danieldrai

Archive for Mai 2023|Monthly archive page

LE SENS DES MITSVOT : BAMIDBAR

In Uncategorized on Mai 18, 2023 at 9:50
33-bamidbar

«L’Eternel parla ainsi à Moïse et à Aharon: N’exposez point la branche des familles issues de Kehat à disparaître du milieu des Lévites; mais agissez ainsi à leur égard afin qu’ils vivent au lieu de mourir, lorsqu’ils s’approcheront des saintetés éminentes (kodech hakodachim): Aharon et ses fils viendront et les commettront chacun à sa tâche, à ce qu’il doit porter, de peur qu’ils n’entrent pour regarder, fût ce un instant (kebalâ), les choses saintes et qu’ils ne meurent» (Nb, 4, 17 et sq);

Ces prescriptions concluent la paracha Bamidbar qui inaugure le 4ème livre du Pentateuque. Une fois de plus la tentation est grande de les réduire à des considérations ethnologiques ou ethno-psychiatriques, à la peur du Totem et l’horreur du Tabou que l’on ne saurait ni toucher ni regarder en face.

Il n’est pourtant pas sûr que cette réduction soit véritablement pertinente. De quoi est–il question? Les livres de L’Exode puis du Lévitique ont décrit le modèle de civilisation hébraïque, son état de droit, son économie particulière et son éthique des conduites. Le Livre des Nombres s’engage à présent dans la description de sa projection et de son déplacement dans l’espace, sachant que l’espace terrestre est translation de l’espace céleste. En ce sens l’organisation des Bnei Israël lors de la Traversée du désert est homologue à celle des Créatures célestes lors du Service divin. Il faut que les responsables d’une telle organisation, une fois comprises ses finalités, en assument les contraintes. Car il y va de la Présence divine au sein du peuple, et cela dans ce lieu, dans ce topos singulier, dans ce makom, nommé Saint des Saints: le Kodech Hakodachim.

On aura observé le redoublement de terme qui marque cette formule. Elle n’est jamais usitée s’agissant d’aucun des Bnei Israël, pas même pour Moïse ou pour Aharon. Comme on l’a vu, la paracha Kedochim enjoint uniment: «Saints serez vous (Kedochim tiyhou)». Il faut donc veiller à assurer l’adéquation entre la Présence divine, sainte «au carré», si l’on pouvait ainsi s’exprimer, à la présence humaine, sanctifiée dans son ordre propre. Pour avoir méconnu la nécessité de cette adéquation, Nadav et Abihou, comme le rappelle la présente paracha, ont perdu la vie.

L’incommensurable de la Présence divine ne peut se cantonner à la finitude de l’existence humaine, sans quoi cette finitude elle même s’abrégerait mortellement. Il faut donc assurer l’ajustement de ces deux présences, ce qui n’est possible que pour Aharon et ses fils survivants qui seuls en ont le potentiel en cette phase de l’Histoite.

La Présence divine, comme on l’a vu, c’est dans le Sanctuaire, dans le Mikdach, qu’elle est accueillie. Toutefois, il faut se garder de confondre ce Sanctuaire mobile, cinétique, et celui qui se trouvera au Temple de Jérusalem. Le Sanctuaire dont il est ici question est celui d’un peuple qui n’est pas encore à demeure, qui doit se mouvoir et se déplacer selon l’invite divine. Ce qui requiert qu’à chacune de ces mises et remises en route, le Mikdach soit démonté puis remonté. Par suite, il faut prendre garde à ce que le désassemblage puis le réassemblage de ses éléments constitutifs ne lui fassent perdre pendant le temps qu’ils durent leur configuration plénière. Au contraire. Chaque fois, il faudra retrouver l’état d’esprit et les gestes de Moïse tels qu’ils sont décrits dans les parachiot conclusives de L’Exode, lors du tout premier assemblage des éléments du Michkane. Aussi faut–il se prémunir contre la tentation selon laquelle, surtout une fois démonté, le Sanctuaire ne serait plus qu’un faix à transporter et qui aurait perdu ses caractéristiques initiales, que quiconque pourrait s‘en approcher, voire y porter la main, d’autant que la branche des Kehatites se trouve vouée à ce transport.

D’où la recommandation drastique rappelée à Moïse et à Aharon et dont la traduction précédente ne permet pas de saisir la gravité. Si les transporteurs du Sanctuaire s’avisaient d’y porter le regard comme ils y auraient porté la main, directement – et l’on retrouve la gestuelle transgressive du premier couple au Gan Eden – l’issue serait fatale. Ils se trouveraient absorbés, littéralement engloutis (kebalâ) par l’incommensurable de la Présence divine. Aussi les cohanim devront–ils veiller ne pas exposer les Kéhatites à un tel danger, engendré par la proximité même avec cette Présence. Ils devront les assister dans cette tâche, assurer par leur propre et éminente sanctification l’accommodation progressive des deux présences l’une à l’autre, avant la remise en mouvement du peuple.

Ce qui présuppose assurément que l’on soit convaincu de l’effectivité de ces deux présences-là par la prise en compte du principe de réalité qui les régit, chacune pour sa part et les deux conjointement. Autrement, le déni qui se manifesterait par imprudence, par légèreté d’esprit ou par inconséquence mènerait à des issues rappelées avec l’exemple de Nadav et Avihou.

Aucun océan ne saurait être contenu dans une jarre. La Présence divine excède tout regard humain, serait–il celui du plus grand des prophètes. Au Buisson ardent, Moïse l’avait déjà compris qui s’était, aussitôt perçu l’appel divin, couvert le visage. Comme l’expliqueront les mékkoubalim, la lumière concrète, optique, le or gachmi, est elle-même obscure comparée à la lumière de l’esprit, au or sikhli.

                                                                   Raphaël Draï zal, 21 mai 2014

Yeroushalaïm et Tsion, Les deux noms de Jérusalem dans le Zohar

In Uncategorized on Mai 17, 2023 at 10:46

Au moment où les accords de paix entre Israéliens et Palestiniens conduisent à poser la question d`un futur statut de Jérusalem, l’affrontement politique et peut-être militaire guette ceux qui se feraient d’un tel statut une représentation sans aucun lien avec les autres. Par suite, la ville unanimement qualifiée de Sainte semble se rétracter et se contrister comme un visage qui va pleurer, comme un poing qui se ferme. La paix dépend alors d`un élargissement de telles représentations conflictuelles, non pas d’une fuite politique dans la mystique mais d’un recours à toutes les ressources intellectuelles et spirituelles permettant que la paix conserve ses assises en nos esprits, qu’elle puisse demeurer hospitalière à nos âmes.

D`un point de vue juif, qui n`en exclut aucun autre mais qui se place en position de face-à-face éthique avec tous, le Zohar permet que se produise un tel élargissement à condition de ne pas s`y croire en terrain ésotérique ou initiatique, à condition de comprendre que si le Zohar et toute la tradition kabbalistique d’Israël ouvrent vers un monde d’en-haut, c’est pour mieux éclairer les difficultés du monde d’en-bas en vue de les conduire vers leur solution vitale. Ainsi Jérusalem pourra répondre à cette première affirmation zoharique : lors de la résurrection des morts ses murailles s’élargiront pour accueillir tous les ressuscités dont aucun ne ressentira, revenu à la vie, qu’il n`aura fait qu’échanger un tombeau contre un autre.

Cette affirmation ne doit pas être considérée isolement mais sous trois angles de vue principaux. D’abord, que pouvons-nous apprendre des deux dénominations essentielles de cette ville : Yeroushalaïm et Tsion ? Ensuite, quelle est la position de ce site au regard du cosmos tout entier dont rien moins que l’équilibre en dépendrait ? Enfin, Yeroushalaïm et Tsion font-elles leur place légitime à Athènes et Rome, aux deux autres villes matricielles d’où se dit également issu un Occident qui ressemble parfois à un enfant né de parents inconnus ?

Yeroushalaïm : l’euphonie du mot, pareille à celle de Vézelay, Firenze ou New Delhi, suffirait à faire comprendre qu’il va bien au-delà de lui-même

Yeroushalaïm et Tsion  – ירושלים – enveloppe de Tsion – ציון –est une dénomination programmatique et ce programme fait appel à nous, dans le clignotement et la combinatoire de ses lettres – ce qui n’est possible, à notre connaissance sur un registre aussi vaste, que pour cette seule capitale, même si lu à l’envers, Roma fait apparaitre Amor. Les combinatoires permises par les lettres de Yeroushalaïm sont innombrables. On ne retiendra que celles qui veulent bien demeurer dans les limites de notre dessin.

Que Signifie « Yerousha » ?

Yeroushalaïm peut se lire comme Yeroush-Chalaïm, soit : « l’héritage de la paix », ou plus exactement la transmission des paix, au pluriel. Pourquoi ce pluriel-là?

Auparavant, il faut comprendre ce que signifie Yerousha, que l’on tente de traduire par « héritage ». Cette traduction serait non pas complétement inexacte mais malencontreusement défectueuse. L’héritage implique ce qu’en droit l’on désigne par un cujus, celui ou celle dont le patrimoine éventuel doit se transférer à ses non moins éventuels descendants mais pour une cause primordiale de mort, Yerousha met l’accent sur d’autres significations. Surtout sur la continuité de l’histoire, sur la non-interruption des toldot : par la yerousha, les générations sont simultanément différentes mais conservent toutefois entre elles le lien intrinsèque et vivant qui les relie dans l’éternité, celle d’un Sens sur lequel aucun soleil, celui d’en-bas comme celui d’en-haut, ne se couche jamais.

La portée de cette traduction est déterminante. Elle récuse les conceptions dc l’histoire, sainte ou autre, en termes de succession mortuaire, le Nouveau se subrogeant à l’Ancien, en attendant d’être supplanté à son tour par plus Nouveau que soi, tandis que l’Ancien, prématurément enterré, ne cesse de briser le couvercle de sa tombe et de venir hanter les nuits et les jours de ses croque-morts trop pressés. Yeroushalaïm n’est pas chiche d’espace et l‘avenir ne la rend pas avaricieuse. Car ce dont elle est le vecteur n’est pas l’idée d’un Empire érigé sur la mort des peuples vaincus ou la survivance de ceux qui se sont désistés, mais l’idée de paix, du chalom certes mais au pluriel, comme sont immédiatement au pluriel les mots maïm (« eau ») ou panim (« visage »).

l.e programme zoharique et l’action politique

Qu’est-ce que la paix ? L‘absence de guerre ? Comment laisse-t-on ou remet-on l‘épée au fourreau ? Chalom désigne Ia paix parce que celle-ci résulte de la juste attribution à chacun de ce qui lui revient, de ce qui est chelo, a quoi correspond dans le Décalogue le « Tu ne voleras pas », avec tous ces dérivés : Tu ne duperas pas, Tu ne grugeras pas, etc… Cercle vicieux ? Pour établir la paix, chacun doit se voir reconnaitre ce qui est sien et pouvoir en disposer. Mais à cette fin, la paix justement est requise ! Où est l’issue ? Yeroushalaïm ne désigne pas une chose ou un état mais un processus, un cheminement qui reste orienté par la préoccupation du chaiom, dont la paix demeure l‘intention épinière. et non pas la dénomination ou la guerre le but inavoué. C’est ce qui explique pourquoi la paix est au pluriel. Ce pluriel vise la paix dans les arrière-pensées. Paix pacifiante, plénière : chalom –chalem.

Ce qui conduit à Tsion. Ce mot a tellement été polémisé, vilipendé, dénaturé qu‘il faut lui restituer sa teneur originelle. Quel rapport entre Tsion et chalom?

Tsion désigne en hébreu l’indication, la notation, ce qui se place dans l’espace infinitésimal entre le point d‘émergence, la nekouda, et le trait qui étend ce point, ce qui requiert la finesse du regard, la ductilité de l’idée. La paix résulte ainsi d’une manière particulière de penser et d’agir, celle qui justement évite de tracer des traits définitifs, qui n‘impose pas la parole pesante qui s‘exprime dans la diplomatie du diktat et la politique de la main gantée de fer. C’est pourquoi la racine TsN de Tsion se retrouve notamment dans Tsinor, le chenal, ce qui conduit à l’énergie créatrice au lieu de s’en emparer pour l’accaparer et la dénaturer, telle un pain durci devenu immangeable faute d‘avoir été distribué à temps, et dans TsiNoût. le retrait, la réserve, l’humilité invisible, celle qui permet que le moi ne soit obstacle pour rien et n’obstrue pas le chenal de la vie. Aussi pour le Zohar, Tsion est l’autre nom de YeroushaIaïm, le nom de Yeroushalaïm intérieure, l’intériorité, la pnimiout désignant dans la pensée juive le lieu électif de l’âme avérée. L’envers de cette racine comporte des indications tout aussi créatrices puisque cette fois la racine TsN se retrouve de NetS (« le bourgeonnement »), cher au cantique des cantiques (II,12), à Netzah (« l’éternité »), jusqu‘au menaTseaH des psaumes, à l‘être d’harmonie qui sait faire jouer harmonieusement le concert de la création pour que chante le chant, le chir latent dans ceux des lettres de Yeroushalaïm.

Car YeroushalaïmTsion occupe une position particulière dans la création. Une fois de plus, l‘on ne peut qu’y faire allusion, le programme zoharique laisse plein champ à l’action politique. Le Zohar ne cesse de souligner ce qui est son thème constant : la dimension fondatrice de l’univers n‘est ni la droite ni la gauche, ni l‘avant ni l‘après mais la médiane, et au plan des comportements la médiatrice: l’emtsa. L’axe de l’univers, l’axis mundi, n‘est autre que cette médiatrice là, qui se condense en effet à Yeroushalaïm, en y liant l’en-bas et l’en-haut.

En premier lieu, la terre (haarets) est non pas au centre, impérial et narcissique, de l’univers (olam). mais sa médiatrice. Autrement dit, si l‘univers ne se disloque pas, c’est que la terre en assure l‘intime conjonction. Mais l’intime conjonction de la terre elle-même est assurée par Eretz Israël, et l’intérieur d’Eretz Israël précisément par ce que signifie Yeroushalaïm, et à l’intérieur de ce que signifie Yeroushalaïm par la signification de Tsion, laquelle devient intensément perceptible dans le temple compris non pas au sens monumental, à l’image des pyramides pharaoniques ou les ziggourat babéliques, mais au sens de Beth Hamikdash, de la maison de sanctification. Qu’est-ce que la sanctification ? Ce qui encore et toujours se trouve la médiatrice du sanctuaire lui-même (Ex, XXV, 19): soit non pas les deux keroubim proprement dits mais la position qu’ils occupent : visage fraternel tourné vers visage fraternel, l’un allant à la rencontre de l’autre et par cette position conférant tout son sens à l’idée de fraternité. Du cœur battant de Tsion l’onde médiatrice assure la constitution de l’univers en autre chose qu’un nuage de poussières, seraient-elles d’étoiles.

Mais de médiatrice en médiatrice, Yeroushalaïm ne finit-elle pas par se retrouver au centre du monde, excluant toute autre source de significations qui veulent relier l’en-haut et l’en-bas, lemonde des êtres, des choses et celui du Sens qui s’infuse en elles et les fait briller d’une lumière intérieure ? Que devient surtout Athènes dont Rome a bu le meilleur lait? Dans la Tradition zoharique, une seule lettre, par sa présence ou par son absence, éclaire jusqu’aux confins de l’univers. A cette interrogation, c’est une coquille typographique qui, involontairement, confirme l’enseignement du Zohar.

ll était une fois l’auteur d’un livre d’histoire qui voulait écrire le mot Tsion dans sa typographie hébraïque. Ce mot eût dû être composé ציון. Mais à la composition, la première lettre sauta et demeurèrent les trois suivantes : יון . Seraient-elles privées de sens ? En ces trois lettres se lit rien de moins que le nom hébraïque de la Grèce : Yavan, Tsion et Yéroushalaïm n’excluent pas la Grèce. Elles s’y lient par ce lien incomparable : par la lettre tsadik, lettre de l’émergence, de la yetsia, donc de la liberté, et lettre de la justice juridictionnelle et économique, du tsedek et de la tsedaka. Yavan habite en Tsion. Les deux peuvent se penser ensemble. Modalité subtile de l’hégémonie masquée, de l’ingestion spirituelle ? Au contraire : immense leçon de réserve et appel à la conscience exacte de ce que l’on vaut.

Car Israël ne « dépasse » la Grèce et l’Occident, en quoi tout l’univers est en train de se résorber, qu’à la condition d’incarner ce que le Tsadik signifie. Autrement, comme l’aurait dit Albert Camus, quoi que nous prétendions être, nous sommes tous des Grecs, non pas au sens élaboré de Platon mais au sens archaïque d’Hésiode qui décrit dans sa Théogonie l’impossibilité de la coexistence, la violence inexorable, la dissimulation et le meurtre, promesses d’autres tueries. Ce serait la négation de la révélation à laquelle, dans tous les ordres de la pensée et de l’activité humaines, nous convie Yeroushalaïm-Tsion, scintillantes balises du monde d’en-haut à l’adresse des diplomates et des chefs d’Etats, et qui ne les dispense d‘aucune de leurs responsabilités dans le monde d’en-bas. En tous cas, pour le Zohar ainsi entendu, la résurrection des morts que Yeroushalaïm se dispose à accueillir commence par la résurrection des mots. C’est dans cette seule intention que le Zohar affirme que l’univers a été créé en hébreu, pour qui sait aussi en entendre les accords.

Raphaël Draï zal, L’Arche Octobre 1995

LE SENS DES MITSVOT: PARACHA BE’HOUKOTAÏ

In Uncategorized on Mai 11, 2023 at 10:58
32 Behoukotaï

À la mémoire de Guy David Moralès

«Et vous pourrez vivre longtemps sur une récolte passée (yachan nochan) et vous devrez enlever l’ancienne pour faire place à la nouvelle (h’adach) (Lv, 26, 10)»;

«Si votre conduite reste hostile (kéri) à mon égard, Moi aussi je me conduirai à votre égard avec hostilité (bekéri) (Lv,26, 23, 24)».

«Et pourtant même alors, quand ils se trouverons relégués dans le pays de leurs ennemis je ne les aurai ni dédaignés ni repoussés au point de les anéantir, de dissoudre mon alliance (berithi) avec eux, car Je suis l’Eternel, leur Dieu (Lv, 26, 44)».

Cette paracha qui clôt le Lévitique est à la précédente ce que l’énoncé des sanctions de la loi sont à l’exposé théorique du contenu de celle–ci, et l’on sait que la paracha Behar concernait essentiellement le modèle chabbatique de la société libérée de l’esclavage pharaonique.

Les termes du dilemme sont on ne peut plus clairs, à condition d’en comprendre le sens exact: ou bien la Loi est respectée par le peuple qui s’y est engagé, et il en résultera une surabondance de récolte et de prospérité, ou bien elle est bafouée et il en résultera une totale dislocation du peuple en cause. Ce dilemme semble tellement tranchant et pour tout dire manichéen que l’on se trouve en droit de demander s’il concerne un peuple véritablement libéré de l’esclavage et non pas un peuple qui vient de permuter une servitude contre une autre. Il faut alors comprendre ce que signifie véritablement ce principe, redécouvert par la pensée contemporaine: le principe de responsabilité, indissociable de l’esprit de suite – et du souci concernant les conséquences de nos actes.

Autrement dit, l’on ne saurait à la fois s’engager dans une Alliance, dans une Bérith, au sens hébraïque, et agir selon son exclusif bon plaisir et ses intérêts du moment. Le temps spécifique d’une collectivité, responsable d’une terre à redîmer, comme le premier couple l’avait été du Gan Eden, ne se réduit pas à l’instantanéité de désirs aussi impérieux que passagers. Ce qu’indique la formule concernant la récolté passée: yachan yochanYachan ne veut pas dire «passé» au sens de dépassé, d’obsolète, de sénile, mais au contraire au sens de ce qui s’est élaboré et bonifié, en augmentant sa qualité intrinsèque, comme il y va d’un vin rarissime. Ce qui est chronologiquement passé, ne continue pas moins d’acquérir de la valeur, ce qui ne fait nullement obstacle à l’accueil du nouveau, au contraire. Une bénédiction n’en chasse pas une autre. Chacune trouve sa place et son sens en augmentant et en densifiant le champ de la sanctification collective.

Telle est ce que l’on pourrait appeler la logique de l’Alliance qui ne se ramène pas non plus à celle du donnant-donnant des contrats personnels. La Bérith structure l’existence de tout un peuple dont elle régule les cycles de production et les rythmes de sa vie d’ensemble, d’une génération l’autre.

Récuser la Loi que l’on a pourtant acceptée engendre d’inévitables catastrophes non parce que le «Dieu de l’Ancien Testament» fût une divinité irascible et vindicative, une sorte de Jupiter ivre à faciès de Saturne, mais parce que l’on ne peut à la fois s’éloigner de l’Arbre de vie (Êts H’aym) (Gn, 2, 9), autre configuration de la Thora, et prétendre qu’il n’en résultera rien. La vie et la mort sont les deux faces, indissociables, d’une même réalité. Lorsque la vie est impuissante à s’affirmer le règne de la mort s’étend et se proroge. Lorsque la vie s’affirme et se confirme, même la résurrection des morts devient concevable.

La dislocation de la vie conçue et vécue selon la Bérith et la dérégulation destructrice de cette logique se caractérisent dans la terminologie biblique par le mot kéri qui désigne, à l’opposé, l’aléa, l’accidentel, le pulsionnel polluant, la discordance du conscient et de l’inconscient. D’où les maux qui en résultent inévitablement. En tant que de besoin, l’on se reportera pour l’illustrer à la gravure de Goya: «Le sommeil de la Raison qui engendre des monstres».

Cependant, la Bérith ne se contracte précisément pas dans ce seul dilemme. Un troisième terme apparaît, au moins implicitement: celui de «revenance», de réparation, de téchouva. Au cas où le principe de responsabilité n’était pas observé, avec pour sanction l’exil et l’errance, Dieu, qui observe le même principe à la hauteur qui est la sienne, saura néanmoins ramener à lui le peuple oublieux de ses engagements car comme le démontrera Husserl il est deux sortes de logique: la logique formelle, binaire, mais aussi la logique transcendantale: la logique de l’amour, celle qui sait voir au delà même de l’horizon. Et le Dieu de vie, le Créateur, est l’au-delà de cet au-delà.

Raphaël Draï zal, 14 mai 2014

LE SENS DES MITSVOT: PARACHA BEHAR

In Uncategorized on Mai 11, 2023 at 10:46
31-behar.jpg

 «Que si vous dites: «Qu’aurons nous à manger la septième année puisque nous ne pouvons ni semer ni rentrer nos récoltes?», Je vous octroierai ma bénédiction dans la sixième année tellement qu’elle produira la récolte de trois années»

(Lv, 25, 20 et 21). Bible du Rabbinat.

Cette mitsva est l’une de celles qui illustrent le plus exactement le modèle économique de la Thora car il y a bien une dimension économique, au sens littéral, de la Création et c’est pourquoi dans le Chemoné Êsrei, la prière axiale d’Israël, le Créateur est qualifié concrètement «d’intendant de la vie: mekhalkel h’aym».

La vie au sens biblique n’est pas insubstantielle. L’homme ne se nourrit certes pas exclusivement de pain, mais sans pain il défaille et ne pense plus qu’à sa pitance. Il faut y veiller tout en préservant les ressources vives de la Création, ne pas les exténuer, ne pas les carencer, ne pas les nécroser. A cette fin, il importe que les créatures apprennent à se défaire d’un véritable réflexe: celui de l’emprise qui consiste à s’emparer par vive force de l’objet d’une envie ou d’un désir. Le geste remonte loin et haut. Il se rapporte à la transgression primordiale commise au Gan Eden lorsque le premier couple porta la main sur la fruit de l’arbre de la connaissance, qu’il s’en saisit avant de le porter à sa bouche et de le dévorer (Gn, 3, 6).

Un pareil réflexe forme la base de la volonté de puissance, celle qui ne connaît d’autre loi que la sienne. De ce point de vue, le champ économique, connexe à celui des armes, est devenu le champ électif d’une volonté de puissance aussi absolue. La possession des biens et des êtres devient critère de souveraineté. L’être équivaut à l’avoir et les deux se dilatent au même rythme, jusqu’au moment où les volontés de puissance, se découvrant horriblement présentes et concurrentes en un même lieu, entrent en collision et entreprennent de d’annuler réciproquement.

Le modèle économique d’Israël s’inscrit à l’encontre de ces tendances archaïques et mortifères. La volonté de puissance doit le céder à la relation de confiance. La terre n’est pas chose inerte. Elle est vivante. C’est d’elle que provient l’humus, le âphar où les humains seront façonnés avant de recevoir l’insufflation divine qui les dotera du langage (Gn, 2, 7). Elle aussi à ses rythmes et ses cycles. On ne saurait l’exploiter jusqu’à saturation, jusqu’à l’épuiser. Le rythme vital sera ainsi le rythme chabbatique, à trois degrés comme tout ce qui doit être élaboré: le chabbat hebdomadaire, celui du repos des corps redevenus réceptacle des âmes; le chabbat septennal, la chemita, celui du repos de la terre elle même de sorte qu’elle aussi reconstitue son énergétique vitale; et le chabbat jubilaire, le yovel, au cours duquel les conduites d’emprise et de captation se dénoueront pour qu’apparaissent des nouvelles formes de vie sociale, des modèles économiques inédits, et cela sans catastrophes et sans crises destructrices.

A cette fin, et dès la sixième année du cycle initial, chacun doit entreprendre le travail sur soi qui lui permettra de se défaire des conduites d’emprises, des comportements auto-centrés par lesquels chacun aussi se fait l’assureur absolu et compulsif de sa propre existence, sans faire confiance à personne d’autre, comme si l’univers n’était pas une Création issue de la bénédiction du Créateur.

C’est la raison pour laquelle cette paracha prolonge la paracha Kédochim qui liait ensemble le respect parental et l’observance du chabbat. Ce respect n’est pas formel. Il atteste de l’existence même des parents, de leur antériorité et donc du principe généalogique qui fait de la vie une infinie transmission. L’observance des rythmes chabbatiques conforte alors le principe généalogique premier de la Création tout entière d’où sera issu ensuite le principe généalogique parental lui même.

Cesser d’œuvrer au terme de la sixième année, c’est reconnaître l’existence divine et fonder cette reconnaissance sur un acte fondamental de confiance. Car seule la relation de confiance mérite le qualificatif d’éthique. Par elle, «l’homo oeconomicus» cesse de s’auto-couronner et s’en remet à la sollicitude d’autrui dont il ne doutera plus qu’il gagera réciproquement sa vie sur la sienne. La vie est don de l’Eternel. Elle ne se reproduit et ne se développe que d’être donnée à son tour. L’économie politique contemporaine acharnée aux surplus et avide d’extrêmes profits, l’économie obsessionnelle, idolâtre du signe «plus», l’a telle compris?

                                     Raphaël Draï zal, 7 mai 2014

LE SENS DES MITSVOT: EMOR

In Uncategorized on Mai 4, 2023 at 6:20
30-emor.jpg

« Quant au pontife supérieur à ses frères (hacohen hagadol), sur la tête duquel aura coulé l’huile d’onction (chemen hamichh’a) et qu’on aura investi du droit de revêtir les insignes, il ne doit point découvrir sa tête ni déchirer ses vêtements; il n’approchera d’aucun corps mort, pour son père même et pour sa mère il ne se souillera pas (lo yttamma), et il ne quittera pas le Sanctuaire pour ne pas ravaler le Sanctuaire de son Dieu (mikdach Eloh’av) car il porte le sacre de l’huile d’onction de son Dieu: Je suis l’Eternel » (Lv, 21, 10 à 12).

Traduction de la Bible du Rabbinat.

À les découvrir dans leur énoncé primaire, de telles règles ne sont-elles pas de nature à profondément choquer les esprits les moins prévenus contre « l’Ancien Testament » qui ne semble ne faire aucun cas des sentiments les plus élémentaires de l’affectivité humaine et des obligations minimales de la parenté? D’où cette exigence de méthode: de telles règles doivent elles s’interpréter ex abrupto, ou en tenant compte d’autres règles encore, par exemple le respect des parents rappelé dès le début de la paracha Kedochim, sans parler de la Vème Parole du Décalogue?

Il faut alors comprendre que les règles et normes précitées sont destinées non à controuver ces injonctions mais à leur conférer un surcroît de résonance. De telles règles et normes ne sont pas applicables au premier venu mais au Grand Prêtre en personne, au Cohen Gadol, donc en tout premier lieu à Aharon, le frère de Moïse, autrement dit à la figure la plus compatissante de tout le peuple hébreu.

Ce n’est pas qu’en cas de deuil, il lui soit interdit d’exprimer ce qu’il en ressent afin de déférer aux contraintes d’un sacerdoce glacial. Mais la fonction de Cohen, et de Cohen Gadol en l’occurrence, ne se réduit pas à des gestes liturgiques de portée strictement ethnographique. Le Cohen Gadol est par excellence le desservant de la Vie. Quoi qu’il advienne dans son existence personnelle, le primat de la Vie créée et créatrice doit y être respecté sans aucune discontinuité et, en effet, Aharon en donnera l’exemple pathétique et grandiose lors de la mort brutale de ses deux fils, Nadav et Avihou. Il faut ainsi explorer le sens et la résonance d’une exigence aussi intransgressible. On l’a déjà relevé, selon la conception biblique de la vie, celle-ci n’a de réelle valeur que d’être sanctifiée et c’est pourquoi les règles et normes précitées se rapportent toutes au Sanctuaire et au Créateur sous la modalité de sa propre sainteté sourcière. L’institution du cohénat transfère cette exigence au peuple qui doit y accéder progressivement (beseter hamadrégot).

Encore faut-il que la source de cette sainteté reste intacte le temps que s’accomplisse la sanctification d’ensemble ainsi envisagée. Car face à la kedoucha sévit son antagoniste, la toum’a, qui a partie liée avec la mort. Ce n’est pas que les deux domaines, si l’on ose dire, soient clairement identifiables et d’emblée circonscrits. Depuis la transgression originelle au Gan Eden, la vie et la mort se sont mélangées au point de devenir indiscernables, matériellement et spirituellement. Il est à cet égard des vivants plus que morts et des morts plus que vivants. Telle a été la conséquence de la consommation du fruit de l’arbre précisément nommé de la connaissance du bien et du mal. La dimension mortifère de ce fruit est indiquée par la conjonction unissant, comme si ce lien allait de soi, le bien avec le mal, le vital et le létal ; comme s’il s’agissait des deux profils d’un même visage alors qu’en réalité il s’agit d’un visage et de sa défiguration. La mort ne doit pas équivaloir à la vie en une sorte d’équation d’indifférence. Une distinction drastique, un discernement sans faille, doivent cantonner la mort dans le ressort où elle se veut hégémonique.

Le Cohen incarnera cette séparation, cette havdala des deux domaines, sans compromis possible, quoi que l’on puisse ressentir au titre de la sensibilité humaine dont c’est peu dire que la Thora n’est pas avare (Lv, 19, 18). Ce qui ne l’exemptera pas en cas de besoin des devoirs liés à la guémilout h’assadim envers une personne décédée si à part lui personne ne se présentait pour les assumer.

Au Jardin d’Eden, l’Humain s’est adonné à un tout autre choix que celui de la Vie sanctifiée et l’on sait ce qu’il en est advenu. Aussi, dans l’exercice de leur sacerdoce vital, les Cohanim sont-ils comparables aux Kérouvim postés à l’entrée du Gan Eden non pour en interdire l’accès mais au contraire pour en préserver l’ouverture, selon l’enseignement de Chimchon Raphaël Hirsch (Gn,3, 24). Car, et il faut prendre garde à ne pas l’oublier: depuis la faute originelle le Gan Eden est un lieu vide d’humanité, d’une humanité qu’il faut y réimplanter selon le projet divin initial jamais abandonné et dans lequel seul l’Arbre de vie mérite son nom.

Raphaël Draï zal, 1er Mai 2014