A la mémoire de Jean- François Mattéi,
De la perte qui saurait dire le prix …
S’interroger sur le commencent de la vie confronte l’esprit à ce qui l’outre–passe. Lui-même n’a t-il pas commencé en un instant générique, non mesurable puisque le temps est une déduction de la conscience après qu’elle est advenue? Avoir connaissance du commencement, au sens chronologique, c’est plus amplement encore s’ouvrir la voie vers l’originel, autrement dit vers ce dont la vie provient, et à partir de cette origine non pas statique mais originante, vers une connaissance possible, serait- elle fragmentaire et approchée, de la cause efficiente du vivant. Sur cette voie la science et la foi religieuse sont proches de la collision car un tel mouvement de l’esprit conduit nécessairement la créature qu’il meut à la place du Créateur, ainsi que le relatent les mythologies et les récits bibliques.Cette place qu’image le Trône divin présente une particularité: elle s’est toujours révélée trop haute pour l’Humain qui prétend s’y installer, ceint de morgue et couronné d’illusions, avant que le vertige ne le saisisse qui le voue à la chute. Autant justifier cette prime question par d’autres considérations, plus proches de la vocation humaine proprement dite, qui est de veiller sur soi même afin de retarder autant que faire se peut l’instant irréversible de la mort qu’au contraire le meurtre précipite. Le mythe conduit alors aux considérations de la vie quotidienne, avec ses élans, ses détresses, ses doutes multiples, ses questions à angle vif. Entre autres exemples n’était- ce pas le sens du recours engagé en 1975 devant le Conseil constitutionnel contre la loi autorisant, sous conditions, l’interruption volontaire de grossesse, au motif que cette loi, jugée homicide par tels des requérants, portait atteinte au principe essentiel, posé à l’ouverture du préambule de la Constitution de 1946, du « respect de tout être humain dés le commencement de la vie (1) »? Une « véritable » question est validée en tant que telle lorsque, outre son intérêt intellectuel, serait-il spéculatif, elle fait réagir, au plus haut niveau qui soit, l’édifice des normes juridiques, le législateur et le juge. En raison des polémiques suscitées par l’idée même de commencement de la vie et par l’identification effective de celui–ci, il importe à nouveau d’y réfléchir non pour réactiver la tentation démiurgique reconnue à l’instant mais pour mieux assumer la vocation proprement humaine concernant son auto- protection.
I. QUESTIONS DE NAISSANCE, NAISSANCE DE QUESTIONS
Aucun être humain ne conserve le souvenir conscient de sa naissance. Le commencement d’une vie personnelle – n’est –il pas préférable de dire à ce propos: les commencements, afin d ne pas répondre par un biais et par anticipation à la question posée? – ne relève pas de sa connaissance immédiate. Ces commencements, donc, biologiques, affectifs, sociaux, intellectuels, etc, ne peuvent lui être rapportés que par autrui. L’idée de commencement est indissociable de l’idée de témoignage. Si l’on passe du plan ontogénétique, celui de l’individu, au plan phylogénétique, celui de l’espèce, et pour autant qu’on l’on parvienne à le singulariser, l’on admettra que les commencements de la Vie, en général, ayant précédé la naissance de l’Homme, ne s’ouvre, faute de témoins précisément, qu’aux conjectures de ce dernier. L’Homme n’était pas présent lorsque la vie est apparue et il ne saurait rien en relater directement qui en serait véritablement l’Histoire. Même ses hypothèses et conjectures dépendent des traces laissées par ces premiers commencements encore innommés. Et d’ailleurs, ces traces comment les interpréter? Depuis quelques décennies le grand public s’y adonne avec un fort esprit de curiosité, si ce n’est avec acharnement et quelque voyeurisme.Les interrogations sont multiples et récurrentes. D’abord quand la vie, au sens cosmique, a-t-elle en effet commencé? Quand l’Univers est-il apparu? Et provenant d’où? Le « big bang » est une image sonore, si l’on peut ainsi dire, impressionnante mais, au fond, qui l’a réellement perçue? Conjecture! Et la vie au sens biologique cette fois, si cette expression ne fait pas trop pléonasme, qui saurait en dire, là encore, le début? Une autre image se forme à ce propos: celle d’une »soupe primordiale », fortement relevée de sels minéraux et d’oligo-éléments. Cependant, il reste difficile de décrire une marmite lorsque l’observateur supposé mijote lui même sous le couvercle. Ces conjectures finissent par se tisser entre elles pour constituer un imaginaire propice aux fictions, matrice de chimères. Dans ces conditions, que dire des commencements de la conscience? Est-elle concomitante des différenciations de l’espèce humaine au regard du règne animal? De la station debout? Du déverrouillage de la cage occipitale? De la libération des membres antérieurs permettant la préhension et sans doute la compréhension? De la première intuition du temps? Qui saurait l’affirmer avec certitude et le décrire avec précision! Qui saurait ordonner entre eux ces multiples débuts ! Si l’anamnèse du genre humain est affine à l’archéologie et à la paléontologie, elle n’en conserve pas moins ses énigmes propres. L’embryologie animale et humaine livrera t-elle à présent quelques observations bienvenues? N’est-il pas devenu possible de filmer les étapes de la vie intra-utérine, en bouleversant au passage les notions immémoriales d’intériorité et d’extériorité? Resterait à justifier quelques extrapolations possiblement hasardeuses, elles mêmes « extrapolantes » à l’infini, de la première mitose jusqu’à la naissance des étoiles et des galaxies. Au surplus, est-il acceptable de compacter les échelles de la vie et d’assimiler la rencontre d’un ovule et d’un spermatozoïde à un micro big-bang biologique permettant de concevoir ce que fut probablement le macro-big bang cosmologique correspondant? En quoi la réduction de la taille d’une image toutefois obscure l’éclairerait t-elle mieux? Au bout du compte, face à la question: « quand commence la vie? », laquelle présuppose que l’on sache en quoi elle consiste exactement, le savant réputé comme le chercheur débutant répondront qu’au fond il n’en savent rien, que la vie est une donnée immédiate, de même que sa disparition ; qu’il faut se limiter à en décrire les modalités et les manifestations, l’explication exhaustive outre- passant les limites actuelles de ce qu’il est convenu d’appeler «science» (2). Ces précautions prises, l’on ne saurait se satisfaire d’un tel constat, serait–il à l’honneur intellectuel de qui le formule et en endosse les suites. La question portant sur les commencements de la vie ne se limite pas à ses dimensions spéculatives et ne relève pas toujours du sensationnalisme des journaux ou des romans de science fiction (encore que..). Cette question affecte le cours de la vie elle-même et sa qualification en tant que telle. Pour le comprendre en cas de besoin, il suffirait de rappeler l’expression courante: « Ce n’est pas une vie ! », qu’il s’agisse d’en interrompre l’engagement – faut-il dire « simplement biologique »? – comme pour l’IVG – ou d’en abréger le terme, avec les pratiques de l’euthanasie. Dans les deux cas, les controverses et les débats de conscience – à supposer, répétons le, que celle-ci soit constituée et agissante – sont liés, par quelque aspect qu’on les aborde, à la question initiale et à son corrélat: quand la vie commence t-elle, en effet, chronologiquement et substantiellement, et ce commencement est-il unique? L’événement originel fait loi et droit de soi. Avant que la vie n’apparaisse, l’on ne saurait présumer qu’elle fût, et lorsqu’elle n’est plus elle-même qu’importe d’en prendre acte, fût-ce par un passage à l’acte? Pourtant les conséquences qui s’ensuivent ne sont plus intellectuelles mais juridiques et judiciaires. Dans ces deux situations il se pourrait que la responsabilité humaine fût maintenant engagée et sanctionnée. L’objet de la présente contribution à ces débats virulents et douloureux, souvent placés à l’enseigne de la détresse humaine, n’est pas de prendre parti et encore moins d’épouser quelque querelle venant peupler l’on ne sait quel ennui, même si le bovarysme n’est pas pour rien dans la propension querelleuse qui agite régulièrement la cité scientifique. L’on se propose plutôt d’apporter quelques informations complémentaires et supplémentaires permettant à la fois de mieux formuler encore les interrogations en débat et de les acheminer, si possible, vers quelques issues qui ne soient pas en trompe l’œil. Reprenons donc en son propre commencement la question des commencements. Quand la vie commence t-elle? Ne serait-ce pas précisément par cette prime interrogation? Celle-ci vaut ce que valent les mots qui la formulent. Et si l’on commençait par interroger le langage, ou plutôt les langages à ce sujet? Certes, l’exploration ne saurait être exhaustive, sauf à mobiliser des moyens qui ne sont pas immédiatement à notre disposition. L’exercice restera donc limité, relevant plutôt de l’échantillonnage, sauf à rappeler qu’en bonne méthode un bon échantillon se caractérise par une cohérence interne qui le rend propice à quelques généralisations qui ne soient pas tout à fait erratiques. A cet égard l’exploration portera sur le vocabulaire gréco- latin et sur le vocabulaire hébraïque désignant en une même intentionnalité: l’idée de commencement, la vie, le vivant et les vivants. Elle se développera selon deux voies entrelacées: la première sera propre à chacun de ces lexiques ; la seconde en reconnaîtra les coïncidences, si ce n’est les connexions les plus significatives. Le langage afférant à l’idée de vie et de commencement, aussi bien en grec et en latin qu’en hébreu, est abordé comme un mémorial de traces autrement indiscernables attestant, à leur manière, du commencement – ou des commencements – de la vie, cette expression devant être désormais entendue dans son sens plural et arborescent. Ainsi qu’annoncé, l’on commencera, justement, par le mot « commencement ». Sa généalogie nous rapporte à la langue latine, et plus précisément encore au latin populaire avec le verbe cuminitiare, lui-même provenant de initium (3). Une précaution s’impose ici: l’enquête étymologique ne conduit –elle pas à une tautologie, celle-ci sévirait-elle par le simple déplacement, par la simple translation d’une langue: le français, dans une autre langue, en l’occurrence le latin? Le cercle s’ouvrirait si nous élucidions, comme il se doit, le sens premier et générique de initium. Relevons, d’ores et déjà, que l’idée de commencement est originellement liée à celle de conjonction, le cum de cum-initiare étant aussi décisif que l’initium proprement dit. Initium provient de ineo, lui-même provenant de eo, lié à son tour à itum, itumere: aller. Ce vocable se retrouve, par exemple, dans iter, itineris etc.. La présente investigation étymologique conduit à l’idée d’un mouvement, ce que vérifient les autres constructions verbales sur ce radical. Quelle est la nature de ce mouvement initial? L’enquête étymologique ne devrait pas négliger le préfixe secondaire in, lequel désigne toujours le passage au-dedans, par opposition au préfixe ex qui désigne le passage au dehors. Cependant, in ne désigne pas seulement un mouvement d’intériorisation spatiale et de pénétration physique. Il désigne également le développement d’une temporalité ouverte sur un après, sur un en- suite Pour mieux le percevoir il suffit d’observer que son antonyme: ex, précité, désigne, certes, ce qui n’est pas intérieur mais aussi, dans l’ordre du temps, ce qui est obsolète, dépassé et caduc. Faut-il aller jusqu’à relier les préfixes in et en? En désigne également au-delà de l’intériorisation la consubstantialisation. Dans la langue grecque le radical en ouvre donc à toute la terminologie de l’Etre qui se retrouvera dans le ens latin. L’idée de commencement apparaît alors encore plus nettement dans le rapprochement des préfixes in, en et un. Ne forment-ils pas une véritable série? Le radical un se retrouve dans unus, le singulier, l’en-soi, par lequel s’inaugure à présent la numération, au sens ordinal et cardinal, puisque l’unus ne reste pas en l’état, qu’il se poursuit dans l’unio, d’où viennent union et désunion. Revenir aux implications de eo conforte cette investigation initiale sur l’initialisation. Ce radical se retrouve entre autres dans coeo (en grec suneimi) qui ouvre, lui, à la terminologie de la socialité et de la juridicité que recoupent les significations suivantes: aller ensemble, se réunir pour délibérer, d’où coetus, assemblée (en grec sunodos). Mais coeo ouvre simultanément au vocabulaire de la sexualité, de la génération et donc de l’accouplement charnel, d’où coitus, coitio qui désigne aussi la rencontre par quoi s’inaugure la relation sous la condition suspensive de sa continuité. L’étymologie du mot commencement conduit ainsi à la perception et à l’analyse des processus relationnels par lequel ce que l’on appelle le vivant apparaît. La lexicographie latine reste homogène et cohérente si l’on se reporte cette fois au terme qui y désigne directement la vie: vita, dont la propre étymologie conduit à uiua: ce qui s’oppose à la mort, et à uia, la voie, dont on relèvera l’homophonie si ce n’est l’homologie avec le grec bia qui désigne la vie, au moins sur l’un de ses plans primaires.
II. IL Y A VIE ET VIE.
La langue grecque dispose en effet de deux termes au moins pour désigner la vie non pas en tant qu’abstraction ou concept mais en tant que vivant -en -relations – si cette expression ne forme pas un pléonasme compte tenu des informations livrées par l’étymologie latine: zoe et bia(4). Par où se précise notre investigation sur les commencements de la vie humaine. Le premier de ces termes se trouve par exemple chez Aristote qui définit dans La Politique l’humain comme zoon politikon (5). L’habitude, voire l’inertie intellectuelle, incite à traduire cette expression par l’humain est un « animal politique ». Cette traduction ne fait que déplacer et faire rétrogresser l’interrogation à laquelle elle est censée répondre et qu’un Jean Rostand reformulait ainsi: qu’est- ce qu’un animal? D’autant que les animaux vivent sous bien des formes, sauf sous des formes à proprement parler politiques, c’est-à-dire tâchant de concilier consciemment et méthodiquement le singulier et le pluriel, le conflit et la délibération. Chemin faisant, accordons nous une nouvelle halte à propos du mot commencement dans la langue grecque cette fois: archè. Nous inciterait –il à choisir notre discipline de référence dans l’archéologie, laquelle conduirait à rebours la naissance de l’Humain vers la… zoologie? Bien des métaphores, des mots célèbres et quelques formules à l’emporte- pièces le justifieraient. Rappelons qu’en grec le mot arché – dont l’étymologie spécifique n’est pas élucidée (6) – comporte au moins deux significations: commencer, au sens chronologique, et commander, au sens légal. Coalescentes, ces significations se retrouvent dans des termes-clefs du vocabulaire juridique et institutionnel, par exemple dans les mots archonte ou hiérarchie. Par la suite, archè désigne le principe générateur: soit le commencement conçu en tant qu’événement originaire, c’est-à-dire séparant un avant et un après mais liés entre eux, un événement primordial comportant des suites et des conséquences, elles mêmes génératrices d’autres suites et d’autres conséquences impliquant prévision et responsabilité. C’est pourquoi, dans la traduction grecque des Septante, le premier mot du livre de La Genèse, en hébreu Berechit, proprement intraduisible terme à terme, est rendu par En archè: soit « en un commencement-commandement », ordonné et ordonnateur. Aussi bien le grec archè que l’hébraïque Beréchit présentent le commencement telle une décision qui ne présume d’aucune manière de ce qui lui est antérieur sans véritablement la pré- céder puisque seul le commencement instaure à sa manière la dimension du temps au sens séquentiel. Ainsi la vie spécifiée, celle du zoon, n’est elle pas tout à fait l’événement premier, initiateur, ou, si l’on peut dire, com- initiateur du vivant. Elle n’advint qu’à la suite et par l’effet de cette instauration primordiale dont la propre cause reste conjecturale. Dans cet ordre de considérations on relèvera qu’en grec arkio désigne, cette fois, le ferme établissement, la fondation assurée. C’est pourquoi, à propos des Lois, dans sa définition du Préambule, Platon, à la suite de Socrate y distinguera quatre niveaux: la Divinité, la Phusis, la Thémis, et la loi humaine (IV). Par suite, la définition de la vie humaine devient susceptible de quatre formulations, potentiellement discordantes entre elles, selon qu’elles intègrent un seul, plusieurs ou au contraire la totalité de ces niveaux qui constituent des lors un ensemble, ou un système. C’est pourquoi il est préférable de traduire zoon politikon par vivant- politiquement, et non par animal, politique, comme si la biologie, la science politique et la métaphysique n’étaient que trois départements de la zoologie. La vie entendue comme zoa est celle qui intègre les quatre niveaux du préambule platonicien. Elle ne se limite pas seulement à la phusis, elle-même réduite à ce que l’on pourrait appeler son énergétique primaire, une énergétique auto- comprimée, incapable de se méta- boliser. Autrement, toute méta- physique deviendrait impossible et inconcevable, et toute transcendance inimaginable. C’est sans doute pourquoi Aristote, l’auteur des traités de zoologie sur Les parties des Animaux et de biologie sur les processus de La Génération et de la corruption, mais également l’auteur du Traité de psychologie consacré à L’Âme (péri psuché) et d’un traité de Métaphysique se garde bien dans La Politique d’employer à propos de l’Humain l’expression bion politikon, qui eût été une contradiction dans les termes. Désignée par le vocable bio, la vie est celle que fait s’élancer l’énergétique des pulsions, celle des raptus et des passages à l’acte qui débordent la conscience lorsqu’ils ne l’oblitèrent pas. A ce stade la vie apparaît « biolente », simplement itérative et répétitive, comme semble l’indiquer le préfixe bi de bia.Elle serait aussi dissipative et triste, comme le montre Bergson que ne démentiraient pas la clinique et la métapsychologie psychanalytiques. Au contraire, la vie constituée, perçue et entendue comme zoa, serait modulée, liante, portant un mouvement qui à son tour la porte plus loin, et suscitant cet affect qualitatif: la joie chère à Spinoza. Une clarification conceptuelle devient maintenant possible. Identifiée comme bia, en son expression primaire – dans l’acception freudienne de ce dernier qualificatif – la vie débuterait, au sens cinétique avec cette première poussée – pulsion-passion énergétique mais elle commencerait es qualités des lors qu’elle atteindrait le niveau de zoa, lorsqu’elle s’exhausse et se transcende dans ce qui la dépasse et dans ce qui la prolonge sans être décérébrée pour autant par aucune amnésie. Ce qui implique nécessairement que la conscience eût déjà conçu les notions de qualité et de valeur, c’est-à-dire non seulement celle des notions de plus et de moins mais celle de bien, de mieux et de pire. L’idée de commencement ne relève plus de la simple série chronologique. En cas de besoin, la primarité le cède à la primauté qui à son tour, et si nécessaire, le cèderait à l’exigence de priorité. Qu’en est –il maintenant du vocabulaire hébraïque? On l’explorera pour sa valeur informationnelle mais encore pour ses résonances, pour ne pas dire à cause de ses coïncidences avec le vocabulaire grec, alors que ces deux langues sont classées dans deux familles différentes qui n’auraient entre elles nulle langue commune, En hébreu le mot vie se dit h’aym et c’est un pluriel comme les mots: eau-eaux: maym ; ciel-cieux: chamaym; ou visage-faces: panim. Ce terme générique apparaît pour la première fois dans le livre de la Genèse non pas à propos de l’Humain (Haadam) mais à propos de ce que l’on nommera d’un terme tout aussi générique: le règne animal (h’aya) qui se distingue du végétal (êsseb)par sa mobilité et sa motilité (Gn ; 1, 20). Pourtant, avant d’engager cette investigation spécifique, il importe de relever sans tarder – et pour nous y limiter – trois vocables hébraïques qui consonnent avec archè, bio et zoon, non seulement euphoniquement mais sémantiquement, à savoir, ârakh, bia et zan. Consonant avec le grec archè, la racine ARKh, avec un aleph en lettre initiale, se retrouve dans les mots orekh: la longueur, l’expansion, et avec un âyn dans le mot ârakh qui désigne l’ordonnancement mais aussi la valeur intrinsèque dans tous ses champs d’application, notamment éthique, juridique et économique. Cette racine, en ses deux accentuations, semble bien indiquer un mouvement d’amplification physique mais à propension sociale et donc nécessairement un mouvement régulé. Bia désigne la relation sexuelle, électivement entre un homme et une femme. Ce terme marque également un mouvement vers, comme dans le verbe correspondant la (v) bo:aller à la rencontre de, dans le but de porter un message, d’établir une relation, d’engager une responsabilité. C’est pourquoi dans le droit hébraïque des personnes, ce terme ne se suffit pas à lui-même, sauf à vouloir désigner négativement une relation inaboutie. La bia doit se prolonger et se justifier par l’établissement d’une relation juridiquement étayée, socialement reconnue, spirituellement sanctifiée (7). A partir de quoi des engendrements sûrs pourront avoir lieu selon des repères parentaux ne souffrant ni incertitude ni contestation, la vie se faisant ainsi histoire. En hébreu le même mot: toldot désigne l’engendrement ainsi compris et l’Histoire, autrement dit la continuité acceptée des générations. ZaN, cette fois, désigne le fait de nourrir, donc d’alimenter la vie lorsqu’elle est advenue. MaZoN désigne la nourriture compatible avec l’assimilation physiologique mais encore avec le développement non seulement physique mais encore intellectuel et spirituel. OZeN désigne l’oreille qui est l’organe de l’audition, au sens acoustique, mais également de l’écoute, au sens de l’entendement intellectif, et encore de la (dé) marche équilibrée. IZouN désigne la balance sur laquelle doivent être disposés des poids égaux, ni frauduleux, ni frelatés. S’agissant de discerner les niveaux de la vie humaine, le vocabulaire hébraïque et le vocabulaire grec présentent de fortes similitudes. La réponse à la question portant sur le (s) commencement(s) de celle-ci dépend alors du niveau auquel cette question est posée. Le livre de la Genèse mentionne, en effet, on l’a vu, le mot vie pour la première fois à propos du règne animal: « Et dit Dieu: que prolifèrent les eaux d’une prolifération d’existence vivante (cheretz nephech h’aya)… et Dieu créa les grands sauriens (taninim) et toute l’existence vivante (col nephech h’aya) dont ils proliférèrent selon leurs espèces (…) Dieu les bénit pour (leur) dire: « Fructifiez (perou) et développez vous (revou) et emplissez les eaux » (Gn ; 1 ; 20 et sq) ». Telle fut l’œuvre de la cinquième période génésiaque – période et non pas « jour » au sens du calendrier solaire – (yom h’amichi). Le mot vie ainsi entendu apparaît implicitement, à partir de l’une de ses modalités: après la création du règne végétal auquel le mot h’aym ne s’applique pas expressément. Pourquoi? La texture du récit l’indique ; le mot vie est lié à la croissance et au développement mais régulé, selon un principe d’identification générique, si ce n’est généalogique qui ne caractérise pas encore le règne végétal. Et cette fois, le règne animal est l’objet d’une parole divine, d’une injonction programmatique au demeurant liée à une bénédiction, à une berakha qui atteste de la compatibilité de tels processus avec la création du vivant et avec son déploiement. C’est dans une sixième période qu’intervient la création de l’Humain (Haadam), corrélativement au Créateur, en alliance (berith) avec lui (Gn ; 1, 26).Inscrit dans ce processus créationnel dont il devient partie intégrante, l’Humain aura pour programme de se développer spécifiquement mais aussi de réguler la vitalité de tous les règnes vivants créés antérieurement à lui et vis-à-vis desquels il devient non pas tant le degré supérieur, au sens d’une hiérarchie faisant autorité d’elle-même, que l’instance responsable. Comment se présente toutefois la différence la plus marquante entre l’espèce humaine et les autres créatures vivantes? L’information décisive se décèle en ce sens dans un autre passage du livre de la Genèse: « Et Dieu forma l’Humain (Haadam) humus provenant de la terre (haadama) et il insuffla en sa narine une âme de vie (nichmat h’aym) et l’Humain devint (ou avait été) une existence vivante (nephech h’aya) (Gn ; 2, 7) ». Concernant le commencement de la vie humaine, ce verset conduit à deux observations essentielles. La première porte sur sa constitution. Le verset précité ne parle plus de création (beria) mais de formation (yetsira), de morphogenèse. D’une part l’Humain est formé en tant qu’humus (âphar) et non pas poussière (epher) ainsi que le donnent à (mé) comprendre des traductions approximatives et inexactes. La poussière est stérile, l’humus est fertile et fertilisant. Par ailleurs cet humus provient certes de la terre mais celle –ci est nommée à ce moment non pas erets, comme au premier verset de la Genèse, mais bien adama. La relation entre Hadam et Adamah saute aux yeux. Ces deux vocables sont formés par les mêmes lettres. Lorsque la terre, entendue comme erets est dénommée adamah, c’est qu’elle se rapporte directement à la condition humaine (8). On pourrait traduire adamah, littéralement par l’humaine… Le récit biblique établit ainsi deux corrélations constituantes et structurales: l’une entre le Divin et l’Humain; l’autre entre l’Humain et la Terre entendue comme terre spécifiquement humaine ou à humaniser: par destination. Dans ce contexte l’Humain est alors mis non seulement en corrélation idéique mais en contact effectif avec le Créateur par l’opération de l’insufflation laquelle ne se réduit pas à la capacité de respirer dont sont dotés par ailleurs tous les êtres créés, y compris ceux du règne végétal. L’insufflation aboutit à faire de l’Humain non plus une nephech h’aya, une existence vivante mais une nichmat h’ayim: une âme dispensatrice de vie (h’ay, c’est ce qui reçoit la vie, statiquement, h’aym ce qui la donne, vitalement). L’Humain se distingue donc des autres règnes vivants par son animation. A quoi celle-ci correspond elle précisément? Un élément de réponse est apportée par le Targoum, par la paraphrase araméenne du texte biblique qui rend l’expression hébraïque « âme vivante », nichmat h’aym par rouh’a melalela, autrement dit: souffle parlant. L’âme correspond désormais à la capacité d’user de la parole laquelle se constitue par le binôme générique et tendu: question-réponse. Que signifie alors la fin du verset précité qui semble contredire littéralement cette indication en ramenant l’Humain de la nechama au nephech, à la simple existence? Une première réponse serait d’ordre grammatical, se rapportant à un passé déjà mémorisé. La formule en question devrait alors se traduire ainsi: «… Et L’Humain avait été existence vivante (nephech h’aya) ». Pour mémoire. Pourtant les commentaires de la Tradition juive s’engagent dans une autre interprétation concernant cette fois la dynamique, progrédiente ou régrédiente, de la Création. La formule ici examinée nous apprendrait que l’Humain, sollicité de parvenir à ce niveau de la vie nommé nechama n’y parvint pas, ou qu’il n’y parvint pas du premier coup ; qu’il se maintint, ou qu’il stagna au degré du nephech, de la simple existence, se refusant à la parole et aux développements de celle-ci. S’agissant du commencement de la vie, comment ne pas évoquer en ce sens l’un des essais les plus célèbres de Freud: « Au delà du principe de plaisir » (9) ! Freud tente d’y élaborer une hypothèse métapsychologique concernant la tendance morbide à la répétition, cliniquement identifiée, qu’il n’hésite pas à qualifier de …« démoniaque ». Ce qualificatif est d’autant plus étonnant qu’il l’utilise à trois reprises au moins dans cet essai capital de la théorie psychanalytique. Pour Freud, donc, « A un moment donné, une force dont nous ne pouvons encore avoir aucune représentation a réveillé (éveillé) dans la matière inanimée les propriétés de la vie ». A un moment donné… Il s’agit bien d’un commencement mais celui-ci ayant lieu se soustrait à toute représentation, à toute connaissance directe. Sans doute parce qu’il s’est produit sans témoins capable d’en faire une relation. Son advenue ne peut être qu’inférée à partir de ses effets. Et Freud poursuit: « La rupture d’équilibre qui s’est alors produite dans la substance inanimée a provoqué dans celle-ci une tendance à la suppression de son état de tension, la première tendance à retourner à l’état inanimé. Pendant longtemps la substance vivante aura (eu) « la mort facile ». Jusqu’à ce que des facteurs extérieurs décisifs aient subi des modifications qui ont imposé à la substance ayant survécu à leur action des détours de plus en plus compliqués pour arriver au but final ». Est–il besoin d’insister sur la propre complexité de la conjecture freudienne? Elle indique toutefois deux commencements au moins de la vie: d’abord son réveil ou son éveil, mais ensuite, au regard de sa mortalité native, si l’on peut ainsi s’exprimer, le moment où cette mortalité est compensée par une propension contraire: le moment où la vie «prend». Néanmoins, la conjecture de Freud laisse dans l’ombre deux autres questions: a) quelle est la nature de cette force d’éveil initial?, et b) d’où les forces contraires à la mortalité primaire ont – elles puisé leur propre vitalité? En ce point un malentendu doit être évité, et cela sans céder à aucune dénégation, à aucune verneinung, consciente ou inconsciente. Relever, comme on le fait, ces deux interrogations n’a pas pour but de diminuer la portée de la conjecture freudienne au profit du récit biblique mais plutôt de mettre en commun les informations ouvertes d’un côté et de l’autre. Arrivés en ce point il est devient indispensable de rappeler la structure de l’être humain, tel qu’il est conçu dans la Tradition hébraïque: en tant qu’être–vivant – parlant. De ce point de vue, le parlêtre cher à Lacan serait aussi un par – lettres, sinon, dans ses phases de réticence et de résistance « démoniaque, un pare – lettres.
On pourra rapprocher cette conception du schéma de l’Etre et de la vie tel qu’il se discerne, on l’a, vu dans le concept platonicien de préambule:
1.Nephech h’aya: existence vivante (et non pas mourante),
2.Rouah’: esprit, énergétique vitale et vivifiante,
3.Nichmat h’aym, âme vivante – parlante,
4. Yeh’ida, principe d’unification des niveaux précédents pour prévenir leur diffraction et prévenir leur disruption(10).
La vie humainement qualifiée commencerait véritablement lorsque serait constitué ce véritable champ vital.
III. L’INITIATIVE DE VIE ET LA RESPONSABILITE DE L HUMAIN
Sans sacrifier à la typologie antagoniste de cultures et des civilisations, l’on relèvera une différence réelle entre les récits bibliques et les mythes grecs de la création. Dans les récits bibliques, à l’origine, Dieu est donateur de la vie et des principes vitaux. L’Humain n’est pas contraint de s’en emparer par vol ou par violence comme dans la tragédie prométhéenne. Dans le récit biblique l’emprise et la transgression interviendront, certes, mais après coup, sans abroger le principe de ce don premier, de cette donation inaugurale (Gn, 3, 7). Cela noté, il importe de relever d’autres consonances, non moins significatives que les précédentes entre d’autres vocables hébraïques et grecs. Ceux – ci ne sont pas mineurs ni accessoires puisqu’ils portent sur la dénomination du vivant, non plus dans ses manifestations extérieures mais dans ses sources les plus endogènes. Ce processus que le mot essentiel ne suffirait même pas à qualifier se nomme genèse (en grec genesis) ou dans sa représentation encore plus dynamique: la génération (geneseos). S’y oppose, comme dans le titre de l’ouvrage précité d’Aristote, la corruption sur la pente de la mort: ptoros. Genesis et geneseos sont construits sur une racine bilittère décisive: GN. On la retrouve dans des termes aussi capitaux en biologie que GèNe et GéNôme, ou en sciences humaines dans les termes qui déclinent le vocable grec GeNos et dans la GeNs latine qui désigne à la fois la parenté, au sens biologie et l’ethnie où celle-ci s’élargit en un plus vaste ensemble. Cette même racine se décèle aussi dans la terminologie de la naissance et de la connaissance provenant du vocable – souche gréco- latin: coGNoscerer. Mettre en évidence les consonances hébraïques de tels vocables se justifie par d’autres raisons qui tiennent à la structure du livre de la… GeNèse. La critique biblique se demande parfois si le chapitre 2 de ce livre n’est pas redondant au regard du chapitre 1. Faute de pouvoir répondre de manière claire à cette question, en raison de l’occultation ou de la méconnaissance de la Tradition juive en ces domaines, l’on se condamne à imputer ces deux chapitres à deux auteurs différents, introduisant de la sorte dans le récit biblique un coin qui se prolongera en clivages et en irréversibles ruptures de sens. Selon la Tradition juive ces deux chapitres ne sont certes pas redondants. Le premier concerne la création de la vie en général: le Cosmos (ôlam), selon ses différentes espèces et selon ses diverses instances où l’Humain prend part et place, en corrélation avec les autres ; le deuxième « focalise » le récit de la création sur l’Humain présenté alors comme formé – parlant singulier. Pour la première fois, et le seul de son espèce, l’Humain (Haadam) est disposé en un lieu particulier, dans un site congruent que le texte biblique nomme en hébreu GaN, terme traduit ordinairement par le mot jardin, lui-même situé et identifié par un autre point de repère que le texte nomme cette fois ÊDeN. Le rapprochement, et peut être le court- circuit, de ces deux vocables dans le langage courant a conduit à former l’expression « Jardin d’Eden ». Cette image est alors susceptible de former un obstacle épistémologique, au sens bachelardien, si le sens de ces deux vocables n’était pas au préalable restitué aussi exactement que possible. Aussitôt après avoir formé l’Humain comme âme vivante, le Créateur planta (ou implanta) un site particulier nommé littéralement Gan Be (en) Êden, l’un et l’autre de ces éléments provenant de ce que le récit biblique nommé Kedem: l’Antérieur. C’est là dans ce « lieu- séquentiel » qu’il y disposa l’Humain qu’il avait formé, ou conformé. Après la description de ce topos particulier qui apparaît ouvert, multiplement irrigué par des flux de pensée (nahar), le récit biblique précisera, dans une formulation quelque peu différente, que « L’Eternel Dieu acquit (vayk’ah) l’Humain et qu’il le disposa dans le Gan Êden pour le(la) travailler (leôvadah) et pour la préserver (lechomrah) (Gn ; 2, 15). Est –il possible d’élucider le sens de ces nouvelles informations avant de les interpréter? On aura d’abord relevé la consonance phonétique entre le GaN hébraïque et le GeN de la langue grecque. La convergence apparaît plus profonde encore. Elle met en évidence des similitudes, sinon même une identité de sens entre ces deux vocables censés appartenir, on le sait, à des familles différentes. Dans le vocabulaire hébraïque, la racine GN, se retrouve dans une série de termes: magen (protéger), aguon (compatible), nigoun (mélodie) qui présentent une signification, première ou dérivée, liée à la vie, selon tous les degrés de celle- ci. La formule Gan be Êden mi Kedem désigne le topos adéquat à l’Humain mais qui provient de « cela » dont nous ne n’apprendrons rien d’autre que ceci: il lui est antérieur (kedem). A quoi se rapporte cette antériorité? Deux hypothèses se présentent. A son sujet il peut s’agir soit de l’énergétique « créationnelle », proprement dite, de la hachpaâ, telle que la nomme la pensée juive occupée de comprendre les processus de la création de l’univers (beriat haôlam) ; soit de la matière initiale d’où le Gan est issu, ce que l’on pourrait appeler sa matière première. Cette seconde hypothèse est étayé par le verset 16 du psaume 139, difficilement traduisible: « La masse informe (GaLMi) que j’étais, tes yeux ont vu..». Difficile traduction qui se rapporte néanmoins à un point de départ, à un commencement, certes, non pas de la création mais de la formation de ce qui a été préalablement créé ab initio. Le sens de la racine GLM est éclairé notamment par le grammairien et étymologiste médiéval Rabbi David Kimhi dans son Livre des Racines.La racine GLM caractérise les êtres ou les objets qui n’ont pas encore reçu de forme (tsoura) distinctive, par exemple un matériau à l’état brut, un morceau de bois qui n’a pas encore été taillé, un morceau d’argile qui n’a pas encore été façonné. Rapportant alors la racine G(L) M, réduite, comme il est possible de l’accomplir, au radical GM, elle désigne ce qu’il est convenu d’appeler le protoplasme, cet état du vivant qui n’est encore engagé dans aucune morphogénèse, dans aucune yetsira, dans aucune gestaltung, dans aucune formation. Le rapprochement des radicaux GM et GN conduit maintenant à une autre observation que l’on soulignera en prolongement des conjectures précédemment évoquées de Freud sur les commencements de la vie. Les radicaux GM et GN présentent une lettre commune et une lettre différenciatrice. La lettre commune G (uimmel) les cheville et les introduit dans un champ sémantique commun. Pourtant il ne suffit pas de noter ensuite que les lettres différentes M et N les différencient. En fait, dans l’alphabet hébraïque, ces deux lettres se suivent immédiatement l’une l’autre. Le M conduit aussitôt au N qui en est l’issue. Or dans la symbolique des lettres hébraïques, qui sont aussi des schèmes cognitifs, la lettre M(êMe), se représente par un cercle. Elle figure la clôture et donc la répétition du pareil au même, si l’on ose ainsi solliciter un autre réseau de langage. En hébreu GaM désigne l’itération, la répétition, la duplication du 1 et 1. N(oun) se représente a) sous sa forme cursive comme une courbe, tel un arc de cercle, et b) sous sa forme finale comme un ligne droite qui s’infinitise selon ses deux vections, qu’elle soit horizontale ou verticale. En somme l’Humain est incité à passer du stade informe, celui du GaM, où ce qui est l’est parce qu’il se répète indéfiniment, au stade du GaN qui l’ouvre infiniment. Sans forcer le sens de la métaphore et du symbole, l’on dira que de ce point de vue le topos nommé Gan Be Êden mi Kedem s’ouvre, au niveau biologique à ce que le génome recouvre, et aux autres niveaux du vivant, de la zoa et de la néchama à ce qu’une autre expression, plus anthropologique déjà: le gène-homme pourrait représenter. Ce passage ne se produit pas automatiquement. Il résulte d’une activité humaine qui se déploie a) au plan du faire, de la formation et de la trans-formation, à quoi correspond la verbe précité laâvod, et b) au plan de la conscience indissociablement éthique et juridique, à quoi correspond le verbe lichmor: garder, ou mieux encore sauvegarder. Ces deux verbes désignent deux actions indissociables: une bi- norme. Le contexte du verset précité, tiré du psaume 139 permet de le vérifier, malgré d’autres énormes difficultés de traduction, autant conceptuelles que verbales: « Car c’est toi qui a légalement acquit (kanita) mes confins (khiltay), qui m’as esquissé (tessoukeni) dans le ventre de ma mère (….) Mon protoplasme (galmi) tes yeux ont vu et sur ton livre tous ont été écrits, jours de formation et en eux il n’y avait pas encore d’unité (eh’ad).. ». Ce verset est important non seulement par les processus qu’il donne à découvrir à propos de l’embryogenèse et de la morphogenèse de l’Humain mais aussi parce que ces processus sont rapportés au Créateur qui en est le témoin, le ÊD. De ce point de vue,le ventre maternel, le beten, et le Gan Êden, sont homothétiques.C’est pourquoi, tout ce qui sera issu de la matrice féminine, notamment lors d’avortements spontanés, ne sera pas considéré à proprement parler comme être – humain, introduisant aux règles juridiques qui en commandent avec la reconnaissance la protection juridiquement sanctionnée. L’humain commence par sa conformation particulière, c’est-à-dire par le fait qu’un visage y soit avant tout discernable, notamment par la position des yeux (Talmud de Babylone, Traité Nidda). La règle des quarante jours à partir desquels la vie s’individualise s’expliquerait d’une part en raison de la singularisation du fœtus au regard de l’organisme maternel et, d’autre part, plus affectivement, en raison de la conscience corrélative du lien entre les deux organismes naissant dans la conscience de la mère. Dans le Gan Êden, le degré biologique – l’on dirait génique – du vivant s’articule désormais au niveau de la conscience attestante. Ces deux niveaux ne sont plus dissociables, sinon par clivage et par mutilation tandis que la vie au sens humain survient de leur conjonction. C’est pourquoi le meurtre en tant que abrègement violent de la vie sera prohibé et sanctionné (Gn ; 4, 11). Il le sera également sous sa forme passive, comme refus d’engendrer (Gn ; 6, 5). Ce refus s’entend non pas au seul plan « biologique » mais plus profondément comme refus de faire naître, de contre – donner la vie. En conséquence, et après la catastrophe du Déluge, l’Humanité survivante légifèrera aussi en matière d’avortements, pour les interdire pénalement dés lors qu’ils ne se justifient par aucune intention thérapeutique, elle-même motivée par la préservation de la vie de la mère (Gn, 9, 6). La sanction interviendra seulement après jugement du meurtrier, de quiconque s’est autorisé à ôter la vie humaine déjà constituée au motif, comme Caïn, avait tenté de l’objecter, qu’il n’en serait pas le gardien, le responsable. Comment régresse t-on du GeLeM au GoleM? (11). Lorsque la bi-norme précédente est disloquée. Lorsque l’Humain récuse la êdout, l’attestation, il régresse au stade protoplasmique mais dépourvu cette fois de toute propension créatrice, de toute initialité. Cette position régressive est désignée dans la pensée juive par le terme … golem. On sait ce que le golem évoque dans l’imagerie populaire, dans les légendes fantastiques ou dans les romans de science fiction: une créature androïde, créée par l’Homme afin qu’elle le serve comme si elle était lui-même mais qui finit par échapper à son contrôle pour le détruire (11).L’Humain dépassé par ses œuvres, faute d’en discerner la nature réelle et les propensions effectives, ne trouvera finalement son salut que dans la destruction de cette créature mimétique). Est –il possible alors de ramener le récit légendaire à quelque énoncé de sagesse pratique? Un Traité du Talmud: Les principes des Pères (ou les Principes premiers), les Pirké Avot, ouvrent la voie en ce sens par leur propre définition du golem: « Sept éléments (debarim) caractérisent la brute (golem) et sept le sage (h’akham) … (PA ; 5, 10)) «. Avant de poursuivre l’on aura bien noté que l’état de GoleM, de la créature réduite au GaM, au même, n’est pas décrit de telle sorte qu’il frappe l’imagination au risque de sidérer l’entendement.Au contraire: il sera placé à apposition en en opposition avec le sage qui, lui, s’ouvre sur la connaissance, sur le NouN. Les attributs et les comportements du sage feront apparaître en creux ceux du golem: a) Le sage ne prend pas la parole devant qui est plus grand que lui en sagesse et en expérience. Le golem s’en empare, exactement pour les mêmes raisons: il ne se reconnaît aucun maître ; b) Il ne coupe pas la parole à son compagnon. Le golem s’y autorise. Il n’est lié à personne ; c) Il ne se précipite pas pour répondre. Le golem n’y résiste pas ; d) Il interroge à propos et répond méthodiquement. Le golem intervient hors de propos et seul sa parole fait loi ; e) Il place le premier en premier et le dernier en dernier. L’ordre offense le golem ; f) Ce qu’il ignore, il reconnaît l’ignorer. Le golem sait tout ; g) Il acquiesce à la vérité. Le golem la nie et la dénie. On le constate, l’Humain tel qu’il est conçu dans ces sept conditions n’est réputé né que s’il accède à cette sagesse qui fait place et droit à la vie – et à l’avis – d’autrui. Dans l’aptitude à cette vitale délibération la vie commence vraiment. Entre la vie et son contraire, l’Humain est invité à choisir, in fine, la vie (Dt, 30). Si l’on y fait bien attention, ce choix, à l’issue d’avance prescrite, n’en est pas – ou plus – un. Application avant la lettre du principe de précaution?
Raphaël DRAÏ Professeur émérite à la Faculté de droit et de science politique d’Aix-Marseille
Eté 2004
NOTES
1. Louis Favoreu et Loïc. Philip, Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, Dalloz, 2001, p. 300.
2. Cf. François Jacob, Qu’est ce que la vie? in La Vie, Odile Jacob, 2002, p. 9. et Stephen Jay Gould, The structure of Evolutionary Theory, Harvard University Press, 2002.
3. A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Histoire des mots, Editions Klincksieck, 1979. Cf également, Paule Levert, L’idée de commencement, Aubier, 1961. 4. P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Histoire des mots, Editions Klincksieck, 1983.
5. Aristote, La Politique, Vrin, 1982, p. 29.
6. P. Chantraine, op. cit.
7. Rabbi Moché ben Maïmon (Maïmonide), Michné Thora, Hilkhot bia, Jérusalem, 1982.
8. Georges Bastide, De la condition humaine, Essai sur les conditions d’accès à la vie de l’esprit, Alcan, 1939.
9. In Essais de psychanalyse, Payot, 1969.
10. Sur le principe d’unification, cf. Etienne Klein et Marc Lachize – Rey, La quête de l’unité, L’aventure de la physique, Biblio – Essais, 2000.
11. Moshé Idel, Golem, Shocken, Tel Aviv, 1996.
12.Cf. Le roman de Gustav Meyrink, Le Golem, in Les évadés des ténèbres, Robert Laffont, Bouquins, 1989, p. 951.