement sexualité et procréation, et la consommation du sang pour lui même. La première motive l’interdit énoncé en ces termes dont il faut saisir la syntaxe: « Celui qui verse le sang de l’humain dans l’homme (chophekh dam hahadam baadam) son sang sera versé (Gn, 9, 6) ». Il ne s’agit pas ici de la sanction pénale – au regard de leurs conséquences-des crimes de cette sorte (sanction dont il va de soi, nous l’avons vu, qu’elle ne peut être prononcée le cas échéant que par un tribunal). Il s’agit aussi des conséquences systémiques de ces pratiques et des clivages dans l’être humain qui les autorisent. La forme verbale utilisée dans ce verset (son sang sera versé) peut s’entendre à la fois sur le mode de l’injonction légale mais aussi sur celui de la conséquence factuelle inévitable. La seconde dispose alors: « toutefois aucune créature, tant que son sang maintient sa vie vous n’en mangerez ». L’être humain post – diluvien peut désormais se nourrir de tout ce qui vit avec, une nouvelle fois, cette exception-là, à entendre comme la défense de porter atteinte et d’exténuer les sources mêmes de son alimentation et sa relation avec le vivant. D’où, entre autres, les règles relatives à l’abattage des animaux pour en éviter le massacre et la consommation quasi-cannibale.
Cette loi, qui est destinée également à réguler en l’être humain sa disposition à la akhzarout, à la cruauté gratuite et sadiquement exercée, s’applique également aux opérations de l’esprit dans son fonctionnement immédiatement discursif mais aussi, puisque ici la relation est d’évidence, dans la relation avec le divin. Dans le fonctionnement discursif de l’esprit – souvenons nous que l’être humain est un être parlant et qui fait parler (rouah’mélallela) – elle incite à ne pas isoler dans la discussion et dans le débat une citation hors de son contexte, à ne pas dissocier un argument de l’argumentation qui lui donne son sens et sa portée véritables.Partant, et cela à destination des tribunaux, dont on a vu que leur création et leur installation était, une fois de plus avant la lettre, d’ordre public, il importe de ne pas isoler et hyperboliser une disposition juridique au regard des autres à seule fin de juger à charge ou à décharge. Dans la terminologie hébraïque l’on relèvera que le même mot, conjoignant les aires rhétorique et sociale, désigne respectivement l’individu et le cas (perat), la collectivité et la règle (kélal)[18]. De sorte qu’une réconciliation des parties opposées dans un procès ne devienne pas inconcevable ni l’application du droit la poursuite de la guerre civile par d’autres moyens.C’est dans la cadre de cette écologie de l’esprit qu’il faut ensuite comprendre la dite règle au regard du rétablissement des bénédictions par Noé, précisément pour reconnaître l’existence du Créateur mais aussi pour prémunir l’humanité post-diluvienne contre les rémanences de l’idolâtrie et les récidives de sa morbidité.
Qu’est ce qu’une bénédiction, une bérakha ? Certes un acte de religiosité.Quel en est l’intentionnalité et la finalité ? Reconnaître par exemple que tout ce qui est consommable n’est pas le seul fait de l’homme, ou d’une force autonome que l’on fût porter à déifier – comme la terre ou les fleuves ou le tonnerre le sont dans maintes croyance mais, également du fait que la vie résulte d’une création (béria) et qu’elle se rapporte à un Créateur lequel a indiqué à l’humain comment développer et parachever cette oeuvre dont il fait partie. Dans ce cadre là prononcer une bénédiction ne s’assimile pas à un acte rituel relevant de la psychopathologie des obsessions. Au contraire, tandis que dans les réitérations obsessionnelles un geste se referme sur lui même et devient sa propre cause tautologique, la bénédiction ouvre le sens de ce geste et le rapporte, degré par degré, à l’ensemble du vivant. L’explicitation proprement talmudique des bénédictions l’éclaire mieux encore. La Michna dispose à cet effet: « Celui qui voit un endroit où des miracles se sont accomplis pour Israël doit dire: « Soit loué celui qui a opéré des miracles pour nos ancêtres en ce lieu »(Bérakhot, IX, 1). Le prononcé de la dite bénédiction ne fait pas du miracle un événement en soi, sans cause et sans relation à rien d’autre, mais un événement causé, localisé, et se rapportant à une histoire collective. Corrélativement, et dans la même michna: « En voyant l’endroit d’où ont été arrachées des idoles l’on dit: « Soit loué celui qui a éradiqué les idoles de notre pays ». La Guémara explicite le sens de cette bénédiction dans les termes suivants qui éclairent son intentionnalité véritable, laquelle ne se réduit pas à la seule éradication matérielle: « En voyant la place où il n’y en a plus, on dit: « Béni soit celui qui a arraché l’idolâtrie de cet endroit ; qu’il te plaise Eternel notre Dieu et Dieu de nos ancêtres, de même que tu a arraché l’idolâtrie de cet endroit, de l’arracher de partout, de faire tourner vers toi les cœurs de ceux qui adorent de faux dieux », cette adoration ayant les conséquences que l’on sait et dont témoignent justement une histoire expérientielle, non amnésique et itérative, celle qui se rapporte aux attestations généalogiques des ancêtres, des Pères et Mères.
Le prononcé de bénédictions spécifiques est également de portée analytique. Il rapporte cette fois les manifestations de la nature non seulement aux lois physiques qui les provoquent mais aussi aux interrogations éthiques, à l’analyse des comportements que ces manifestations permettent d’évoquer: « Elie d’heureuse mémoire demandait à Rabbi Néhoray (Lucius): » Pourquoi les tremblement de terre se produisent –ils ? »-et l’on notera que ces manifestations de la nature ne provoquent pas sidération immédiate de l’esprit et prosternation du corps devant une Force vite déifiée mais bien un questionnement, un pourquoi ?-« A cause du péché répondit –il ».Ce premier élément de réponse, justement isolé de son développement, à l’encontre de l’interdit « ever min hah’ay », laisserait penser qu’en dépit de l’affirmation précédente sur l’usage du pourquoi ? il s’agit bien de faire entrer dans les esprits la peur superstitieuse du péché et de la divinité punitive.Le propos de rabbi Néhoray se déploie sur un tout autre plan: « C’est, dit –il, que l’on omet parfois de ne pas prélever sur les produits de la terre les oblations et les dîmes. Or un verset dit: « Les yeux de l’Eternel sont sans cesse fixés sur elle en bien (Dt, XI, 12) et ailleurs il est dit: « Il contemple la terre et elle tremble ; il touche les montagnes et elles fument de terreur (Ps CIV, 32. Comment ces deux versets peuvent –ils être d’accord ? De la manière suivante: lorsqu’Israël accomplit la volonté de Dieu et qu’il prélève la dîme qu’il doit aux prêtres, aux lévites et aux pauvres, Dieu jette un regard favorable sur la terre et elle ne court aucun danger mais au cas contraire le regard divin la fait trembler ». Et la discussion de se poursuivre, une discussion qu’il est possible à notre tour de prolonger au delà des considérations conclusives suivantes. Les dîmes et les oblations ne sont pas vouées aux prébendes du clergé qui en laisseront les miettes aux pauvres, prorogés dans leur pauvreté. Elles relèvent d’un système général, structuré et cohérent, que l’on a nommé ailleurs l’économie chabbatique[19], régulant l’aire de l’économie humaine de sorte justement qu’elle ne dégénère pas en système d’exploitation des êtres humains et de destruction des ressources qui les font vivre – d’où, entre autres, la régulation des temporalités de production et de consommation par les cycles corrélés– hebdomadaire, septennaux et jubilaires – du chabbat qui concerne Israël, certes mais aussi l’Etranger ; les humains, certes, mais aussi les animaux – dont on rappellera encore qu’un échantillon fut sauvé par Noé dans la même arche que le biotope humain. C’est pourquoi dans la prière de l’après midi du chabbat est rappelé ce verset des Psaumes qui souligne la solidarité de tout le règne du vivant au regard du Créateur: « L’humain et l’animal Tu les sauves, Eternel ». Ecologie divine, éthique et sociale à la fois, sans angle mort mais aussi sans volonté de puissance ; éthique aussitôt mise à l’épreuve par l’humanité post-diluvienne mais pré-babélique se dirigeant à nouveau vers une faille.
Il n’est pas de vie sans endurance de la conscience.
[1] Selon le titre du colloque où s’inscrit la présente contribution: « Un monde en trans »
[2] Cf. Douglas G. North (et alii), Violences et ordres sociaux, Gallimard, 2009
[3] Cf. Bertrand de Jouvenel, Arcadie. Essais sur le mieux vivre, SEDEIS, 1969.
[4] Jean Dorst, Avant que nature ne meurt, Delachaux et Niestlé, 2012.
[5] Cf. Monique Atlan et Roger-Pol Droit, Humain, Flammarion, 2012.
[6] Cf. Charles Girard et Alice le Goff, La Démocratie délibérative, Hermann, 2010.
[7] Bible du Rabbinat
[8] Comparer avec l’alimentation prescrite après le Déluge, p.
[9] Cf. Raphael Draï, Totem et Thora. L’énigme de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, Hermann, 2011.
[10] Mélila Hellner – Esched, Vénahar yotsé méêden, Âm ôved, 2005.
[11] Raphaël Draï, Abraham ou la recréation du monde, Fayard, 2007.
[12] Cf. Joel Feinberg and Russ Shafer Landau (Dir), Reason and Responsability, Wadworth, 2002.
[13] Le principe responsabilité, Flammarion-Champs, 2008.
[14] La mention de « l’Eternel – Dieu », qui conjoint en cette dénomination le Tétragramme à « Elohim », ne résulte pas d’une « motion de synthèse » entre « yahvistes » et « élohistes » dans la rédaction de la Genèse mais de l’association des attributs de justice (din) et de compassion (rah’amim) dans l’oeuvre divine.Ces deux attributs sont rappelés tout particulièrement dans les liturgies de Roch Hachana, de l’année nouvelle en laquelle se commémore la création de l’univers.
[15] Cf. Selon l’auteur du Chaârei Gan Eden le mal doit être considéré comme le résidu et le vestige d’une création antérieure, ratée, dont la Création actuelle est le remède, le tikkoun. Dans la Création actuelle le tohou vavohou, mentionné dès le commencement du livre de la Genèse représenterait le reste rémanent de cette création antérieure, non aboutie.
[16] Cf. John Dewey, Human nature and Conduct, Cosimo Classic, 2007.
[17] L’a-normie se distingue de l’anomie, étudiée par Durkheim, en ce qu’elle vise intentionnellement la négation de toute loi qui ferait obstacle à la « loi » du désir et à la volonté parfois aveugle qui lui donne cours.
[18] Cf. Jacky Milewski, Ethique, Droit et Judaisme. Les treize règle d’interprétartion du récit biblique, Editions Lichma, 2010
[19] Cf. Raphaël Draï, L’économie chbbatique, Fayard, 1998.