Exi(t)l fiscal et « dénationalisations » individuelles
I . Actualité d’ Albert . O . Hirschman
L’affaire de Florange l’a montré avec dureté : quelles que soient ses préférences idéologiques , le gouvernement Ayrault ne souhaite pas revenir , sous une forme ou l’autre , à une politique de nationalisations .Pour prendre une image , ce serait faire monter à bord d’un navire une foule de réfugiés qui feraient couler l’embarcation déjà ployée sous sa ligne de flottaison .Et pendant ce temps ,un certain nombre de chefs d’entreprises ou de grands noms du spectacle ,l’œil fixé sur la leur ,font savoir urbi et orbi qu’ils ont quitté la France , fiscalement parlant ,ou qu’ils s’apprêtent à s’exiler , qui en Suisse , qui en Grande Bretagne , en Belgique ou ailleurs .Autant de nouvelles Coblences ?Il faut y regarder de près .Ces départs là , dont les mobiles strictement personnels ne sauraient être que conjecturés , ne s’en expliquent pas moins en termes de science politique – à condition de ne pas user de cette expression de manière trop présomptueuse .En ce sens les théories d’ Albert O . Hirschman , entre autres , méritent d’être rappelées , au moins pour l’essentiel .
Le lien d’un individu quelconque avec les siens , avec son entreprise , avec telle ou telle institution , voire avec son propre pays , exige de sa part constance et esprit de suite , ce que garantit psychologiquement et moralement la valeur de loyauté ( loyalty ) . Cette fidélité n’est pas inconditionnelle , donnée une fois pour toutes .En cas de dissentiment ou de conflit , elle doit être confirmée et même renforcée par une discussion libre( voice ) , et si possible , pour employer un terme qui fait florès , « positive » . Lorsqu’elle celle –ci aboutit , le lien de loyauté est renouvelé , comme on
le dirait d’un bail , et se trouve même renforcé par l’épreuve .Autrement deux issues sont envisageables : soit le désistement qui prépare les viles soumissions , soit le départ ( exit ) vers des terres plus accueillantes , ou le même schéma se verra néanmoins reconduit . On le constate , un tel schéma qui date déjà de plusieurs décennies se caractérise par sa simplicité logique et par sa force identificatoire , chaque citoyen pouvant juger et jauger le point où il se trouve personnellement au regard de ses contraintes fiscales et de sa propre capacité de réaction . S’ y rapporter évite en tous cas de se rabattre sur des considérations par trop subjectives .Faute de quoi , qualifier un « partant » de « minable » , c’est risquer le coup de boomerang .Cependant , le même schéma ne suffit pas à rendre compte de ces dilemmes puisqu’il laisse entière la question de la mise en balance des trois éléments qui le constituent , à moment donné et pour telle ou telle personnalité . Car jeter la pierre à ceux qui s’en vont , c’est à coup sûr leur barrer la voie du retour , une voie qu’il faut laisser ouverte , selon la leçon de Benjamin Constant .Dés lors que l’on se sent toujours libre de sa pensée et de ses mouvements rien n’est jamais irréversible .
Mais comme on l’a dit , il ne s’agit pas de supputer les mobiles individuels , conscients ou non , d’une pareille mise en balance .Il faut se demander plutôt comment il se fait qu’une dé- nationalisation de cette sorte devienne possible .Deux hypothèses valent d’être explorées et discutées .La première tient aux effets subjectifs de la mondialisation et de l’hyper- révolution technologique qui l’accompagne , l’étaye et l’amplifie ; la seconde à la faiblesse , faut –il dire corrélative , de l’idéologie socialiste en ce début du XXIeme siècle , du socialisme strictement « gestionnaire » , surtout lorsque ses représentants se retrouvent au pouvoir et y essuient l’épreuve du feu .
II . Exil ou Exit ? Un exil sans déracinement .
L’expérience de l’exil est l’unes plus éprouvantes qui soit. Elle entraîne le déracinement de la terre qui vous a vu naître et grandir. Après quoi se
produisent délocalisation psychique et sentiment d’étrangeté en quelque nouveau lieu où l’on demeure . La tentation est de se rabattre sur soi . Tout le monde n’a pas la capacité de sublimation d’un Victor Hugo à Guernesey .Face à l’océan immuable et rugissant , d’autres idées peuvent venir qui ne se coulent pas forcément en alexandrins incandescents .Aussi , devant les issues imaginables d’un conflit , le risque de l’exil reste dissuasif et la menace du bannissement propre à faire réfléchir les esprits les plus convaincus .Tout dépend de la motivation invoquée .Pour Hugo , ce fut le respect absolu de la Loi et du droit violentés par « Napoléon le petit » ; pour Soljenitsyne la dévastation des idéaux révolutionnaires au Goulag . Mais pour Gérard , Alain , Bernard , Brigitte , et tant d’autres – parce que ce mouvement migratoire ne date pas de l’arrivée de François Hollande à l ’ Elysée ? Quelle raison invoquer ? Faut –il imputer à ces migrants fiscaux des motivations basses et une atrophie de l’âme , avec l’effacement des paroles de la Marseillaise du fond de leur cœur ? On s’en gardera .A quel titre prétendre que l’âme du voisin est moins noble que la nôtre ? Surtout lorsqu’il arrive , au sommet de l’ Etat , que l’on habite dans le même immeuble , que l’on soit même voisins de palier , que l’on ait fréquenté les mêmes écoles et les mêmes clubs ?C’est pourquoi il est indispensable de revenir aux deux grands mouvements collectifs des cinquante dernières années : la crise chronique , et la mondialisation , chacune se nourrissant de l’autre .
Depuis 1973 , nombre de pays sont rongées par un mal aux causes multiples et aux effets perdurables contre lesquels se sont usés tous les gouvernements , de quelque couleur qu’ils aient été . Georges Burdeau l’avait qualifié d’ « anémie graisseuse » . Celle –ci a engendré une autre forme de pathologie collective : l’anomie anxieuse . Face à la durée de cette « crise » si mal nommée et à sa dureté , un sentiment d’impuissance domine qui mine la croyance , vitale pour quelque société que ce soit , en un avenir meilleur . A tel point que les notions de jeunesse et d’avenir – au sens qualitatif- se sont découplées . Dans ces conditions , les formes du
salut elles mêmes ont muté et se sont dégradées , prenant la forme soit des salvations grégaires dans lesquelles le jugement personnel s’abroge , soit des salvations strictement individuelles , avec la religion , s’il faut ainsi la qualifier , de la « réussite » , que celle –ci se manifeste dans le domaine des affaires , du show – bizness, en ses multiples variantes , parfois intellectuelles , ou du carriérisme politique , ces trois catégories n’étant nullement étanches mais commutatives .Le démontre un Bernard Tapie qui pour être quelque peu atypique n’est pas extra – terrestre ou non « bon- français » . Même si la lecture n’en est réservée , à tort d’ailleurs , qu’à quelques spécialistes , n’est -ce pas Max Weber qui l’a solidement expliqué dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme ? Il en résulte que la « réussite », conçue comme entreprise de salvation personnelle, ne peut souffrir d’associé ou de participant forcé . Une monade ne saurait devenir une « binade » , si l’on osait ce néologisme . Or , et pour demeurer dans ce registre explicatif , qu’est-ce que la fiscalité sinon la prise de participation forcée de l’ « Autre étatique » dans votre propre dispositif de salut , bref une forme de forçage existentiel , sinon de viol animique ? Et en ce point , il faut s’exposer aux formulations limites : un viol unique , somme toute accidentel , bon … mais la prévision d’un viol en réunion , et parfois d’une « tournante » d’année fiscale en année fiscale exige à la fin que l’on se préserve . La seule issue que l’on perçoive est alors signalée par la pancarte Exit . Cependant , pourquoi exit n’est plus tout à fait équivalent à exil ? A cause – ou grâce – à la construction européenne et à la mondialisation .
Dans les deux cas s’est constituée un vaste espace commun , avec de fortes bifurcations de routes lorsque l’une ou l’autre d’entre elles se trouve encombrée ou barrée .Les deux plaies précitées de l’exil : le déracinement et la délocalisation ne sont plus aussi dissuasives . Grâce au TGV , au Thalys , à l’ Eurostar , Paris est plus proche de Genève , de Londres ou de Bruxelles , que de Marseille.Voilà pour le transport des corps physiques
. Il suffit que le conjoint y consente .Pour le reste , un monde peut se transporter dans un ordinateur – caméra- sous un format de poche .Quant à la « déterritorialisation » , rien ne ressemble tant à un beau quartier qu’un autre beau quartier , et cela sous toutes les latitudes.La mondialisation a accentué ces standardisations qui font l’univers tellement fluide . Si l’on s’y estime contraint , et si l’on en a – encore – les moyens , pourquoi se gênerait –on ? Au pire , il suffit d’attendre quatre années supplémentaires .Si François Hollande à succédé à Nicolas Sarkozy c’est bien que l’alternance politique est avant tout mécanique .
III . Socialisme et réalités
Il n’empêche . L’évasion fiscale était déjà traquée sous la présidence précédente . Pourquoi les diatribes actuelles ? Pourquoi s’étonner qu’un pouvoir « socialiste » fasse prévaloir le social sur l’individuel , en dosages toutefois précautionneux , et qu’il en conçoive le financement drastique au profit des plus nécessiteux ? Un riche serait –il à ce point privé du sens élémentaire de la solidarité , du bien commun ? C’est ici que l’idéologie socialiste bute contre les nouvelles formes de salvation dont il a été question . De nos jours un riche ne s’estime jamais tel , et lorsqu’il l’admet , il affirme ne le devoir à personne qu’à lui même . Comme il n’y plus de « classes » et donc plus de « luttes de classe » qui fournisse une explication transcendante de la mesure qui le matraque , il l’imputera à trois motifs convergents : le ressentiment , sinon le « racisme » anti-riche ; plus prosaïquement le rackett destiné à financer non pas les pauvres et les défavorisés mais le nouveau personnel politique arrivé au pouvoir et décidé à s’y maintenir ; l’analphabétisme économique d’une Gauche qui n’est pas sortie de l’ère psychique de la dékoulakisation .L’auréole « socialiste » ne recouvre plus en réalité qu’une pure et simple entreprise de conquête du pouvoir , pour elle même et pour lui même .Une fois ce pouvoir conquis , non sans intelligence manoeuvrière , la réalité prend des allures de gouffre et les riches y sont précipités en vue de le combler . Voire ..
Une fois de plus , dans ce type de situations , il faut prendre en compte les érosions de longue durée et les détonateurs circonstanciels . Aucune société ne peut survivre sans participation aussi égalitaire que possible à la production et à l’entretien des biens qualifiés de collectifs . Vouloir emprunter une route qui fût toujours bien entretenue à condition que le voisin en prenne exclusivement la charge n’est pas la marque d’un esprit conséquent .C’est pourquoi le mot « contribution » , avec ses connotations volontaristes et consensuelles , est préférable au mot impôt , et que l’on doit s’acquitter d’une « Contribution Sociale Généralisée » plutôt que d’un « Impôt Injuste Totalitaire » . Il n’en demeure pas moins que tout prélèvement – ici le vocabulaire redevient corporel , charnel – ne doit pas être ressenti comme une amputation dont Shylock reste le référent horrifique . Il vaut mieux invoquer les mânes de Keynes , et de toute la mouvance du Welfare State .De sorte qu’une contribution , à condition d’être équitablement calculée , soit considérée , à sa manière, comme un « retour sur investissement » . Autrement , le vocabulaire commutera de nouveau en sens inverse et réapparaîtront , s’ils avaient jamais disparu , les mots non moins horrifiques de « confiscation » et de « spoliation » . C’est sur ce point que l’Etat envisagé comme une entité sinon comme une personne doit s’interroger sur un autre découplage : celui de sa légitimité et celui de ses résultats . De nombreuses études l’ont établi : l’autorité ne s’obtient qu’avec les résultats probants qui la légitiment . Autrement , l’on aura beau faire , et camoufler ses échecs par de la charpie de « com’ » , elle ne se distinguera pas de l’autoritarisme , lequel violente la culture de liberté qui reste heureusement la marque essentielle des sociétés démocratiques .L’écrivain japonais Mishima a pu écrire qu’en matière de pouvoir il ne suffit pas de prétendre : il faut aussi et surtout assumer . Nul n’est obligé de devenir président de la République , Ministre des finances , PDG de Renault ou Primat des Gaules .Une fois parvenu à ce poste il faut , au sens kantien , oublier ses prédécesseurs et assumer ce qui devient une irréductible
responsabilité personnelle. Présider un Etat , conduire un gouvernement porte autant à conséquence que piloter un avion gros porteur ou conduire une opération à cœur ouvert . La mort sociale que constitue le chômage n’est pas moins grave que la mort physique produite par un crash ou par un mauvais geste médical . Il fut un temps où le socialisme désignait une espérance et soutenait des idéaux de haute volée .La philosophie qui le nourrissait se prévalait de quelques uns des plus grands esprits d’alors et ceux – ci , comme Jaurès ou Blum – au passage de si grandes plumes !- étaient prêt à le payer de leur vie et de leur liberté .Aujourd’hui il désigne malheureusement une forme de gestion pénurique substituant aux biens réels des biens « symboliques » , ou passant pour tels , et finançant ceux ci par l’équivalents d’assignats . La révolution sans la révolution , et la réforme sans résultats . Gérard , Alain , Bernard , pour les plus connus , en ont tiré les conséquences .On en pensera ce que l’on voudra . Mais il y a les autres . Les exilés de l’intérieur , ceux qui font le gros dos , quêtent leur salvation dans le calcul anxieux des annuités de retraite , ou vont la chercher chez le dealer du coin .
Raphaël Draï, Janvier 2013, pour Magistro.fr