Au moment où les accords de paix entre Israéliens et Palestiniens conduisent à poser la question d`un futur statut de Jérusalem, l’affrontement politique et peut-être militaire guette ceux qui se feraient d’un tel statut une représentation sans aucun lien avec les autres. Par suite, la ville unanimement qualifiée de Sainte semble se rétracter et se contrister comme un visage qui va pleurer, comme un poing qui se ferme. La paix dépend alors d`un élargissement de telles représentations conflictuelles, non pas d’une fuite politique dans la mystique mais d’un recours à toutes les ressources intellectuelles et spirituelles permettant que la paix conserve ses assises en nos esprits, qu’elle puisse demeurer hospitalière à nos âmes.
D`un point de vue juif, qui n`en exclut aucun autre mais qui se place en position de face-à-face éthique avec tous, le Zohar permet que se produise un tel élargissement à condition de ne pas s`y croire en terrain ésotérique ou initiatique, à condition de comprendre que si le Zohar et toute la tradition kabbalistique d’Israël ouvrent vers un monde d’en-haut, c’est pour mieux éclairer les difficultés du monde d’en-bas en vue de les conduire vers leur solution vitale. Ainsi Jérusalem pourra répondre à cette première affirmation zoharique : lors de la résurrection des morts ses murailles s’élargiront pour accueillir tous les ressuscités dont aucun ne ressentira, revenu à la vie, qu’il n`aura fait qu’échanger un tombeau contre un autre.
Cette affirmation ne doit pas être considérée isolement mais sous trois angles de vue principaux. D’abord, que pouvons-nous apprendre des deux dénominations essentielles de cette ville : Yeroushalaïm et Tsion ? Ensuite, quelle est la position de ce site au regard du cosmos tout entier dont rien moins que l’équilibre en dépendrait ? Enfin, Yeroushalaïm et Tsion font-elles leur place légitime à Athènes et Rome, aux deux autres villes matricielles d’où se dit également issu un Occident qui ressemble parfois à un enfant né de parents inconnus ?
Yeroushalaïm : l’euphonie du mot, pareille à celle de Vézelay, Firenze ou New Delhi, suffirait à faire comprendre qu’il va bien au-delà de lui-même
Yeroushalaïm et Tsion – ירושלים – enveloppe de Tsion – ציון –est une dénomination programmatique et ce programme fait appel à nous, dans le clignotement et la combinatoire de ses lettres – ce qui n’est possible, à notre connaissance sur un registre aussi vaste, que pour cette seule capitale, même si lu à l’envers, Roma fait apparaitre Amor. Les combinatoires permises par les lettres de Yeroushalaïm sont innombrables. On ne retiendra que celles qui veulent bien demeurer dans les limites de notre dessin.
Que Signifie « Yerousha » ?
Yeroushalaïm peut se lire comme Yeroush-Chalaïm, soit : « l’héritage de la paix », ou plus exactement la transmission des paix, au pluriel. Pourquoi ce pluriel-là?
Auparavant, il faut comprendre ce que signifie Yerousha, que l’on tente de traduire par « héritage ». Cette traduction serait non pas complétement inexacte mais malencontreusement défectueuse. L’héritage implique ce qu’en droit l’on désigne par un cujus, celui ou celle dont le patrimoine éventuel doit se transférer à ses non moins éventuels descendants mais pour une cause primordiale de mort, Yerousha met l’accent sur d’autres significations. Surtout sur la continuité de l’histoire, sur la non-interruption des toldot : par la yerousha, les générations sont simultanément différentes mais conservent toutefois entre elles le lien intrinsèque et vivant qui les relie dans l’éternité, celle d’un Sens sur lequel aucun soleil, celui d’en-bas comme celui d’en-haut, ne se couche jamais.
La portée de cette traduction est déterminante. Elle récuse les conceptions dc l’histoire, sainte ou autre, en termes de succession mortuaire, le Nouveau se subrogeant à l’Ancien, en attendant d’être supplanté à son tour par plus Nouveau que soi, tandis que l’Ancien, prématurément enterré, ne cesse de briser le couvercle de sa tombe et de venir hanter les nuits et les jours de ses croque-morts trop pressés. Yeroushalaïm n’est pas chiche d’espace et l‘avenir ne la rend pas avaricieuse. Car ce dont elle est le vecteur n’est pas l’idée d’un Empire érigé sur la mort des peuples vaincus ou la survivance de ceux qui se sont désistés, mais l’idée de paix, du chalom certes mais au pluriel, comme sont immédiatement au pluriel les mots maïm (« eau ») ou panim (« visage »).
l.e programme zoharique et l’action politique
Qu’est-ce que la paix ? L‘absence de guerre ? Comment laisse-t-on ou remet-on l‘épée au fourreau ? Chalom désigne Ia paix parce que celle-ci résulte de la juste attribution à chacun de ce qui lui revient, de ce qui est chelo, a quoi correspond dans le Décalogue le « Tu ne voleras pas », avec tous ces dérivés : Tu ne duperas pas, Tu ne grugeras pas, etc… Cercle vicieux ? Pour établir la paix, chacun doit se voir reconnaitre ce qui est sien et pouvoir en disposer. Mais à cette fin, la paix justement est requise ! Où est l’issue ? Yeroushalaïm ne désigne pas une chose ou un état mais un processus, un cheminement qui reste orienté par la préoccupation du chaiom, dont la paix demeure l‘intention épinière. et non pas la dénomination ou la guerre le but inavoué. C’est ce qui explique pourquoi la paix est au pluriel. Ce pluriel vise la paix dans les arrière-pensées. Paix pacifiante, plénière : chalom –chalem.
Ce qui conduit à Tsion. Ce mot a tellement été polémisé, vilipendé, dénaturé qu‘il faut lui restituer sa teneur originelle. Quel rapport entre Tsion et chalom?
Tsion désigne en hébreu l’indication, la notation, ce qui se place dans l’espace infinitésimal entre le point d‘émergence, la nekouda, et le trait qui étend ce point, ce qui requiert la finesse du regard, la ductilité de l’idée. La paix résulte ainsi d’une manière particulière de penser et d’agir, celle qui justement évite de tracer des traits définitifs, qui n‘impose pas la parole pesante qui s‘exprime dans la diplomatie du diktat et la politique de la main gantée de fer. C’est pourquoi la racine TsN de Tsion se retrouve notamment dans Tsinor, le chenal, ce qui conduit à l’énergie créatrice au lieu de s’en emparer pour l’accaparer et la dénaturer, telle un pain durci devenu immangeable faute d‘avoir été distribué à temps, et dans TsiNoût. le retrait, la réserve, l’humilité invisible, celle qui permet que le moi ne soit obstacle pour rien et n’obstrue pas le chenal de la vie. Aussi pour le Zohar, Tsion est l’autre nom de YeroushaIaïm, le nom de Yeroushalaïm intérieure, l’intériorité, la pnimiout désignant dans la pensée juive le lieu électif de l’âme avérée. L’envers de cette racine comporte des indications tout aussi créatrices puisque cette fois la racine TsN se retrouve de NetS (« le bourgeonnement »), cher au cantique des cantiques (II,12), à Netzah (« l’éternité »), jusqu‘au menaTseaH des psaumes, à l‘être d’harmonie qui sait faire jouer harmonieusement le concert de la création pour que chante le chant, le chir latent dans ceux des lettres de Yeroushalaïm.
Car Yeroushalaïm–Tsion occupe une position particulière dans la création. Une fois de plus, l‘on ne peut qu’y faire allusion, le programme zoharique laisse plein champ à l’action politique. Le Zohar ne cesse de souligner ce qui est son thème constant : la dimension fondatrice de l’univers n‘est ni la droite ni la gauche, ni l‘avant ni l‘après mais la médiane, et au plan des comportements la médiatrice: l’emtsa. L’axe de l’univers, l’axis mundi, n‘est autre que cette médiatrice là, qui se condense en effet à Yeroushalaïm, en y liant l’en-bas et l’en-haut.
En premier lieu, la terre (haarets) est non pas au centre, impérial et narcissique, de l’univers (olam). mais sa médiatrice. Autrement dit, si l‘univers ne se disloque pas, c’est que la terre en assure l‘intime conjonction. Mais l’intime conjonction de la terre elle-même est assurée par Eretz Israël, et l’intérieur d’Eretz Israël précisément par ce que signifie Yeroushalaïm, et à l’intérieur de ce que signifie Yeroushalaïm par la signification de Tsion, laquelle devient intensément perceptible dans le temple compris non pas au sens monumental, à l’image des pyramides pharaoniques ou les ziggourat babéliques, mais au sens de Beth Hamikdash, de la maison de sanctification. Qu’est-ce que la sanctification ? Ce qui encore et toujours se trouve la médiatrice du sanctuaire lui-même (Ex, XXV, 19): soit non pas les deux keroubim proprement dits mais la position qu’ils occupent : visage fraternel tourné vers visage fraternel, l’un allant à la rencontre de l’autre et par cette position conférant tout son sens à l’idée de fraternité. Du cœur battant de Tsion l’onde médiatrice assure la constitution de l’univers en autre chose qu’un nuage de poussières, seraient-elles d’étoiles.
Mais de médiatrice en médiatrice, Yeroushalaïm ne finit-elle pas par se retrouver au centre du monde, excluant toute autre source de significations qui veulent relier l’en-haut et l’en-bas, lemonde des êtres, des choses et celui du Sens qui s’infuse en elles et les fait briller d’une lumière intérieure ? Que devient surtout Athènes dont Rome a bu le meilleur lait? Dans la Tradition zoharique, une seule lettre, par sa présence ou par son absence, éclaire jusqu’aux confins de l’univers. A cette interrogation, c’est une coquille typographique qui, involontairement, confirme l’enseignement du Zohar.
ll était une fois l’auteur d’un livre d’histoire qui voulait écrire le mot Tsion dans sa typographie hébraïque. Ce mot eût dû être composé ציון. Mais à la composition, la première lettre sauta et demeurèrent les trois suivantes : יון . Seraient-elles privées de sens ? En ces trois lettres se lit rien de moins que le nom hébraïque de la Grèce : Yavan, Tsion et Yéroushalaïm n’excluent pas la Grèce. Elles s’y lient par ce lien incomparable : par la lettre tsadik, lettre de l’émergence, de la yetsia, donc de la liberté, et lettre de la justice juridictionnelle et économique, du tsedek et de la tsedaka. Yavan habite en Tsion. Les deux peuvent se penser ensemble. Modalité subtile de l’hégémonie masquée, de l’ingestion spirituelle ? Au contraire : immense leçon de réserve et appel à la conscience exacte de ce que l’on vaut.
Car Israël ne « dépasse » la Grèce et l’Occident, en quoi tout l’univers est en train de se résorber, qu’à la condition d’incarner ce que le Tsadik signifie. Autrement, comme l’aurait dit Albert Camus, quoi que nous prétendions être, nous sommes tous des Grecs, non pas au sens élaboré de Platon mais au sens archaïque d’Hésiode qui décrit dans sa Théogonie l’impossibilité de la coexistence, la violence inexorable, la dissimulation et le meurtre, promesses d’autres tueries. Ce serait la négation de la révélation à laquelle, dans tous les ordres de la pensée et de l’activité humaines, nous convie Yeroushalaïm-Tsion, scintillantes balises du monde d’en-haut à l’adresse des diplomates et des chefs d’Etats, et qui ne les dispense d‘aucune de leurs responsabilités dans le monde d’en-bas. En tous cas, pour le Zohar ainsi entendu, la résurrection des morts que Yeroushalaïm se dispose à accueillir commence par la résurrection des mots. C’est dans cette seule intention que le Zohar affirme que l’univers a été créé en hébreu, pour qui sait aussi en entendre les accords.
Raphaël Draï zal, L’Arche Octobre 1995