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PARACHA TOLEDOT

In Uncategorized on novembre 24, 2022 at 7:22
DTolédoth

 ( Gn, 25, 19  et sq )

Le relais entre les générations a été assuré. Ith’ak et Rivka prennent celui d’Abraham et Sarah, inhumés à Hébron, dans le caveau de Makhpéla, auprès d’Adam et Eve. Le couple par lequel l’histoire humaine a commencé voisine, si l’on peut dire, avec celui par lequel elle a recommencé. Au début de la nouvelle phase de cette histoire dans laquelle sans cesse la vie le dispute à son contraire, le réel à sa dissimulation, et par suite le révélé au recélé, Rivka ne pouvait donner d’enfant à son époux qui su prier pour elle. Elle conçut et durant sa gestation ressentit que deux êtres s’apprêtaient à sortir au jour dont la conciliation n’irait pas de soi. Et c’est ce qui advint, au point que ces deux nouveau-nés annonçaient deux formes de civilisation mais antagonistes incarnées dans l’aîné, nommé Esaü, et dans le cadet, Yaacov. Dès leur plus jeune âge, leurs prédispositions les séparent. Esaü recouvre une des caractéristiques de Nimrod: il chasse, s’épuise dans les courses à travers champs et bois. Yaacov, lui, est un être d’étude et de patience. Il ne cède pas aux premières impulsions, il réfléchit, il élabore, fait toute sa place à la pensée.

Un jour Esaü s’en revient de la chasse, épuisé jusqu’à la mort. Yaacov cuisine un certain plat dont son frère ne perçoit que la couleur: rouge, rouge-sang comme le sang de ses proies. Et de ce plat il veut manger goulûment, au point d’oublier qu’il est l’aîné, que cette primogéniture l’oblige à des comportements moins voraces que ceux qui dénient son aînesse spirituelle. Ce droit d’aînesse il n’en a plus cure, se sentant littéralement agoniser, et c’est sans difficulté qu’il le concède à Yaacov, quitte à réaliser un peu plus tard, dans l’après-coup, la bévue qu’il a  ainsi commise. L’affaire, on le sait, n’en restera pas là et Esaü en concevra une haine assassine à l’encontre de son – si peu – frère. Itération du conflit entre Caïn et Abel dont les causes ne sont donc pas dévitalisées… D’autant que deux dilections contraires renforcent l’antagonisme fraternaire: Itsh’ak chérit Esaü qui sait choyer son palais, Rivka chérit Yaacov qui répond à ses attentes spirituelles, à sa préoccupation de voir prolongé et aboutir le cheminement engagé par Abraham.

L’existence d’Its’hak et de sa famille se déroulera sur la terre que domine le roi Abimelekh. À l’instar de Pharaon, il tente de s’approprier Rivka malgré le stratagème conçu par Itsh’ak afin de protéger leur vie. Répétition de la mésaventure pharaonique? Pas tout à fait. Il semble que la conscience morale du roi de Guérar soit plus aiguisée que celle du maître de l’Egypte. Lorsqu’il découvre de qui Rivka est l’épouse, d’abord il fait reproche à Itsh’ak de l’avoir, en somme, induit à fauter, ensuite, il offre son hospitalité au fils d’Abraham qui s’était entendu intimer par Dieu l’interdit de se rendre en Egypte. C’est donc sur les terres d’Abimelekh qu’Itsh’ak déploiera son activité laquelle s’avèrera prospère au delà de toute espérance.

Cependant cette réussite provoque l’envie et l’animosité des sujets d’Abimelekh: toutes les fois que les bergers d’Its’hak ayant creusé des puits y trouvent de l’eau, élément vital, les bergers du lieu préfèrent les empierrer, les rendre inutilisables, les rendre non repérables, plutôt que d’en faire mérite à Itsh’ak, craignant qu’un tel acte de reconnaissance emporte titre de propriété. Une fois de plus Itsh’ak ne se décourage pas. Tout puits rendu inutilisable sera méthodiquement rouvert, rendu à sa destination  et renommé, jusqu’au moment où, de guerre lasse, les bergers aveuglés par la jalousie et par le ressentiment acceptent un pacte de commune utilisation. Il faut suivre ces péripéties l’une après l’autre pour comprendre la puissance de la patience face aux récurrences des propensions destructrices, selon le principe aberrant: «plutôt personne, et même moi, plutôt que lui».

Cependant, Esaü qui fait le tourment de sa mère à cause de sa violence, de sa vie dissolue, de son mépris des plus hautes valeurs lorsqu’elles contrarient ses emportements pulsionnels; Esaü, qui s’estime grugé, n’a pas désarmé et entend, malgré son désistement honteux, obtenir la bénédiction paternelle car celle-ci effacerait la transaction inconsidérée à laquelle il s’était abandonnée avec Yaacov. La vue d’Ish’ak a beaucoup baissé. Il identifie de plus en plus mal les êtres et les choses et commet aussi des erreurs d’appréciation spirituelles et morales. Rivka y veille. À son tour, estimant que la bénédiction d’Itsh’ak à celui qui reste son fils, certes mais sur lequel, elle, ne s’aveugle pas; estimant donc que cette bénédiction dispensée à Esaü irait à contre sens de la mission abrahamique, elle conçoit un nouveau stratagème. Yaacov devancera Esaü auprès de leur père, saura à son insu choyer son palais, et c’est lui qui obtiendra la bénédiction qui renforcera le droit d’aînesse auquel Esaü l’a subrogé. Et c’est ce qui advint même si Itsh’ak en dépit de sa malvoyance avait nourri quelque doute sur l’identité réelle de la personne qu’il croyait être son fils préféré.

Si les commentaires de la Thora, pour la plupart, justifient le comportement de Rivka et de Yaâcov, ils laissent ouverte la question portant sur la légitimité du stratagème. Etait-il loyal? Etait-il honnête? La Thora interdit de placer un obstacle sur les pas d’un  malvoyant. Mais un malvoyant – Isk’ak en l’occurrence – a t-il lui même le droit de placer un obstacle sur les pas d’un clairvoyant? La Thora n’a rien d’un récit édifiant. Ce n’est pas «La veillée des chaumières». Elle suscite plutôt l’insomnie des consciences vigiles. Bien des questions qu’elle soulève fouaillent les consciences jusqu’à nos jours. Surtout qu’Esaü découvrira le dit stratagème et qu’il voudra assassiner son frère à qui Rivka enjoint in extremis de prendre le large auprès de sa propre famille. Yaacov l’écoute et s’engage dans un chemin qui ne sera pas bordé de lys ni de roses. La fraternité reste un vain mot tant qu’elle ne s’est pas libérée de la tentation fratricide.

 Raphaël Draï zal, 30 Octobre 2013

Paracha H’ayé Sara

In Uncategorized on novembre 17, 2022 at 6:38
Image  Sara-1

(Gn, 23  et sq)

Cette paracha fait partie de celles qui relatent la fin d’un parcours humain et le commencement d’un autre, en l’occurrence la mort de Sarah et ce qui s’ensuit, puis la rencontre conjugale de son fils Itsh’ak et de Rivka, l’épouse que son père a envoyé quérir en des terres lointaines.

Sarah donc rend l’âme après une vie bien remplie où les épreuves n’ont pas manqué, en particulier sa stérilité, son enlèvement par les rabatteurs de Pharaon, ses démêlées avec Hagar, sa servante égyptienne. Pour le Midrach, sa fin a été hâtée par l’annonce, précipitée, que son fils, son unique, son aimé, avait été sacrifié par Abraham au nom d’un Dieu qui en avait pourtant décidé la naissance. Premier enseignement: après la mort de son épouse, Abraham s’emploie à trouver une sépulture digne d’elle afin que son souvenir se perpétue. C’est cette leçon qu’il faut en priorité retenir, au delà des péripéties de l’acquisition à fort prix d’argent de la caverne de Makhpéla dont Êphron le Hittite était le propriétaire légal à ce moment.

Tout être humain est mortel. Cependant la mort, on l’a vu avec Moïse, ne signifie pas le néant. Un être humain se survit avant tout dans et par le souvenir des siens, à condition que ce souvenir soit, comme l’on dit, entretenu. Cette obligation est celle-là même qui caractérise la condition humaine. Un animal ne se survit pas dans le corps ni dans le mental de ses petits. Il faut que la vie de Saraï, devenue Sarah, fasse école auprès de ses descendants, qu’ils s’interrogent sur ce qui s’est accompli de cette vie au regard d’un projet qui sans doute la dépassait, et ensuite ce qu’il reste à en accomplir et qui sera relayé, en cas de besoin, de génération en génération. Les caractéristiques du lieu choisi par Abraham correspondent à l’ampleur de ce projet tel qu’il avait été formulé par le Créateur: le Lekh lekha initialement enjoint à Abram a changé d’échelle une fois que Saraï a eu pris part à sa réalisation. Il est devenu un Lekhou lakhem, un «Allez pour vous, vers vous» qui se transmettra de génération en génération jusqu’au peuple d’Israël, lorsque tous ses «enfants» proclameront à leur tour au Sinaï: «Nous ferons et nous écouterons». Au pluriel. «Makhpéla» est un nom construit sur la racine CPhL qui désigne la dualité, la doublement. Indice que ce lieu là, pour des raisons que le Zohar explicite, reliait le Monde d’en-haut et le Monde d’en-bas; l’humanité ayant déjà vécu et celle appelée à la vie afin de réaliser le projet d’un relèvement de l’humanité des abaissements et des effondrement qui ternissait sur sa face le sceau divin.

C’est dans cette perspective, une fois ce lieu acquis dans des conditions qui rendent cette acquisition incontestable et opposable aux tiers, quels qu’ils soient, qu’Abraham se préoccupe du lien conjugal de son fils, surtout après l’épreuve de la Âkeda. Il n’entend pas qu’Itsh’ak prenne femme en terre de Canaan, ce qui l’eût parfaitement désorienté spirituellement. Selon le droit matrimonial en vigueur il mandate son intendant, son homme de confiance, Eliézer afin qu’il aille discerner la future femme de son fils dans son milieu familial d’origine, ce qui au passage confirme bien que le Lekh lekha initial ne doit pas s’entendre comme une irréversible rupture avec ce milieu natal.

Eliezer se met en chemin dans cette direction, à la fois géographique et spirituelle. Arrivé physiquement à destination, il adresse sa prière vers le Dieu d’Abraham qu’il favorise sa mission. Auprès du puits ou les chameaux de son imposante caravane se sont groupés, il discerne une toute jeune femme dont il apprend le nom: Rivka, de la famille de Béthouel. Sa conduite retient son attention: elle puise l’eau du puits pour en abreuver ces bêtes de somme et de trajet au long cours, de sorte à en apaiser la soif mais une à une, comme si chacun de ces animaux constituait un être singulier nécessitant des soins différenciés et une attention propre. Pour y satisfaire, il ne faut ni précipitation, ni impatience. Et Eliezer comprend que cette jeune femme est celle qui comblera le vœu d’Abraham parce qu’outre la sollicitude dont elle sait faire preuve vis à vis de ses bêtes, elle est animée par une profonde intelligence du temps qu’elle sait dispenser comme l’eau apaisante.

Bien sûr il faudra ensuite que Rivka ayant consenti à l’accompagner auprès d’Abraham, qu’Eliezer obtienne le consentement de sa parentèle qui sait en faire mesurer le prix, comme Êphron l’avait fait à propos du caveau de Makhpéla. Cet accord obtenu, Rivka se met à son tour en route pour rejoindre les Abrahamides. Sa rencontre avec Itsh’ak  sera comparable à celle des deux parties d’un symbole qui se réunissent pour que celui-ci irradie de toutes ses significations, telle une lampe perpétuelle.

Et c’est après et après seulement que son fils se sera marié avec cette femme porteuse du futur qu’Abraham lui même reprendra épouse, pour finir ses propres jours comme il les avait commencés: sans être à charge pour personne, ni pour les siens ni même pour l’Eternel, et il saura combler  tous ses enfants de la part la plus ajustée à leur vie et à leur cheminement.

Pourtant le mot « épreuve » n’est pas près de disparaître du récit biblique puisque le couple formé par Itsh’ak et Rivka s’avère lui aussi stérile. Comment retrouver alors les voies de la fécondité, de la suite des générations sans laquelle aucune Histoire n’est concevable…

 Raphaël Draï zal, 23 octobre 2013

LE SENS DES MITSVOT: PARACHA VAYERA

In Uncategorized on novembre 10, 2022 at 10:43

« Il dit « Ne porte pas ( al tichlah’) ta main sur le jeune homme (hanaâr) et ne lui fais rien (méoumah) car maintenant Je sais que tu es craignant- Dieu et tu ne m’a pas refusé ton fils, ton unique » (Gn, 22, 12).

4VayéraEtTexte15

L’entreprise abrahamique est dirigée vers la reconstitution d’une humanité créatrice, bénie en tant que telle. Puisque l’homme est mortel, la création dont il doit être l’auteur ne peut s’inscrire que dans le fil des générations, des toldot, comparables aux générations, aux toldot, du Ciel et de la Terre. Encore faut-il qu’il accepte consciemment – et inconsciemment cette perspective et qu’il n’estime pas que si Histoire il doit y avoir elle se limitera à son existence personnelle. D’où l’importance décisive de la 10ème épreuve d’Abraham, de la Âkédat Itsh’ak, de la ligature d’Isaac qui a donné lieu à de multiples commentaires qu’il faut également savoir découvrir.

Jusqu’à présent, le récit biblique s’est attaché à la construction individuelle d’Abram, homme resté longtemps sans progéniture et sans descendance. On le sait, Abram est devenu Abraham par intégration de la lettre héi, celle de l’interlocution, dans la reconnaissance d’autrui par soi-même et de soi-même par autrui. Puis Abram, Abraham devenu, est appelé à devenir enfin père. Pourtant l’interrogation demeure: cet enfant, le père est-il porté à l’inscrire précisément dans la suite des générations, en l’érigeant en auteur d’une histoire vivante, ou bien n’est-il entre ses mains que chose parmi les choses, dont il peut disposer à sa seule convenance? On sait également que dans cette période de l’aventure humaine qualifiée à tort d’Antiquité, tant elle demeure prégnante psychiquement, les géniteurs avaient droit de vie et de mort sur leur progéniture. C’est ce butoir-là dont le récit biblique décrit le dépassement.

Tout commence par une injonction « classique » du point de vue que l’on vient de rappeler. Une divinité anonyme (expression de l’instinct plus que voix de la conscience) enjoint à un individu de sacrifier son fils, de le vouer à un holocauste. L’individu en question s’exécute, cédant sans objection audible à la poussée de ses instincts infanticides. Et le processus sacrificiel se déroule sans que rien ne nous en soit épargné. Jusqu’au moment fatidique où Abraham en personne se saisit du coutelas pour procéder à la phase ultime du sacrifice rituel et infanticide. C’est à ce moment même qu’une toute autre voix se fait entendre de lui pour lui enjoindre au contraire de ne pas porter la main sur cet être issu de son être et qui s’est complètement rendu à sa merci, de ne pas lui causer de dommage physique, et aussi de ne lui causer aucun autre préjudice, d’aucune sorte; et c’est de la sorte qu’Abraham se révélera « craignant Dieu », le Dieu non des pulsions instinctuelles et sacrificielles qui interdisent le déploiement intergénérationnel de l’Histoire mais le Dieu des générations liées entre elles, dirigées vers un avenir aussi ouvert et fécond qu’elles seront nombreuses et vivaces.

Car c’est sans doute ainsi que peut se comprendre la conclusion de l’injonction divine: Abraham n’a pas considéré qu’il disposait d’un pouvoir absolu sur son fils, au point de ne plus entendre la Parole divine et la Loi qu’elle proclame et promulgue à cet instant. Car le verset générique ici commenté doit être entendu et compris comme la proclamation et la promulgation des droits de l’enfant, et du premier d’entre ces droits: celui d’être considéré et reconnu dans sa généalogie, certes, mais aussi comme source spécifique de l’Histoire, comme génération (dor) créatrice. Autrement on ne comprendrait pas une autre loi, celle qui sera proclamée et promulguée cette fois au Sinaï: « Honore ton père et ta mère ». Comment la cinquième parole pourrait-elle être acceptée par des enfants non reconnus personnellement, placés sous la menace de mort d’un père et parfois d’une mère nominaux, sans aucun lien affectif et qui ne désirent aucun prolongement de leur être… D’un point de vue pédagogique, d’une pédagogie du vivant, le verser 12 du chapitre22 de la Genèse et le verset 12 du chapitre 20 de l’Exode sont intiment corrélés et forment le chenal par lequel les toldot de l’Humain et celles de l’Univers se corrèlent à leur tour.

 Raphaël Draï zal, 6 Novembre 2014

Génération scission ?

In Uncategorized on novembre 4, 2022 at 4:22
YitzhakRabin

L‘assassinat d’Itzhak Rabin autant que les commentaires qui l’ont suivi sont sources d’une anxiété que, pour ma part, je ne cherche pas a dissimuler. Notre génération, contemporaine de l’Etat d’Israël, est-elle vouée à se casser au moins en deux parties, à faire scission idéologique et sécession politique ? Dans des circonstances aussi tragiques, ni la bonne conscience ni l’alarmisme ne sont de mise et chacun de nous a le devoir de parler net. Cependant, la fin de la sonnerie du chofar doit tout de même éveiller notre aptitude à l’espérance.

Le meurtre du premier ministre d’Israël par un citoyen israélien est une catastrophe en soi. La catastrophe se différencie de l’accident. Celui-ci n’affecte que le fonctionnement d’un organisme ou d’une institution. Celle-là met en cause conceptions et fondements.  Le geste d’Igal Amir a des mobiles. Il a aussi des causes qui ne relèvent pas du même plan de l’analyse. Les mobiles ? Le meurtrier les a déclarés : Rabin aurait trahi le peuple d’Israël et l’histoire du peuple juif. Les accords d’Oslo officialiseraient cette trahison. Ils aboutissent à l’abandon aux mains des ennemis d’Israël de terres et de cités dans lesquelles l’histoire juive est écrite. Les experts psychiatres et judiciaires donneront leur sentiment sur la personnalité du tueur, qui aura droit à un procès respectant toutes les règles de l’Etat de droit israélien. Mais pourquoi est-il impossible de se limiter à ses propres déclarations ? Parce que son geste s’inscrit dans un contexte de violence et dé dénonciations d’une plus vaste ampleur. Cet été, circulait une lettre-tract dénonçant en effet Rabin comme escroc et comme bradeur du territoire d’Israël, signée par des personnalités d’un tout autre standing social, religieux et universitaire, et invoquant force références bibliques à tonalité apocalyptique. Chacun de ses signataires se reconnaitra dans ces lignes. Mais la encore, une fois la prise de conscience suscitée, l’analyse doit s’élargir. Les signataires de cette lettre ne sont ni des voyous ni des fascistes. Durant ces années qui viennent de s’écouler, et plus particulièrement depuis les accords de septembre 1993, leur sentiment de solitude et d’abandon n’a fait que croître. Montés en Israël après la guerre dite des Six jours, puis marqués à vie par le froissement des talits, à la hâte repliés le jour de Kippour 1973, déchirés ensuite par la guerre du Liban, ils n’ont cessé de se demander si leur alyah n’avait pas été une tromperie sur l’identité juive. C’est en ce point que l’analyse des mobiles individuels d’un forfait devrait s’articuler à celle des causes plus globales qui ont pu le susciter ou à tout le moins le favoriser.

Car deux Israël(s) semblent désormais se faire face, presqu’à en découdre : l’Israël religieux de Kyriat Arba et l’Israël laïque de Tel-Aviv. Cette polarité n’est pas de mon fait. Je l’ai entendue martelée dans le film diffusé par La Cinquième le samedi soir 25 novembre. D’un côté, des Juifs affirment qu’au titre de l’histoire véridique d’Israël les territoires inaliénables afférents a cette histoire sont ceux qu’illuminent Jérusalem, Hébron et Bethléem, – Abraham n’ayant que fort peu fréquenté les salons de massage tel-aviviens – de l’autre, des Juifs affirment que le mouvement sioniste a été laïque dès son commencement et que la modernité du peuple d’Israël se situe précisément du coté de Tel-Aviv – Hébron, sinon Jérusalem, étant le bunker et le terrier d’un messianisme destructeur. La radicalisation des opinions en présence s’appréciera par les perspectives suivantes : d’un côté, fonder un Etat autonome de Judée  » vraiment juif « ; de l’autre, préparer  » une guerre de sécession  » à l’encontre des  » colons irrédentistes « , à l’image de la guerre que menèrent en 1861 les Etats du Nord de l’Amérique contre les Etats esclavagistes et racistes du Sud. Naguère, ces positions se seraient disqualifiées par leur extrémisme même. Aujourd’hui, il n’est pas sûr qu’elles n’expriment pas une opinion plus large, qui n’ose encore s’exposer ouvertement. Autrement dit, à présent ce n’est même plus le principe d’une scission qui est à craindre, mais déjà ses conséquences, le principe étant peu ou prou entériné en maints esprits. Cette scission s’aggravera si ces antagonismes se radicalisaient plus durement, notamment parce que des universitaires, des intellectuels, des chercheurs et des commentateurs de la Torah, au lieu d’identifier l’engrenage et de s’en préserver, se laissaient happer par lui, comme si l’appartenance à un parti, quel qu’il fit, ou l’adhésion à une vision de l’avenir, quelles qu’en soient les promesses, étaient absolutisées au point d’être payables par la fracture du peuple juif.

L’exemple du patriarche Jacob

Les épreuves multiséculaires de tous les dirigeants d’Israël, depuis la traversée du désert jusqu’à l’après-Shoah, furent toujours à deux degrés : l’épreuve proprement dite et, dans son déroulement, le danger toujours à surmonter d’une irréparable déchirure interne préfigurant l’anéantissement du peuple. L’épreuve actuelle de la paix ne saurait être présumée franchie si elle conduisait à laisser au bord du chemin la moitié des Juifs de la fin du XXème siècle.

Avec le meurtre de Rabin, nous découvrons que Caïn sévit toujours au sein de ce peuple qui lui a opposé le « Tu ne tueras pas ». Nous découvrons aussi qu’Israël danse au-dessus du volcan lorsqu’il se livre à ces polémiques dont chaque terme pave la route du fratricide. Combien de fois n’ai-je pas été stupéfié d’entendre des responsables politiques israéliens de tous bords s’écharper comme s’ils voulaient se démontrer à quel point ils étaient mutuellement étrangers au sein d’un même Etat ! Pour des ouailles moins professionnelles, des idées toutes faites et des slogans unilatéraux ont mené de la tension à la cassure. Par exemple : « Le messie maintenant », Ou « L’on ne peut faire la paix qu’avec ses ennemis ». Certes, mais en attendant il faut veiller a ce que vos amis ne se retrouvent pas de ce fait en conflit avec vous. Lorsque des peuples entiers sont imprégnés depuis des décennies par l’idée de guerre, la conversion à la paix d’un seul gouvernant ou d’un seul parti ne suffit pas à établir la paix dans les esprits. Lorsqu’un exil a duré deux millénaires il devient une forme de vie. L’ignorer, c’est supposer le problème résolu et s’exposer à de terribles déconvenues. Ceux que l’on appelle « colons », pour les disqualifier et les stigmatiser, comme si l’Etat d’Israël était assimilable à l’Algérie française ou à la Rhodésie, ont été incités à s’établir dans les lieux qu’ils habitent à présent parce que ces lieux leur étaient désignés par les gouvernements successifs de l’Etat d’Israël comme des sites de mémoire prophétique et des points stratégiques. Il n’est que de reprendre les argumentaires de l’alyah des années soixante-dix. Aujourd’hui, les voici désignés, au sein même du peuple juif, comme des galeux, des parasites et des fous qui ne seraient plus dignes d’en faire partie. Et l’on voudrait, en même temps, que la paix en cours ne fut pas marquée par l’on ne sait quelle panique interne, et qu’elle se déroulât sans encombre ?

Dans une de ces périodes sombres ou la division nourrit l’angoisse qui l’alimente en retour, ou les références de la Torah semblent incongrues et participer à la guerre civile du peuple juif, il peut être utile de reprendre l’exemple du patriarche Jacob. Après que le rêve prophétique lui avait fait découvrir la splendeur de sa descendance, ayant rencontré les messagers de Dieu en chemin, le lieu de la rencontre de l’humain et du divin fut nommé mah ’anaym: le « double camp », la résidence à double dimension (Gn, 32; 1). Lorsque pressé par la peur d’Esaü il fut contraint d’organiser sa périlleuse survie, alors, au contraire. il « coupa le camp en deux moitiés » (Gn. 32 ; 8). Deux moitiés de camp laissent chacune d‘elle amputée de son complément. Dans un camp à double dimension, chaque moitié se renforce de la force et des valeurs de l’autre.

Puisse la mort de Rabin, l’homme qui finit par chanter la paix en conscience, mais parfois avec la gorge nouée, nous engager dans cette seconde voie, de sorte que, sortant d’exil, nous fassions enfin sortir l’exil de nous.

Raphaël Draï zal, L’Arche Janvier 1996

Paracha Lekh Lekh’a

In Uncategorized on novembre 3, 2022 at 11:01
3.lekh Lékha

(Gn, 12, 1   et sq)

Après la catastrophe du déluge et le rétablissement de l’humanité – une humanité auto-destructrice, rescapée par le mérite de Noé – sur ses bases essentielles, l’on aurait pensé que la terrible leçon en serait retenue et que cette même humanité se tiendrait fermement à l’Alliance passée entre le Créateur et le constructeur de l’Arche. Un tel espoir n’eût pas été sans fondement. Le chapitre 10 de La Genèse se conclue sur un constat plutôt encourageant, s’agissant de la descendance des trois fils noachides, et notamment celle de Chem. Cette descendance se répartit harmonieusement sur la terre que les eaux diluviennes ont libérée. La répartition se fait en peuples et en familles, chacun et chacune respectant son principe généalogique et conjoignant le désir de singularité avec le besoin d’universalité; chacun et chacune pratiquant, en sus, un langage propre mais communicant avec les autres. Pourtant, cette harmonie universelle ne va pas tarder à  se corroder.

Le chapitre 11 relate alors ce qu’il faut bien nommer une nouvelle dérive de l’humanité. Celle-ci commence à se mouvoir dans une anti-direction, en se coupant non pas de l’Est (mizrah) mais de son antériorité (kédem). Cette dérive amnésique la mène à s’établir de manière aberrante sur rien moins qu’une faille (bik’â) et à y lancer un nouveau type de civilisation, hyper-puissante, marquée par une activité répétitive et cumulative pour l’érection d’une tour qui monte à l’assaut du ciel; une civilisation de la fuite en avant qui impose un langage totalitaire à ses membres: des mots indifférenciés prononcés avec un accent obligatoire.

Le Créateur s’en avise, lié qu’il est par son engagement vis à vis de Noé ne plus provoquer de nouveau Déluge. La contre-mesure prendra cette forme: la dislocation de la langue mortelle, où doivent se couler des mots n’ayant qu’une seule acception, pour en mélanger les parcelles. Après la chape de plomb, la poussière des particules! Charybde et Scylla.. Si, dans ces conditions, une alternative ne se dessine pas, l’humanité, à la fois décérébrée  et apraxique, en sera à vivre ces ultimes derniers jours.

Pourtant, en un recoin de la terre «babélisée», un petit groupe d’hommes et de femmes, descendants de Chem, s’est tenu à l’écart de la démence collective, de cette ivresse du Pouvoir absolu. Dans ce groupe, un couple se distingue  aux yeux du Créateur: Abram et Saraï, laquelle, croit devoir préciser le texte de la Genèse, est stérile (âkara) ( Gn, 11, 30). Ils seront néanmoins chargés de relever l’humanité de ses déchéances, de la rebâtir extérieurement et intérieurement.

La mission pourra sembler profondément contradictoire: comment confier la poursuite de l’Histoire humaine, reliée à sa source divine, à un couple dans l’incapacité d’engendrer? Et pourquoi le récit biblique aiguise-t-il cette contradiction? Sans doute parce que la stérilité est un symptôme à la fois individuel et collectif. Cette femme qui ne peut enfanter (ein lah valad), d’où ne semble pouvoir sortir aucune des toldot qui la relierait aux engendrements cosmiques du ciel et de la terre, est la figure d’une époque, l’emblème d’une phase et d’une stase du genre humain. On n’en restera pas là.

Afin que l’Histoire reprenne son mouvement vital, le premier couple véritablement post-diluvien prêchera  d’exemple. Le Créateur l’y invite : «L’Eternel dit à Abram: Va pour toi, à partir de ta terre natale, de ta patrie, de ta maison paternelle, vers la terre que je te montrerai» (Gn, 12, 1). Bien des commentaires ont été consacrés à cette invite, si ce n’est à cette injonction. Hegel s’est acharné à y déceler les origines d’une humanité archaïque, rétrograde, errante et cosmopolite, sous les  traits de laquelle il ne sera pas difficile d’identifier le peuple juif. Rien ne fonde cette interprétation pseudo-évangélique et pseudo-philosophique. Dans les termes du verset hébraïque, Abram n’est incité à aucun abandon, à aucun reniement. Les indications topographiques soulignées en l’occurrence doivent être considérées comme des lignes de départ, pour un cheminement destiné à reconstituer l’unité interne de l’humain «babélisé». Certes, la destination de ce cheminement n’est pas précisée nominalement, mais la manière dont elle est désignée donne à comprendre qu’elle le sera certainement. Car il n’est pas dit «vers une terre que Je te montrerai» mais «vers la terre que Je te montrerai». L’existence de celle-ci ne doit  faire aucun doute.

Abram et sa femme Saraï défèreront à l’invite divine. Ils se mettent en chemin  avec, en outre, leur neveu Loth. Ils quittent donc H’aran, la Cité de la régression (Ah’aRoN), du retard (IH’ouR)  et de la colère (H’aRoN) vers ce but encore innommé, non sans emmener également avec eux les âmesqu’ils avaient déjà édifiées en ce lieu, pour bien indiquer qu’avec eux le Créateur n’était pas complètement en terra incognita, qu’il avait déjà sondé leurs prédispositions.

Les voici désormais engagés sur un chemin plus qu’accidenté: chaotique. De l’enlèvement de Saraï en Egypte jusqu’au constat de sa stérilité résistante, en passant par le risque de guerre fratricide avec Loth, les épreuves vont s’ajouter aux épreuves. Elle et lui les affronteront. Le propre d’une épreuve, au sens biblique, aussi angoissante soit-elle, n’est-elle pas de révéler les points fables mais en même temps les points forts de ses protagonistes? Sinon comment apprendraient-ils à se dépasser?

Telle est l’une des significations possibles de la formule lekh-lekha, laquelle, autrement, se réduirait par la redondance de ses termes à une tautologie. Le second lekh n’est pas la  duplication du premier. Abram n’est pas incité à un déplacement mais bel et  bien à un dépassement et, si l’on peut ajouter, à  un dépassement ascensionnel, jusqu’à la dixième de ces épreuves déterminantes: la ligature du fils aimé, si longtemps espéré, la Âkédat Itsh’ak, qui devra se tenir, le moment venu, sur les hauteurs du Moriah.

Raphaël Draï zal 9 octobre 2013

PRESERVER LES IDEAUX DU SIONISME

In Uncategorized on novembre 1, 2022 at 9:30

Après 45 jours de tractations et de marchandages, le gouvernement de l’Etat d’Israël est enfin constitué in extremis. L’on ne peut que s’en réjouir. L’on imaginait mal, compte tenu de l’horizon de menaces qui affecte cet Etat, qu’un round de négociations s’ouvre à nouveau, avec un nouveau candidat au poste de premier Ministre. Pourtant nul ne peut se dissimuler que la majorité obtenue par Benjamin Netanyahou est la plus faible qui soit et que cela préjuge mal de la durée effective du nouveau gouvernement à la merci du basculement dans l’autre camp de deux ou trois voix à peine. Que faut-il mettre en cause dans ces atermoiements et dans ces « deals » obtenus à l’arraché? Le système politique israélien dans son ensemble et notamment sa loi électorale qui permet à de petites formations, tout juste représentatives d’elles mêmes, d’exercer par leur position finalement charnière une influence disproportionnée, confinant parfois à une forme de chantage? Faut-il encore incriminer la psychologie et parfois l’amoralisme d’une classe politique dont la conquête et la conservation du pouvoir pour lui même semble la motivation la plus déterminante et la plus intransigeante? Faut-il ainsi en déduire que l’Etat d’Israël est vraiment devenu un Etat comme les autres et que l’approcher en termes idéalistes c’est désormais s’exposer à d’amères désillusions?

Tout dépend de l’idée que l’on se forge d’une république et d’une démocratie. Le débat n’est pas nouveau. Dans un article du Figaro daté du 25 avril 1895 Emile Zola mettait déjà ses lecteurs en garde contre l’idéalisation du régime républicain, contre l’illusion qu’il suffisait d’instaurer un régime de cette sorte pour provoquer un changement radical de la nature humaine et une mutation des passions parfois délétères qui l’animent. A les idéaliser outre mesure la République et la démocratie deviennent sources de profondes déceptions au risque de faire regretter les régimes autocratiques qui les avaient précédé. Pourtant cette analyse, naturaliste et réaliste, comme toute l’œuvre de Zola, est-elle applicable à l’Etat d’Israël?

Le rêve et le défi de tous ses fondateurs, quelle que fût leur attache idéologique, religieuse ou non, était précisément de ne pas en faire, de ce point de vue, un Etat comme les autres mais un Etat ayant tiré des vicissitudes du peuple juif en exil la leçon que ses valeurs étaient vitales et qu’elle devaient comme jamais s’incarner dans des institutions exemplaires et des conduites dignes des exhortations des prophètes bibliques S’agissant de l’Etat d’Israël peut-on réellement s’accommoder d’une vue cynique et de son existence actuelle et par suite d’un souci intermittent de son avenir? Défendre le sionisme contre ses détracteurs extérieurs, et l’on sait à quel point ils sont virulents et acharnés, n’interdit pas de poser ces questions au sein même du peuple juif non pour juger des personnes mais pour vérifier sans cesse et en toute lucidité la nature de l’Etat en lequel tant d’espérances se sont investies depuis 1948 au moins. Depuis qu’il est apparu dans l’Histoire le peuple juif a toujours relié le droit, la politique et la morale, notamment celle du désintéressement. Sans respect de cette dernière, le droit se liquéfie et la politique redevient l’arène des gladiateurs s’entretuant devant César divinisé. Il est temps d’en prendre conscience pour traverser un siècle qui s’annonce, lui, impitoyable. 

                  Raphaël Draï zal, Radio J, 11 mai 2015.