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Lekh Lekh’a

In Uncategorized on octobre 29, 2020 at 10:44
3.lekh Lékha

(Gn, 12, 1   et sq)

Après la catastrophe du déluge et le rétablissement de l’humanité – une humanité auto-destructrice, rescapée par le mérite de Noé – sur ses bases essentielles, l’on aurait pensé que la terrible leçon en serait retenue et que cette même humanité se tiendrait fermement à l’Alliance passée entre le Créateur et le constructeur de l’Arche. Un tel espoir n’eût pas été sans fondement. Le chapitre 10 de La Genèse se conclue sur un constat plutôt encourageant, s’agissant de la descendance des trois fils noachides, et notamment celle de Chem. Cette descendance se répartit harmonieusement sur la terre que les eaux diluviennes ont libérée. La répartition se fait en peuples et en familles, chacun et chacune respectant son principe généalogique et conjoignant le désir de singularité avec le besoin d’universalité; chacun et chacune pratiquant, en sus, un langage propre mais communicant avec les autres. Pourtant, cette harmonie universelle ne va pas tarder à se corroder.

Le chapitre 11 relate alors ce qu’il faut bien nommer une nouvelle dérive de l’humanité. Celle-ci commence à se mouvoir dans une anti-direction, en se coupant non pas de l’Est (mizrah) mais de son antériorité (kédem). Cette dérive amnésique la mène à s’établir de manière aberrante sur rien moins qu’une faille (bik’â) et à y lancer un nouveau type de civilisation, hyper-puissante, marquée par une activité répétitive et cumulative pour l’érection d’une tour qui monte à l’assaut du ciel; une civilisation de la fuite en avant qui impose un langage totalitaire à ses membres: des mots indifférenciés prononcés avec un accent obligatoire.

Le Créateur s’en avise, lié qu’il est par son engagement vis à vis de Noé: ne plus provoquer de nouveau Déluge. La contre-mesure prendra cette forme: la dislocation de la langue mortelle, où doivent se couler des mots n’ayant qu’une seule acception, pour en mélanger les parcelles. Après la chape de plomb, la poussière des particules!  Charybde et Scylla.. Si, dans ces conditions, une alternative ne se dessine pas, l’humanité, à la fois décérébrée  et apraxique, en sera à vivre ces ultimes derniers jours.

Pourtant, en un recoin de la terre «babélisée», un petit groupe d’hommes et de femmes, descendants de Chem, s’est tenu à l’écart de la démence collective, de cette ivresse du Pouvoir absolu. Dans ce groupe, un couple se distingue aux yeux du Créateur: Abram et Saraï, laquelle, croit devoir préciser le texte de la Genèse, est stérile (âkara) ( Gn, 11, 30). Ils seront néanmoins chargés de relever l’humanité de ses déchéances, de la rebâtir extérieurement et intérieurement.

La mission pourra sembler profondément contradictoire: comment confier la poursuite de l’Histoire humaine, reliée à sa source divine, à un couple dans l’incapacité d’engendrer? Et pourquoi le récit biblique aiguise-t-il cette contradiction? Sans doute parce que la stérilité est un symptôme à la fois individuel et collectif. Cette femme qui ne peut enfanter (ein lah valad), d’où ne semble pouvoir sortir aucune des toldot qui la relierait aux engendrements cosmiques du ciel et de la terre, est la figure d’une époque, l’emblème d’une phase et d’une stase du genre humain. On n’en restera pas là.

Afin que l’Histoire reprenne son mouvement vital, le premier couple véritablement post- diluvien prêchera d’exemple. Le Créateur l’y invite : «L’Eternel dit à Abram: Va pour toi, à partir de ta terre natale, de ta patrie, de ta maison paternelle, vers la terre que je te montrerai» (Gn, 12, 1). Bien des commentaires ont été consacrés à cette invite, si ce n’est à cette injonction. Hegel s’est acharné à y déceler les origines d’une humanité archaïque, rétrograde, errante et cosmopolite, sous les traits de laquelle il ne sera pas difficile d’identifier le peuple juif. Rien ne fonde cette interprétation pseudo-évangélique et pseudo-philosophique. Dans les termes du verset hébraïque, Abram n’est incité à aucun abandon, à aucun reniement. Les indications topographiques soulignées en l’occurrence doivent être considérées comme des lignes de départ, pour un cheminement destiné à reconstituer l’unité interne de l’humain « babélisé ». Certes, la destination de ce cheminement n’est pas précisée nominalement, mais la manière dont elle est désignée donne à comprendre qu’elle le sera certainement. Car il n’est pas dit « vers une terre que Je te montrerai » mais « vers la terre que Je te montrerai ». L’existence de celle-ci ne doit  faire aucun doute.

Abram et sa femme Saraï défèreront à l’invite divine. Ils se mettent en chemin  avec, en outre, leur neveu Loth. Ils quittent donc H’aran, la Cité de la régression (Ah’aRoN), du retard (IH’ouR) et de la colère (H’aRoN) vers ce but encore innommé, non sans emmener également avec eux les âmes qu’ils avaient déjà édifiées en ce lieu, pour bien indiquer qu’avec eux le Créateur n’était pas complètement en terra incognita, qu’il avait déjà sondé leurs prédispositions.

Les voici désormais engagés sur un chemin plus qu’accidenté: chaotique. De l’enlèvement de Saraï en Egypte jusqu’au constat de sa stérilité résistante, en passant par le risque de guerre fratricide avec Loth, les épreuves vont s’ajouter aux épreuves. Elle et lui les affronteront. Le propre d’une épreuve, au sens biblique, aussi  angoissante soit-elle, n’est-elle pas de révéler les points fables mais en même temps les points forts de ses protagonistes? Sinon comment apprendraient-ils à se dépasser?

Telle est l’une des significations possibles de la formule lekh-lekha, laquelle, autrement, se réduirait par la redondance de ses termes à une tautologie. Le second lekh n’est pas la  duplication du premier. Abram n’est pas incité à un déplacement mais bel et  bien à un dépassement et, si l’on peut ajouter, à  un dépassement ascensionnel, jusqu’à la dixième de ces épreuves déterminantes: la ligature du fils aimé, si longtemps espéré, la Âkédat Itsh’ak, qui devra se tenir, le moment venu, sur les hauteurs du Moriah.

                                Raphaël Draï zal, 9 Octobre 2013

PARACHA NOAH’ par Raphael Draï zal

In Uncategorized on octobre 22, 2020 at 5:43
2.Noah

                                                     (Gn, 6, 9 et sq)

L’histoire humaine se poursuit, sur le fil, parce qu’au sein d’une humanité dépravée, ayant dégradé la nature qui lui avait été confiée, un homme, et un homme juste, un tsadik, se sera trouvé. Présent. In extremis.

La formule de Paul Valéry a été ressassée: « Civilisations nous savons que nous sommes mortelles». Il n’aura pas fallu attendre les horreurs de la première Guerre mondiale pour conforter une telle déduction. Cette auto-mortalité, si l’on pouvait ainsi la qualifier, a été le fait du genre humain lui même, dès ses commencements. De quoi ne nourrir aucune illusion, au sens de Freud, à son propos. Pourquoi en était-il arrivé à ce degré thanatologique? Parce que, selon la formulation même du livre de la Genèse, chaque être vivant avait méthodiquement dénaturé sa voie. Les espèces végétales étaient greffées, sans aucun respect de leur origine et de leurs compatibilités mutuelles, pour produire des mixtes végétaux qui n’étaient que des monstres botaniques; les espèces végétales et animales faisaient l’objet des mêmes expériences confusionnelles et l’Humain ne s’en exceptait pas, déniant qu’il fût créé masculin et féminin. La liberté de l’Humain avait dégénéré dans un sentiment de toute-puissance lui donnant à croire qu’il était issu de lui même, maître absolu de ses métamorphoses. En ce sens le Déluge, le Maboul, si bien nommé, qui va s’ensuivre ne doit pas être considéré comme  une catastrophe météorologique, au sens strictement climatique, mais comme une catastrophe écologique, au sens le plus contemporain. La «civilisation» détruit la nature qui le lui rend au centuple, au point que le genre humain se trouve menacé d’une totale extinction par inondations convergentes venues du plus profond des cieux et des bas-fonds de la terre. Un homme en réchappa et, avec lui, un échantillon du vivant, humain et animal. Pourquoi a t-il été sauvé et quelles seront les particularité d’un pareil sauvetage?

On l’a dit, l’homme nommé Noé (Noah) mérita d’être sauvé avec les siens parce qu’au sein de cette civilisation de la confusion, de la démesure, de l’hubris auraient dit les Tragiques grecs qui s’y connaissaient, il incarnait les deux dimensions corrélatives, mais jugées grotesques et dérisoires par l’humanité d’alors: le tsedek, l’esprit de justice au sens légal, et la tsedaka, l’esprit de compassion et de solidarité. Noé avait mérité  le qualificatif de tsadik, de Juste, ainsi compris. Cependant aucune vertu, nulle qualité ne mérite vraiment ce nom si elle ne bénéficie pas au plus grand nombre. L’on ne saurait être juste ou  vertueux pour soi seul et à nos propres yeux.

Doté de cette aptitude, Noé se voit enjoindre de construire l’habitacle flottant qui permettra le sauvetage d’une partie du vivant et qui en permettra la reviviscence lorsque la catastrophe aura pris fin. Cet habitacle est nommé en hébreu: théva, que l’on traduit généralement par « arche ». Quelle est la signification probable de ce terme? Il se conjecture à partir de sa lettre initiale, le thav, que l’on peut lire thab, et qui correspond à la dernière lettre de l’alphabet. En l’occurrence la symbolique de sa position est on ne peut plus claire. Seulement cette ultime lettre présente une particularité graphique. Le thav est formé un peu comme le Pi majuscule en grec, sous la forme d’un portique ouvert à sa base, sauf que le pied de la barre de gauche du thav se prolonge légèrement dans cette direction, celle dans laquelle se lit l’alphabet hébraïque, comme pour indiquer que son tracé n’est pas arrêté, qu’il se poursuit, et que l’histoire dont ce trait est la trace se poursuit avec lui.

Par suite, les dimensions qui seront celle de l’arche salvatrice revêtent sans doute des sens «cachés» au premier regard ( Gn, ). Le plus important les concernant est qu’elles fussent bien des dimensions, des mesures, pour une humanité qui avait perdu jusqu’à la perception. C’est parce que cet habitacle était doté de dimensions mesurables et compatibles entre elles qu’il pouvait flotter et survivre au Déluge dont il semble que toutes les cultures humaines identifiables, sur les cinq continents, aient conservé des vestiges. Une arche dans laquelle humains et animaux seront sauvés solidairement, selon la corrélation des deux bénédictions dont ils ont été dotés dès les commencements de la Création, comme on l’a vu dans la paracha  précédente.

Le sens de la mesure accompagnera Noé et les siens qui auront mérité le nom de « familles » (michpéh’ot) au sortir de l’arche  diluvienne. Sur une terre dévastée, Noé renouvellera son Alliance avec le Créateur et la formulera ce qu’il est convenu d’appeler les sept lois noachides, parmi lesquelles l’obligation de ne pas se faire justice à soi même. Elie Benamozegh aura attaché son nom à leur explication. Dans ces sept lois génériques, l’on sera libre de voir la genèse de l’Etat de droit contemporain sans le respect duquel aucune société digne d’être qualifiée d’humaine ne saurait survivre longtemps. Car il ne faut plus jamais perdre de vue que, selon le récit contenu dans cette paracha, toute l’humanité actuelle est issue de ce sauvetage in extremis. En foi de quoi chaque être humain d’aujourd’hui doit se considérer comme un rescapé et y ajuster ses conduites.

Pourtant Noé lui même succombera à la démesure. A son tour il s’enivrera et se dénudera au regard des siens. Nouvel échec flagrant? A n’en pas douter. Sauf qu’une fois de plus le fil du vivant ne se casse pas définitivement.

Deux des fils de Noé, Chem et Yaphet, sauront le reprendre et le renouer jusqu’à ce que, des générations plus tard,  dans la cité d’Our Casdim, un homme nommé Abram, le saisisse à son tour.

Raphaël Draï zal, 1er Octobre 2013

LA NOUVELLE LANGUE DE BOIS – Chronique Radio J 19 Janvier 15

In Uncategorized on octobre 22, 2020 at 9:33

Le propre des grandes commotions et de donner à réfléchir pour corriger ce qui doit l’être et ne pas persister dans les erreurs passées. On aurait pu penser qu’il en irait ainsi après les tueries de « Charlie Hebdo » et de l’« Hyper cacher » de Vincennes. Pourtant au lieu d’une véritable invitation à l’analyse et au remaniement des comportements qu’a t-on entendu: « Surtout pas d’amalgame »! Ne confondons pas islam et islamisme, et même islamisme et djihadisme! Et cela avant même que le début du commencement d’un débat digne de ce nom et d’une véritable prise de conscience ne se soient produits. Autrement dit: circulez, il n’y a rien à en penser. Une fois de plus la dénégation et l’élision des responsabilités exerçaient ses ravages au nom d’une vision idéalisée pour ne pas dire illusionniste de la République où nous sommes conviés au « vivre ensemble ». Dans ces conditions, comment veut-on que la population musulmane de France soit conduite à afficher clairement son insertion dans la dite République en passant par les mêmes épreuves que les Juifs français et que les catholiques de ce même pays?

En 1807 Napoléon réunit un « Sanhédrin » pour mettre les Juifs devant un choix comminatoire: ou bien ils répondaient selon ses vues au questionnaire que l’Empereur s’autorisait à leur poser concernant leurs appartenances et leur manière de vivre, ou bien ils risquaient de se voir privés de la citoyenneté que leur avait octroyée la Révolution. Il n’en ira pas autrement en 1905 avec l’Eglise, forcée là aussi de prendre parti et de choisir son camp. Paris ou le Vatican? Pourquoi en irait-il autrement pour l’Islam de France? Dans l’intention d’éviter les méfaits de l’islamophobie? Mais n’est ce pas plutôt cette aveugle complaisance et ce mimétisme linguistique forgé sur le vocable de judéophobie qui nourrissent cette dernière attitude?

L’autre expression de la nouvelle langue de bois s’entend ainsi: les premières victimes de l’islamisme ce sont des musulmans. Qui le nierait? Mais comment expliquer ces massacres fondamentalement et férocement fratricides? Sont-ils commis en terre souverainement arabe par des chrétiens ou par des Juifs? Ce dernier dimanche à Niamey ce sont des chrétiens qui, une nouvelle fois, ont été massacrés et des églises incendiées pour protester contre le dernier numéro de « Charlie hebdo ». A quoi aura servi l’immense manifestation du 11 janvier si un pareil aveuglement perdurait, si par lâcheté ou par calcul de « diplomatie interne » l’on faisait barrage à l’indispensable prise de conscience d’où dépend l’avenir du vivre-ensemble républicain si largement claironné? Et s’il perdurait, comment accuser de désertion ceux et celles qui, déjà éclairés par l’expérience, entendent préserver, comme il l’entendent et là où ils le choisissent, leur vie et celles de leurs enfants, au lieu de jouer quotidiennement cette vie à la roulette mortelle, dans une école ou dans une épicerie?

Raphaël Draï zal, Chronique Radio J, 19 janvier 2015

Commentaire Paracha Berechit

In Uncategorized on octobre 15, 2020 at 4:10

1.Shabbat Chalom

(Gn, 1, 1 et sq.)

Cette paracha inaugure la lecture ou plus exactement la relecture du H’oumach, du Pentateuque. Son commentaire ne saurait être à la mesure intellectuelle d’un seul homme. Sur la seule lettre Beth qui est à l’initiale du mot « Beréchit », le tout premier de ce texte, les analyses s’ajoutent aux gloses depuis prés de trois mille ans! Pourquoi, par exemple, le Beth est-il ici doté d’un point central, d’un daguesh? S’agissant d’un récit de création, l’on pense aussitôt à l’ouvrage monumental du biologiste Stephen Jay Gould lorsqu’il évoque à propos de l’évolution du vivant ce qu’il qualifie lui même d’« équilibre ponctué ». Le reste à l’avenant. La gageure semble d’autant plus considérable que cette paracha qui débute par  la création de l’Univers et de l’Humain se poursuit par ce qu’il faut bien appeler une série de catastrophes dont l’Humain ne semble toujours pas s’être remis: la résistance de la terre, nommée en l’occurrence erets, à la Parole divine l’incitant à produire de l’arbre-fruit; la  transgression du premier couple au Jardin d’Eden et les sanctions qui s’ensuivent;  puis le fratricide commis par Caïn, enfin,  last but not least, la perversion de l’ensemble du vivant, à l’infime exception de Noé. De quoi décourager le lecteur le mieux intentionné et le conduire à s’interroger sur les intentions véritables de l’auteur d’un récit aussi débridé, aussi sanglant, aussi désespérant. Et pourtant..

Car il est possible d’aborder le livre de la Genèse dans un autre état d’esprit, de reconnaître qu’il ne s’agit pas d’une histoire édifiante, d’une histoire sainte, au sens infantile. Il faut tenir ensemble ces deux idées-forces: oui, il s’agit de la création de l’Univers et de l’Humain; et oui, l’Univers est susceptible de se désaxer et l’Humain de courir à sa perte. Nous voici prévenus et un être averti en vaut plusieurs, tous ceux en lesquels il se transformera au cours d’une existence heureusement prolongée. Dans ces conditions pourquoi la dominante de ce récit reste telle vitale, les catastrophes dont il vient d’être question se réduisant à des accidents, plus graves les uns que les autres mais réparables tout de même? Précisément parce que transgressions, meurtres, perversions se produisent après que la Création a eu lieu et que celle-ci y résiste.  Quelle est la source de cette résistance au pire? Les deux viatiques cumulés, sous forme de deux bénédictions intégrées, dont le Créateur dote le vivant en général et l’Humain en particulier.

Il faut relever en effet que la fameuse bénédiction « Croissez et multipliez » ne s’adresse pas initialement à l’Humain mais à la gent animale selon les termes mêmes de La Genèse: «.. Dieu créa les cétacés énormes et tous les êtres animés qui se meuvent dans les eaux (…) puis tout ce qui vole au moyens d’ailes, selon son espèce; et Dieu considéra que c’était bien. Dieu les bénit (vayvarekh otham) en disant: «Croissez et multipliez …»(Gn, 1, 21 et sq). On a bien lu: le règne qualifié d’«animal», comprenant ces cétacés gigantesques (taninim), est appelé à se multiplier et à croître, ce qui donne une première idée de l’espace d’accueil originel de la Création divine.

Quant à l’Humain, conçu, créé et conformé non pas à l’image optique de Dieu mais corrélativement (etsel) à Lui (Gn, 1, 27), la bénédiction dont il est doté est formulée quasiment dans les mêmes termes: «Croissez et multipliez», avec toutefois une donnée supplémentaire: celle qui l’institue désormais comme responsable de l’ensemble du Vivant. Cette responsabilité-là sera celle qui régira sa situation spécifique dans le Gan Eden, dans le makom, pour le dire en hébreu, ou dans le topos, pour le dire en grec, adéquat à  son existence (Gn, 2, 15). Une responsabilité  qu’il ne parviendra pas à assumer puisqu’au lieu d’observer la loi qui commandait son existence pérenne, il transgresse l’injonction divine et s’expose  à la mortalité inévitable.

Cependant, les sanctions qui en découlent sont à proprement parler non des punitions afflictives et infâmantes  mais au contraire le moyen de se relever et de reprendre une histoire déjà gravement accidentée, justement parce qu’elle l’a été. Il en ira de même avec le meurtre d’Abel par Caïn. Le fratricide n’est pas dénié mais la naissance du troisième frère, celle de Chet,  vient ouvrir une «issue» comme l’eût dit Kafka,  au genre humain et conserver son sens vital à la valeur de fraternité, celle dont bien plus tard Moïse et Aharon sauront faire preuve et qui leur permettra de surmonter bien des obstacles sur la route d’Israël.

Il n’empêche que la fin de la paracha décrit la dégradation de la «civilisation» d’alors, dont toutes les voies étaient perverties, conduisant à des destinations destructrices, au point que le récit n’hésite pas à évoquer un «regret» de Dieu, si ce n’est sa tristesse d’avoir conçu une pareille création dont la liberté s’est dévoyée parce qu’elle s’est dissociée de sa responsabilité native. Une création dont les ressources ne sont pourtant pas épuisées et qui  va retrouver grâce à Noé et aux siens, le fil  de la Vie.

Raphaël Draï zal, 30 Septembre 2013

PARACHA VEZOTH HABERAKHA

In Uncategorized on octobre 8, 2020 at 9:12
44 Vaet'hanane2

( Dt, 33 et sq )

Formellement, cette paracha est la dernière de la Thora. Substantiellement, elle forme charnière entre celle qui la précède et celle qui la suit: la parachat Beréchit, laquelle constitue la première, toujours au sens formel, du Pentateuque. Cette charnière  se reconnaît à la conjonction « et »  rendue par la lettre vav qui préfixe l’expression Habérakha: la bénédiction. L’entame de la Thora doit donc se lire « Et voici la bénédiction ». Si, sur le plan de l’énonciation, cette bénédiction commence dans et par la parole actuelle de Moïse, son origine et sa cause se trouvent dans les événements et les enseignements qui la précèdent, non seulement depuis Moïse mais depuis le Beréchit initial. L’entame de la paracha doit alors se comprendre ainsi « De ce fait, voici la bénédiction … et voici vers où elle mène …».

Pourquoi ne s’agit-il pas de simple stylistique? Parce qu’une bénédiction ne se réduit pas à son énoncé immédiat. Elle s’adosse à une expérience déjà constituée en patrimoine intellectuel et spirituel, en expériences multiples, en épreuves cumulées. Pour les  plus difficiles, elle en évite la récidive. Surtout elle ouvre sur un futur justifiant les termes de la prière relative à la bonté du Créateur « qui renouvelle chaque jour l’oeuvre de la Création ». Avant de quitter le peuple d’Israël, Moïse parachèvera son viatique par une bénédiction de cette sorte. Bien sûr elle n’est pas la première du genre. Celle dispensée par Jacob à ses fils la précède (Gn, 49, 2 et sq). Ce qui n’empêche pas  l’originalité de la bénédiction nouvelle.

Pour bien discerner le signification et l’impact de la bénédiction spécifique délivrée par Moise, il faut en rapporter chaque à élément à celle dispensée par Jacob. Cependant, si dans les deux cas, il s’agit en effet d’une bérakha au sens biblique, autrement dit de la reconnaissance par l’Humain de la Présence divine à travers ses manifestations concrètes en ce monde-ci, la bénédiction délivrée par Moïse est bien deutéronomique, au sens global du « Sépher Dévarim » qu’elle conclut. Elle « secondarise » la bénédiction prononcée par Jacob à destination de sa descendance. Avec deux différences.

La première est, si l’on peut dire, d’échelle. Jacob a béni une famille. C’est vers un peuple qu’est dirigée la bénédiction de Moïse. Ensuite, Jacob a béni ses enfants dans la situation qui était la leur à ce moment. Depuis, cette situation, en toutes ses dimensions, a évolué. Pour le comprendre il n’est que de se reporter à la bénédiction concernant Chimôn et Lévi. En reprenant les mots de Jacob à ce sujet, il faut vraiment se convaincre qu’ils participent d’une bénédiction: « Chimôn et Lévi.. digne couple de frères: leurs armes sont des instruments de violence. Ne t’associe pas leurs desseins, ô mon âme.. » (Bible du Rabbinat ). Considérons le chemin parcouru que souligne la bénédiction de Moïse: « … uniquement fidèle à ta Parole ils enseignent tes lois, gardiens de ton Alliance, ils enseignent tes lois à Jacob et ta doctrine à Israël.. ». La comparaison de ces deux formulations atteste qu’il est une progression possible dans l’ordre du sacerdoce spirituel, qu’aucun élargissement des aires de la conscience n’est interdit à quiconque y œuvre. En ce sens, la bénédiction délivrée par Moïse n’est pas à proprement parler un testament mais un nouveau programme à l’intention d’un peuple qui doit désormais inscrire cet idéal sinaïtique dans la réalité, démontrer que ce n’est pas une utopie, au sens dégradé du terme.

Mais Moïse doit déférer à la Parole divine qui lui a enjoint de mourir, sans que nous sachions très bien la portée de ce terme pour un être ayant accédé à un si haut degré de spiritualité. Le Créateur lui même confirme qu’ils se parlaient « face à face ». Lorsqu’un être humain pleinement et simplement humain accède à de degré, qu’est ce qui véritablement meurt en lui qui ne lui survivrait d’aucune manière? Ce qui survit à Moïse n’est rien d’autre que son exemple puisque nul ne sait où son corps est inhumé. Cet exemple se résume en un mot: l’homme était humble (ânav), et le texte hébraïque avait ajouté cette précision « très humble ». Comme si l’humilité pouvait souffrir des degrés! Pourtant il faut bien en accepter l’idée tant il est des humilités contraintes ou pire: feintes. Elles ne sont que des narcissismes inversés. L’humilité n’est pas l’effacement de soi, au contraire. Elle désigne la capacité pour l’être capable d’un face à face avec l’Eternel de se mettre également en retrait lorsque les circonstances l’exigent, sans en ressentir la moindre diminution à compenser aussitôt. La lumière à laquelle s’allume une autre lumière ne diminue pas. Elle continue d’illuminer et d’étendre la zone de visibilité d’un univers physique et  spirituel.

S’agissant de la sépulture de Moïse, nous ne  disposeront désormais que de ces seules indications: elle se trouve quelque part dans la vallée de Moab, face à Beth Péôr. Ces indications ne sont pas seulement géographiques. Elles signifient que l’exemple de Moïse interdit la répétition des événements tragiques auxquels sont associées les deux  indications topographiques précédentes, à quoi correspondent les deux voies toujours frayées de la régression humaine à quoi elles se contentent de faire allusion. Et ce n’est pas pour rien que les deux mots qui concluent la Thora sont « Col-Israël »: tout Israël, l’« ensemble-Israël », sans que personne n’y soit oublié, qu’il fût vivant ou simplement souvenir  dans la continuité de la Vie. Et c’est dans un même souffle, en liant la paracha  «Vézoth Habérakha» à  celle  qui recommence la Thora qu’il faut lire «  Col- Israël – Beréchit »: tout Israël est pour la Création.

                                            Raphaël Draï zal, 17 Septembre 2013